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Une source inconnue de la Légende d’Ulenspiegel : l’Histoire veritable des martyrs de Gorcom en Hollande, d’Estius

Jean-Marie Klinkenberg
p. 151-162

Texte intégral

Un chapitre capital et problématique de la Légende

  • 1 IV, 8, p. 408-416. Je cite le texte d’après la nouvelle édition définitive que j’ai publiée en 20 (...)
  • 2 Gorcum, Gorcom ou encore Gorkum sont les noms sous lesquels est connue la ville fortifiée de Gori (...)

1La critique s’est beaucoup attachée au long chapitre 8 du Livre IV de la Légende d’Ulenspiegel de Charles De Coster1, chapitre qui relate la prise de Gorcum2 par les Gueux en juin 1572 et ses terribles suites.

2C’est pour trois raisons au moins que ce chapitre a frappé les imaginations.

  • 3 De Coster a trouvé la graphie de ce nom dans sa principale source historique, la monumentale Hist (...)

3D’abord parce que les évènements qui y surviennent permettent à De Coster de magnifier la personnalité généreuse de son héros, lequel s’élève contre la brutalité de certains de ses coreligionnaires. Après la prise de Gorcum, l’amiral de Lumey de la Marche3 trahit la cause des Gueux en retenant prisonniers dix-neuf ecclésiastiques que les assaillants avaient promis de laisser libres. C’est alors que se lève Ulenspiegel, apôtre de la vraie libre-conscience, celle pour qui le fanatisme reste fanatisme quelle que soit son origine, et qu’on l’entend déclarer, au risque de sa vie  : «  Parole de soldat doit être parole d’or. Pourquoi manque-t-il à la sienne  ?  » (p.  408).

  • 4 Brielle ou Den Briel, ville fortifiée de Hollande-Méridionale, non loin de Rotterdam. La prise de (...)
  • 5 Sur cette coutume, qui n’est pas propre à Brielle et qui ne concerne pas que les pucelles, voir G (...)

4Le chapitre constitue aussi un tournant sur le plan de la narration  : c’est le moment où Nele rejoint son vagabond de compagnon, complétant ainsi le trinôme Thyl-Lamme-Nele. Elle le fait à la faveur d’un coup de théâtre et d’une étrange coutume  : le «  mariage sous la potence  ». Condamné à mort par de Lumey pour avoir contesté sa décision d’exécuter les moines, Ulenspiegel est mené au gibet à Brielle4 pour y être pendu. Mais Nele survient et sauve son ami en l’épousant. Parce que «  d’après les us & coutumes de la ville, il eſt de droit & loi qu’une jeune fille pucelle ou non mariée sauve un homme de la corde en le prenant pour mari au pied de la potence » (p.  415)5.

5Enfin, ce chapitre est aussi frappant au point de vue stylistique. La première réplique d’Ulenspiegel va devenir, à force d’être répétée par le héros têtu, une sorte de nouveau dicton  ; dans les débats qui l’opposeront à ses coreligionnaires, lesquels lui opposent les atrocités de l’occupation espagnole, Thyl n’aura que cette seule phrase à la bouche  : «  Parole de soldat, c’eſt parole d’or.  » Il la répétera farouchement à neuf reprises. Les moines une fois pendus, une autre sentence viendra marteler le chapitre, à sept reprises cette fois, et c’est l’envers de la première  : «  Parole de soldat n’eſt plus parole d’or.  » Ce type de reprise signale l’importance symbolique du chapitre.

  • 6 Fondation de la République des Provinces Unies. La Révolution des Pays-Bas au XVIe siècle, 6 tome (...)
  • 7 Rasmussen (Ole Wehner), «  Emanuel Van Meteren et John Lothrop Motley, sources de La Légende d’Ul (...)
  • 8 «  Treize moines ou prêtres qui n’avaient pu s’échapper furent arrêtés et jetés en prison pour êt (...)
  • 9 Bruxelles, La Renaissance du livre, 1959  ; deuxième édition avec de nouvelles notes et variantes (...)

