Navigation – Plan du site

AccueilNuméros67Bêtes de livresBêtes de livres

Bêtes de livres

Bêtes de livres

Présentation
Paul Aron et Judyta Zbierska-Mościcka
p. 7-10

Texte intégral

1La question du vivant – malmené, menacé, méconnu, et pourtant essentiel – s’impose de plus en plus urgemment et demande une réflexion susceptible de produire des manières de penser et d’agir qui seraient capables d’entraver la dégradation de l’environnement naturel.

2Malgré les grandes marches pour le climat organisées ces dernières années par la jeunesse européenne, la pression de l’opinion publique demeure trop faible et trop changeante pour inscrire ces questions de manière indélébile dans les agendas politiques. Du côté des scientifiques, la prise de conscience progresse certes, comme en témoignent les rapports du GIEC ou la toute récente Déclaration de New York sur la conscience animale du 19 avril 20241. Nombre de résistances demeurent. Elles misent soit sur une issue technologique à la crise, soit sur une contestation des échéanciers alarmistes.

3Depuis un certain temps, le domaine de la recherche littéraire est, lui aussi, concerné par ce questionnement. Des perspectives herméneutiques croisées prolifèrent, qui placent la lecture des œuvres dans des contextes allant de la philosophie aux sciences naturelles en passant par l’éthologie, l’écologie, la sociologie, la géographie. La liste est loin d’être exhaustive. L’éco- et zoocritique ainsi que l’éco- et zoopoétique, développées aux États-Unis et en Angleterre à partir des années 1990, pénètrent enfin, non sans quelques résistances, dans les domaines français et francophones européens. Elles permettent d’approcher la thématique environnementale de manière jusqu’ici inédite.

4Ces approches ont, a minima, deux grands mérites. Le premier tient à leur caractère pluridisciplinaire. S’y confrontent en effet des savoirs issus des domaines des sciences exactes autant qu’humaines. L’analyse des œuvres concernées requiert une nécessaire contextualisation, dont les études littéraires ne peuvent que tirer profit. Par ailleurs, second mérite, sur le plan de la transmission pédagogique, ces études suscitent un intérêt grandissant auprès d’un public d’étudiant(e)s qui ne souscrit plus sans réserve au canon patrimonial de la littérature. Une lecture renouvelée peut désormais se faire de plusieurs œuvres qui reçoivent ainsi un éclairage nouveau et dévoilent des aspects insoupçonnés.

5La présente livraison de Textyles se consacre à un des domaines de ce vaste champ d’études  : le rôle et la fonction de l’animal dans la littérature belge francophone. Qu’il s’agisse de pister des lieux, des formes et des modalités de la rencontre homme-animal, d’explorer des relations interspécifiques, d’interroger l’impact de l’animal sur les manières de (se) penser ou celles de créer, voire de sonder la possibilité d’abandon de la perspective anthropocentrique – le domaine est à la fois vaste et peu exploré jusqu’à présent.

6La littérature belge est en effet habitée et traversée par des figures animales qui n’ont pas été jusqu’ici étudiées dans leur ensemble. Le dossier ne comblera pas cette lacune, mais il apportera, nous l’espérons, des éléments de cadrage ainsi que des analyses particulières.

  • 2 Aron (Paul) et Chatelain (Françoise), «  Les deux misères  : des pauvres chiens aux pauvres gens, (...)
  • 3 Reverzy (Éléonore), «  Le goût des bêtes  : le bestiaire naturaliste de Camille Lemonnier  », Cah (...)

7Les auteurs et autrices des XXe et XXIe siècles ont été privilégiés. Ce n’est pas sans quelques risques d’anachronisme en effet qu’on ferait d’écrivains plus anciens des précurseurs de la sensibilité contemporaine, même si pourraient plaider en ce sens les considérations d’un Georges Eekhoud sur les chiens2, la fascination de Lemonnier pour les animaux sauvages3, ou l’observation minutieuse des abeilles par Maurice Maeterlinck.

  • 4 Schuiten (François), Jim, Paris, Rue de Sèvres, 2023.

8Ont été également écarté(e)s les auteur(e)s de bande dessinée, non que nous souscrivions le moins du monde à la disqualification des littératures populaires, mais essentiellement pour des raisons de droit de reproduction. Pas de Milou, de Bill, de Cubitus, de Spip, de Marsupilami, de mouette rieuse ou de Jim4 dans les pages qui suivent. On découvrira, en revanche, des auteurs un peu inattendus du point de vue qui nous intéresse, comme Robert Goffin ou Franz Hellens, et des contemporains, qui sont le plus souvent des contemporaines.

9De manière prévisible, la focale est principalement réglée sur la thématique. Il s’agit de lire la manière dont un roman ou un poème construisent une image de l’animal, dans quelle proximité s’installe la narration, quels contacts s’établissent, quels retours sur soi implique cette observation. Il est frappant de constater que les auteurs les plus anciens se situent plutôt dans l’étonnement scientifique, là où les auteures contemporaines privilégient l’échange non pas avec une espèce mais avec un animal singulier, particularisé. Robert Goffin explore les mystères de la transhumance de l’anguille, qu’il décrit en termes sensibles certes, mais objectivants. Chez Hellens, l’animal est plus une nourriture pour l’imaginaire humain qu’une créature observée pour elle-même. Son naturalisme alimente la rêverie du poète. L’animal suscite sa sympathie, parfois de la commisération, le plus souvent une projection de soi vers l’autre, mais sans parvenir à franchir la clôture spéciste. Hellens insiste au contraire sur l’impossibilité de «  sentir  » véritablement la douleur ou les réflexes de l’animal.

