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Paul Nougé

Pensée et poétique de l’acte dans l’œuvre de Paul Nougé

Pierre Piret
p. 11-22

Dédicace

En souvenir de Michel Otten (1932-2023), qui lisait Nougé à la lettre pour en restituer l’esprit, initiant d’un même mouvement ses étudiants à la pensée complexe et à la subtilité poétique.

Texte intégral

  • 1 Nougé (Paul), Des mots à la rumeur d’une oblique pensée, Lausanne, L’Âge d’homme, coll. Cistre, 1 (...)
  • 2 Nougé (Paul), Au palais des images les spectres sont rois. Écrits anthumes 1922-1967, édition éta (...)

1Dans le volume intitulé Des mots à la rumeur d’une oblique pensée, on peut lire une lettre inachevée de Nougé à un ami non identifié. Elle s’interrompt sur une affirmation radicale et significative  : «  la seule proposition à laquelle je puisse réellement adhérer  : je suis ce que je fais, je vaux selon mes actes, je suis un acte1.  » Cette adhésion, constamment réaffirmée, oriente à l’évidence sa vie comme son œuvre. Elle lui sert de critère de jugement éthique et politique. Elle structure sa pensée, notamment scientifique, linguistique et artistique  : «  la mathématique est un langage, donc un moyen d’agir  », écrit-il par exemple dans «  L’Histoire du problème  »2. Elle oriente enfin toute sa trajectoire esthétique  : songeons au fameux tract de Correspondance adressé à Jean Paulhan, où Nougé s’extrait du débat d’époque sur le réalisme (dans lequel le surréalisme, comme son nom l’indique, plonge allègrement). Le «  sentiment de la réalité  » ou du «  peu de réalité  », là n’est pas le problème pour Nougé, qui rétorque  : «  Nous nous aidons à inventer sur le réel deux ou trois idées efficaces (AP, p. 26).  »

2Cet appel constant à l’acte, à l’action, à l’efficacité va-t-il pour autant de soi  ? Renvoie-t-il à la figure du révolutionnaire, du militant, du stratège, de l’expérimentateur  ? Et quelle efficacité attendre par exemple de la pratique poétique  ? Noyau de l’œuvre de Nougé, l’acte n’en serait-il pas aussi un point aveugle  ? Il me semble plutôt que la difficulté qu’éprouve celui qui tente de définir et de situer le concept d’acte chez Nougé tient à ce que ce concept est pensé par lui de manière très précise, mais aussi très originale.

Qu’est-ce qu’un acte  ?

  • 3 L’usage transitif direct du verbe renoncer est attesté par le Petit Robert, qui mentionne que, en (...)

3Cette pensée de l’acte apparaît de façon saisissante dans la cinquième et dernière partie de la Conférence de Charleroi, même si elle peut sembler, à la première lecture, extrêmement ambivalente. Nougé entérine dans ces pages un «  bouleversement radical d’une certaine notion de l’esprit humain  » (AP, p. 245) qui procède des menaces qui pèsent sur «  cette conscience dont nous étions si fiers  » (AP, p. 246) et de la place reconnue aux pulsions, «  occultes puissances  » susceptibles «  de se manifester en nous et d’y susciter de délicieuses ou d’horribles merveilles (AP, p. 246).  » Faut-il renoncer alors «  à tout exercice d’une douteuse volonté  » (AP, p. 246) et s’en remettre «  aux jeux du hasard et de la destinée  » (AP, p. 247)  ? Dialoguant avec les surréalistes français, et reconnaissant que «  l’on peut assez raisonnablement attendre des prodiges  » d’une telle voie, Nougé rétorque  : «  nous ne renoncerons pas3 ce que nous tenons pour essentiel à l’esprit  : un certain pouvoir d’action délibérée (AP, p. 247).  »

