Légendes, intrigues et médisances autour des « archidupes » ou comment la littérature supplée « l’Histoire »
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1Légendes, intrigues et médisances autour des « archidupes », paru en 2020 chez P.I.E. Peter Lang, est le résultat d’une impressionnante enquête philologique menée dans une septantaine d’ouvrages historiques et littéraires consacrés au couple formé par Charlotte de Saxe-Cobourg-Gotha, princesse de Belgique et Maximilien de Habsbourg, archiduc d’Autriche. À la lecture, le couple, qui a occupé entre 1864 et 1867 le trône d’un éphémère empire mexicain, apparaît tel le réceptacle des fantasmes, des inconsistances et des cruautés d’une époque : image que le titre transmet parfaitement d’entrée de jeu.
Légendes, intrigues et médisances autour des « archidupes »
2Reconstruite à partir des textes qui leur ont été dédiés – en langue française et, pour quelques-uns, en espagnol – depuis la fin tragique de leur aventure mexicaine, la vie des deux protagonistes nous est contée sous la forme contrastée de deux récits : l’un historique, basé sur des études historiographiques, l’autre littéraire composé à partir des œuvres littéraires de ce vaste corpus. Cette division est présente dans chacun des six chapitres de l’ouvrage, qui retracent, par étapes chronologiques, la biographie de Maximilien et de Charlotte depuis leur mariage de 1857 et leur séjour en Italie du Nord, en passant par leur règne mexicain, jusqu’à l’exécution de l’Empereur en juin 1867 par les troupes républicaines de Benito Juárez et les soixante années de folie plus ou moins marquée de l’Impératrice cloîtrée en Autriche puis en Belgique.
3Cette forme claire, mais que l’on devine très contraignante vu la nature hétéroclite du corpus, dévoile paradoxalement la difficulté du projet d’une partition sans ambages entre ce qui relève du fait historique ou de la fiction. L’intérêt de l’ouvrage est justement là. Plutôt qu’un « récit historique », nous nous retrouvons face à plusieurs récits d’historien compilés en un seul texte, autant de miroirs se renvoyant les uns aux autres l’image redondante, déformante ou critique d’une vie impossible à appréhender d’un seul coup d’œil. Plutôt qu’un « récit fictionnel », nous avons affaire à une profusion d’intrigues romanesques (et dramatiques) aux discours proté-iformes et entre-mêlés, condensées en un tout à multiples facettes, qui explore les possibles les plus terre à terre comme les plus inattendus.
4Nous est dévoilé de la sorte, d’une part, dans les chapitres « historiques », un couple princier frappé par la grâce mais qui échoue tragiquement : issus de deux familles impériales majeures, Charlotte et Maximilien ne sont pas censés régner, mais se retrouvent empereurs du Mexique par un concours de circonstances où les projets d’expansion de Louis-Napoléon et des pouvoirs européens, les rivalités personnelles et dynastiques (notamment avec le couple impérial autrichien, François-Joseph et Elizabeth) et leurs ambitions personnelles jouent un rôle certain, sans qu’on puisse pour autant identifier celles qui prévalent. Incapable de conserver le pouvoir (au Mexique comme en Italie du Nord où ils sont d’abord dépêchés par la couronne autrichienne), le couple se révèle de surcroît inapte à satisfaire aux exigences dynastiques (il n’a pas d’héritiers) pour des raisons qui divisent encore les historiens. Nous apparaît, d’autre part, dans les chapitres relevant de la fiction, un couple fantasmatique et fantasmé, nimbé d’une aura particulière où la beauté et le charme se joignent à l’intelligence et à l’ambition, et évoluant – sous le signe conjoint de l’intrigue et du secret impérial – entre les écueils pluriels d’une inaptitude à exercer le pouvoir (fait véridique ou produit des pressions et manigances externes) et d’une sexualité douteuse (puisqu’inefficace dans la perspective dynastique et se déclinant sous les formes les plus diverses : amour fou, mariage non-consommé, maladie vénérienne, homosexualité, infidélités, enfantement clandestin).
5Au demeurant, le livre d’André Bénit prend l’allure d’une foisonnante collection critique de solutions littéraires aux nombreuses questions que l’histoire officielle laisse sans réponse. Une lecture nécessairement distanciée du résultat est appelée par la présence, à la fin de chaque chapitre, d’une partie nommée « Réflexions », à vrai dire un récapitulatif du chapitre censé, si l’on en croit la préface, mobiliser l’esprit critique du lecteur qui est ainsi invité à participer activement à l’ouvrage.