6La critique s’est peu étonnée de la relative sobriété des habituelles sources historiques de De Coster – Van Meteren, déjà cité, et John Lothrop Motley6 – sur l’essentiel des évènements narrés dans ce chapitre  : le martyre des catholiques de Gorcum. À peine Ole Wehner Rasmussen soupçonne-t-il que «  le désaccord sur le nombre de victimes indique peut-être une troisième source7.  » Car désaccord il y a  : Motley parle de 13 exécutés8, chiffre que De Coster fournit d’abord, avant de s’arrêter sur le nombre de 19. Il y a donc ici un problème de critique textuelle, puisqu’on ne peut laisser subsister les deux nombres simultanément dans le texte. Aussi Joseph Hanse, dans son édition définitive9, et moi-même dans la mienne corrigeons le «  treize  » en «  dix-neuf  ». Le pionnier des études costériennes émet une hypothèse pour expliquer la disparité des données  : il est possible que De Coster «  ait écrit 19 en chiffres et que le typographe se soit mépris et ait lu 13  » (op. cit., 1966, p. 486). Comme l’auteur n’utilise pas de chiffres mais écrit ses nombres en toutes lettres, cette hypothèse est bien fragile. Il est bien plus simple d’estimer qu’il a d’abord suivi sa source habituelle qu’est Motley dans les premières lignes de son chapitre («  Mais le capitaine Marin, sur un ordre de meſſire de Lumey, détint priſonniers les treize moines  », p. 400 de l’édition originale), puis qu’après les longs échanges opposant Thyl à ses compagnons d’armes, il s’est aligné, sans s’aviser de la contradiction, sur les informations de la source dont Rasmussen a eu la prescience.

Une apologie revisitée

  • 10 Willem Hesselszoon Van Est, dit Guillaume Estius, Gulielmus Estius, ou tout simplement Estius, es (...)
  • 11 Historiæ martyrvm Gorcomiensivm, Maiori numero Fratrvm Minorvm, qvi pro fide Catholica à perduell (...)
  • 12 Il est malaisé de décider de quelle édition De Coster a pu se servir. Je cite le texte d’après l’ (...)

7Cette source inconnue est un ouvrage auquel on ne s’est guère intéressé, sans doute à cause de son point de vue fermement catholique  : l’Histoire veritable des martyrs de Gorcom en Hollande, de Guillaume Estius10, publiée en latin en 160311 et qui connut plusieurs éditions en français, en 1606, 1608, 1618, 1655 et 166812.

8De Coster suit fidèlement le fil du récit d’Estius, mais en en corrigeant bien sûr l’orientation apologétique. Il s’arrange aussi pour y glisser Ulenspiegel et Lamme, et pour dramatiser le rapport entre ce dernier et de Lumey. L’ordre de ce dernier de transférer les prisonniers de Gorcum à Brielle, rapporté par Estius aux p. 161-162 et 169, devient ainsi  :

Le lendemain, un meſſage vint de la part de meſſire de Lumey, avec ordre de faire tranſporter de Gorcum à la Briele, où était l’amiral, les dix-neuf moines priſonniers.

– Si tu les peux sauver, dit Marin, conduis leur barque juſqu’à la Briele. Prends avec toi Rochus le pilote & ton ami Lamme, si tu le veux. (p.  410)

  • 13 Graphie que l’on trouve dans la version latine du texte, que De Coster a donc peut-être eue en ma (...)
  • 14 Nicolas ou Nicolaas Pieck, ou Picus ou encore Pichius. Estius était le neveu de ce Nicolas Pieck.

9La fidélité de De Coster à sa source va jusqu’à emprunter des noms propres à cette dernière. C’est ainsi qu’on apprend non seulement le nom du nautonnier Rochus13 et du capitaine Marin, mais aussi ceux de deux des religieux prisonniers, précisément les deux auxquels Estius prête le plus d’attention  : le père Nicolas14 et le père Léonard. (Dans sa narration, De Coster prêtera à l’un des moines le rôle de l’autre.)

10La suite du récit est fidèlement inspirée par l’Histoire véritable, comme le montre la comparaison des passages du texte d’Estius (colonne de gauche) et de la Légende (colonne de droite). Il commence par le voyage par voie d’eau jusqu’à la Briele. Mais la Légende a aussi sa logique propre  : c’est au cours de ce trajet que des Gueux soupçonnent Ulenspiegel de traitrise, parce qu’il donne à manger aux prisonniers. Estius ne mentionne aucun geste charitable de ce genre, et se contente d’insister sur la faim dont souffrent ces derniers et sur leur inconfort.

  • 15 Le texte se poursuit par une malédiction  : «  Ô ville de Gorcum  ! tu es maudite, infortunée  » (...)

Or un marinier de Gorcom appellé Roche, deuoit mener les captifs  : & comme le Pasteur Leonard met le pied et entre dans la barque, il le cognoit & l’appelle par son nom […] luy diſant  : Ha, Roche, tu nous doibs mener au gibet  ? […] Alors […] tournant les yeux vers la Cité, dict en eſprit de Prophete […]  : O ville de Gorcom, ville de Gorcom, combiẽ de maux tu as a souffrir  ? […] De ce tẽps iusques a preſent, la deteſtable infection d’hereſie […] y a eſté tellement enracinée.