4Autrement dit, Nougé soustrait l’activité de l’esprit à la mainmise de la conscience, de l’intention, mais il réfute tout autant le choix que cette soustraction semble impliquer, à savoir le choix de la passivité  : «  allons-nous, comme certains nous le proposent, renoncer à toute action délibérée […] pour demeurer immobiles, penchés sur nous-mêmes comme sur un immense gouffre d’ombres, à guetter l’éclosion des miracles, l’ascension des merveilles (AP, p. 246)  ?  » À ce «  piège assez grossier que nous tendent notre paresse et notre lâcheté irréductibles  » (AP, p. 246), Nougé oppose l’appel sur lequel il clôt sa conférence  : l’appel à la responsabilité. Si, quant au «  retentissement  » de nos actes, «  toute prévision est spécieuse  », il «  n’en reste pas moins que l’esprit [qui «  tend invariablement à s’épanouir en actes  » (AP, p. 249)] n’existe qu’à la faveur d’une aventure sans limite  » (AP, p. 250)  ; il nous revient de la mener.

  • 4 Miller (Jacques-Alain), «  Jacques Lacan  : remarques sur son concept de passage à l’acte  », Men (...)

5Nougé réfute donc l’approche managériale de l’acte, laquelle présuppose une «  condition préalable  : c’est que la fonction d’enjeu de l’acte soit considérée comme établie, que la nature de l’enjeu soit sans équivoque et que cet enjeu puisse entrer dans le calcul comme un de ses éléments4.  » L’intention et l’action semblent au contraire antinomiques à ses yeux, si bien que le «  pouvoir d’action délibérée  » (AP, p. 247) qu’il confère à l’esprit ne se confond en aucune façon avec l’idéal managérial ou stratégique de l’action calculée. C’est pourquoi la responsabilité du sujet ne s’accompagne d’aucune maîtrise, d’aucune garantie de réalisation – d’où l’ambivalence de l’acte et son imprévisibilité  : «  L’esprit se nourrit de nos risques et de nos défaites, comme de nos victoires (AP, p. 250).  »

6Deuxième élément de l’équation, qui rend la pensée de Nougé, en apparence, si paradoxale  : l’acte, s’il est imprédictible dans ses effets, n’est pas pour autant arbitraire  :

MM. Il nous faut dire clairement que cette volonté d’agir ne relève pas de quelque gageure, de quelque pari.

L’arbitraire, ici, n’a pas sa place.

Elle relève d’une certitude et d’un désir dont on ne peut communiquer le sentiment, s’ils échappent pour l’instant et pour toujours, aux formules (AP, p. 247).

7Dans la pensée de Nougé, l’acte s’avère donc à la fois délibéré et informulable, nécessaire et incommunicable – c’est-à-dire qu’il échappe à l’intention, mais, plus fondamentalement, à la signification. Son «  implacable nécessité  » (AP, p. 247) ne peut s’inscrire dans le discours  : dire, interpréter l’acte, c’est le méconnaître comme acte. L’acte serait-il alors insensé  ? Et à quoi tient, dans ce cas, sa nécessité  ?

  • 5 Lacan (Jacques), Le Séminaire. Livre X  : L’angoisse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Pari (...)
  • 6 Ibid., p. 145.
  • 7 Zenoni (Alfredo), L’Autre Pratique clinique. Psychanalyse et institution thérapeutique, Toulouse, (...)
  • 8 Miller (Jacques-Alain), op. cit., p. 23.
  • 9 Ibid., p. 23.