6Cela dit, condenser en un récit linéaire, soit-il historique ou fictionnel, les trames de plusieurs dizaines de textes n’est envisageable sans une certaine violence envers l’intégrité de propos des textes du corpus. D’où le choix, nous indique l’auteur dans la même préface, de reproduire des fragments souvent longs des œuvres en question – avec le corollaire, ajoutons-nous, d’un passage parfois abrupt du propos d’une œuvre à l’autre.
7On aurait souhaité par ailleurs plus de cohérence dans l’accord entre les documents exploités et les parties traitées : citer dans la partie « récit historique » de larges extraits d’un roman catalogué dans l’introduction de « conte historico-fabuleux » (L’impératrice des adieux de Robert Goffin) n’est pas pour faciliter l’adhésion du lecteur. Une critique historique – justement – de certains ouvrages du corpus aurait pu rendre certains partis pris de l’auteur plus transparents. La bibliographie – impressionnante, je l’ai déjà noté, et regroupée en fin d’ouvrage – aurait pu être le moment d’une telle mise au point. Une séparation nette des ouvrages historiques et littéraires, selon des critères énoncés clairement, y aurait été la bienvenue. Même si, à la lumière de ce qui a été énoncé précédemment, une catégorie intermédiaire, entre histoire et fiction, aurait sans doute été nécessaire.
« L’Europe chancelante »1 et la question de « l’Histoire »
- 1 Le mot est tiré d’un extrait du journal intime de Maximilien. Cité à la page 32.
- 2 Anheim (Étienne) et Lilti (Antoine), « Introduction », dans Annales. Histoire, Sciences Sociales(...)
8Dans son éclairante postface, Marc Quaghebeur remarque, non sans raison mais de manière tout de même étonnante, que « [l]es questions historiques ne constituent pas le cœur des préoccupations des textes mis en perspective par le livre d’André Bénit » (p. 430) – puisqu’il est centré sur les figures des « archidupes ». Ceci dit, l’importance donnée par l’ouvrage à la « construction » d’un récit et la primauté structurelle accordée au « récit historique » ne sont pas sans renvoyer au rôle que joue la mise en narration dans le mode de véridiction historique chez Paul Ricœur dans Temps et récit (1983-1985) et La mémoire, l’histoire, l’oubli (2000) ou, déjà, dans Comment on écrit l’histoire de Paul Veyne (1971) et L’écriture de l’histoire (1975) de Michel de Certeau. Je dirais donc, pour ma part, avec les mots des éditeurs d’un important numéro de la revue Annales, qu’« il ne s’agit pas d’opposer la fiction et l’histoire autour de la représentation de la réalité empirique des faits passés, mais plutôt de montrer comment la littérature permet de penser l’historicité de l’expérience humaine dans son rapport au temps, à l’attente, à la guerre ou à la mort »2. Si les questions historiques ne sont pas au centre de l’ouvrage qui nous occupe, elles pourraient y trouver leur place pour autant que les textes (et les récits) soient examinés avec d’autres lunettes. J’en arrive, on le sent, au rôle critique du lecteur. En réponse à l’invitation faite par André Bénit (p. 18), j’ose avancer, en extrapolant, une autre lecture possible de ces « histoires » en miroir, qu’il a (re)composées avec grand soin. Le bref détour par le volet germanique du corpus, auquel son livre fait allusion (en note) mais qu’il n’exploite pas, me servira à asseoir la légitimité de ma lecture.
9Pour atteindre à l’histoire, le récit composite de l’éphémère couple impérial du Mexique devrait être interrogé non seulement sous l’angle des rapports entre fiction et historiographie, mais également sous celui du rapport d’une époque – celle de la seconde moitié du xixe siècle en Europe – à ce qu’elle définit comme « l’Histoire » (avec majuscule). Le grand moment épistémologique dont participent Veyne, de Certeau et Ricœur surgit justement d’un mouvement d’opposition extrême au positivisme historique (à l’« historicisme » dans le monde germanique) qui sévit à l’époque des « archidupes ». Temps linéaire, continuité à tout-va (dynastique ou nationale) et progrès historique s’y conjuguaient au droit absolu de disposer de la vérité du passé. La biographe de Charlotte, Mia Kerckvoorde, citée par André Bénit, y fait justement référence en ces termes : « le xixe siècle a souvent fait violence à l’histoire » et « l’épopée mexicaine n’a pas échappé à ce phénomène » : « là aussi elle a cherché les responsabilités où elles n’étaient pas » (p. 288).