(p.  171-172)

Le père Nicolas parla alors & dit au pilote  :

– Rochus, nous emmène-t-on au Champ de potences  ? Puis, se tournant vers Gorcum  : Ô ville de Gorcum  ! dit-il, debout & étendant la main, ville de Gorcum  ! combien de maux tu as à souffrir  : tu seras maudite entre les cités, car tu as fait croître dans tes murs la graine d’héréſie  !

(p.  410)15

  • 16 Ville de commerce importante, enserrée entre plusieurs bras du delta du Rhin et de la Meuse, en a (...)

11Ce voyage connait une étape à Dordrecht16, étape que De Coster réduit à l’essentiel.

[Ils] demeurerent expoſez aux opprobres & mocqueries de tout le monde. Car de la porte de la ville, qui eſtoit proche de là, les gens accouroient en grand nombre de toutes parts, pour veoir des Moines & Preſtres captifs, comme chose nouuelles & prodigieuſe.[…] On oyoit par toute ceſte populace telles & semblables parolles  : Ah ſeducteurs & impoſteurs des hommes  ! ha, que vous auez induicts & fait deſcheoir en erreur beaucoup de personnes faciles & trop credules, par vos menſonges, papiſtiques & resueries, radotements & ſottiſes de vieilles  ! ah, combien de mille ames vous avez faict treſbucher & precipiter és enfers par votre peſtifere, meſchante, & perverse doctrine  !

(p.  174-175)

À Dordrecht, la barque s’arrêta dans le havre au Bloemen-Kaai, au quai aux Fleurs  : hommes, femmes, garçonnets & fillettes accoururent en foule pour voir les moines, & s’entrediſaient, les montrant du doigt ou les menaçant du poing  :

– Voyez, là ces maroufles faiſeurs de Bons Dieux, menant les corps aux bûcher & les âmes au feu éternel  ; – voyez les tigres gras & les chacals à bedaine.

(p.  411)

12Puis c’est l’arrivée à Brielle, et l’accueil des moines par de Lumey.

Cependant, le Comte de Lummé vient de la ville, les portes luy eſtans temps auſſi toſt ouverte qu’il luy plaiſt. Car tout auſſi toſt que on vint luy vint dire les nouuelles de la venuë des captifs, eſtant encores couché, ſoudain, il ſort du lict, et ſaute de ioye […] De là a grand peine veſtu, il monte à cheual, accompagné dans quelque peu de gens de cheual & de pied armez & en haſte il vint au lieu où eſtoient les priſonniers.

(p.  180)

À l’aube ils vinrent à la Briele. Les portes leur ayant été ouvertes, un voet-looper, courrier, alla avertir meſſire de Lumey de leur venue.

Sitôt qu’il en reçut la nouvelle, il vint à cheval, à peine vêtu & accompagné de quelques cavaliers & piétons armés.

Et Ulenſpiegel put voir de nouveau le farouche amiral vêtu comme fier seigneur vivant en opulence.

– Salut, dit-il, meſſires moines. Levez les mains. Où eſt le sang de meſſieurs d’Egmont & de Hoorn  ?

(p.  411)

13La préoccupation qu’a de Lumey de venger d’Egmont & de Hoorn est bien attestée par Estius, mais dans un autre passage  : «  Le Comte reſpondit d’vne cholere et vehemẽce d’eſprit cruel & inhumain, en ces termes  : Qu’il auoit dés long temps iuré la ruine et la mort de tous Moines & Preſtres, qui ſeroient amenez en la ville de Brille, & qu’il auoit reſolu par ce moyen de vanger la mort des Comtes d’Aigremont & de Horne.  » (p.  230) On voit le souci qu’a De Coster de resserrer son récit pour le rendre plus nerveux.

  • 17 Autre resserrement de l’action  : si, chez Estius, l’emprisonnement des moines et leur exécution (...)

14On comprend bien sûr qu’il ne s’étende pas sur les humiliations subies par les prisonniers, longuement promenés à travers la ville. Allant droit au but, De Coster informe simplement son lecteur que «  Les moines furent amenés dans une grange, & Ulenſpiegel avec eux  » (p.  412)17, non sans omettre de mentionner que «  là, ils le voulurent convertir par arguments théologiques  » (et Estius, aux p. 221-224, rapporte bien une disputatio théologique dans la prison des religieux).