8Pour éclairer ces propositions, je me référerai à une distinction structurante dans l’enseignement de Jacques Lacan quant au concept d’acte  : «  Tout ce qui est acting out, affirme-t-il, est à l’opposé du passage à l’acte5.  » Ce qui spécifie l’acting out, c’est son «  accent démonstratif, […] son orientation vers l’Autre6  ». Comme l’écrit Alfredo Zenoni, «  c’est le désir inconscient qui se manifeste, qui se joue, au sens théâtral du mot, qui se “act-out”, dans ce que le sujet fait dans le registre du semblant, sans qu’il s’en aperçoive7.  » Étant essentiellement adressé, l’acting out appelle l’interprétation, d’où sa théâtralité. Le passage à l’acte, au contraire, opère hors de toute scène  : il est «  auto, c’est-à-dire qu’il est précisément ce qui le [le sujet] sépare de l’Autre8  », si bien qu’il rompt avec les «  équivoques de la parole [et] la dialectique de la reconnaissance9  ». S’il est un exemple éclairant cette distinction, c’est celui du suicide, qui peut relever de l’acting out (au point qu’il peut être mis en scène ou être accompagné d’un message d’explication) comme du passage à l’acte (quand il apparaît comme la seule solution qu’a trouvée le sujet pour traiter son inscription dans le lien social et dans la réalité, pour «  prendre congé  » de l’insupportable).

  • 10 Ibid., p. 25.
  • 11 Ibid., p. 25.

9Pour Lacan, l’acte stricto sensu ne se manifeste que dans le passage à l’acte  : il évacue l’adresse et la signification, et donc les équivoques de l’interprétation. A fortiori, la notion d’acte intentionnel lui apparaît comme une contradiction dans les termes. Mais l’acte n’échappe pas pour autant à l’ordre du discours et donc à la responsabilité du sujet  : en commettant un acte, le sujet tente très précisément de s’extraire du discours, d’échapper «  aux formules  », comme l’écrit Nougé. C’est pourquoi Jacques-Alain Miller le définit comme un «  franchissement signifiant10  », qu’il illustre par le franchissement du Rubicon, qui conduit César à se mettre en infraction avec la loi romaine, sans pouvoir en mesurer les conséquences. Il y a là une décision à la fois délibérée et incalculable quant à ses effets. L’acte vaut en soi, il n’anticipe rien du futur, mais il marque un seuil entre un avant et un après  : «  Ce qui vient après, c’est déjà un autre qui l’accomplit  ; César en--deçà et au-delà du Rubicon, ce n’est plus le même César11.  » Il faut ajouter que l’acte ainsi pensé se signale par son caractère irrémédiable  : César aurait beau faire chemin arrière, le franchissement a eu lieu.

  • 12 Ibid., p. 25.

10La nécessité invoquée par Nougé se comprend si, comme le suggère Lacan, on n’oppose pas l’agir et le dire. Pour qu’il y ait acte, il faut «  un dire qui encadre et qui fixe cet acte  », écrit encore Jacques-Alain Miller12. Mais la nécessité de l’acte tient précisément à ce qu’il tente de s’extraire du dicible, d’ébranler l’ordre symbolique dans lequel tout discours inscrit le sujet, opérant un franchissement – un bouleversement, dirait Nougé – signifiant. Ce qui permet de comprendre la place cardinale que Nougé confère à l’acte – il est la condition de toute véritable révolution –, à l’acte poétique et artistique, en particulier. Car l’artiste et le poète, recherchant pour «  les mots, les couleurs, les sons et les formes […] la chance d’une mystérieuse et solennelle affectation  » (AP, p. 81), acquièrent «  un certain pouvoir d’action délibérée  », qui est leur seule justification. Ainsi Nougé conclut-il son évocation des expériences de Roland Penrose en soulignant «  que toute connaissance nouvelle des images entraîne une modification incalculable de la connaissance de l’homme et du monde, en même temps qu’elle nous apporte de nouveaux moyens d’agir sur la structure de l’univers (AP, p. 196).  »

L’acte poétique

  • 13 Otten (Michel), Paysages du Nord. Études de littérature belge de langue française, études réunies (...)
  • 14 Quaghebeur (Marc), Histoire, forme et sens en littérature. La Belgique francophone. Tome 2  : L’É (...)

