Navigation – Plan du site

AccueilNuméros65Littérature et radioYvon Givert (1926-2005)  : un dem...

Littérature et radio

Yvon Givert (1926-2005)  : un demi-siècle d’expériences sonores

Daniel Charneux
p. 113-124

Texte intégral

Un «  grand petit écrivain  »

1Je me souviens de ce western atypique d’Arthur Penn, Little Big Man. Un film inoubliable et un titre frappant par l’oxymore initial  : comment un homme peut-il être tout à la fois little et big, «  petit  » et «  grand  »  ? Ce paradoxe qu’illustrait le film, je tenterai à mon tour de le résoudre dans cette évocation de l’œuvre radiophonique d’Yvon Givert (1926-2005). Les deux adjectifs contradictoires peuvent en effet s’appliquer à cet auteur méconnu, rédacteur obscur dans une administration publique, handicapé de naissance, confiné durant des décennies dans une petite maison boraine, mais aussi écrivain à l’œuvre protéiforme qui aborda les trois genres majeurs de la littérature avec un égal bonheur.

  • 1 Givert (Yvon), Le Neveu d’Einstein, Carnières-Morlanwelz, Émile Lansman, coll. Théâtre en Tête, 1 (...)

2Le théâtre  : il reçut le prix Charles Plisnier en 1963 pour La Grande Pétoire. Cinq pièces furent représentées  ; de nombreuses autres (plus d’une dizaine) existent sous la forme de tapuscrits. L’une fut éditée chez Lansman, Le Neveu d’Einstein1. Une douzaine de dramatiques furent diffusées sur les ondes de cinq importantes radios publiques. La poésie  : dix-sept recueils parurent en tout, y compris le posthume Urgent recoudre en 2020. Il reçut une seconde fois le prix Charles Plisnier (cas unique dans l’histoire de ce prix) pour Le Voyage immobile en 1977. La narration  : il laisse trois recueils de nouvelles dont N’aboie plus, Arthur, la lune est malade (finaliste du prix Rossel en 1987), deux romans publiés chez Luce Wilquin et deux romans inédits.

3Un «  grand petit écrivain  », donc, récompensé par plusieurs prix, dont j’évoquerai d’abord l’existence placée sous le signe de l’enfermement, puis l’œuvre radiophonique vue comme une salutaire libération.

La vie  : un triple enfermement

  • 2 Givert (Yvon), Le Voyage immobile et autres poèmes, préface de Daniel Charneux, Châtelineau, Le T (...)

4Yvon Givert est né à Quaregnon le 26 avril 1926. Issu d’une lignée de houilleurs, le père a connu l’ascension classique de ce début du xxe siècle en devenant instituteur. La mère est femme au foyer2. Questionné par Jacques Bourlez en 1982, Givert tente de minimiser – à tout le moins de nuancer - l’influence que l’ancrage borain a pu exercer sur son œuvre  :

Jacques Bourlez  : Votre passé à vous, Yvon Givert  ?

Yvon Givert (vivement)  : Ah, je ne sais pas  !

[…]

J.B. (l’interrompant)  : Il ne s’inscrit pas dans la région du Borinage  ?

  • 3 Bourlez (Jacques), Entretien avec Yvon Givert, Rencontre (émission radiophonique), 26 février 198 (...)

Y.G.  : Si  ! Parce qu’il est dans moi. […] Si je parle de la lune, c’est un Borain qui parle de la lune  ; si je parle du soleil, c’est quelqu’un qui, dans une région… a… a vécu sous terre  ! Ce n’est pas moi qui ai vécu sous terre mais on est une région où on n’a même pas de paysage. On a un sous-sol. C’est vraiment énorme  ! Il y a des gens qui ont un fleuve, il y a des gens qui ont des montagnes… J’ai vu des gens, dans le Languedoc, qui disent  : «  NOS montagnes  ». Mais nous, où sont-elles, nos montagnes  ? C’est le sous-sol qu’on a remis… dehors3  !

  • 4 Association des Écrivains Belges de Langue Française, Répertoire du Centenaire, Hamme-Mille, Éd. (...)