10Lu sous cet angle, le récit tragique de Maximilien et Charlotte devient une parabole du rapport ambigu que les sociétés ouest-européennes entretiennent avec leur « Histoire » au siècle du progrès (et) des nations. Certes, s’ils sont appelés « Archidupes », c’est tout d’abord parce qu’ils abandonnent leurs prérogatives princières pour s’engager dans une aventure à l’issue très incertaine, ensuite parce qu’ils sont tenus responsables de l’échec d’une entreprise dont ils ne sont pas les initiateurs. Mais s’ils paient le prix le plus fort selon l’idéal princier européen, à savoir leur « place dans l’Histoire », c’est qu’ils sont jugés coupables d’avoir, malgré eux, fait éclater au grand jour le fait que cet imaginaire historique impérial avance désormais à découvert. Que les Empereurs (du vieux continent) sont nus, en quelque sorte.
- 3 Le Goff (Jacques) et Nora (Pierre), « Présentation », dans Jacques LE GOFF et Pierre NORA (dir.) (...)
11Cette même image sert à Michel de Certeau pour illustrer le renouvellement radical qu’apporte « l’histoire nouvelle »3 des années 1970. Or, le point nodal de cette révolution épistémologique consistait, selon lui, en la contestation d’un principe fondateur de la science historique de l’époque des « archidupes », notamment sa prétention de dire toute la vérité du monde :
- 4 De Certeau (Michel), L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard (Folio / Histoire), 1975, p. 76. (...)
Détrôné de la place où il avait été élevé par la philosophie qui, au temps des Lumières ou de l’idéalisme allemand, faisait de lui la manifestation dernière de l’Esprit du monde, le discours historiographique échange sans doute [après la Deuxième Guerre mondiale] la place du roi contre celle de l’enfant de la légende, pointant une vérité que tout le monde faisait semblant d’oublier4.
- 5 Ibidem.
12Si, dans la seconde moitié du xixe siècle, l’historiographie n’entend pas encore abandonner ses privilèges royaux, le littéraire investit d’ores et déjà les fissures de cette construction particulière du passé. Qu’il puisse le faire n’est pas étonnant puisque, ajoute tout de suite de Certeau, « [t]elle est aussi la position du mythe, réservé à la fête qui ouvre dans le travail la parenthèse d’une vérité »5.
- 6 Covo (Jacqueline), « L’image de Juárez dans la presse française à l’époque de l’intervention au (...)
- 7 Aux empires autrichien et français et à la Belgique, futur empire colonial, il faudrait sans dou (...)
- 8 Cité par Covo (Jacqueline), op. cit., p. 389. Je souligne.
- 9 P. 149. Cité dans Idem, p. 394. Je souligne.
13Avec l’Empire du Mexique, nous sommes de fait à un moment où le paradigme historique en vigueur est démenti par l’histoire en marche. Juárez – lire « l’Indien, le sauvage, l’assassin »6 – terrasse le Prince, cet envoyé de l’Europe, héritier de deux, voire trois lignées impériales, appuyé militairement par deux empires et un troisième en devenir7, bénéficiant de la bénédiction du Pape et de tous les avantages d’une civilisation en pleine expansion industrielle et technologique. Le Monde du 11 août 1867 exprime de la façon la plus claire l’importance et la charge émotionnelle de l’évènement : Juárez est « un sauvage qui n’a pas craint de jeter comme un défi la tête d’un empereur aux souverains de l’Europe »8. Les protestations indignées de Maximilian et de Charlotte mis face à l’inévitable défaite montrent non seulement que ce qui advient est incompréhensible selon leur vision du monde et de l’histoire, mais que leur stupeur – comme l’entreprise elle-même – revêt une dimension européenne. Charlotte, dans la réponse à une lettre de condoléances citée à la page 363, n’écrit-elle pas que Maximilien avait succombé au Mexique seulement « après que l’Europe qui l’y avait conduit l’eut abandonné » ? Si toute la presse européenne relaie l’information sur le rapatriement du corps de l’Empereur défunt (p. 358), c’est que l’Europe entière est en stupéfaction devant cet échec. Cependant, l’impossibilité de juger Juárez, symbole même du revers mexicain, avec les œillères européennes de l’époque est soulignée par une autre chronique de La Revue contemporaine (juillet-août 1867) : « qui voudra le juger, s’il veut être juste, devra oublier l’Europe, pour ne plus voir que les horizons tourmentés du Mexique »9. Les commentaires ironiques de la narratrice, dans le roman Un voyage avec Carlota : au cœur de la folie (2009) de Blanche Coudurier, vont dans ce sens : « On est plus en Europe. Au Mexique, il y va d’une autre chanson » (cité à la p. 97).
14L’édifice se délite, « de l’histoire une et de l’humanité une » (Ricœur), de cette « Histoire » et de ce monde dont les prémisses sont à chercher dans le premier empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais, celui de Charles V de Habsbourg.
« L’Histoire » en crise
- 10 De Certeau (Michel), op. cit., p. 20-21.
- 11 Idem, p. 21.