15Par contre, il revient plus fidèlement à sa source pour peindre à nouveau le caractère ombrageux de de Lumey. La scène enlevée qui suit correspond à plusieurs passages du livre d’Estius.

  • 18 Chez Estius, c’est à deux reprises que le capitaine Marin est critiqué pour ses prétentions, cri (...)

Le ſeptieſme iour de Jullet ont eſté apportées à Gorcom lettres du Prince d’Orenge, addreſſantes à tous, Gouuerneurs de villes & autres lieux, contenantes mandement expres, de tenir tous Eccleſiaſtiques en pareille ſauvegarde, ſeureté & priuilege, que tout le reſte du peuple […]. Ces lettres ſont miſes és mains du Capitaine Marin […] deſquelles ſe reſervant l’originale, il enuoie vne copie authentique au Comte de Lummé. […]

Ce Député introduict vers le Comte, et ſommé premièrement d’exhiber son paſſe-port. Il l’exhibe, eſcrit & intitulé par le Greffier de la ville en ces termes  : Monſeigneur & Maiſtre Marin Brant, mande a tous Miniſtres, Gouuerneurs & Officiers de la Repub qu’ilz laiſſent paſſer ſeurement, N. &c.

(p.  227-229)

Le Comte de Lummé, continuoit ses yurongneries accouſtumée, & apres auoir exceſſiuemẽt banqueté, eſtant remply de vin plus que de couſtume, reçoir en mains […] les lettres du Prince d’Orenge par lesquelles le mandement ſuſdict touchant la liberté, des Eccleſiaſtiques, était contenu. Et quand en les liſant il apperçeut que ce n’eſtoit pas l’original des lettres meſmes du Prince d’Orenge, mais ſeulement la copie, que le Capitaine Marin luy auoit enuoyée, à l’instant le viſage, luy deuint paſle de courroux, & ſon eſprit commence à ſe tourner à fureur. […] Il s’eſcrie à haute voix, & dit ces parolles  : Qu ſe veult attribuer cest outrecuidé & glorieux Marin, qui de tout ſe meſle  ? Que tient il de ſoy, ceſt homme de neant, ce mercenaire, portefaix, & pionnier  ? que ſe veut preſumer ceſt homme des plus vils & abiects qui ſoient, de m’enuoyer la copie, & retenir par deuers luy l’original  ? comme s’il ſe vouloit eſtimer eſtre en quelque tiltre d’honneur  ? […] Apres ces parolles dictes, l’amer de ſon courroux eſtant encor boüillant, il commande au ſouuerain Iuge criminel, qu’il emmeine tous les Preſtres et Moines, iuſques au dernier, qu’il auoit en priſon, pour eſtre pẽduz ſur le champ.

(p.  245-246)

Meſſire de Lumey étant à table, plein de vin & de viande, un meſſager arriva de Gorcum, de la part du capitaine Marin, avec la copie des lettres du Taiſeux, prince d’Orange, «  commandant à tous les gouverneurs des villes & autres lieux de tenir les eccléſiaſtiques en pareille sauvegarde, sûreté & privilége que le reſte du peuple.  »

Le meſſager demanda à être introduit auprès de Lumey pour lui remettre en mains propres la copie des lettres.

– Où eſt l’original  ? lui demanda de Lumey.

– Chez mon maître Marin, dit le meſſager.

– Et le manant m’envoie la copie  ! dit de Lumey. Où eſt ton paſſeport  ?

– Le voici, monſeigneur, dit le meſſager.

Meſſire de Lumey lut tout haut  :

«  Monſeigneur & maître Marin Brandt mande à tous miniſtres, gouverneurs & officiers de la république, qu’ils laiſſent paſſer sûrement, etc.  »

De Lumey, frappant du poing sur la table & déchirant le paſſeport  :

– Sang-Dieu  ! dit-il, de quoi se mêle-t-il, ce Marin, ce guenillard, qui n’avait pas, avant la priſe de la Briele, une arête de hareng saur à se mettre sous la dent  ? Il s’intitule monſeigneur & maître, & il m’envoie à moi des ordres  ! il mande & ordonne  ! Dis à ton maître que puiſqu’il eſt si capitaine & si monſeigneur, si bien mandant & commandant, que les moines seront pendus haut & court tout de suite, & toi avec eux si tu ne trouſſes ton bagage18.

Et, lui baillant un coup de pied, il le fit sortir de la salle.