5La notice biographique rédigée par Givert pour l’Association des Écrivains Belges confine au vide  : «  À part le fait que j’ai été atteint de paralysie fruste dès la naissance, et que j’ai occupé pendant 40 ans le poste prestigieux de rédacteur dans une administration publique, je ne vois rien de particulièrement saillant à épingler dans ma biographie4  ». Il importe néanmoins d’épingler ces deux réalités qui façonneront la vie et détermineront – au moins en partie – l’écriture  : paralysie et administration.

  • 5 Givert (Yvon), Le Voyage immobile et autres poèmes, op. cit., p. 9.

6Né dans la maison familiale, Givert a conservé d’un accouchement difficile un handicap moteur qui s’aggravera peu à peu à l’âge adulte, l’obligeant à se déplacer avec l’aide d’une canne, puis en fauteuil roulant, enfin dans une voiturette électrique5. Dans l’émission évoquée précédemment, Givert insiste sur les effets de cet enfermement initial  :

  • 6 Bourlez (Jacques), Entretien avec Yvon Givert, op. cit.

Quand je dis  : «  Je suis locataire de mon corps  », c’est vrai  ; il y a une distance entre moi et mon corps qui est automatique. […] Je me sens très vite enfermé, peut-être parce que j’ai été étouffé dès le départ et qu’il y a dans ma mémoire, très loin, la peur de l’étouffement. Je n’ai peur que d’une mort, c’est de mourir dans l’eau6.

7Givert, brillant élève, voulait devenir médecin. La tuberculose, contractée au début de ses études supérieures, l’en empêche. Il passe deux années dans un sanatorium. La lecture ne suffit pas à meubler le temps  : il écrit, d’abord pour le théâtre. Il gagnera sa vie grâce au «  poste prestigieux de rédacteur dans une administration publique  » qui générera un deuxième enfermement. L’écriture littéraire devient son évasion.

  • 7 Témoignage oral de Clémentine Vitou, interrogée par Daniel Charneux pour la réédition du Voyage i (...)

8Dès 1972, un troisième enfermement restreint encore sa liberté  : une entreprise bruyante s’installe, sans permis de bâtir, juste derrière la maison du couple qu’il forme avec Clémentine Vitou, rencontrée en 1965 à un stage d’art dramatique. Givert ressent comme autant d’agressions les concerts de marteaux-piqueurs, les amas de détritus. Lui qui aimait communiquer se retrouve isolé, enfermé avec son épouse dans sa propre maison7. L’écriture sera plus que jamais son échappatoire.

  • 8 Givert (Yvon), Le Voyage immobile et autres poèmes, op. cit., p. 9-12.

9Triple enfermement, donc  : de naissance, dans un corps récalcitrant  ; suite à la tuberculose, dans une carrière imposée  ; enfin, dans sa maison et son couple, en raison des déboires liés aux nuisances produites par «  l’usine8  ». Comment s’étonner, dès lors, que son théâtre soit frappé du sceau de l’absurde  ?

Givert et la radio  : un parcours en trois étapes

10Les apports d’Yvon Givert à la production radiophonique peuvent être organisés en trois grandes étapes  : au cours des années 1950, les textes rédigés pour les «  chasseurs de son  »  ; durant les années 1980 et au début des années 1990, les dramatiques radiophoniques données à cinq radios publiques internationales  ; à la fin des années 1990 et jusqu’au début de notre siècle, les récits mis en voix par Annie Rak pour la rtbf. Cette chronologie présente une lacune  : les années 1960 et 1970. D’autres écrits voient alors le jour, et notamment de nombreux recueils de poésie. On peut s’en rendre compte en consultant la «  chrono-biographie  » réalisée par Clémentine Givert-Vitou pour le site Internet qu’elle mit en ligne après le décès de son époux9.

1. L’aventure des chasseurs de son

  • 10 Le GABES est né en 1952. La Revue bimestrielle du gabes s’appelait Un fil à la patte. Cette expre (...)

