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Littérature et radio

L’écriture et la parole poétiques au prisme du sonore

Entretien
Mélanie Godin et Manon Houtart
p. 141-150

Texte intégral

1Licenciée et agrégée en langues et littératures romanes de l’ulb, Mélanie Godin est enseignante, éditrice à L’Arbre de Diane, directrice des Midis de la Poésie et réalisatrice de créations radiophoniques. En cette qualité d’artiste du son et de «  passeuse de poésie  », elle a longtemps animé l’émission Poésie à l’écoute sur Radio-Panik, réalisé plusieurs documentaires sonores sur la poésie ou les relations entre science et littérature, et co-fondé la plateforme SonaLitté, qui donne à entendre des auteurs et autrices contemporaines lisant des extraits de leurs propres textes.

Manon Houtart : Dans votre parcours personnel et professionnel, dans vos pratiques de fréquentation des textes comme dans votre activité de création, comment la poésie et le médium radiophonique se sont-ils entrecroisés et nourris réciproquement  ?

Mélanie Godin : Plusieurs années d’expérience les mêlent, et il n’est pas simple de dire précisément là où tout a commencé. Il s’agit plutôt d’un faisceau de trajectoires convergentes qui explique ce à quoi je consacre une grande partie de mon temps aujourd’hui. Parmi les éléments marquants, il y a un Erasmus à l’Université Complutense de Madrid et la découverte de la poésie hispano-américaine contemporaine dans un cours donné par un professeur d’origine écossaise. J’y ai d’ailleurs trouvé le sujet de mon mémoire, à savoir l’importance du silence dans l’œuvre poétique de l’argentine Alejandra Pizarnik. Une autre source d’inspiration fut le philosophe Gaston Bachelard et sa causerie «  Rêverie et Radio  », dans laquelle il livre au public une réflexion sur les pouvoirs de la radio et forge le terme «  logosphère  », c’est-à-dire univers de la parole (selon lui, nous sommes tous des citoyens et citoyennes de la logosphère). Son recueil Le Droit de rêver est un de mes livres de chevet.

Mon intérêt pour le médium radiophonique vient sûrement du fait que je fais partie de la génération des K7 et des walkmans. J’ai grandi avec du son dans les oreilles en permanence, à vélo, les bras libres, à travers la campagne wépionnaise. Plus sérieusement, l’émission d’André Velter Poésie sur Parole sur France Culture a joué un rôle important. Cette émission de poésie plutôt que sur la poésie a couru sur une vingtaine d’années et elle s’est achevée en juillet 2008. Elle passait à une heure tardive, de 23 heures à minuit le dimanche soir. J’avais rendez-vous avec elle.

M.H. : Comment vous est venu le désir de passer de la position d’auditrice à celle de réalisatrice  ?

M.G. : Inspirée par cette émission, avec l’envie d’une part de m’auto-former et d’autre part de faire découvrir la poésie au plus grand nombre, j’ai décidé de créer une émission mensuelle sur Radio-Panik intitulée Poésie à l’écoute1, en 2008. Inspirée par le titre du livre d’Henry Bauchau L’Écriture à l’écoute, qui met en évidence, dans une série d’essais, le rôle de la poésie comme champ d’exploration, l’émission avait pour vocation de faire renouer la poésie avec un public varié en proposant de multiples sujets.

La première émission a été diffusée le 5 novembre 2008  : elle mettait à l’honneur les éditions Maelström et plus particulièrement la Troupe poétique nomade, et les booklegs, ces petits livrets de poésie dont le nom est un clin d’œil aux booklets à l’opéra. Ont suivi une septantaine d’émissions sur sept ans dans lesquelles je parlais d’actualité poétique, de thématiques poétiques, de poètes et de poétesses, de poèmes à dire et à écouter. J’ai aussi commencé à m’essayer à ce que l’on nomme l’expérimentation sonore.

  • 2 Petit bâton garni en haut d’une matière textile, que l’on filait en la dévidant au moyen du fusea (...)