11Cette théorie de l’acte poétique se manifeste constamment dans l’œuvre de Nougé. «  L’Amateur d’aubes  » (AP, p. 355-356), déjà analysé par le regretté Michel Otten13 et par Marc Quaghebeur14, en livre un exemple d’autant plus significatif qu’il contredit toute attente. Le titre comme le début du texte semblent en effet annoncer une expérience purement contemplative  : le poète se lève «  un peu avant l’aube pour surprendre […] ce qu’il adviendra de la nuit  », il «  devine, rassemblée, toute la lumière qui tremble  », puis voit «  enfin suinter doucement quelque clarté laiteuse qui s’étend, tache de phosphore, et commence d’engendrer l’espace.  » Son espoir est de voir le monde se dévoiler, s’offrir à l’œil de celui qui le contemple  : «  J’ai longtemps souhaité une soudaine rupture, une totale invasion de lumière.  » Mais le texte prend alors une voie inattendue  : il s’avère que cette «  grâce  » du dévoilement (qui prend alors un accent quasi religieux) lui a «  été refusée  », qu’il n’a pas pu «  forcer le monde  » – et cette déception conduit à une toute nouvelle perception de l’aube  : «  maintenant je tiens cet échec pour une manière de bonheur  », affirme-t-il, avant d’enchaîner sur une nouvelle description, qui déjoue, mieux  : dépasse ses attentes. À l’«  invasion de lumière  » désirée répond la lente décomposition de la nuit, qui «  laisse paraître, comme au hasard  » tel ou tel détail  : «  la transparence d’une atmosphère, un mouvement de forêt ou de nuage, l’éclair d’une mare ou d’un fleuve, les courbes charnelles de la terre, parfois un fragment osseux de ville  ». En somme, l’espoir d’une perception totalisante a fait place à une perception morcelée, parcellaire, mais, vivante, mouvante. La conclusion est sans appel  :

Si la nuit se transforme en plein jour, ce n’est jamais de la même manière.

À quoi tient sans doute le prodige.

12La valeur d’acte de ce texte tient à ce que s’affirme, contre l’intention de «  l’amateur d’aubes  », une expérience bouleversante, au sens où elle est «  franchissement signifiant  ». Il abordait l’aube comme un repère dans l’ordre du temps chronologique, organisé, un repère distinguant (ce qui est la fonction du signifiant) le jour de la nuit  ; il attendait qu’elle lui garantisse une expérience itérable, qu’elle réponde en somme à une loi  ; mais l’aube réelle résiste à cette structuration. Elle ébranle l’ordre symbolique, neutralise les oppositions signifiantes  : l’aube est un mouvement lent et continu («  La nuit s’imbibe avec lenteur et change, se décompose  »). On retrouve le même mouvement dans «  Passage de midi  », texte focalisé sur une scansion similaire à celle de l’aube, mais qui se dissout semblablement, retrouvant «  ainsi la marche liquide des premiers instants du monde  » (AP, p. 358).

  • 15 Marc Quaghebeur (op. cit., p. 232-233) souligne combien Nougé est fasciné par les «  brumes  » et (...)

13Dans cette expérience nouvelle de l’aube, «  rien d’humain que moi-même  », précise Nougé  : le sujet, solitaire, se voit lui aussi séparé de l’ordre du discours qui préside à la perception humaine, «  à quoi tient sans doute le prodige.  » L’amateur d’aubes avait cru pouvoir «  forcer le monde  », c’est-à-dire l’apprivoiser en le catégorisant, mais chaque aube singulière l’a ravi (au sens le plus fort du terme) en outrepassant cette humanisation de la perception par le langage. Telle est l’issue de l’acte poétique, particulièrement apparente dans un poème daté de juin 1924, «  Mains Parallèles  » (AP, p. 636), qui neutralise toutes les oppositions signifiantes15, favorisant l’hésitation, l’incertitude, l’interstice  :

Le paysage hésite à mi-chemin de la pluie et du soleil.