15Marc Quaghebeur a raison, qui affirme que « les deux partenaires de l’éphémère couple impérial n’ont pas marqué foncièrement l’Histoire de leur siècle » et que « [c]e sont les imaginations qu’ils ont frappées » (p. 427). Si les protagonistes de la mésaventure mexicaine ne trouvent pas de place à eux dans l’histoire du monde telle qu’elle est racontée par l’Europe, c’est que depuis Machiavel et Guichardin, l’histoire y est « faite » par le Prince et racontée par « ses » historiens. Dans L’écriture de l’histoire, Michel de Certeau affirme plus exactement que si le Prince « fait l’histoire », l’historien « fait de l’histoire »10. La « place » privilégiée d’où s’autorise la parole de ce dernier en est une « où doivent s’accorder, pour l’“utilité” de l’État et “le bien public” la vérité de la lettre et l’efficace du pouvoir »11. Or, ici, puisque c’est le « sauvage » qui fait « l’Histoire », les historiens du Prince n’ont ni les outils ni la liberté de (se) saisir (de) ce récit. Lorsque l’histoire ne se fait pas, lorsqu’elle ne peut plus se faire selon les codes établis, le littéraire, tout à sa contemplation des possibles, prend toute la place.
16L’ouvrage d’André Bénit donne à voir nettement l’impasse : à travers Benito Juárez, président du Mexique, et le couple impérial envoyé d’Europe, des visions différentes de l’histoire se font face – et c’est la « mauvaise » qui est consacrée par les évènements ! Il y va certes de l’opposition entre les vues républicaines et monarchistes, question qui divise la France – et l’Europe – tout au long du xixe siècle : le droit des Peuples à disposer d’eux-mêmes nie l’idée, professée encore par Maximilien devant le peloton (p. 297), qu’il revient aux Princes d’en fonder le bonheur. Mais il y a plus. « Le terrible jugement de l’Histoire » brandi par Juárez, en avertissement, dans la lettre qui accueille Maximilien à son débarquement à Veracruz (p. 92) n’a rien en commun avec « la sentence de l’Histoire » qu’évoque ce dernier dans son échange avec le général Escobedo quelques jours avant son exécution (p. 287). Alors que le premier renvoie au jugement d’une postérité impartiale qui verra les torts du spoliateur européen, l’autre y affirme – comme une obligation et un fardeau certes, mais tout de même – le droit de gouverner donné par une appartenance dynastique glorieuse. Selon cette même logique, qui tourne à vide dans le contexte mexicain, Charlotte se rend au Sanctuaire de Santa María de Guadalupe convaincue que c’est là « un hommage rendu à la protectrice des Indiens par un descendant de Charles Quint, près de s’asseoir sur le trône de Montezuma » (p. 93).
17Tant et si bien qu’aux deux raisons avancées par André Bénit pour expliquer la fascination extraordinaire que suscitent les « archidupes », à savoir, d’une part, la nature romanesque de leur vie et leur destinée tragique et, d’autre part, les innombrables questions laissées sans réponse par l’Histoire, il faudrait en ajouter une troisième ayant trait à la dimension européenne de leur mésaventure et au rôle de « l’Histoire » dans nos sociétés, à l’époque des faits comme par la suite.
18Il serait malaisé, aujourd’hui, de minimiser le rôle historique des souverains du Mexique : relégués aux oubliettes d’une « Histoire » portée par l’idéal de conquête, ils le furent entre autres parce qu’ils incarnaient l’échec de cette « Histoire » même. Dans les faits, l’issue de l’entreprise mexicaine influença de façon radicale la politique coloniale de l’Europe. Le tournant est majeur et les « Archidupes » en sont des marqueurs. On peut affirmer sans se tromper que, si l’Europe continue à faire l’histoire du monde (en Afrique, notamment) après l’exécution de Maximilien, dans le Nouveau Monde, l’histoire se fait désormais malgré l’Europe.