Le projet s’est arrêté en mars 2015 avec une émission sur la poétesse belge Elke De Rijke. Une suite existe encore aujourd’hui, sous une forme collective et multiple, Les Quenouilles2. Ces émissions mensuelles s’inspirent d’un mot puisé au hasard dans le dictionnaire. Récemment, ont été sources d’émissions collectives des mots tels qu’homoncule, passe-droit, omoplate, mouillage, rogner, style, haltère, etc. À partir de ce principe, toutes les «  quenouilles  » (c’est-à-dire les femmes qui prennent part à l’émission) peuvent soumettre leurs propositions. Le groupe est ouvert  ; participent celles qui le peuvent, en fonction des emplois du temps.

M.H. : Outre Poésie à l’écoute et Les Quenouilles, quels autres projets de création sonores ou de médiation radiophonique du littéraire avez-vous menés  ?

M.G. : Avec le réalisateur Vincent Matyn-Wallecan, nous avons réalisé une carte postale sonore, «  Voyageurs étonnés3  », en 2012. On y suivait des auteurs et autrices de la Fédération Wallonie-Bruxelles mis à l’honneur lors du Festival Étonnants Voyageurs à Saint-Malo. Il s’agit d’un documentaire mobile, sous la forme d’un micro-trottoir interrogeant des auteurs et des autrices belges que nous avons rencontrés et suivis pendant ce festival. Parmi celles et ceux-ci, il y avait Monique Dorsel, Caroline Lamarche, Werner Lambersy, William Cliff, Julos Beaucarne, Nicole Roland et David Van Reybrouck. Ils et elles parlent de ce qui fait l’écriture belge, de l’importance de se retrouver ensemble ailleurs, de leur rapport à la langue. Malgré sa forme documentaire, nous avons accordé une attention particulière au traitement sonore pour «  traduire  » en sons ce voyage dans la littérature belge.

  • 4 Pour se donner une idée du projet, j’invite le lecteur à une petite excursion sonore, via la cour (...)

La même année, je me suis lancée dans une autre aventure sonore, celle de SonaLitté4 dont nous avons fêté les dix ans en 2022. Le principe est simple  : environ une fois par semaine, nous proposons des mini-capsules (entre deux et cinq minutes) de lectures de textes par un auteur ou une autrice. L’idée de départ était de réutiliser les émissions de Poésie à l’écoute en créant des capsules sonores plus courtes, de donner une deuxième vie à des sons diffusés une seule fois sur les ondes. Ensuite, le projet s’est progressivement enrichi par des capsules réalisées spécifiquement pour l’occasion, car certains artistes souhaitaient enregistrer un extrait de leur nouveauté. Des lectures dans des librairies ou des master classes à propos des processus de création des écrivains et écrivaines ont également fait l’objet de prises de son. Le projet a très certainement aussi été inspiré par mon travail aux Midis de la poésie où j’ai découvert des caisses entières de cassettes, de bandes et de CD où l’on pouvait entendre des conférences des grands noms qui ont jalonné l’histoire des Midis, comme Jean Cocteau pour n’en citer qu’un. Une partie de ce fonds se trouve aux Archives et Musée de la Littérature, une autre aux Midis même (le travail de recension et de numérisation de ce trésor littéraire belge est toujours en cours).

L’objectif de ces capsules était que, grâce à leur format court, elles touchent un public large et puissent être utilisées de plusieurs manières. Par exemple, elles sont souvent intégrées dans d’autres sites web lors d’actualités et de sorties de livres. Aujourd’hui nous avons environ 300 capsules qui composent une précieuse sonothèque de la littérature francophone belge, donnant à entendre les voix des écrivains et écrivaines d’aujourd’hui. Les capsules sont disponibles sur notre site web, elles ont été diffusées sur Radio-Panik et Radio Campus, sur Soundcloud (ce qui permet une intégration dans d’autres sites) et aussi sur des plateformes de podcasts comme Spotify. Plusieurs personnes ont œuvré avec moi à la réalisation de ce projet  : Romain Detroy, Audrey Van Brabant, Margaux Chorzepa. Le montage se veut simple  : une voix et rien d’autre, à écouter les yeux fermés. C’est un choix assumé de laisser l’auteur ou l’autrice lire un fragment de son texte, comme s’il ou elle s’adressait à l’auditeur ou l’auditrice personnellement. Entendre la voix de celui ou celle qui a écrit le texte, plutôt que d’en confier la lecture à un comédien ou une comédienne, tend vers une recherche de la simplicité et de l’authenticité  : les voix peuvent être bien placées et averties, mais aussi fragiles et intimidées. La prise est unique, elle reflète un moment d’émotion singulier et rare.