Délicieuse plénitude du gris

riche de toutes les couleurs dominées.

Elles y sont toutes en une saveur unique.

14Cette résistance à la structuration signifiante ne l’annule pas, mais la franchit  : l’acte, on l’a vu, suppose l’ancrage discursif dont il s’extrait. Ce qu’explicite ici la référence au parallélisme, qui figure topologiquement le principe de non-contradiction  : ni l’un ni l’autre ou et l’un et l’autre. Tout le poème tend vers cette proposition, qui semble être la condition de la plénitude pour qui en fait l’expérience, comme le suggèrent les derniers vers  :

Calmes devant soi, les mains au repos

les mains parallèles.

Les yeux devant soi.

Soi-même devant soi.

15Cette valeur d’acte conférée à la poésie (et à l’art, plus largement) passe souvent chez Nougé par un usage de l’équivoque tout à fait singulier et original en ce qu’il est régi par cette figure de l’entre, de l’interstice. La signification, on l’a vu, a partie liée avec l’équivoque dès lors qu’elle requiert l’interprétation – équivoque à laquelle l’acte se soustrait, par sa fulgurance. Mais, chez Nougé, l’équivoque n’est pas cause d’indécision, d’hésitation, de confusion voire de malentendu  ; elle opère au contraire sur un mode quasi assertif. L’épigraphe du texte intitulé «  Les Syllabes muettes  » (AP, p. 59-60), paru dans Adieu à Marie en janvier 1927, en livre un exemple particulièrement net puisqu’elle se présente comme une injonction  :

Si je dis  : nous,

entendez-moi.

16L’équivoque tient à ce que l’opposition signifiante nous vs moi se voit ici affirmée avec force («  Nous, c’est bien nous, ce n’est pas moi  »), mais par l’effet d’un trait d’union, indétectable à l’oral, dont l’omission aurait pour effet d’inverser très exactement le sens de ladite injonction («  Nous, c’est moi  »). Elle opère sur un mode paradoxal, au sens où elle engendre dans l’esprit du lecteur une circulation signifiante rétive à toute fixation, à toute réduction au sens littéral ou premier  : tout se joue dans l’interstice différentiel entre le «  nous  » et le «  moi  ». Cet usage non rhétorique de l’équivoque devient la condition même de l’acte poétique et c’est à ce titre que l’épigraphe oriente la lecture du texte.

17Celui-ci gravite en effet autour de cette question du «  nous  »  : un nous qui transcende la somme des individus qu’il réunit, sans cloisons, sans limites, comme le suggère la référence au sang, métaphore de la vie qui circule, sous une forme liquide (déjà rencontrée dans «  Passage de midi  »), dans des corps indistincts  :

Notre bouche est pleine de sang.

Nos oreilles bourdonnent de sang.

Nos yeux s’illuminent de sang.

[…]

Mais que nos yeux se taisent, que nos lèvres se ferment, notre sang ailleurs répond de nous.

18Par opposition, la tentation de la «  solitude  », c’est-à-dire de l’individuation, débouche sur l’exigence d’une connaissance qui mortifie celui qui croit la posséder  :

Quelle dérision de connaître, si la connaissance n’échappe dans l’instant où l’on veut s’assurer d’elle.

Tout est perdu, de ne pouvoir à nouveau risquer de perdre.

  • 16 Lacan (Jacques), Télévision, repris dans Autres écrits, Paris, Seuil, coll. Champ freudien, 2001, (...)