11L’expression «  chasseurs de son  » désignait dans les années 1950 et 1960 des passionnés d’enregistrement sonore, une technique que rendait possible la mise sur le marché de magnétophones accessibles aux amateurs, comme le Nagra, créé en 1951 par l’ingénieur polonais Stefan Kudelski (alors étudiant à l’École Polytechnique de Lausanne). Le 7 mars 2022, j’ai eu la chance d’interroger Roland Maury, fondateur du Groupement des Amateurs Belges de l’Enregistrement Sonore (gabes)10. C’est de lui que proviennent les précieuses informations concernant cette aventure dans laquelle Yvon Givert joua un rôle notable.

  • 11 Jean Thévenot (1916-1983), journaliste français, passionné du micro et du son, fait ses débuts à (...)

12Les chasseurs de son disposent à l’époque de plusieurs émissions de radio, d’abord en France (l’ortf, Radio Lille puis France Culture), puis en Belgique, sur les ondes de l’inr (qui deviendra rtb, puis rtbf). Une filiale hennuyère apparaît. Un article du journal La Province, daté du 16 juin 1958, évoque la première assemblée des chasseurs de son du Hainaut réunis à la Maison Losseau (Mons). Givert figure sur la photo illustrant l’article. Selon Roland Maury, Yvon Givert faisait partie du groupe dès sa création. Très actif dans l’association, il écrivait déjà des pièces radiophoniques. C’est par l’intermédiaire de Maury que Givert rencontra Jean Thévenot11 qui – toujours selon Maury –, permit aux textes du Borain d’être diffusés sur les ondes de France Culture.

  • 12 Roland Maury m’a transmis ces deux précieux documents  : un tapuscrit et deux captations sonores (...)

13Un concours annuel était organisé par les associations de chasseurs de son francophones de Belgique, de France et de Suisse. Il comportait quatre catégories  : enregistrement ordinaire, montage, reportage et création fictionnelle. Il reste deux contributions d’Yvon Givert à la section hennuyère du gabes, toutes deux datées de 1959 selon Roland Maury  : La Note de cristal et L’Affaire Décibel12. Il est possible que ces réalisations aient été présentées à l’un ou l’autre des concours évoqués ci-dessus ou qu’elles aient été diffusées sur les ondes, mais je n’ai pu en avoir la certitude malgré mes recherches. Les programmes radio de la presse écrite, pour annoncer ces émissions, se contentent du terme générique  : «  Chasseurs de son  ».

14La Note de cristal nous immerge dans un univers de conte de fées détourné. Pour satisfaire les désirs d’une belle jeune fille qu’il entend épouser, un chasseur de son se met en quête d’une «  note de cristal  », le micro à la main. Quand il croit l’avoir trouvée dans le chant d’un rossignol, il constate que sa belle a cédé au tintement des pièces d’or d’un «  homme laid  ».

15L’Affaire Décibel, de son côté, raconte l’histoire d’un homme atteint d’hyperacousie qui tue sa voisine dont il ne supporte plus les ronflements mais se rachète durant son procès en détectant avant qu’il survienne un tremblement de terre en Afrique. Même si les membres du Groupement des Amateurs Belges de l’Enregistrement Sonore sont, par définition, des amateurs, la qualité de leurs enregistrements, réalisés à la fin des années 1950, est remarquable  : nul bruit parasite n’affecte l’écoute.

16La Note de cristal met en présence deux excellents comédiens montois  : Liliane Lecomte et Jean Deham (ce dernier, attaché au Théâtre Royal de Mons, interprétera dans sa carrière une centaine d’opérettes). De discrètes interventions à la guitare illustrent la narration. L’Affaire Décibel emploie cinq comédiens dont Givert lui-même, qui assure aussi le montage. Des bruitages variés émaillent l’enregistrement d’un peu plus de dix-huit minutes. Tous sont prévus par les didascalies (en italiques) présentes dans le scénario  : «  Tumulte dans la salle  » – «  Sonnette du Président  » – «  Bruit de rue de plus en plus fort  », etc. Givert et ses amis jouent de ces illustrations sonores qu’ils manient avec dextérité. Notons aussi, dans ces deux textes, la mise en abyme du son, objet de quête idéaliste dans un cas, de torture ou de rédemption dans l’autre.