– À boire, cria-t-il. Avez-vous vu l’outrecuidance de ce Marin  ? Je cracherais mon repas tant je suis furieux. Qu’on pende les moines dans leur grange incontinent, & qu’on m’amène le Flamand pourmeneur, après qu’il aura aſſiſté à leur supplice.

(p.  412-413)

16En un effet d’ellipse saisissant, De Coster ne narre pas le supplice des moines. C’est Ulenspiegel qui le mentionne sobrement, dans sa réponse à de Lumey, devant qui il est trainé  :

– Eh bien  ! lui dit-il, apportes-tu des nouvelles de tes amis les moines  ?

– Ils sont pendus, dit Ulenſpiegel.

17Mais cette sobriété ne fait que plus violemment ressentir l’outrage fait aux corps des victimes  :

– Ils sont pendus, dit Ulenſpiegel  ; & un lâche bourreau, tuant par intérêt, a ouvert après la mort le ventre & les côtés de l’un d’eux comme à un porc éventré, pour en vendre la graiſſe à un apothicaire (p.  413).

18Ce détail sordide est le résumé d’un plus long passage d’Estius  : «  Ils leur ouurent le ventre, ils foüillent aux entrailles, ilz cherchent la ſuif pour l’expoſer en vente, & en faire leur prouffit. Car l’opinion eſt que la graiſſe du corps humain est plus excellẽte que des autres animaux, cõme fort utile & propre aux medicamens […]. Ils l’eſtendent (comme l’on faict en Hollande les pourceaux tuez) & lui ayant ouuert le ventre & la poictrine, eſlargissent les coſtes, affin que plus commodement il peuſſent recueillir & separer la graiſſe d’avec les entrailles pour en faire leur trafficq.  » (p.  267)

19Ce passage d’Estius est le dernier à alimenter le chapitre IV, 8 de la Légende, lequel prend une tout autre tournure avec l’anecdote du mariage sous la potence.

20La dette de De Coster vis-à-vis de l’Histoire veritable ne se limite toutefois pas à ce chapitre.

21Ainsi, en IV, 1, on trouve «  Et les Gueux prirent la Briele, forte place maritime qui fut nommée le Verger de liberté.  » Cette image provient du texte d’Estius, qui en tire une longue réflexion théologique  : «  Les Gueux l’ont appelé la pommeraie ou le jardin à fruicts du Seigneur.  » (p.  178)

22Et dans le récitatif exalté auquel Ulenspiegel se livre au chapitre IV, 16, on voit le cas que les Gueux font des objets liturgiques  :

Buvons le vin d’Eſpagne. Buvons dans les calices où ils burent le sang des victimes. […] Le vin coule dans les calices d’or. Humez le piot joyeuſement. Les habits sacerdotaux couvrant les rudes hommes sont inondés de la rouge liqueur  ; les bannières eccléſiaſtiques & romaines flottent au vent. (p.  434)

23C’est Estius qui a suggéré à De Coster cet usage profane des calices et des bannières, usage qu’il critique évidemment  : «  Ilz monſtroient publicquement des navires les ſacrez calices qu’ils tenoient en leurs mains impures et que d’iceux […] par un deteſtable ſacrilege, ils uſoient à la veuë de tous en beuvant l’un à l’autre, & qu’ils avoient au ſommet du mas attaché la ſacrée banniere, que l’on avoit accouſtumé de porter és proceſſions Eccleſiaſtiques  » (p.  37).

Un message de De Coster à ses contemporains

  • 19 Delsemme (Paul), «  Charles De Coster (1827-1879)  », dans Bon-à-tirer, n°  39  ; en ligne  : ht (...)
  • 20 J’ai par exemple pu démontrer que De Coster avait lu une version française du De Bello belgico d (...)

24Si les inspirateurs de Charles De Coster sont en général ses amis, dont il partageait les convictions19, l’auteur ne craint pas, comme on le voit, d’exploiter aussi des textes favorables à la cause catholique. De ce point de vue, Estius ne constitue pas un hapax20.

  • 21 Citons, pour la seule langue française, l’Histoire des dix-neuf martyrs de Gorcum, capucins, pré (...)
  • 22 Voir mon article «  L’Ulenspiegel de Charles De Coster fut-il le témoin d’une époque  ?  », dans (...)