19À la connaissance dérisoire répond la connaissance véritable, mais impossédable. Nougé rejoint ici une définition de la poésie, qui – reconnaissant que la vérité se dit, mais «  pas toute, parce que toute la dire, on n’y arrive pas  : les mots y manquent  »16 – conçoit que ce manque indique le réel qu’elle ne peut dire. C’est en ce sens que j’interprète le titre «  Les Syllabes muettes  »  : il y a les syllabes écrites ou prononcées et celles qui ne le sont pas  ; elles sont muettes, et néanmoins indiquées par le travail de l’équivoque, par l’interstice irréductible qu’elle ouvre entre les signifiants qu’elle mobilise, sans qu’il soit possible de dire lequel est littéral et lequel est figuré. Sans doute cela permet-il de comprendre ce vers énigmatique et aphoristique qui constitue la troisième partie du poème  : «  La sagesse retombe sur ses pieds au premier carrefour  », c’est-à-dire qu’elle relève du multiple, là où la connaissance mortifie. Significativement, revient alors la métaphore de l’aube  :

Que la pensée se lève à la fine pointe des mots. Mais nous ne dormons pas si la pensée se couche.

20Non dite, l’aube est pourtant appelée par les signifiants «  se lève  », «  fine pointe de  », et c’est dans l’interstice entre l’aube et «  les mots  » qu’opère la pensée qui émerge entre éveil et sommeil. Aussitôt Nougé semble nous dire ce qu’il fait, comment il agit dans la langue, en l’ébranlant  :

Un mot suivant l’autre et la main dans la main, assuré enfin de ne point aboutir, l’on existe.

21Comme dans «  Les Mains parallèles  », les mots opèrent conjointement, main dans la main, tout se jouant dans l’interstice de leur différence. Comme dans «  L’Amateur d’aubes  », l’échec ou l’inaboutissement (de la résolution rhétorique de cette différence) sont tenus «  pour une manière de bonheur  » (AP, p. 355). On retrouve une proposition tout à fait homologue dans «  Le Sommeil ouvre les portes  » (AP, p. 647)  :

Des merveilles équivoques circulent au travers de nos discours changeants.

  • 17 Laroche (Daniel), «  Le style Nougé. Au-delà du langage polémique  », dans Textyles, n°  8 («  Su (...)

22La formule ne manque pas d’étonner le lecteur de Nougé  : célébrerait-il l’hésitation, la confusion, l’indécision, lui dont le style est pourtant si assertif, comme l’a souligné par exemple Daniel Laroche17  ? C’est que l’équivoque s’entend ici, comme le montre la première partie du texte, dans sa valeur d’acte, permettant ce «  franchissement signifiant  », cette circulation, qui bouleverse nos discours, voire l’ordre du discours. D’où le jugement de valeur qui l’accompagne dans ce terme de «  merveilles  », qui peut surprendre lui aussi de la part d’un esprit qui se signale par sa rigueur, comme les nombreuses références que Nougé fait aux notions de prodige, de magie, de mystère.

23C’est que ces notions n’impliquent chez Nougé aucune métaphysique  : l’émerveillement procède de l’acte et, plus précisément, de la relation nouvelle que l’acte établit entre langage et connaissance. Nougé s’en explique avec netteté dans «  La Solution de continuité  »  :

Que l’on en vienne alors à n’imaginer d’autre connaissance valable qu’en fonction de l’action et en quelque sorte engendrée par l’action, ne sera plus fait pour étonner (AP, p. 280).

24Et les propositions qu’il développe, en réponse aux surréalistes parisiens, orientent les expériences poétiques qu’il mène  : Le Jeu des mots et du hasard (AP, p. 419-426), par exemple. Ce jeu de cartes poétique rappelle l’usage singulier de l’équivoque analysé ci-dessus. Le titre détourne évidemment celui de la pièce de Marivaux, mais le terme substitué demeure actif puisqu’il s’agit de jouer son cœur (la couleur de la carte, mais aussi l’amour). Tout se joue dans cet interstice entre les mots et l’amour, interstice dans lequel le joueur est amené à plonger pour se connaître  : il a son «  cœur à portée de la main  » (AP, p. 419), il lui revient de le découvrir, par un acte qui engage sa vie même  : «  Si vous abandonnez vous êtes perdu  » (AP, p. 420). On retrouve ici la référence au risque, à la menace, au danger inhérents à l’acte (y compris poétique), dès lors que ses effets sont imprédictibles.