2. Les dramatiques radiophoniques

  • 13 La Westdeutscher Rundfunk, basée à Cologne. Il s’agit du service public audiovisuel de la Rhénani (...)
  • 14 En témoignent deux lettres à l’auteur datées du 11 juillet (de la sacd) et du 19 juillet (de la w (...)

17Si les premiers contacts de Givert avec la fiction sonore s’inscrivent donc dans l’esprit ludique et communautaire des chasseurs de son à la fin des années 1950, une étape vers la «  professionnalisation  » est franchie au début des années 1960  : en 1961, l’une de ses pièces, Le Voleur médecin (dont je n’ai pu trouver la trace) est réalisée et diffusée par la brt télévision. La même année, la wdr13 acquiert les droits du même spectacle télévisuel. L’auteur de trente-cinq ans, jamais encore publié, échange à ce sujet – belle preuve de confiance en soi, voire de culot – avec la sacd et la wdr14.

  • 15 On pourrait se demander s’il s’agit ici de commandes ou, au contraire, de propositions de Givert. (...)

18Des décennies plus tard, entre 1981 et 1995, l’écrivain aguerri donne douze dramatiques radiophoniques à cinq radios publiques15  : la rtbf, France Culture, Radio Canada, la Radio Suisse Romande et la wdr. En voici la liste  :

Le Paillasson, rtbf, 1981

Le Crocodile, rsr, 1981

Mezza Voce, rtbf, 1982

Adieu Leokadia, France Culture, 1984

Tuba, France Culture / wdr, 1985

Donald Duck a froid sur le banc du parc, rtbf, 1987

Écoute trotter les chevaux, France Culture, 1987

Deux pas dans le vide avec des baskets, rtbf / rsr / France Culture / Radio Canada, 1988

Un Frelon dans l’oreille, rtbf / rsr / France Culture / Radio Canada, 1988  ; wdr, 1989

Le Serin s’appelle Azerty (Der Gimpel), wdr, 1990

After Shave, France Culture, 1992

L’Âme du Violon, France Culture, 1995

19Il serait impossible de décrire ici l’ensemble de ces dramatiques. J’aimerais néanmoins dégager de ces textes quelques caractéristiques récurrentes, puis réaliser un gros plan sur l’un d’entre eux.

20La plupart comportent deux protagonistes, parfois entourés de personnages secondaires. Très souvent, les membres du duo présentent des caractéristiques contrastées  : homme / femme, jeune / âgé, idéaliste / matérialiste, dominant / dominé, conformiste / marginal… Fréquemment, le dialogue qui s’établit entre eux est centré sur ces oppositions et tend vers une résolution finale qui prend régulièrement les allures d’un retournement du rapport de force. Dans Le Crocodile, le bourgeois quinquagénaire Herbert est effrayé, voire harcelé par le jeune marginal Fred qu’il tue pourtant à la fin. Dans Écoute trotter les chevaux, Louise, idéaliste et rêveuse, est mal dans sa peau et doit se faire soigner tandis que son mari Léon, employé modèle, semble avoir «  une pointeuse greffée dans le nombril  ». À la fin, c’est pourtant Léon qui, victime d’une attaque cérébrale, se retrouve embarqué dans l’univers onirique de Louise. Troisième exemple  : dans Un Frelon dans l’oreille, Monsieur X. fait chanter Karl Hoflinger, p.-d.g. de la maison Hoflinger - Sonorisations en tout genre, qui, à la fin, abat son persécuteur.

  • 16 Six autres dramatiques sont archivées aux aml dans le fonds Yvon Givert sur des cassettes audio q (...)
  • 17 La pièce est référencée dans les collections de l’ina sous le numéro de notice PHD98032925. Le te (...)
  • 18 Un thème récurrent chez Givert est celui de l’usure, de la laideur, du vulgaire qui prennent la p (...)
  • 19 Yvon Givert mérite, me semble-t-il, ce néologisme.