M’est venue ensuite l’envie de créer un documentaire radio spécifiquement dédié à l’expérimentation sonore en poésie à travers la rencontre avec Jacques Darras, poète français épris de la Belgique. Amoureux de cette région du Nord, de ce fleuve européen, l’Escaut, de Schelde, qui traverse les frontières, il est devenu le personnage principal de la création sonore Jacques Darras au pays des Belges5 que j’ai réalisée avec Vincent Matyn-Wallecan. Inspirée librement de son livre La Reconquête du tombeau d’Émile Verhaeren, la pièce sonore est une navigation depuis Saint-Amand, où repose dans son tombeau Émile Verhaeren, auteur flamand écrivant en français, à la fois poète du terroir et de l’Europe. La voix de Jacques Darras a ainsi servi de fil rouge à un essai radiophonique où la poésie parle de politique  : à travers la parole de poètes des deux côtés de la frontière linguistique (Antoine Boute, Laurence Vielle, Andy Fierens, etc.) se révèle la complexité de la Belgique, laboratoire d’une Europe toujours en construction.

La poésie de Jacques Darras doit être entendue et lue à voix haute. Dans cette création, nous avons voulu confier ses textes aux voix de poètes et poétesses sensibles au partage oral de la poésie, plutôt que de nous en tenir à une simple lecture grand public. Le documentaire raconte une histoire en mobilisant la poésie comme matière première. Chaque lecture de poème a constitué pour nous un terrain de jeu sonore  : nous avons tenté d’enrichir le texte grâce à la combinaison de la musique et des sonorités verbales.

Intervient par exemple Laurence Vielle, poétesse belge de l’oralité, qui a publié Ouf  ! en 2015 chez Maelström, un livre dans lequel est glissé un CD. Pour elle, la poésie ne se cantonne pas au texte  : elle naît de la conjonction d’un texte et d’un corps. Laurence Vielle procède par glanage  : elle écoute la poésie spontanée des gens et la «  restitue  » dans sa langue. Elle s’entoure aussi de musiciens pour l’accompagner, en particulier Vincent Granger, un multi-instrumentiste. On entend également dans le documentaire la voix d’Antoine Boute, poète sonore et philosophe belge, qui recourt volontiers au détournement et au second degré. Il expérimente, pense l’écriture de manière collaborative, coécrit avec ses enfants, ses étudiants et étudiantes, cherche de nouvelles manières d’être au monde et de penser le monde depuis une perspective philosophique et sociologique.

M.H. : Vous cultivez par ailleurs un vif intérêt pour les relations entre sciences et littérature, auquel vous avez donné forme dans votre création radiophonique, Comment regarder plus loin6. Comment l’instrument sonore vous permet-il d’aborder cette thématique sous un angle spécifique  ?

M.G. : En effet, je travaille depuis des années sur les relations entre les sciences et la littérature. Dans ma maison d’édition L’Arbre de Diane, nous avons une collection spécialement dédiée à cette thématique, avec des livres sur la poésie des sciences, comme Les Mathématiques sont la poésie des sciences de Cédric Villani, L’En vert de nos corps de Christine Van Acker, La Lamentation d’un mathématicien de Paul Lockart, etc. Ce qui me fascine avant tout dans ce domaine, ce sont les nombreux parallélismes entre les démarches scientifiques et poétiques, en particulier le fait qu’elles tentent à travers leur langage propre de dire ce que le langage commun n’arrive pas à exprimer. Dans Comment regarder plus loin, j’ai justement voulu explorer cette importance du langage à travers un traitement sonore.