  • 18 Ce lien entre l’acte, le hasard et le «  franchissement signifiant  » rappelle évidemment le fame (...)

25Imprédictibles, mais pas arbitraires. «  L’arbitraire, ici, n’a pas sa place  », insistait Nougé dans la Conférence de Charleroi (AP, p. 247). L’arbitraire, en effet, n’est pas le hasard. Si le «  jeu des mots  », c’est-à-dire leur rencontre, était arbitraire, il n’aurait définitivement pas de sens. Considérer qu’il est hasardeux, c’est considérer qu’il pourrait en avoir, mais qu’il est impossible de le savoir. César, franchissant le Rubicon, rompt avec l’ordre symbolique romain, mais escompte l’avènement d’un nouvel ordre – Alea jacta est –, un nouvel ordre qu’il rejoint par son acte même, sans le connaître encore18. Ainsi, le sujet qui commet un acte s’engage parce qu’il met en œuvre «  un certain pouvoir d’action délibérée  » (AP, p. 247), on l’a vu, mais aussi parce qu’il parie sur un après-coup qui donnera sens à son acte, le justifiera. L’acte n’abolit donc pas le sujet, pas plus qu’il n’évacue la dimension du sens, et c’est ce que montre très précisément la fonction que Nougé prête au Jeu des mots et du hasard dans la présentation de la règle qui l’accompagne (et il est significatif que le jeu obéisse à une règle  : il ne relève pas de l’arbitraire). Le joueur doit d’abord faire «  table rase  », puis «  aligne[r] les cartes  ». Il est ainsi placé sous la coupe du hasard. Mais ce même hasard peut lui offrir un espace de liberté  :

Il arrive que le jeu vous donne

carte blanche.

Mais qu’il en soit pour l’instant à dépendre de vous, prenez garde  :

le jeu ne vaut

que selon la chandelle (AP, p. 420).

26La carte blanche incarne l’interstice entre les mots que le jeu fait se rencontrer  ; c’est dans cet interstice que le sujet se glisse, voire se trouve, à la condition qu’il soit actif. Là encore, il faut lire l’expression détournée au propre et au figuré  : le jeu ne vaut que selon l’éclairage que le joueur lui donne (il est la chandelle, en somme), par l’usage qu’il fera des cartes blanches.

Conclusion

  • 19 Nougé (Paul), Des mots à la rumeur d’une oblique pensée, op. cit., p. 69.

27Parmi «  les mots pris sur le fait  » (d’équivoque  !), il y a le mot «  Surréaliste  »19. Il y a aussi le mot «  Découvrir  » (AP, p. 289-290), «  mot trop facile  » qui, par un «  insidieux glissement de qualités et d’essences  », m’amène à confondre la découverte d’objets «  existant indépendamment de moi-même et qui n’eussent pas moins existé avec toutes leurs vertus si je n’avais eu la chance de les exhumer ou d’en prendre conscience  » avec celle de «  tel goût, tel talent que je m’ignorais  » et dont j’en viens à «  méconnaître [la] nature véritable qui est de n’exister que pour autant que je les invente, que je les maintienne et qu’ils réussissent.  » On pourrait distinguer la découverte (qui suppose la préexistence de ce que l’on découvre) de la trouvaille, qui reconnaît la part d’invention de celui qui trouve en même temps que le caractère non intentionnel et même aléatoire de sa démarche. L’acte, tel qu’il est pensé et mis en œuvre par Nougé, s’il réussit (car il y a, nous l’avons vu, des victoires et des défaites) débouche sur une trouvaille, c’est pourquoi il engage pleinement le sujet. C’est pourquoi aussi il entretient un lien essentiel avec le langage, plus précisément  : avec la «  donne signifiante  » (pour reprendre la métaphore du jeu de cartes) qu’il franchit, ébranle, bouleverse.