21La comparaison du tapuscrit et de sa traduction radiophonique est possible pour trois productions disponibles sur le site de l’ina  : Adieu Leokadia, Tuba et Écoute trotter les chevaux16. J’ai choisi de développer cette comparaison pour un cas unique dans l’œuvre de Givert, Adieu Leokadia, prix sacd 198317. En général, ses œuvres radiophoniques étaient écrites spécialement pour la radio, tandis que cette pièce a été représentée aux midis du Rideau de Bruxelles en 1982 puis reprise à la radio en 1984. Elle met en scène deux personnages qu’interprétaient, dans la version scénique, Yvette Merlin et Jean-Paul De Smet, et dans la version radiophonique (produite par France Culture) Renée Faure et Gilles Laurent. Comme souvent chez Givert, les protagonistes, très contrastés (Leokadia est une dame «  sans âge  », Samuel un plombier de dix-sept ans), évoluent dans un décor singulier  : le sous-sol d’un casino abandonné, vétuste18. Leokadia, femme bourgeoise et mystérieuse, apprend en lisant l’avenir dans les cartes d’un tarot qu’elle recevra la visite d’un beau jeune homme. L’arrivée du plombier Samuel, venu réaliser l’inspection quinquennale, semble donner raison à ce présage. Mais lorsque celui-ci découvre avec stupeur une série de mannequins dans les placards, tous anciens amants de Leokadia, il craint d’être voué au même sort et tente de s’enfuir. L’enfermement, thème givertien19 s’il en est, se trouve ainsi une nouvelle fois exploité  : tandis que Samuel prend la fuite pour échapper à l’emprisonnement qu’il appréhende, Leokadia, elle, reste figée dans les illusions de son tarot.

22La comparaison entre le texte et sa mise en œuvre radiophonique montre une grande fidélité de la réalisation au texte de Givert. En ouverture, une musique de type ragtime se fond bientôt avec une voix qui présente la dramatique du jour, son auteur, la réalisatrice, les acteurs. Le générique de fin, quant à lui, après une valse assez enjouée, offre une présentation plus complète  : titre, auteur, comédiens, techniciens, en terminant cette fois, comme il est d’usage, par la réalisatrice.

23Le tapuscrit débute par une page «  zéro  » décrivant le décor et annonçant les personnages. Sous le titre «  Décor  », nous trouvons un texte dont voici un large extrait  :

Le sous-sol d’un vieux casino.

Luxe désuet.

Vétusté.

Abandon.

[…]

À l’avant-scène, un guéridon et une chaise.

Sur le guéridon, une assiette, pleine de monnaie, de billets de banque.

Sous le guéridon, un coffret finement ciselé.

Deux lampadaires éclairent la scène d’une lumière étrange.

On entend parfois des bruits d’eau, des gouttes qui tombent.

24Ce texte, dans la version scénique, aurait la fonction d’une didascalie destinée au décorateur. Il ne serait pas révélé aux spectateurs. Dans la version radiophonique, il est prononcé intégralement par le récitant, à l’exception de la dernière phrase  : On entend parfois des bruits d’eau, des gouttes qui tombent. Cette précision, en effet, n’est pas de l’ordre du visuel mais de l’auditif. Les bruits évoqués ici seront générés durant le cours de la pièce par le technicien chargé du bruitage. De manière générale, lorsqu’une indication scénique évoque un son, elle n’est pas prononcée par le récitant mais se transforme en bruitage. Par exemple, dans l’indication «  Samuel suit les canalisations, en se baissant, se déhanchant  », les précisions «  en se baissant, se déhanchant  » sont gommées tandis que nous entendons les bruits d’un outil percutant le métal.

25Quant au dialogue entre la vieille dame et le plombier, il est très fidèlement prononcé par les acteurs. Les différences, minimes, sont peut-être simplement dues à des licences que s’autorisent les comédiens dans un souci d’oralité. Par exemple, la réplique du plombier «  Si vous voulez, je peux m’en aller.  » devient «  Si vous voulez, je peux m’en aller, hein.  » Celle de Leokadia «  Non, là-haut  !  » se transforme en «  Mais non, là-haut  !  »

  • 20 Il n’existe malheureusement aucune captation de la version scénique donnée au Rideau de Bruxelles (...)

26Givert produit donc un texte qui peut prendre une forme ou scénique, ou radiophonique. Pour cette dernière, il laisse à l’équipe technique le soin d’apporter les bruitages qui rendent le récit vivant tandis que les comédiens sont extrêmement fidèles au texte20.

