Les cahiers de régie de Pierre Laroche ou comment passer du texte écrit à son incarnation sur une scène de théâtre
Texte intégral
- 1 Duqué (Régis) et Istace (Guillaume), Pierre Laroche : conversations d’arrière-scène, Bruxelles, (...)
1« Je ne peux pas monter un spectacle si je ne le vois pas. Je vais être aidé par les acteurs, je vais être aidé par tous les ingrédients qui font un spectacle, mais si je ne fais que comprendre, si je ne vois pas, je ne monte pas », déclarait Pierre Laroche dans des entretiens avec Régis Duqué et Guillaume Istace1. C’est ainsi qu’il concevait son activité de metteur en scène et c’est précisément l’impression qui émane de ses documents de travail, cinquante et un dossiers de mise en scène déposés aux Archives & Musée de la Littérature (AML).
2Né le 2 août 1931 à Etterbeek, après avoir été père blanc quelques années, il devint pensionnaire du Rideau de Bruxelles à l’âge de 26 ans, où il créa une quarantaine de mises en scène et interpréta de très nombreux rôles. En 1960, il passe adjoint de Claude Étienne, le directeur, jusqu’en 1968, année où il préféra démissionner de cette fonction pour s’engager dans les événements de mai. Il monta également des spectacles dans les plus grands théâtres bruxellois, au Théâtre National, au Théâtre du Parc, au Théâtre de Poche, au Théâtre de l’Alliance qu’il avait par ailleurs fondé avec Maurice Sévenant… Parallèlement, il se consacrait à l’enseignement : co-créateur de l’Institut des Arts de Diffusion en 1959, il y donna des cours, ainsi qu’au Conservatoire de Bruxelles et à l’INSAS. Il est décédé le 3 mars 2014.
- 2 « Je ne sais pas de romanciers en Occident qui atteigne son niveau d’introspection, qui creuse (...)
3Profondément catholique, fervent admirateur de Dostoïevski, son maître spirituel qui l’accompagnera toute sa vie2, dont il ne monta pas moins de six adaptations, il était également émerveillé par la dimension intérieure de l’écriture de Paul Claudel. Pierre Laroche était un homme naturellement ouvert et curieux qui, sans être un créateur d’avant-garde, n’était pas hostile aux expérimentations théâtrales nouvelles. Il était par exemple fasciné par la manipulation (ou la réappropriation) du temps dans les spectacles de Bob Wilson. Dans les années soixante, il participa à des répétitions de Mysteries and Smaller Pieces du Living Theatre, invité par le Théâtre 140, qu’il trouva extraordinaires, et il monta lui-même une suite improvisée intitulée Babel en 1964-1965 que deux ou trois acteurs du Living Theatre étaient venus coacher.
- 3 Duqué (Régis) et Istace (Guillaume), Pierre Laroche, op. cit., p. 79.
- 4 Ibid., p. 16.
- 5 Ibid., p. 49.
4Pierre Laroche était un homme toujours passionné. Michaël Delaunoy se souvient d’avoir suivi ses cours d’art dramatique : « Je le revois, donnant une indication sur le plateau, dévalant tout en continuant son discours, les quelques marches menant au parterre, disparaissant brutalement entre les sièges, se relevant aussitôt et terminant sa phrase comme si rien ne s’était passé devant une assemblée d’élèves hilares »3. Véritable « meneur de troupe » se laissant volontiers guider par son instinct, il manifestait une sincère confiance dans le talent et la singularité des autres membres de la compagnie. Sa ligne de conduite était claire : « ne pas se prélasser dans ce qu’on peut faire, ne pas chercher à briller, non, être à l’essentiel, c’est tout »4. Son enthousiasme faisait rire Claude Étienne qui, par boutade, le traitait de « metteur en scène le plus mégalomane qu’on puisse imaginer – jusqu’à vouloir une locomotive qui passe sur scène »5.
5Tout passionné qu’il ait pu être, Pierre Laroche n’en était pas moins méticuleux. En témoignent les nombreux cahiers de régie et dossiers de mise en scène que l’on peut voir dans ses archives déposées aux AML, qui nous donnent à voir dans le détail le processus de création d’un spectacle, ou plus précisément comment passer d’un texte écrit à son incarnation sur une scène de théâtre.
- 6 Ibid., p. 33.
6Prenons pour exemple Il pleut dans ma maison de Paul Willems, qui est probablement le spectacle le plus emblématique du Rideau de Bruxelles. Fantaisie touchante où s’incarne un monde de songes, la pièce raconte comment les habitants de la maison de Madeleine laissent, par poésie pure, la nature reprendre ses droits et un arbre pousser au milieu de la maison. Représenté pour la première fois le 11 février 1962, le spectacle a été joué plus de trois cent fois pendant quelque vingt-six années. Pierre Laroche était particulièrement touché par la sensibilité lyrique du texte, « une perception particulière de la vie qui échappe au rationalisme et à tous les penseurs trop encombrés intellectuellement »6.
- 7 Archives AML – Fonds Pierre Laroche (MLT 04804).