Dans ce projet, nous voulions aussi redonner la parole aux femmes scientifiques, souvent oubliées de l’histoire. Nous avions demandé à des autrices d’imaginer des pans inconnus de la vie de femmes scientifiques du passé, mais nous avions également interviewé des femmes scientifiques contemporaines pour tenter de comprendre leur démarche créative. On y rencontre ainsi Claire Voisin à l’Académie des sciences à Paris et la jeune mathématicienne Lucie Domino dans son laboratoire à l’Université d’Oxford. La forme était tout particulièrement importante pour moi, pour tenter de faire ressentir plutôt que d’expliquer. On y entend des musiques composées des bruissements de la terre et également des mises en ondes de théorèmes, dont la succession de mots souvent incompris peut éveiller notre imaginaire.

  • 7 À noter que nous avons choisi une variation de l’équation de Bessel écrite par une femme scientif (...)

Plus spécifiquement, on entend la comédienne Véronique Dumont lire un poème de la poétesse Patrica Castex Menier  : ses textes mobilisent le langage scientifique, et en particulier les raies spectrales, comme métaphore de la découverte vers l’inconnu (et l’invisible). Autre exemple représentatif  : pendant la lecture à voix haute de l’équation de Bessel7, qui permet d’analyser le mode de vibration de la peau d’un tambour notamment, on entend des sonorités et bruitages qui suggèrent des vibrations, en écho à l’équation, mais aussi des bruits de liquides, qui font penser à des ondes, des petites vaguelettes se propageant sur l’eau et qui amènent l’intervenante suivante, Lucie Domino, à présenter l’idée d’une machine permettant de récolter l’énergie des vagues.

M.H. : Dans le cadre du programme VOIX.E.S, une saison parallèle, exclusivement sonore, proposée par le Théâtre National Wallonie-Bruxelles en 2023, vous avez coréalisé une création sonore intitulée De pierres en étoiles8. Cette création est elle aussi nourrie de votre attrait pour les rapports entre science et poésie. Quels points de tension ou de convergence entre ces deux disciplines le travail du son a-t-il permis de mettre en lumière en l’occurrence  ?

M.G. : Nous nous sommes particulièrement souciées de mettre en sons ce qui ne peut être dit. La poésie tente de dire l’indicible. La science tente de dire l’indicible également, mais avec d’autres langages. C’est là que se trouve le point carrefour entre ces deux mondes – la tentative de dire cet indicible. Le travail sonore en est ici le reflet, en disant lui-même d’une autre façon ce qui ne peut être dit. La nature sonore est tout particulièrement propice à cet exercice, tant il est naturel pour faire ressentir sans mot, pour faire s’éveiller des intuitions sans autres explications.

Par exemple, dans notre création, nous avons joué sur la superposition de différentes questions qui se font écho les unes aux autres, d’une langue à l’autre, pour illustrer la confusion de la scientifique devant la complexité du monde. Comme le disait Albert Einstein, «  N’écoutez pas la personne qui a les réponses, écoutez la personne qui a les questions  ». Le questionnement, l’esprit critique sont les qualités premières du scientifique, mais aussi de la personne qui crée, de l’artiste.

J’ai également aimé l’idée presque paradoxale de mettre l’espace en sons. Après tout, il n’y a pas de son, de vibration sonore dans l’espace lui-même. Il lui faut de la matière, que cela soit de l’eau, de l’air ou une corde de guitare pour qu’il se propage (dans l’espace, on crie en silence). Et s’il n’y a pas de son, l’espace est fait de vibrations et d’ondes, que cela soit le fonds diffus cosmologique, la nature quantique du vide, l’écho du big bang, ou les vibrations d’une étoile. Ces ondes visuelles ou encore physiques peuvent ensuite être transformées en ondes sonores pour nous permettre d’écouter et de ressentir ces phénomènes. Dans Comment regarder plus loin, j’avais déjà utilisé des sonifications de phénomènes physiques, comme des tremblements de terre ou des sons du vent sur Mars pour habiller le documentaire.