3. Les récits mis en voix par Annie Rak

27Si les douze dramatiques que je viens d’évoquer furent diffusées un peu partout en francophonie du Nord – et même en Allemagne – les dernières aventures radiophoniques de Givert le ramènent au pays  : elles sont suscitées par Annie Rak et réalisées par le centre de production montois de la rtbf qui s’est installé en 1988 à l’esplanade Anne-Charlotte de Lorraine à Mons. L’émission d’Annie Rak, Façon d’écrire façon de parler, est diffusée en parallèle sur La Première et sur le deuxième programme, Fréquence Wallonie. Annie Rak met en ondes sept textes de Givert, dans la seconde moitié des années 1990 et au tout début des années 2000  :

  • 21 Une nouvelle tirée du recueil N’aboie plus, Arthur, la lune est malade, Bruxelles, Jacques Antoin (...)

Le Box21

  • 22 Dans Givert (Yvon), Un billet pour l’Australie, Avin, Luce Wilquin, 1995.

Noir Bouchon22

  • 23 Ibid.

Le Sosie23

  • 24 Dans Givert (Yvon), L’Éphèbe et les Femmes nues, Namur, Éd. de l’Acanthe, 2001.

La course lasse du jogger24

Un certain besoin de lumière (texte diffusé en 1995)

La Femme de ma vie (texte diffusé le 24 mai 1999)

  • 25 Givert (Yvon), Rosa ou comment aborder l’an 2000 en toute sérénité, Marche-en-Famenne, Chouette P (...)

Rosa25 (texte diffusé le 20 septembre 1999)

  • 26 Voir les notes 21 à 24.

28Parmi ces sept textes, les quatre premiers sont des nouvelles extraites de trois recueils publiés entre 1987 et 200126  ; le septième représente la contribution de Givert à une commande adressée par Annie Rak à une poignée d’auteurs belges à l’occasion du passage à l’an 2000. Je n’ai pu déterminer le contexte de création des textes 5 et 6.

29Il existe une importante différence entre ces sept textes et les douze dramatiques évoquées plus haut  : si ces dernières étaient conçues comme des œuvres théâtrales avec didascalies et dialogues, ceux-ci – en tout cas les cinq auxquels j’ai eu accès – sont des nouvelles, des textes narratifs auxquels la réalisatrice, Annie Rak, donne une forme sonore.

30Autre différence  : alors que la plupart des dramatiques mettent en scène un duo de personnages contrastés s’affrontant dans un dialogue qui aboutit à une résolution de type dialectique, ces textes narratifs sont pour la plupart centrés sur un seul personnage «  désorienté  », comme dans certaines nouvelles fantastiques de Thomas Owen ou comme le personnage de Plume d’Henri Michaux, un poète que Givert appréciait particulièrement.

31Ainsi, le Danny Ross du Box, découvrant dans son garage une Studebaker verte, perd tous ses repères, tout contact avec la réalité familière et même avec sa propre identité  ; le protagoniste de Noir Bouchon, employé malgré lui comme sosie d’un dictateur, est victime de plusieurs attentats dans lesquels il laissera finalement sa peau  ; quant au héros de Rosa, d’abord cadre dynamique d’une multinationale, époux et père de famille, il se retrouve seul, clochardisé, sur un trottoir où il attend l’an 2000 avec sérénité.

  • 27 Compagnie théâtrale fondée par le couple Thibeau-Rak, installée à Élouges en 1986 dans une maison (...)

32Les trois récits évoqués ci-dessus sont mis en voix par Annie Rak, avec la collaboration d’Alphonse Geraert, d’une manière très respectueuse du texte. Un seul comédien pour Rosa (l’excellent Alexandre Von Sivers), deux pour Noir Bouchon (Annie Rak et son époux Roland Thibeau), ou davantage dans le cas du Box (les membres de l’équipe «  la Roulotte théâtrale27  » de Rak et Thibeau, ainsi que quelques étudiants de la classe d’art dramatique du Conservatoire de Mons) donnent vie, sobrement, aux créations de Givert. Un fond sonore symphonique anime les deux premiers textes, le troisième fait l’objet de bruitages plus élaborés.