19En effet, le fiasco mexicain, vécu comme une tragédie à l’échelle européenne, signe clairement, après plus de trois siècles de domination, la fin des prétentions hégémoniques du vieux continent aux Amériques. L’ambition contrariée du couple princier est à l’image des prétentions impériales de l’Europe de son temps, à commencer par celles des figures les plus en vue comme Louis Napoléon et la reine Victoria. Alors que Maximilien de Habsbourg, qui s’était déjà rêvé Empereur du Brésil, finit par s’embarquer pour le Mexique, son beau-père Léopold de Belgique rêve également, depuis un moment déjà, d’une colonie, l’une des pistes étant justement l’Amérique centrale. Si, avec le nom, il lègue à son fils son rêve colonial, l’empire de Léopold II ne se fera pas en terres américaines. De sorte que les mots de la princesse Bibesco, censés s’appliquer aux deux protagonistes de l’Empire mexicain, se font l’écho du sentiment général des grands souverains européens d’être à l’étroit chez eux : « ce vieux continent » semble « trop petit pour contenir [leur] destin » (p. 87). La démesure de cette ambition ressentie comme légitime donne une idée de l’étonnement que provoqua l’échec de sa réalisation en terre mexicaine. L’imaginaire historique de l’époque, acquis à l’idée de la supériorité culturelle et militaire de l’Europe (et de ses Princes), ne peut digérer le revers. Il est maquillé en « martyre » et enterré : à son arrivée à Vienne, la dépouille de l’« Archidupe » a droit à des funérailles héroïques et impériales. Il est tenu pour absurde, insensé, impossible et voué aux oubliettes : Charlotte – folle, gardée sous scellés à Miramar, puis à Tervueren et à Bouchout – devient le symbole d’une histoire qui déraille et que l’on doit taire. Sur une autre note, l’obsession de l’historiographie du temps pour la sexualité du couple et les nombreuses hypothèses explicatives de son infertilité (homosexualité, maladie vénérienne, malformation, etc.) recoupent, bien sûr, la question dynastique, mais permettent en même temps d’occulter les véritables questions historiennes comme, par exemple, la pertinence d’une intervention au Mexique, l’adéquation des mesures politiques et sociales prises par l’Empereur, etc.
- 12 Il est vrai que l’Empire autrichien venait de perdre, en 1866 justement, avec Venise, l’essentie (...)
20Les prétentions hégémoniques des États européens en déni porteront désormais, avec les conséquences que l’on sait, sur le territoire « encore inexploré » de l’Afrique. Ce changement de cap s’illustre à la Conférence de Berlin (1884-1885) – réitération obscène du traité qui, à Tordesillas en 1494, avait décidé du découpage du continent américain (et du monde) avant même que d’en connaître le contour. À Berlin, où les toutes les puissances européennes sont réunies (aux côtés, pour la première fois, des États-Unis), Léopold II de Belgique, le frère de Charlotte, jouera magistralement ses cartes, depuis Bruxelles, et obtiendra un empire personnel quatre-vingt fois plus grand que le pays dont il est le roi (comparable par sa taille au Mexique, mais plus grand tout de même). Le frère de Maximilien, l’empereur François-Joseph, n’en fera pas autant. La mésaventure mexicaine joua-t-elle dans ces développements historiques ? Sans doute. Mais comment et à quel point ?12
21Toujours est-il que l’Europe chancelle et son « l’Histoire » est en crise. La représentation qu’on en a tout au long du siècle et qui préside à sa naissance en tant que science humaine se heurte aux faits qu’elle est censée enregistrer et aux lectures multiples qu’on peut en faire. Dans un des tout derniers paragraphes de son ouvrage, André Bénit en réfère au romancier mexicain Fernando del Paso, auteur de Noticias del Imperio (1987), pour justement conclure que :
la dernière page sur l’empire et les souverains du Mexique, celle qui idéalement contiendrait ce « Jugement de l’Histoire » […] dont parlait Benito Juárez, ne fut jamais écrite, non seulement parce que la folie de l’histoire ne prit pas fin avec Charlotte, mais aussi parce qu’à défaut d’une vraie, impossible et, en dernière instance, indésirable « Histoire Universelle », il existe de nombreuses histoires non seulement particulières mais également changeantes selon les perspectives de temps et d’espace à partir desquelles elles ont été « écrites » (p. 420).
Nécessité du littéraire. Détour par le corpus de langue allemande
22Comme en France et en Belgique, dans le monde de langue allemande et dans les territoires de l’Autriche-Hongrie, le sort de Maximilien, archiduc et prince impérial – et dans une moindre mesure celui de Charlotte – a fortement marqué les esprits. Il y avait de quoi, puisque les citoyens de l’empire des Habsbourg avaient contribué corps et âme à l’entreprise. Plus de 6 500 hommes s’étaient enrôlés dans le Österreichische Freiwilligenkorps in Mexiko, le Corps des volontaires (pendant autrichien des Corps expéditionnaires belge et français) qui, réuni dans la ville de Ljubljana, embarqua à Trieste pour le Mexique, de novembre 1864 à mars 1865. La série de bandes dessinées Meksikajnarji [Les Mexicains, 2006-2016, cinq albums] publiée ces dernières années dans la capitale slovène par Zoran Smiljanić et Marijan Pušavec, est justement dédiée à ces volontaires.
