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Chroniques

Le fonds Robert Denoël/Henri Thyssens

Lisa Kruise
p. 169-172

Texte intégral

  • 1 Ces recherches sont rassemblées sur le site https://www.thyssens.com/
  • 2 La plupart de ces archives sont des photocopies des documents d’époque.

1En 2019, les AML ont acquis le fonds Denoël/Thyssens, du nom du libraire liégeois Henri Thyssens et de l’homme sur lequel ce dernier effectua des recherches de longue haleine1, Robert Denoël (1902-1945). Ce dernier est principalement connu pour avoir été l’éditeur de Louis-Ferdinand Céline  : la maison Denoël a publié aussi bien le Voyage au bout de la nuit (1932) que les pamphlets antisémites de l’écrivain, ce qui a valu à Robert Denoël d’être appelé à comparaître devant la commission de l’épuration après la Seconde Guerre mondiale. Cependant, il fut abattu d’une balle dans le dos avant le procès, et son assassin ne fut jamais identifié. Les documents du fonds, qu’ils soient des documents de l’éditeur (ses manuscrits et sa correspondance, les catalogues et contrats de ses sociétés d’édition2) ou des témoignages sollicités par Henri Thyssens, constituent une ultime tentative de faire la lumière sur ce personnage ambigu et sur l’époque trouble dans laquelle il a vécu.

2La «  période belge  » de Robert Denoël s’étend de sa naissance à 1926, à l’exception d’un court séjour d’un an à Paris, dont on ne connaît pas les détails. Denoël fait ses études secondaires au Collège Saint-Servais de Liège, comme Georges Simenon. Il n’y fait pas la rencontre du créateur de Maigret, mais se lie d’amitié avec Georges Poulet (dont le frère, Robert, sera ultérieurement publié aux éditions Denoël). Supportant mal l’autorité de son père, Denoël fuit à Paris en 1920, mais revient déjà en Belgique en 1921 et publie ses premières nouvelles dans la Gazette de Liège, là aussi dans les pas de Simenon. En 1922, il prend part à la revue d’art et de littérature Créer. De cette époque, le fonds conserve la correspondance de Denoël à Victor Moremans, critique littéraire rencontré à la Gazette, avec qui il continuera d’échanger après avoir quitté la Belgique. Le fonds contient également des nouvelles de Denoël, publiées dans la Gazette, et ses critiques littéraires, publiées dans Créer. Enfin, on retrouve aussi dans la correspondance à Henri Thyssens les témoignages de Georges Poulet et d’Arthur Petronio, les camarades de la revue Créer, qui brossent le portrait d’un éditeur en devenir, résolument ambitieux. Le portrait de Denoël par Auguste Mambour, qui participa également à cette revue, se trouve désormais également dans nos collections.

3Le poète Mélot du Dy est une autre personnalité belge d’importance pour le jeune Denoël. En 1922, celui-ci entre en contact avec celui-là pour lui demander de lire trois de ses poèmes3  ; ainsi commence le début d’une amitié, dont résultera une dizaine d’années plus tard la publication de trois ouvrages de Mélot du Dy aux éditions Denoël  : À l’amie dormante (1935), Signes de vie (1936) et Jeu d’ombres (1937). C’est aussi grâce au poète que l’éditeur fera la connaissance de Jean de Bosschère, futur auteur des éditions Denoël. Comme témoignage de leur amitié, le fonds conserve la correspondance, qui porte aussi bien sur des considérations littéraires que sur des nouvelles de la vie de Robert Denoël à Paris une fois que celui-ci s’y installe en 1926. Il contient en outre le numéro huit des Cahiers Mosains, dans lequel Denoël consacre une longue critique à la poésie de son ami sous le pseudonyme de Robert Marin4.