25Toutefois, le cas des évènements de Gorcum est particulier. Car en l’occurrence, De Coster met en scène non pas un épisode historique lointain, mais un évènement qui est dans tous les esprits de ses contemporains, et qui alimente les débats du temps. En effet, les martyrs de Gorcum devaient être canonisés en bloc par le Pape Pie IX le 29 juin 1867 (soit au moment où l’auteur mène sa Légende vers son état définitif), et l’opinion catholique avait été longuement préparée à cet évènement. Un grand nombre d’ouvrages sur le sujet, érudits ou populaires, ont paru au long de la période qui va de 1865 à 1867, tant en français qu’en néerlandais21, accompagnés de nombreux articles de presse. Et la Belgique était particulièrement concernée par la question, plusieurs des exécutés étant des anciens élèves de l’Université de Louvain. Les martyrs de Gorcum étaient ainsi recrutés pour participer à un combat politique et idéologique dans lequel De Coster était lui-même impliqué22.

26Sans doute sont-ce ces circonstances qui ont poussé l’auteur à choisir ce moment précis des guerres de Religion pour réaffirmer avec vigueur ses valeurs de justice et de tolérance. Il en a fait la matière d’un chapitre central de son épopée, où le héros proclame une nouvelle fois son identité à la face des puissants («  Flamand je suis du beau pays de Flandre, manant, noble homme, le tout enſemble, & par le monde ainſi je me promène, louant choſes belles & bonnes & me gauſſant de sottiſe à pleine gueule  ») et fait entendre à nouveau le refrain qui rappelle sa mission  : «  Les cendres battent sur mon cœur.  » (p.  412)

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Notes

1 IV, 8, p. 408-416. Je cite le texte d’après la nouvelle édition définitive que j’ai publiée en 2017 dans la collection «  Espace Nord  », en fournissant non seulement la page de la citation, mais aussi, lorsque c’est nécessaire, les numéros du livre et du chapitre. Sur cette édition, voir mon article «  Une nouvelle édition définitive de La Légende d’Ulenspiegel. Les aventures d’un texte libre  », dans Klinkenberg (Jean-Marie), dir., Textyles, n°  54, Relire La Légende d’Ulenspiegel, 2019, p. 89-126.

2 Gorcum, Gorcom ou encore Gorkum sont les noms sous lesquels est connue la ville fortifiée de Gorinchem, située sur un nœud de communications fluviales et routières dans la province actuelle de Hollande-Méridionale.

3 De Coster a trouvé la graphie de ce nom dans sa principale source historique, la monumentale Histoire des Pays-Bas de Van Meteren. Voir De Meteren (Emmanuel), L’Histoire des Pays-Bas ou Recueil des guerres, et choses mémorables advenues tant és dits Pays qu’és Pays voysins, depuis l’an 1315 [sic = 1415] ; jusques l’an 1612, corrigé et augmenté par l’Autheur mesme, et enrichi outre la Carte des Pays-Bas, de près de cent pourtraits des principaulx Seigneurs desquels il est fait mention en ceste Histoire, traduit de Flamend en Francoys par J.D.L. Haye. Avec la vie de l’Autheur, Amstelredam, Jean de Ravesteyn, 1670. Il s’agit en fait de Guillaume II de La Marck, seigneur de Lumey (ou Lummen, commune belge dans l’actuelle province de Limbourg, autrefois dépendante de la Principauté de Liège), 1542-1578, arrière-petit-fils du «  Sanglier des Ardennes  ». Signataire du Compromis des nobles, de Lumey tenta de gagner les Liégeois à la cause réformée. Précédé d’une réputation de brutalité qui se confirmera avec l’affaire des moines de Gorcum, il se joignit aux Gueux de mer en 1571 et fut Lieutenant du prince d’Orange pour la Hollande méridionale. Voir Lonchay (Henri), «  Marck, Guillaume de la  », dans Biographie nationale, t. 13, 1894-1895, p. 532-537. Le caractère de de Lumey est évoqué dans l’eau-forte de Félicien Rops située entre les p. 404 et 405 de l’édition originale de 1867, correspondant au chap. IV, 8, avec la légende, inspirée du texte, «  … de Lumey, fier seigneur vivant en opulence  » (ou entre les p. 422 et 423 de la «  seconde édition  », correspondant au chap. IV, 13, avec la légende «  De Lumey  »).

4 Brielle ou Den Briel, ville fortifiée de Hollande-Méridionale, non loin de Rotterdam. La prise de Brielle par Guillaume de La Marck et Guillaume de Blois le 1er avril 1572 fut, militairement parlant, un succès mineur, mais revêtit une importance symbolique considérable puisque ce fut là la première conquête des Gueux.