23Depuis le tournant du xxie siècle en effet, l’intérêt des historiens (surtout) de langue allemande pour le couple impérial est manifeste. En 2000 justement, Konrad Ratz publie à Vienne une collection des lettres privées échangées par les deux souverains : « Vor Sehnsucht nach dir vergehend » : der private Briefwechsel zwischen Maximilian von Mexiko und seiner Frau Charlotte [« De manque pour toi je me fane » : la correspondance privée de Maximilien de Mexique et sa femme Charlotte]. Johann G. Lughofer publie en 2002 Des Kaisers neues Leben. Der Fall Maximilian von Mexiko [La nouvelle vie de l’Empereur. La chute de Maximilien du Mexique], enquête historique sur les traces d’un mythe qui voudrait que Maximilien ait survécu à son exécution et continué sa vie quelque part en Amérique du Sud. En 2008, à Munich, paraît Charlotte von Mexiko, ouvrage de l’historienne Erika Bestenreiner, l’un des seuls en allemand à s’intéresser à la figure de l’impératrice. Toujours en 2008 voit le jour Für Kaiser Max nach Mexiko [Pour l’Empereur Max au Mexique], étude historique consacrée au corps des volontaires autrichiens envoyé au Mexique. Ferdinand Anders publie à Graz, en 2009, une « vie et œuvre » de l’empereur intitulée Von Schönbrunn und Miramar nach Mexiko [De Schönbrunn et Miramar vers le Mexique] alors que l’association culturelle du Château de Schönbrunn fait paraître un Maximilian von Mexiko en 2013. David Pruonto publie en 2016 Das Mexikanische Kaiserreich [L’Empire mexicain], tandis qu’en 2018 paraît Das zweite Mexikanische Kaiserreich zwischen 1863 und 1867 [Le deuxième Empire mexicain entre 1863 et 1867], ouvrage signé par Thomas Reck, qui étudie « l’influence de l’empereur Maximilien I du Mexique sur la culture, la politique, la science, l’éducation et l’architecture ».
24Cette liste n’est bien évidemment pas exhaustive et un tel engouement ne doit pas surprendre. Une brève recherche dans le catalogue de la Bibliothèque Nationale autrichienne révèle que le sujet a toujours intéressé, bien que ce soit avant tout les littéraires qui s’en étaient emparés. Comme dans le corpus exploré par André Bénit, mais avec une prédilection marquée pour la figure de l’Archiduc. Au lendemain de l’exécution de Maximilien en juin 1867, au moins deux longs poèmes lui sont dédiés – par des Croates. Janko Ćipiko publie l’année même, à Split, « un poème triste » en langue croate, Smrt Maximiana [La Mort de Maximilien]. Une ode, en langue allemande cette fois, due au poète zagrébois Georg Simanitsch (ou Jurai Simanić) et intitulée Maximilian I. Kaiser von Mexiko : Ode paraît en 1868. Johannes Scherr, historien de la culture et écrivain allemand, donne la même année le roman Das Trauerspiel in Mexiko [La tragédie au Mexique].
25Ce qu’on appelle désormais « la tragédie du Mexique » inspire les dramaturges. Entre 1882 et 1942, on compte au moins quatre drames différents portant quasiment le même titre : celui de l’Empereur. Hans Lübeck, Maximilian von Mexiko : Trauerspiel in fünf Akten (1882) ; Ferdinand Wildermann, Kaiser Maximilian von Mexiko. Trauerspiel in 3 Akten mit 1 Vorspiele (1893) ; Adelheid Haselsberger, Maximilian I., Kaiser von Mexiko. Drama in 5 Akten (1909) ; Fritz Helke, Maximilian von Mexiko : ein Schauspiel in neun Bildern (1942). L’importance de ce corpus dramatique est telle qu’Oskar Pausch, philologue et directeur du Musée du Théâtre autrichien, lui dédie en 1991 une étude critique : Maximilian von Mexiko : Theater und Politik.
26Le plus intéressant sans doute, pour cette première période, c’est toutefois la place et la valeur que prend l’évocation du second empire mexicain dans la culture populaire. Et cela très tôt après les faits. Ainsi, Friedrich Gerstäcker (1814-1872), voyageur allemand ayant séjourné aux Amériques et notamment en terre mexicaine, auteur de romans d’aventures à grand succès, publie en 1870 en volume (après publication, une année plus tôt, dans la presse viennoise) un roman intitulé In Mexiko [Au Mexique] inspiré d’un supposé périple au pays quelques mois après la mort de l’empereur Maximilien. Passant d’abord pour un récit de voyage, puis présenté comme un roman historique, se proposant cependant de dépeindre la société et la vie au Mexique sous l’Empire, le texte, picaresque, aux accents ethnographiques, se refuse à toute catégorisation générique. Très critique envers la soldatesque française sur les sévices de laquelle il s’ouvre, mais aussi envers les représentants locaux de l’Église catholique, le roman montre en Maximilien un souverain éclairé, animé de grandes idées réformatrices, mais incapable de comprendre le fonctionnement d’une société et d’un monde avec lequel il résonne mais qui lui échappe. Sensible à la dimension européenne de l’Empire, Friedrich Gerstäcker fait figurer sur la Plaza de armas, place centrale des villes mexicaines, parmi les Indiens, les Métisses, les Espagnols, des « soldats français, allemands, belges et d’innombrables langues, tantôt indien, tantôt hongrois, slovaque, tchèque, allemand, français, anglais, flamand ou espagnol ».