4En 1926, Robert Denoël monte à Paris et ne reviendra plus que rarement en Belgique. Il travaille tout d’abord dans la galerie d’art de son amie et confidente Irène Champigny (appelée par ses amis Champy ou Champigny). C’est dans cette galerie que Robert Denoël rencontre plusieurs artistes et écrivains, ainsi qu’Anne Marie Blanche, une amie de Champigny qui tient le magasin Chez Mitsou. Celui-ci est racheté par Robert Denoël qui y établit sa librairie et maison d’édition Aux Trois Magots, dans laquelle il fait ses premiers pas d’éditeur. Il y publie notamment L’Hôtel du Nord d’Eugène Dabit, qui reçoit le Prix Populiste. On retrouve dans le fonds des copies des contrats des sociétés d’édition de Robert Denoël, dont celle des Trois Magots, ainsi que la correspondance entre Champigny et Denoël. Celle-ci est digne d’intérêt, car elle retrace les différentes étapes de la vie professionnelle de Robert Denoël, des Trois Magots jusqu’aux éditions Denoël, mais aussi de sa vie personnelle, comme sa rencontre avec sa future femme, Cécile Brusson, avec qui il aura un fils.

5C’est Aux Trois Magots que Denoël rencontre Bernard Steele, riche américain, avec qui il fonde la société d’édition Denoël et Steele en 1930. Avec la publication du Voyage au bout de la nuit (1932), tout s’enchaîne pour la nouvelle maison d’édition, qui se fait une place parmi les grandes. Gallimard, qui avait été trop lent à lire le manuscrit de Céline, propose, à la suite de l’annonce du Renaudot, de racheter le roman, mais l’offre est poliment refusée. Dans la décennie de la publication du Voyage, les éditions Denoël ne reçoivent pas moins de sept Renaudot, dont celui attribué à Louis Aragon pour Les Beaux Quartiers. En 1935, le jeune René Barjavel, ami de Champigny, devient collaborateur aux éditions Denoël. L’année suivante, Bernard Steele décide de quitter la maison d’édition qu’il avait aidé à fonder, car même si celle-ci rencontre le succès, la société Denoël et Steele reste un gouffre financier. De plus, Steele raconte que les émeutes antiparlementaires du 6 février 1934 ont révélé des divergences d’opinions entre les deux partenaires5. Les éditions Denoël et Steele deviennent les éditions Denoël. C’est seulement après le départ de Steele que Denoël publie les pamphlets antisémites de son auteur phare  : Bagatelles pour un massacre sort en 1937, et L’École des cadavres en 1938. En mai 1940, Robert Denoël est mobilisé. En juin, les Allemands confisquent une partie des ouvrages entreposés dans la maison d’édition et posent des scellés sur celle-ci. Denoël est rapidement démobilisé en raison de l’abdication du roi Léopold iii et est de retour en août à Paris. Les affaires reprennent mais pas si facilement, comme en témoigne une correspondance de Denoël à Évelyne Pollet, une des rares Belges au catalogue de la maison, dont le manuscrit, pourtant envoyé en 1939, n’est toujours pas publié en 1941.

6Quand les affaires reprennent cette année-là, la censure exige des maisons d’édition qu’elles retirent de la vente leurs ouvrages «  anti-allemands  ». Le fonds contient une copie de la brochure produite à la demande du Commandant militaire pour la Belgique, Contre l’excitation à la haine et au désordre, qui dresse la liste des ouvrages désormais interdits à l’édition comme à la vente en Belgique et dans le nord de la France. À l’inverse, une liste d’ouvrages de propagande doit être publiée par les éditeurs parisiens  : Robert Denoël propose, selon une lettre d’Albert Morys à Henri Thyssens, de publier les discours de Hitler, qui n’étaient pas dans la liste.