5 Sur cette coutume, qui n’est pas propre à Brielle et qui ne concerne pas que les pucelles, voir Gessler (Jean), «  Le mariage sous la potence  », dans Le Folklore brabançon (numéro spécial Le Folklore dans l’œuvre de Charles De Coster), n°  37-38, 1927, p. 115-135, article qui ne fournit pas la source de l’auteur. Un des pourvoyeurs habituels de ce dernier, Alexandre Henne (voir mon article «  Une source méconnue de la Légende d’Ulenspiegel  : l’Histoire du règne de Charles-Quint d’Alexandre Henne  », dans Brogniez (Laurence) et Demoulin (Laurent), dir., Textyles, n°  64, Caroline Lamarche, p. 145-160), évoque aussi cet usage et en fournit plusieurs exemples (Histoire du règne de Charles-Quint en Belgique, Bruxelles, Leipzig, Émile Flatau, t. VII, 1859, p. 200).

6 Fondation de la République des Provinces Unies. La Révolution des Pays-Bas au XVIe siècle, 6 tomes, divers éditeurs, 1859-1880.

7 Rasmussen (Ole Wehner), «  Emanuel Van Meteren et John Lothrop Motley, sources de La Légende d’Ulenspiegel  », dans Revue Romane, t. XI, n°  2, 1977, p. 297-324.

8 «  Treize moines ou prêtres qui n’avaient pu s’échapper furent arrêtés et jetés en prison pour être exécutés au bout de quelques jours avec de grands raffinements de cruauté, par ordre du féroce amiral.  » (t. III, p. 130)

9 Bruxelles, La Renaissance du livre, 1959  ; deuxième édition avec de nouvelles notes et variantes en 1966.

10 Willem Hesselszoon Van Est, dit Guillaume Estius, Gulielmus Estius, ou tout simplement Estius, est un théologien, exégète et hagiographe, né en 1542 à Gorcum et mort à Douai le 20 septembre 1613. Voir Tobac (E.), «  Van EST, Guillaume HESSELS, ou ESTIUS  », dans Biographie nationale, t. XXVI, 1936-1938, p. 398-402.

11 Historiæ martyrvm Gorcomiensivm, Maiori numero Fratrvm Minorvm, qvi pro fide Catholica à perduellibus interfecti sunt anno Domini M.D.LXXII, Duaci [Douai], ex officina Baltazaris Belleri, 1603.

12 Il est malaisé de décider de quelle édition De Coster a pu se servir. Je cite le texte d’après l’édition de 1606  : Histoire veritable des martyrs de Gorcom en Hollande, la plvs part freres minevrs, qvi povr la foy Catholique ont eſté mis à mort à Brile l’an 1572 […], le tout compoſee par Monſieur Gvillaume Estivs, Docteur & Professeur de la Théol. en l’Vniuersité de Douay, Et depuis tranſlaté de Latin en Francois par M. M. D. L. B., à Dovai De l’Imprimerie de Baltazar Bellere, l’an 1606.

13 Graphie que l’on trouve dans la version latine du texte, que De Coster a donc peut-être eue en mains  ; dans la version française, le nom est Roche.

14 Nicolas ou Nicolaas Pieck, ou Picus ou encore Pichius. Estius était le neveu de ce Nicolas Pieck.

15 Le texte se poursuit par une malédiction  : «  Ô ville de Gorcum  ! tu es maudite, infortunée  » (p.  410). Cette malédiction a pu être suggérée par une réflexion d’Estius  : «  En quelque ſorte & maniere que l’on prenne ses parolles, il eſt notoire à tous, qu’incontinẽt apres ce temps, la ville a eſté par longues années continuellement affligée de guerre, famine, peſtilence, & beaucoup de miſeres, qui y ſont ſurvenus depuis le partement des ſuſdicts captifs  » (p.  172). Ulenspiegel tournera cette malédiction en dérision.

16 Ville de commerce importante, enserrée entre plusieurs bras du delta du Rhin et de la Meuse, en aval de Gorcum sur la Merwede inférieure. Il ne semble pas y avoir de Bloemen-Kaai à Dordrecht.

17 Autre resserrement de l’action  : si, chez Estius, l’emprisonnement des moines et leur exécution ont lieu en deux endroits distincts — une geôle et une grange (p. 249) —, tout se passe dans la grange chez De Coster.