- 13 Équivalent, au xixe siècle allemand, du « roman populaire » en France, du penny dreadful britann (...)
- 14 Pour la place de Maximilien dans les ouvrages de Friedrich Gerstäcker et Karl May, ces quelques (...)
27En s’inspirant de l’exemple de Gerstäcker, Karl May (1842-1912), romancier allemand dont les romans comptent aujourd’hui encore parmi les plus vendus au monde, fait sa renommée et la fortune de son éditeur grâce à un roman situé en partie au Mexique qui joue, pour les besoins de son intrigue, de l’opposition entre Maximilien et Benito Juárez. Il s’agit du premier des Kolportageromane13 de May, paru entre 1882 et 1884 sous le pseudonyme Capitaine Ramon Diaz de la Escosura : Waldroschen oder Die Rächerjagd rund um die Erde [La Rose des Bois ou la Chasse vengeresse autour du Monde]. Dans son livre, un roman d’aventures qui fait très peu dans la nuance, May prend de façon évidente le parti du Président Juárez dont la figure doit beaucoup, chez lui, à l’archétype du Bon Sauvage. Alors que les Français sont dépeints en envahisseurs violents et immoraux et que Maximilien se retrouve dans la position de l’idéaliste berné, les personnages allemands sont décrits plutôt positivement. L’écrivain, qui a peu voyagé et n’a du Mexique qu’une connaissance livresque, mise en effet sur le souvenir de la guerre franco-allemande, encore vif chez ses lecteurs, pour susciter de la sympathie envers la cause des Mexicains. Combat pour la liberté, victoire contre l’envahisseur français, idéal national brandi bien haut : en racontant la résistance glorieuse du Mexique aux prétentions de la France de Louis Napoléon, Karl May chante le triomphe de l’Allemagne, unifiée sous Bismarck, contre le Second Empire14. La correspondance est cependant fallacieuse. Trois ans après la parution de ce roman, à la Conférence de Berlin, le nouvel Empire allemand présidera au découpage du monde africain prouvant de la sorte son ancrage dans le même imaginaire historique qui avait donné naissance à l’Empire mexicain.
28Qu’à cela ne tienne : par ses clichés, le roman de Karl May permet de poser clairement un constat paradoxal qui s’applique non seulement aux autres écrits en langue allemande que je viens de passer en revue mais également à l’ensemble du corpus analysé par André Bénit dans Légendes, intrigues et médisances autour des « archidupes » : pour s’intéresser à deux souverains du Mexique, ces ouvrages, qu’ils soient historiques ou littéraires, en disent peu sur le pays en question et beaucoup du vieux continent. De ses chimères, de ses rivalités internes, de ses hantises. Car, si Charlotte et Maximilien continuent de fasciner, en Belgique et en France, en Allemagne comme en Slovénie et en Autriche, c’est que le récit de leur vie interroge, dans ses fondements mêmes, les structures de l’imaginaire historique européen.
29Le retour en force du Second Empire mexicain parmi les ouvrages de langue allemande au début du xxie siècle, à un moment où l’historiographie européenne redécouvre d’un œil critique les erreurs et les partis pris trompeurs de ses débuts, confirme l’importance historique de cet épisode controversé. L’ampleur et la prééminence du corpus littéraire au lendemain du fiasco ont sans doute contribué à reconsidérer la place historique de ses protagonistes. Dans un premier temps cependant, le récit, à forte valeur exemplaire et historique, est refoulé. Il n’en pouvait être autrement puisqu’il dépassait les limites conceptuelles que se donnait cette science positiviste du passé, idéologiquement et culturellement très située, que l’on nommait « l’Histoire ». Qui plus est, dans la mesure où il questionne la conception profonde des rapports entre les êtres, entre les sociétés et les cultures, dans la mesure où il répond au canevas de la tragédie classique (le conflit insoluble, la passion destructrice, la crise des valeurs, la défaite, le destin implacable, etc.), il est identifié comme éminemment littéraire. L’opposition simpliste entre réalité (histoire) et fiction (littérature) fit le reste pour le discréditer.