Conclusion  : «  Lutter contre la mort…  »

33Parmi les multiples expériences sonores menées par Givert entre les années 1950 et le début du xxie siècle, on peut distinguer la première époque durant laquelle, en compagnie de ses amis chasseurs de son, l’écrivain en herbe participait lui-même à la mise en scène sonore, comme comédien ou comme monteur, des deuxième et troisième phases – l’une de 1981 à 1995, l’autre peu après et jusqu’au début de notre siècle - durant lesquelles l’écrivain confirmé se contente alors d’écrire des textes qu’il donne, dans un premier temps, à cinq radios publiques (ce sont des écrits dramatiques), dans un second, au centre de production de la rtbf Mons (ce sont alors des textes narratifs). Au cours de ces deux dernières phases, il n’intervient pas dans le passage du texte écrit au texte dit, semblant accorder sa confiance aux professionnels chargés de cette transposition. Les productions sonores se révèlent en effet particulièrement fidèles aux textes écrits.

  • 28 Un seul exemple  : la wdr, en 1961, offre 4 000 Deutsche Mark à un auteur débutant pour une diffu (...)
  • 29 Une telle étude nécessiterait de consulter le dossier financier détenu depuis la mort de Clémenti (...)

34Les archives de Givert laissent penser qu’il tirait l’essentiel de ses revenus d’écrivain de ses productions radiophoniques  : les chaînes publiques «  paient bien28  ». Mon hypothèse est qu’il finançait ainsi, entre autres, l’impression de ses nombreux recueils de poèmes publiés à compte d’auteur29.

35Quel but poursuivait donc Givert dans son écriture  ? Échapper à ses divers enfermements, sans doute (écrire pour les ondes était aussi, probablement, une façon d’échapper à l’espace restrictif du livre). Mais plus essentiellement, écoutons ce qu’il confiait à Jacques Bourlez en 1982  :

  • 30 Bourlez (Jacques), Entretien avec Yvon Givert, op. cit.

36À mon avis, ce qui me fait écrire, ce n’est rien de plus que de lutter contre la mort30.

37«  Lutter contre la mort…  » Après un long combat contre le cancer, le «  voyageur immobile  » dut rendre les armes le 6 mars 2005, laissant à ses amis le soin de raviver la flamme de ce poète inconnu bien que nommé  : Yvon Givert, étrange fruit de notre «  Silicose Valley  »… le Borinage.

Haut de page

Notes

1 Givert (Yvon), Le Neveu d’Einstein, Carnières-Morlanwelz, Émile Lansman, coll. Théâtre en Tête, 1990.

2 Givert (Yvon), Le Voyage immobile et autres poèmes, préface de Daniel Charneux, Châtelineau, Le Taillis Pré, coll. Ha !, 2019, p. 8-9.

3 Bourlez (Jacques), Entretien avec Yvon Givert, Rencontre (émission radiophonique), 26 février 1982, aml, dossier MLPJ 00129.

4 Association des Écrivains Belges de Langue Française, Répertoire du Centenaire, Hamme-Mille, Éd. de la Page, 2002, p. 176.

5 Givert (Yvon), Le Voyage immobile et autres poèmes, op. cit., p. 9.

6 Bourlez (Jacques), Entretien avec Yvon Givert, op. cit.

7 Témoignage oral de Clémentine Vitou, interrogée par Daniel Charneux pour la réédition du Voyage immobile.

8 Givert (Yvon), Le Voyage immobile et autres poèmes, op. cit., p. 9-12.

9 http://www.lescilsduveilleur.be/z-chrono-biogr.html

10 Le GABES est né en 1952. La Revue bimestrielle du gabes s’appelait Un fil à la patte. Cette expression imagée renvoyait à la dépendance du chasseur de son vis-à-vis du fil qui reliait micro et magnétophone.

11 Jean Thévenot (1916-1983), journaliste français, passionné du micro et du son, fait ses débuts à la radio en 1935. À la Libération, il devient secrétaire général de la Radio française et anime les Chasseurs de son des Radio-clubs dans la série d’émissions C’était la France. Il réalisera plus tard la célèbre émission télévisée Les Sentiers du Monde.