M.H. : Comme la plupart de vos autres créations, cette œuvre sonore est le fruit d’un travail collectif. Comment êtes-vous parvenues à composer avec les aptitudes et affinités de chacune  ?

M.G. : Oui, il s’agit ici d’une adaptation sonore du recueil de poèmes Devant l’immense de Rebecca Elson, édité par L’Arbre de Diane et traduit par Sika Fakambi. La réalisation a été menée conjointement avec Laure Saupique et Myriam Pruvot. Les poèmes sont dits par Estelle Saignes Tilbury. La musique originale est de Myriam Pruvot avec Cindy Castillo à l’organetto.

Pour travailler ensemble, et trouver une grammaire et un langage communs, Myriam Pruvot, Laure Saupique et moi-même avons beaucoup parlé de nos influences, de liens possibles, de ce qui résonnait avec notre expérience, avant de nous mettre au montage. Parmi nos inspirations, il y avait des mots et des sons de la poétesse Maggie Nelson, de la compositrice et documentariste Aline Penitot (Le Sentiment océanique, Ce que les animaux doivent à la nuit), de l’artiste et auteur Dominique Petitgand (Mes écoutes) ainsi que du cinéaste Patricio Guzmán (La Nostalgie de la lumière et Le Bouton de Nacre).

De manière générale, pour chaque création sonore, il est important de trouver la bonne personne qui va créer une ambiance sonore. Cette personne va utiliser les sons des musiciens et musiciennes et habiller le montage déjà bien avancé du travail radiophonique. Pour De pierres en étoiles, l’atmosphère sonore créée par Myriam Pruvot et Cindy Castillo est imprégnée des sonorités d’un Moog, ce synthétiseur numérique légendaire des années 1960.

M.H. : Quelles sont les étapes du processus génétique d’une création radiophonique  ?

M.G. : Un synopsis est pré-écrit avant les prises de son. Il est ensuite refaçonné en fonction de la matière récoltée. Les prises de son sont suivies d’une analyse méticuleuse  : sont-elles de bonne qualité  ? quels éléments font le plus sens à l’oreille  ? comment peuvent-ils s’imbriquer dans un arc narratif, et se répondre les uns aux autres  ? Les voix et sons récoltés deviennent de nouvelles contraintes, transforment l’écriture initiale et déterminent les choix de montage. C’est une opération vivante, où l’agencement des éléments est sans cesse remis sur le métier. Une création sonore implique de continuellement se poser des questions pour construire une histoire avec la matière récoltée – différente de celle rêvée, souvent déroutante, surprenante, transformant notre projet. L’écriture est indispensable pour commencer, et celle-ci doit être flexible, rebondissante, ouverte aux aléas de ce qui peut, ou ne peut arriver. De nombreuses questions affleurent au fil du montage  : l’ordre et le rythme selon lesquels adviennent les différents éléments fonctionnent-ils  ?  ; la temporalité de la narration est-elle cohérente  ?  ; n’y a-t-il pas de répétitions, de redondances  ?  ; les effets choisis, tels que les superpositions de voix, sont-ils opportuns et signifiants  ?  ; quels sons choisir pour traduire et accompagner au mieux ce qui est dit, indépendamment de mes affinités personnelles, en tenant compte de l’auditeur ou de l’auditrice  ?

N’étant pas monteuse de formation, je travaille toujours avec un monteur ou une monteuse professionnelle. Chaque monteur ou monteuse est différent, et procède selon sa propre méthode de travail, selon sa vision. C’est une aventure collective, où l’on doit apprendre à se connaître et à travailler ensemble. Le montage terminé, arrive l’étape du mixage, qui permet, entre autres, de finaliser les textures sonores et d’en révéler toutes les subtilités. Chaque étape de travail refaçonne en profondeur la création  : chaque nouvelle version enrichit et ampute à la fois la version précédente. Comme au montage, ces différentes écoutes donnent lieu à des notes tout à fait singulières, qui fournissent un aperçu de nos impressions en cours de création  : on y pointe, à la seconde près, une transition trop rapide, un volume de voix trop faible, un bruit parasite ou une sonorité trop stridente… Le plus souvent, il s’agit d’ajuster l’équilibre entre le volume de la voix et celui des sons ou de la musique, de renforcer l’effet immersif, de rendre les voix plus naturelles et veloutées (en traquant les fréquences qui sonnent synthétiques à l’oreille) pour qu’elles gardent leurs qualités hypnotiques.