18 Chez Estius, c’est à deux reprises que le capitaine Marin est critiqué pour ses prétentions, critique ici attribuée au seul de Lumey. («  Quand les Gentils-hommes eſtant prés du Comte, eurent entendu ce tiltre, par lequel Marin ſe qualifioit Maiſtre et Seigneur, meus & offenſez de l’arrogance de ceſt homme de basse et abiecte condicion […] se monſtroient tres mal contens  », p. 229). Au début de son récit, Estius avait informé son lecteur que «  La troupe des Gueux eſtoit conduicte par Marin Brant Flameng, jadis d’abiecte et baſſe qualité, qui auoit accouſtumé de gaigner ſa vie à foüir la terre, fortifier et refaire les dicques  » (p.  20  ; se trouve ainsi expliqué le terme «  pionnier  » de la p. 245). À ce passage correspond le début du récit de De Coster  : «  En ce temps, les Gueux, parmi leſquels étaient Lamme & Ulenſpiegel, prirent Gorcum. Et ils étaient commandés par le capitaine Marin  : ce Marin, qui fut autrefois un manouvrier diguier, se prélaſſait en grande hauteur & suffiſance  » (p.  408).

19 Delsemme (Paul), «  Charles De Coster (1827-1879)  », dans Bon-à-tirer, n°  39  ; en ligne  : http://www.bon-a-tirer.com/volume39/pd.html. Consulté le 3/2/2021. Delsemme note qu’à peu près tous les inspirateurs historiques de l’auteur étaient réunis dans les ateliers maçonniques des «  Vrais Amis de l’Union et du Progrès réunis  » et des «  Amis Philanthropes  ».

20 J’ai par exemple pu démontrer que De Coster avait lu une version française du De Bello belgico du jésuite italien Famiano Strada (1572-1649). Voir mon article «  Une source de la Légende d’Ulenspiegel  : le De Bello belgico de Famianus Strada  », dans Soncini Fratta (Anna), dir., La Légende d’Ulenspiegel di Charles De Coster, Bologne, C.L.U.E.B., 1991, p. 39-47.

21 Citons, pour la seule langue française, l’Histoire des dix-neuf martyrs de Gorcum, capucins, prémontrés, dominicains, curés, vicaires, etc., exécutés en Hollande en 1572, et qui vont être canonisés, par M. [Jacques-Melchior] Villefranche, Paris, Poussielgue, 1865, la plaquette anonyme Les Martyrs de Gorcum. Scènes de persécutions religieuses exercées contre des catholiques néerlandais martyrisés, au nombre de dix-neuf, près de la Brille, le 9 juillet 1572, Bruxelles, Vromant, 1865, les Notes historiques et iconographiques sur les Martyrs de Gorcum, par Pierre François Xavier de Ram, Louvain, Vanlinhout, 1865, ou encore Les Martyrs de Gorcum, par M. l’Abbé Patrice Chauvière, Paris, Lethielleux, 1867, Les Martyrs de Gorcum, par N[icolas] J[oseph) Laforêt, Recteur magnifique de l’Université de Louvain, Louvain, Peeters, Bois-le-Duc, van Gullick, Amsterdam, van Langenhuisen, Paris, Palmé, 1867, Les Saints martyrs de Gorcum, par M. Maxime Fourcheux de Montrond, Paris, Lefort, 1867, Iconographie des bienheureux martyrs de Gorcum, par E[dmond] H[enri] J[oseph] Reusens, Louvain, Peeters, 1867. La vague de publications se poursuivra encore par la suite, avec la plaquette anonyme Les Martyrs Franciscains de Gorcum, Caen, 1868 ou Les Martyrs de Gorcum, par l’Abbé J.B. Magniette, Louvain, Peeters, 1869. Ces publications sont en général inspirées d’Estius, mais l’examen de leurs textes indique à suffisance que ce ne sont pas elles la source de De Coster, mais bien leur inspiratrice.

22 Voir mon article «  L’Ulenspiegel de Charles De Coster fut-il le témoin d’une époque  ?  », dans Bulletin de l’Académie royale de Langue et littérature françaises de Belgique, t. XLVI, n°  1, p. 16-39 et plus généralement Trousson (Raymond), Charles De Coster ou la vie est un songe. Biographie, Bruxelles, Labor, 1990.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Marie Klinkenberg, « Une source inconnue de la Légende d’Ulenspiegel : l’Histoire veritable des martyrs de Gorcom en Hollande, d’Estius »Textyles, 65 | 2023, 151-162.

Référence électronique

Jean-Marie Klinkenberg, « Une source inconnue de la Légende d’Ulenspiegel : l’Histoire veritable des martyrs de Gorcom en Hollande, d’Estius »Textyles [En ligne], 65 | 2023, mis en ligne le 31 décembre 2023, consulté le 08 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/6535 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/textyles.6535

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Jean-Marie Klinkenberg

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