12 Roland Maury m’a transmis ces deux précieux documents  : un tapuscrit et deux captations sonores numérisées. Qu’il en soit ici remercié  : ils sont introuvables ailleurs.

13 La Westdeutscher Rundfunk, basée à Cologne. Il s’agit du service public audiovisuel de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie.

14 En témoignent deux lettres à l’auteur datées du 11 juillet (de la sacd) et du 19 juillet (de la wdr), conservées aux aml dans le fonds Givert sous la référence ML 12142/8.

15 On pourrait se demander s’il s’agit ici de commandes ou, au contraire, de propositions de Givert. Il s’agit plus que probablement de propositions. En effet, sauf exception, il écrit en «  coulée continue  », sans savoir si ses écrits trouveront preneur, puis il adresse ses textes à des éditeurs ou des chaînes de radio - démarche facilitée au bout de quelques réussites  : il est alors connu, voire reconnu. La diffusion de ces textes sur plusieurs médias me paraît conforter cette hypothèse. De même, en 1961, il était totalement inconnu lorsque son Voleur médecin est diffusé par la brt et la wdr. Il ne peut évidemment s’agir alors d’une commande.

16 Six autres dramatiques sont archivées aux aml dans le fonds Yvon Givert sur des cassettes audio qui n’ont pas été numérisées à ce jour. Ce sont Le Crocodile, Mezza Voce, Deux pas dans le vide avec des baskets, Un Frelon dans l’oreille, After Shave et L’Âme du Violon.

17 La pièce est référencée dans les collections de l’ina sous le numéro de notice PHD98032925. Le texte (tapuscrit) figure en deux exemplaires dans le fonds Yvon Givert des aml sous les références ML 14356/0001 et ML 14356/0002. Sa durée est d’une heure.

18 Un thème récurrent chez Givert est celui de l’usure, de la laideur, du vulgaire qui prennent la place du neuf, du beau, du noble.

19 Yvon Givert mérite, me semble-t-il, ce néologisme.

20 Il n’existe malheureusement aucune captation de la version scénique donnée au Rideau de Bruxelles en 1982.

21 Une nouvelle tirée du recueil N’aboie plus, Arthur, la lune est malade, Bruxelles, Jacques Antoine, 1987.

22 Dans Givert (Yvon), Un billet pour l’Australie, Avin, Luce Wilquin, 1995.

23 Ibid.

24 Dans Givert (Yvon), L’Éphèbe et les Femmes nues, Namur, Éd. de l’Acanthe, 2001.

25 Givert (Yvon), Rosa ou comment aborder l’an 2000 en toute sérénité, Marche-en-Famenne, Chouette Province, Service du Livre Luxembourgeois, coll. Fantastique, 1999.

26 Voir les notes 21 à 24.

27 Compagnie théâtrale fondée par le couple Thibeau-Rak, installée à Élouges en 1986 dans une maison pourvue d’une grange transformée en salle de spectacle.

28 Un seul exemple  : la wdr, en 1961, offre 4 000 Deutsche Mark à un auteur débutant pour une diffusion de son Voleur médecin. Plus de 2 000 euros, soit une somme considérable pour l’époque  ! En témoigne la lettre conservée aux aml dans le fonds Givert sous la référence ML 12142/8.

29 Une telle étude nécessiterait de consulter le dossier financier détenu depuis la mort de Clémentine Vitou, veuve de l’auteur, par Marc Ochinsky, héritier des droits moraux afférents à l’œuvre de Givert.

30 Bourlez (Jacques), Entretien avec Yvon Givert, op. cit.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Daniel Charneux, « Yvon Givert (1926-2005)  : un demi-siècle d’expériences sonores »Textyles, 65 | 2023, 113-124.

Référence électronique

Daniel Charneux, « Yvon Givert (1926-2005)  : un demi-siècle d’expériences sonores »Textyles [En ligne], 65 | 2023, mis en ligne le 31 décembre 2023, consulté le 08 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/6506 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/textyles.6506

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search