M.H. : En quoi le médium radiophonique vous attire et vous inspire-t-il  ? Quelles sont les spécificités de ce médium qui déterminent ou stimulent la création  ?

M.G. : La radio c’est une discipline, c’est une ambiance de studio (qu’on fasse du live ou un travail plus ardu, sur la base d’enregistrements préalables), c’est une mémoire, un lieu retiré du monde, mais dans le monde. À la radio on s’adresse à une ou plusieurs personnes, qui restent floues. On crée du lien, on sait que quelqu’un ou quelqu’une écoute, c’est une parole qui donne à voir. C’est aussi étrangement un lieu où le don d’ubiquité est possible, étant donné que l’on peut à la fois être chez soi et réécouter l’émission à laquelle on a participé, ce qui est étrange et drôle à la fois.

Traduire ce qui ne se dit pas, explorer cet espace où les mots nous font défaut, c’est forger un autre langage, sensitif, pour tenter de faire sens et d’exprimer nos constantes interrogations, et notre rapport à la vie et au monde. C’est aussi une manière d’être toujours en lien avec l’autre  : non seulement la création est une aventure collective, mais l’écoute l’est aussi, même si elle n’a pas forcément lieu dans le même espace-temps. Le langage est au centre de mes préoccupations et de mon travail, que cela soit par son absence ou par son inintelligibilité, et j’aime à bercer l’auditeur et l’auditrice de noms inconnus, mystérieux, comme d’une autre langue pour qu’il écoute autrement.

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Notes

1 Une version en friche du site est disponible ici  : https://poesiealecoute.be.

2 Petit bâton garni en haut d’une matière textile, que l’on filait en la dévidant au moyen du fuseau ou du rouet. L’expression misogyne «  tomber en quenouille  » (qui signifie, pour un héritage, échoir à une femme  ; au figuré perdre sa valeur), est ici réappropriée en une expérience positive, de sororité, en non-mixité choisie. Tomber en quenouille signifiait autrefois, en parlant d’un domaine, passer par succession entre les mains d’une femme  ; aujourd’hui, être abandonné, échouer.

3 https://soundcloud.com/poesiealecoute/voyageurs-etonnes.

4 Pour se donner une idée du projet, j’invite le lecteur à une petite excursion sonore, via la courte capsule de l’autrice belge Caroline de Mulder, nous lisant un extrait de son livre Manger Bambi (Paris, Gallimard, 2020)  : https://soundcloud.com/sonalitte/caroline-de-mulder-manger-bambi.

5 https://www.radiola.be/productions/jacques-darras-un-poete-au-pays-des-belges/

6 https://www.radiola.be/productions/comment-regarder-plus-loin/

7 À noter que nous avons choisi une variation de l’équation de Bessel écrite par une femme scientifique, Leda Galué, puisque toutes les personnes qui interviennent sont des femmes.

8 https://soundcloud.com/poesiealecoute/de-pierres-en-etoile.

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Pour citer cet article

Référence papier

Mélanie Godin et Manon Houtart, « L’écriture et la parole poétiques au prisme du sonore »Textyles, 65 | 2023, 141-150.

Référence électronique

Mélanie Godin et Manon Houtart, « L’écriture et la parole poétiques au prisme du sonore »Textyles [En ligne], 65 | 2023, mis en ligne le 31 décembre 2023, consulté le 08 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/6526 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/textyles.6526

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Auteurs

Mélanie Godin

Arbre de Diane / Midis de la poésie

Manon Houtart

UNamur / FNRS

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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