10Les relations sont bien plus intimes, plus implicantes même pourrait-on écrire, dans les œuvres contemporaines. L’héroïne que Véronika Mabardi met en scène bénéficie d’une proximité avec un univers non humain incarné par la haute stature des cerfs. C’est donc l’échange qui importe. Il ira d’ailleurs jusqu’à la transformation, réelle ou imaginaire, d’une humaine en animal.

11Le refus de l’allégorie est plus net encore chez Caroline Lamarche. La relation passe par le corps, par l’échange physique plus que mental. Elle atteint très concrètement l’amour interspéciste, qui agit comme une force majeure du renouvellement de soi.

12Pour Christine Van Acker autant que pour Nicole Malinconi, c’est la découverte d’un nouveau savoir qui compte, mais un savoir nourri d’émotions, qui tend à un partage du sensible. L’animal, souvent inscrit d’ailleurs dans son cadre naturel, se découvre au courant d’un parcours émerveillé, qui construit progressivement sa propre langue.

13Entre les extrêmes que sont l’observation projective et la communication entre espèces, la figure du chien, animal domestique familier, offre une grande ambivalence. Les canidés mis en scène par des romancières du XXe et du XXIe siècles ne se rangent pas sous les mêmes catégories. Certains sont purement symboliques, d’autres incarnent des rencontres concrètes, sensuelles ou réflexives. Peut-être est-ce précisément la familiarité que nous entretenons avec le chien qui favorise cette diversité de points de vue. Domestiqué, l’animal serait-il moins à découvrir qu’à vivre  ?

14L’œuvre d’André-Marcel Adamek fait transition entre les deux générations ici présentées. Elle se singularise par l’importance de l’animal dans l’imaginaire de l’auteur. Il est en outre le seul écrivain de notre corpus qui ose faire d’un oiseau le narrateur d’un roman, et qui nous pousse à réfléchir aux implications narratives de cette prise de risque. En ce sens, chez lui, les enjeux de la question animale tendent à être ceux de l’écriture même. En quoi il semble un précurseur des territoires qu’explorent les narratrices les plus contemporaines.

15Entre science et littérature, la question animale est, par définition, un appel au franchissement des frontières. Les grandes philosophes de l’éthologie en ont conscience. Par goût de la trandisciplinarité, ou pour toucher un plus large public, elles privilégient l’essai bref au traité, et n’hésitent pas à participer aux débats sous la forme d’interventions parfois originales. Certaines s’essaient même à la fiction. Prétendent-elles dès lors changer de statut  ? L’étude des propos, littéraires et médiatiques, de Vinciane Despret suggère qu’une posture inédite se nourrit de la nouveauté de ses prises de position.

16Du point de vue littéraire, la question animale incite dès lors à dépasser la description thématique. À considérer ce petit dossier dans son ensemble, on notera combien un «  air du temps  » nouveau se fait sentir dans les œuvres les plus récentes, même si nombre de textes ne sont en rien militants ou engagés dans la cause animale. Sociale autant qu’écologique, la relation que les humains entretiennent avec les animaux n’a plus rien d’une réalité périphérique. Elle est notamment au centre des préoccupations de nombre d’écrivaines. Peut-on y voir le gage d’un nouvel intérêt de la part d’étudiants en lettres qui sont, et ce n’est sans doute pas un hasard, majoritairement des étudiantes  ? Et comment ne pas se réjouir du fait que des narratrices parlent en leur genre propre dans les fictions, lorsqu’elles s’intéressent à des sujets et à des manières de sentir qui ne sont pas ceux des narrateurs masculins  ?

Haut de page

Notes

1 https://sites.google.com/nyu.edu/nydeclaration/declaration

2 Aron (Paul) et Chatelain (Françoise), «  Les deux misères  : des pauvres chiens aux pauvres gens, lectures naturalistes de l’œuvre du peintre Joseph Stevens  », dans Tous Dingo  ? Une politique de l’animal naturaliste. Neuf études réunies et présentées par Paul Aron et Clara Sadoun-Edouard, Bruxelles, Samsa /Ciel/Société Octave Mirbeau, 2018, p. 95-107.

3 Reverzy (Éléonore), «  Le goût des bêtes  : le bestiaire naturaliste de Camille Lemonnier  », Cahiers naturalistes, 2016, p. 167-180.

4 Schuiten (François), Jim, Paris, Rue de Sèvres, 2023.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Paul Aron et Judyta Zbierska-Mościcka, « Bêtes de livres »Textyles, 67 | 2024, 7-10.

Référence électronique

Paul Aron et Judyta Zbierska-Mościcka, « Bêtes de livres »Textyles [En ligne], 67 | 2024, mis en ligne le 01 novembre 2024, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/6675 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12k5l

Haut de page

Auteurs

Paul Aron

Université libre de Bruxelles

Articles du même auteur

Judyta Zbierska-Mościcka

Université de Varsovie

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search