28L’acte n’est pas pour autant un acte de langage, au sens des «  speech acts  » ou de ce que désigne plus largement le concept de performatif ou son dérivé plus récent d’agentivité. L’efficacité appelée par Nougé ne naît pas du discours, mais bien de l’acte qui permet de s’en extraire.

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Notes

1 Nougé (Paul), Des mots à la rumeur d’une oblique pensée, Lausanne, L’Âge d’homme, coll. Cistre, 1983, p. 37.

2 Nougé (Paul), Au palais des images les spectres sont rois. Écrits anthumes 1922-1967, édition établie et annotée par Geneviève Michel, Paris, Allia, 2017, p. 267. Désormais  : AP.

3 L’usage transitif direct du verbe renoncer est attesté par le Petit Robert, qui mentionne que, en Belgique, cette forme prend le sens de «  donner congé  », formule chère à Nougé, qui prend ici toute sa valeur.

4 Miller (Jacques-Alain), «  Jacques Lacan  : remarques sur son concept de passage à l’acte  », Mental, n°  17, avril 2006, p. 19-20.

5 Lacan (Jacques), Le Séminaire. Livre X  : L’angoisse, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll. Champ freudien, 2004, p. 144.

6 Ibid., p. 145.

7 Zenoni (Alfredo), L’Autre Pratique clinique. Psychanalyse et institution thérapeutique, Toulouse, Érès, 2009, p. 304.

8 Miller (Jacques-Alain), op. cit., p. 23.

9 Ibid., p. 23.

10 Ibid., p. 25.

11 Ibid., p. 25.

12 Ibid., p. 25.

13 Otten (Michel), Paysages du Nord. Études de littérature belge de langue française, études réunies et présentées par Pierre Halen, Ginette Michaux et Pierre Piret, Bruxelles, Le Cri édition, 2013, p. 201-204.

14 Quaghebeur (Marc), Histoire, forme et sens en littérature. La Belgique francophone. Tome 2  : L’Ébranlement (1914-1944), Bruxelles etc., Peter Lang, coll. Documents pour l’histoire des francophonies, 2017, p. 235-236.

15 Marc Quaghebeur (op. cit., p. 232-233) souligne combien Nougé est fasciné par les «  brumes  » et les «  demi-teintes  »  : «  C’est en de tels climats et dans de tels contextes, précise-t-il, que Nougé fait merveille en ses poèmes. C’est là qu’il situe l’instant et le lieu bouleversants.  »

16 Lacan (Jacques), Télévision, repris dans Autres écrits, Paris, Seuil, coll. Champ freudien, 2001, p. 509.

17 Laroche (Daniel), «  Le style Nougé. Au-delà du langage polémique  », dans Textyles, n°  8 («  Surréalismes de Belgique  »), 1991, p. 48.

18 Ce lien entre l’acte, le hasard et le «  franchissement signifiant  » rappelle évidemment le fameux coup de dés de Mallarmé. Sans doute l’œuvre de celui-ci permet-elle de comprendre la proximité qui relie Nougé et Lacan  ? Notons que ce dernier a fréquenté, jeune, les milieux surréalistes et il n’est pas impossible qu’il ait connu Nougé.

19 Nougé (Paul), Des mots à la rumeur d’une oblique pensée, op. cit., p. 69.

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Pour citer cet article

Référence papier

Pierre Piret, « Pensée et poétique de l’acte dans l’œuvre de Paul Nougé »Textyles, 66 | 2024, 11-22.

Référence électronique

Pierre Piret, « Pensée et poétique de l’acte dans l’œuvre de Paul Nougé »Textyles [En ligne], 66 | 2024, mis en ligne le 16 avril 2024, consulté le 17 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/6593 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/textyles.6593

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Pierre Piret

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