30Preuve d’un recadrage salutaire : ce sont justement les failles que privilégient les nouvelles études historiques en langue allemande. En publiant sa correspondance privée, redécouverte récemment, Konrad Ratz se propose, lui, d’éclairer l’intimité d’une relation de couple dont on savait peu, mais qui donna lieu à de nombreuses spéculations. Erika Bestenreiner choisit de mettre en lumière la figure de l’Impératrice, souvent boudée par l’historiographie de langue allemande. Au moins deux ouvrages explorent le quotidien des « petits » acteurs autrichiens de l’expédition mexicaine, les volontaires. Enfin et très important, alors que le rapport entre le mythe et l’histoire est au centre de l’étude de Johann G. Lughofer sur « la nouvelle vie de l’Empereur », l’étude de Thomas Reck met l’accent sur les véritables questions historiennes : l’influence politique, culturelle et sociale du règne de Maximilien au Mexique.
31Si, pour autant, tragédie il y a, elle est celle, ouest-européenne, d’une vision du monde. Si le « tragique » est de mise – le sentiment comme le genre, ainsi que le confirme le corpus théâtral belge et autrichien –, c’est que, à l’échelle de cette vie de couple princier, se joue un conflit qui écartèle l’Europe de son temps. L’histoire et le pouvoir, autant que les récits qui les fondent, y sont au centre. Cela, le livre d’André Bénit l’illustre parfaitement.
Notes
1 Le mot est tiré d’un extrait du journal intime de Maximilien. Cité à la page 32.
2 Anheim (Étienne) et Lilti (Antoine), « Introduction », dans Annales. Histoire, Sciences Sociales, n° 2, 2010 (65e année), p. 253-260. URL : https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-annales-2010-2-page-253.htm
3 Le Goff (Jacques) et Nora (Pierre), « Présentation », dans Jacques LE GOFF et Pierre NORA (dir.), Faire de l’histoire, t. I (Nouveaux problèmes), Paris, NRF-Gallimard, 1974.
4 De Certeau (Michel), L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard (Folio / Histoire), 1975, p. 76. Je souligne.
5 Ibidem.
6 Covo (Jacqueline), « L’image de Juárez dans la presse française à l’époque de l’intervention au Mexique (1862-1867) », dans Bulletin Hispanique, t. 73, n° 3-4, 1971, p. 394.
7 Aux empires autrichien et français et à la Belgique, futur empire colonial, il faudrait sans doute ajouter l’Angleterre et l’Espagne qui, suite à la Convention de Londres (1861), décident de participer à l’Intervention au Mexique qui donnera naissance au second empire mexicain.
8 Cité par Covo (Jacqueline), op. cit., p. 389. Je souligne.
9 P. 149. Cité dans Idem, p. 394. Je souligne.
10 De Certeau (Michel), op. cit., p. 20-21.
11 Idem, p. 21.
12 Il est vrai que l’Empire autrichien venait de perdre, en 1866 justement, avec Venise, l’essentiel de sa flotte ce qui aurait compliqué la donne en cas d’une nouvelle aventure outre-mer. Il est vrai aussi que l’empire avait d’autres chats à fouetter, lui qui changea de forme en 1867 – sous la pression interne, il devient Empire austro-hongrois. Ce nouvel empire obtient à Berlin, par ailleurs, quelques années avant la grande Conférence, de nouveaux territoires, dont la Bosnie-Herzégovine, sur laquelle il entendait affermir son contrôle.
13 Équivalent, au xixe siècle allemand, du « roman populaire » en France, du penny dreadful britannique, du dime novel aux États-Unis. Il doit son nom à son mode particulier de distribution : il était vendu par des colporteurs, des marchands ambulants qui faisaient du porte à porte.
14 Pour la place de Maximilien dans les ouvrages de Friedrich Gerstäcker et Karl May, ces quelques lignes doivent beaucoup à un mémoire de master écrit sous la direction de Wynfrid Kriegleder à l’Université de Vienne. En voici la référence : Pumhösel (Alois), Maximilian von Mexiko bei Friedrich Gerstäcker und Karl May, Vienne, Université de Vienne, 2005. Publié en ligne sur le site de l’université viennoise : https://www.germ.univie.ac.at/publikation/maximilian-von-mexiko-bei-friedrich-gerstaecker-und-karl-may/
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Sorin C. Stan, « Légendes, intrigues et médisances autour des « archidupes » ou comment la littérature supplée « l’Histoire » », Textyles, 64 | 2023, 131-144.
Référence électronique
Sorin C. Stan, « Légendes, intrigues et médisances autour des « archidupes » ou comment la littérature supplée « l’Histoire » », Textyles [En ligne], 64 | 2023, mis en ligne le 15 décembre 2023, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/6356 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/textyles.6356
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