7Dans le cahier de régie7, grand cahier quadrillé cartonné, on trouve tous les éléments de construction d’un spectacle, consigné avec sa belle écriture manuscrite, au crayon gris, à l’encre ou aux marqueurs de couleurs : le tableau de la distribution, la liste du mobilier et des accessoires, les horaires de répétition, le plan des éclairages, le croquis des différentes implantations du décor, scène par scène, la description précise des costumes, la musique, les bruitages, la boîte à sons, les apparitions des personnages pour chaque séquence. Viennent ensuite les pages du texte publié, découpées et collées sur les feuillets du cahier. En regard, de multiples annotations manuscrites de mise en scène, telles que :
Thomas se penche face au public…
La barque apparaît au fond
Bulle devant et Thomas derrière
Bulle se balance en rythme et écarte les tulles tandis que Thomas pagaie
Bulle face au public rayonnant, son filet au-dessus du public
Bulle lui tend boîte [sic]
Bulle se tourne un peu
Thomas tend la tête
Thomas la rentre
Thomas tend la tête
Thomas la rentre
Thomas fume pipe bourrée à l’avance
8On y découvre ainsi à la fois le travail créatif de l’artiste et celui plus pratique de l’artisan ou de l’organisateur. On y voit, pas à pas, comment le texte devient image puis prend vie sur scène. Il en est ainsi par exemple des costumes. Le costume du personnage d’Herman est minutieusement décrit : « costume du petit employé moderne, très strict (foncé pas noir). Chemise à lignes. Gilet strict. Gabardine sur le bras. Chapeau rond. » Dans les documents accompagnant le cahier, on verra la maquette peinte du costume d’Herman par le scénographe Raymond Renard. D’autres documents accompagnent le livre de régie : le disque avec la musique de Ralph Darbo, quelques lettres, la brochure annotée avec des croquis rapides du décor, deux exemplaires de la pièce publiée avec des corrections ou suppressions manuscrites, des lettres, des programmes, des flyers, etc.
- 8 À ce propos Pierre Laroche raconte : « En jeune metteur en scène qui ne doute de rien, je vais (...)
- 9 Archives AML – Fonds Suzanne Gohy (MLT 03521).
9En outre, remarquons que ces documents peuvent être croisés avec d’autres archives, provenant notamment des fonds Paul Willems ou du Rideau de Bruxelles, également conservés aux AML, qui permettent d’en apprendre plus, sur le spectacle, sur le retravail du texte8… Ainsi, des photos, de la correspondance, des documents de promotion, des coupures de presse, des documents techniques, les manuscrits de Paul Willems ou par exemple, une lettre de personnages fictifs vivant dans l’au-delà, imaginés par Willems et adressée à Pierre : « grâce à toi, nos sourires sont roses pour toujours et nos yeux sont tantôt bellins (bellin est une ravissante couleur de l’autre monde), tantôt verts-pourpres. Et nos pensées sont jaunes sous un soleil aussi bleu que sur terre »9, lui écrivait-il.
10Cette question de la transposition d’un texte pour la scène est plus particulièrement prégnante dans les adaptations de Dostoïevski mises en scène.
- 10 Duqué (Régis) et Istace (Guillaume), Pierre Laroche, op. cit., p. 48.
Tous ses romans sont écrits en dialogues, la moitié du travail est faite. Enfin la moitié… une énorme partie… Alors, on essaie de choisir, dans la continuité très importante d’un roman de mille pages, les temps forts. Il faut être conscient que ce n’est jamais qu’un tracé très superficiel par rapport à l’œuvre écrite. Par contre, le théâtre permet d’incarner, ce que le roman ne peut pas faire. Tout à coup, c’est un être humain avec un corps, une respiration qui dit le texte et ça, c’est la vertu irremplaçable du théâtre. […] Tu lis un roman et tout à coup, tu vois… tu entends et tu vois… Et ça stimule, ça déclenche.10
- 11 Ibid., p. 42.
- 12 Ibid., p. 37.
- 13 Archives AML – Fonds Pierre Laroche (MLT 04817).
11On retrouve également un important travail sur le texte dans le spectacle L’Enchanteur pourrissant d’après Guillaume Apollinaire (1972). Ce texte, qui annonce le surréalisme, est étrange et déconcertant, indéfinissable : pas vraiment un dialogue théâtral, ni un poème, ni une prose. Le choix de Pierre Laroche tranche avec ce qu’il a l’habitude de monter ; il suit son instinct : « Ce n’est en rien calculé. Peut-être que ce serait mieux, mais ce n’est pas comme ça. Ce sont des rencontres, des coups de foudre ou des interrogations tout à coup dont je ne peux plus me départir. »11 La lecture de L’Enchanteur pourrissant l’émerveille, il est fasciné : « Quel univers ! Que d’images viennent spontanément ! », dira-t-il12. Ici, les notes de régie13 sont impressionnantes, parce qu’on y observe de tout près le travail sur le texte, ce que le metteur en scène choisit de garder ou de supprimer et, surtout, comment il transforme les descriptions en images scéniques.