7De cette même année, l’on retrouve dans le fonds une copie du manuscrit Comment j’ai connu et lancé Louis-Ferdinand Céline, un texte de Robert Denoël accompagnant la sortie des Beaux Draps. Il y raconte l’histoire de la publication du Voyage. On y apprend que Céline avait omis d’indiquer son nom et son adresse sur le manuscrit, forçant l’éditeur à jouer les détectives et à le retrouver grâce au papier qui servait d’emballage. Une note de Cécile Denoël accompagnant le manuscrit précise cependant que ces anecdotes sont plutôt romancées. Dans la suite de ce texte, Robert Denoël encense les pamphlets antisémites de Céline.

8Enfin, certaines lettres présentes dans le fonds attestent les difficultés que la guerre cause à l’éditeur, comme sa correspondance à Jean Rogissart. Denoël le remercie à de nombreuses reprises pour les colis de nourriture qu’il envoie à Paris  ; Max Jacob propose, lui aussi dans une lettre, d’envoyer un colis de légumes à l’éditeur.

  • 6 Les éditions Domat-Montchrestien.

9Après la guerre, et comme beaucoup d’éditeurs parisiens collaborationnistes, Robert Denoël est appelé à répondre de ses actes. Le 2 décembre 1945, alors qu’il se rend au théâtre avec sa compagne, Jeanne Loviton, un pneu de sa voiture crève. Denoël entreprend de le changer et Jeanne Loviton part appeler un taxi au commissariat de la rue de Grenelle, pour ne pas manquer la représentation. Alors que le taxi arrive, Loviton entend qu’un attentat a été commis non loin de là où elle a laissé son amant et indique au taxi de s’y rendre. Là, elle trouve ce dernier abattu d’une balle dans le dos. Denoël sera transporté à l’hôpital mais succombera néanmoins à ses blessures. Trois enquêtes de police s’ensuivent, de 1945 à 1950. Les éditions Denoël sont gérées pendant une courte période par Jeanne Loviton, qui tenait par ailleurs sa propre maison d’édition6, mais elle revend assez vite les éditions Denoël à Gallimard. Au sein du fonds, l’assassinat est documenté par un dossier de presse d’époque, ainsi que des photocopies des enquêtes de police.

  • 7 Le fonds contient également des documents relatifs à Georges Simenon, constituant un sous-fonds i (...)

10Outre les documents qui ont un rapport avec les maisons d’édition successivement fondées par Robert Denoël, le fonds contient aussi les manuscrits ou les publications de biographes de l’éditeur ou de figures qui lui sont liés  : ceux des Américains Roy Brown et Louise Staman, de Jean Jour et de Maurice Bruyneel, alias Albert Morys. Plusieurs dossiers de documentation s’ajoutent également à ce fonds7  : ils concernent Jeanne Loviton et Pierre Frondaie, de même que Bernard Grasset. Le fonds est ainsi au plus près de la personnalité et de l’intimité de Robert Denoël grâce notamment à sa correspondance, mais dépeint également à plus larges traits les figures de son entourage, jetant un éclairage neuf sur une époque singulière.

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Notes

1 Ces recherches sont rassemblées sur le site https://www.thyssens.com/

2 La plupart de ces archives sont des photocopies des documents d’époque.

3 https://www.thyssens.com/03notices-bio/melot_du_dy.php, consulté le 10/11/2021

4 Les pseudonymes utilisés par Robert Denoël sont Jacques Cormier, Jacques Marlande et Robert Marin.

5 https://www.thyssens.com/08temoignages/steele_bernard.php, consulté le 10/11/2021.

6 Les éditions Domat-Montchrestien.

7 Le fonds contient également des documents relatifs à Georges Simenon, constituant un sous-fonds indépendant des archives relatives à Robert Denoël.

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Pour citer cet article

Référence papier

Lisa Kruise, « Le fonds Robert Denoël/Henri Thyssens »Textyles, 65 | 2023, 169-172.

Référence électronique

Lisa Kruise, « Le fonds Robert Denoël/Henri Thyssens »Textyles [En ligne], 65 | 2023, mis en ligne le 31 décembre 2023, consulté le 09 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/6571 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/textyles.6571

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Auteur

Lisa Kruise

Archives & Musée de la Littérature

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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