12Face au texte original d’Apollinaire suivant, qu’il supprime :
La forêt était pleine de cris rauques, de froissements d’ailes et de chants. Des vols irréels passaient au dessus de la tombe de l’enchanteur mort et qui se taisait. La dame du lac écoutait ces bruits immobile et souriante. Près du tombeau, des couvées serpentines rampaient, des fées erraient çà et là avec des démons biscornus et des sorcières venimeuses.
13Pierre Laroche note :
7. La Forêt s’éveille
+ percussions
voir croquis
Pendant ce temps la forêt s’anime, dans le contre j[our]. Avec des cris, sonorités qui sont des grognements graves et lourds, aussi stridents, aigus et vives [sic]… Sorte de préfiguration sonore du texte qui suit.
Les trois diables grimpent aux cordes.
14Ainsi, devant nos yeux le texte littéraire prend soudain vie, se fait voir et entendre. Le travail sur ce texte fut particulièrement important. En atteste la quantité d’archives : plusieurs exemplaires du texte publié abondamment annotés, textes avec indications marginales, renvois relatifs à la succession des séquences, fiches élaborant les séquences, articles sur Apollinaire, synopsis…
15Le spectacle, scénographié par Jean-Marie Fievez et chorégraphié par Monette Loza, d’une grande beauté visuelle, fut un succès. « Le théâtre gestuel, trop souvent mécanique et d’expression primaire, a trouvé ici sa baguette magique, le souffle d’un vrai créateur, d’un poète de scène au service du grand poète qui l’a inspiré », écrira par exemple Marcel Vermeulen dans Le Soir du 21 octobre 1972. « La merveille est que tout ce qui passe sur la scène est théâtre, danse et musique à la fois et qu’on ne peut dissocier tous ces éléments », peut-on lire dans La Libre Belgique. En effet, la presse fut particulièrement élogieuse et le spectacle fut invité par la Royal Shakespeare Company.
- 14 Duqué (Régis) et Istace (Guillaume), Pierre Laroche, op. cit., p. 66.
- 15 Ibid., p. 34-35.
16Ces archives nous apprennent énormément sur le processus de création d’un spectacle et sur le travail du metteur en scène. Les autres dossiers de mise en scène de Pierre Laroche sont pareillement riches d’enseignement et de réflexions. Par-dessus tout, on retiendra de lui ce qu’il avait lui-même appris de Julien Bertheau, son maître, à savoir l’idée de s’abandonner aux choses : « Ce qu’on ne peut pas définir. Au-delà de la raison, du rationalisme. L’abandon aux choses. J’ai passé soixante ans de carrière à essayer d’arriver à l’abandon. Parce que ce n’est pas évident du tout. Mais c’est la règle d’or. »14 Abandon au souffle d’un texte, aux visions qu’il suscite. Abandon à ses collaborateurs – les scénographes, les acteurs, les musiciens, etc. À propos des acteurs, il disait : « Il faut que le charme de la personne, cette espèce d’irradiation qui n’a pas de définition, qui est tellement particulière puisse s’exprimer15. » Ainsi naît le spectacle !
Notes
1 Duqué (Régis) et Istace (Guillaume), Pierre Laroche : conversations d’arrière-scène, Bruxelles, Hayez & Lansman, 2011, p. 42.
2 « Je ne sais pas de romanciers en Occident qui atteigne son niveau d’introspection, qui creuse ainsi jusqu’à la boue, mais aussi jusqu’aux lumières », dit-il de lui (Duqué (Régis) et Istace (Guillaume), Pierre Laroche, op. cit., p. 20).
3 Duqué (Régis) et Istace (Guillaume), Pierre Laroche, op. cit., p. 79.
4 Ibid., p. 16.
5 Ibid., p. 49.
6 Ibid., p. 33.
7 Archives AML – Fonds Pierre Laroche (MLT 04804).
8 À ce propos Pierre Laroche raconte : « En jeune metteur en scène qui ne doute de rien, je vais voir Paul Willems et je lui dis : “Monsieur l’auteur, il faut couper ça, ça et ça” et il dit : “D’accord”. […] Nous nous sommes liés d’amitié évidemment. Mon rapport avec Paul Willems était très touchant, très délicat. » (Duqué (Régis) et Istace (Guillaume), Pierre Laroche, op. cit., p. 32).
9 Archives AML – Fonds Suzanne Gohy (MLT 03521).
10 Duqué (Régis) et Istace (Guillaume), Pierre Laroche, op. cit., p. 48.
11 Ibid., p. 42.
12 Ibid., p. 37.
13 Archives AML – Fonds Pierre Laroche (MLT 04817).
14 Duqué (Régis) et Istace (Guillaume), Pierre Laroche, op. cit., p. 66.
15 Ibid., p. 34-35.
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Référence papier
Dominique Dewind, « Les cahiers de régie de Pierre Laroche ou comment passer du texte écrit à son incarnation sur une scène de théâtre », Textyles, 66 | 2024, 135-140.
Référence électronique
Dominique Dewind, « Les cahiers de régie de Pierre Laroche ou comment passer du texte écrit à son incarnation sur une scène de théâtre », Textyles [En ligne], 66 | 2024, mis en ligne le 16 avril 2024, consulté le 18 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/6648 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/textyles.6648
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