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AccueilNuméros64Caroline LamarcheRouge sur fond blanc

Caroline Lamarche

Rouge sur fond blanc

Tensions et pluralité stylistiques dans l’œuvre de Caroline Lamarche1
Laurent Demoulin
p. 85-102

Texte intégral

Style insaisissable et diversité des genres

  • 1 Je tiens à remercier Laurence Boudart, Laurence Brogniez et Pierre Piret, qui ont lu avec soin c (...)

1Les lectrices et les lecteurs de l’œuvre de Caroline Lamarche s’accordent sans doute tous et toutes pour considérer que la qualité de son écriture participe pleinement au charme de ses livres. Toutefois, il n’est pas aisé de qualifier de façon précise cette écriture. La question se complique en outre si l’on songe aux très nombreux genres pratiqués par l’autrice  : nouvelles, romans fictionnels réalistes, récits autobiographiques, contes fantasmatiques, chronique familiale (et industrielle), poésie, textes radiophoniques, récits pour la jeunesse, articles d’opinion, textes dialoguant avec des œuvres plastiques ou roman graphique.

  • 2 Pour l’essentiel, les livres de ce type sont publiés à Paris par les Éditions Minuit pour les de (...)

2Dans cet article, je tenterai, dans un premier temps, d’analyser le style de la part la plus lue de l’œuvre, soit les romans, nouvelles et récits réalistes de l’autrice, qu’ils soient fictionnels ou autobiographiques2. Ensuite, dans un deuxième temps, je me demanderai si la musique des phrases et des mots de Caroline Lamarche est identique dans tous les domaines qu’elle aborde ou si, au contraire, elle module sa voix en fonction de chacun d’entre eux. Enfin, je me pencherai sur deux livres particuliers à cet égard, Le Jour du chien et Toujours l’eau, très différents l’un de l’autre, mais présentant tous deux, au niveau stylistique, un aspect polyphonique remarquable.

Un style classique  ?

  • 3 Kéchichian (Patrick), « La mort dans l’âme », dans Le Monde des Livres, 13 février 2003. Cet art (...)
  • 4 De Decker (Jacques), « La servitude d’une soumise de province, la sentimentalité d’un Hercule au (...)
  • 5 Cauwe (Lucie), dans Le Soir, 29 février 2012.
  • 6 Matthys (Francis), « Si tu cries, je te tue », dans La Libre Belgique, 6 février 2014.
  • 7 Scohier (Thibault), « Généalogie de l’écriture », dans En attendant Nadeau, 11 août 2022.

3La plupart des critiques des romans, récits ou nouvelles de Caroline Lamarche soulignent, quand ils se penchent sur son écriture, des qualités similaires  : maîtrise, simplicité, sobriété, clarté, efficacité. Ainsi, au sujet de Lettres du pays froid (2003), Patrick Kéchichian évoque «  une écriture qui ne cherche pas à contempler ses propres charmes3  ». Dans une chronique consacrée à Carnets d’une soumise de province (2004), le regretté Jacques De Decker note  : «  Son style est si calculé, si précis, qu’on pourrait parler à son propos d’une syntaxe de la séduction4.  » Lucie Cauwe, dans sa recension de La Chienne de Naha (2012), écrit  : «  En mots précis, justes, Caroline Lamarche raconte superbement le voyage au Mexique5.  » Pour Francis Matthys, dans La Mémoire de l’air (2014), l’autrice fait preuve d’une «  admirable maîtrise d’écriture6  » tandis qu’à propos de La Fin des abeilles (2022), Thibault Scohier, évoque «  des phrases fulgurantes et simples, qui semblent ramasser tout son propos en quelques mots et faire briller sa leçon7  ». Le mot «  simple  » apparaît également dans la «  Lecture  » pleine de finesse du Jour du chien que l’on doit à Daniel Arnaut  :

  • 8 Arnaut (Daniel), « Lecture », dans Lamarche (Caroline), Le Jour du chien, [Paris, Minuit, 1996], (...)

[…] l’écriture de Caroline Lamarche est essentiellement concrète. Elle s’exprime au moyen d’images simples mais fortes, chargées de sens multiples. Jamais elle ne s’égare dans l’abstraction, jamais elle ne cède à la facilité du «  discours sur  ». Chaque élément peut être lu de façon littérale ou sur le plan symbolique8.

4Toutefois, le critique prend quelque précaution quant à la notion de simplicité  :

  • 9 Ibid., p. 115. L’analyse de cette « broderie » que propose ensuite Daniel Arnaut n’est pas à pro (...)

L’impression de simplicité que [Le Jour du chien] donne est pourtant trompeuse  : il s’agit en réalité, si l’on y regarde de plus près, d’un texte d’une grande complexité, d’un «  tissu de mots  » qui a la subtilité d’une belle broderie9.

5 Toujours est-il que, dans l’ensemble, ces différentes appréciations peuvent être regroupées en un seul vocable, certes dangereusement polysémique  : l’écriture de Caroline Lamarche serait «  classique  », dans le bon sens du terme. En première approche, pareil jugement ne paraît pas absurde. Dans le même esprit, on peut souligner l’élégance d’une écriture déliée qui varie avec soin la longueur des phrases ainsi que les structures syntaxiques. Lisons l’incipit de L’Ours  :

  • 10 Lamarche (Caroline), L’Ours, Paris, Gallimard, 2000, p. 9.

Une nuit, je fais ce rêve  : je suis dans un grand lit, avec un inconnu. Sa beauté m’évoque Johan, que je n’aime plus. Nous faisons l’amour avec tristesse, sans parvenir à conclure. À notre chevet se tient une jeune femme au regard farouche, à la peau mate, aux longs cheveux noirs. Elle ne me paraît nullement soucieuse de séduire ni même d’être désirée, mais bien de regarder. Je la trouve plus belle et plus sage que moi. On me dit qu’elle est chaste10.

6 Les phrases, bien qu’elles demeurent toutes assez brèves, sont en fait de longueurs variables (entre 7 et 19 mots). Le sujet change constamment de l’une à l’autre («  […] je […] Sa beauté […] une jeune femme […] Elle […] Je […] On […]  »), ainsi que les tournures  : deux phrases s’ouvrent sur des compléments circonstanciels antéposés («  Une nuit  », «  À notre chevet  »), une sur un substantif précédé d’un possessif («  Sa beauté  ») et trois sur des pronoms personnels («  Elle  », «  Je  », «  On  »). Notons qu’il s’agit d’un livre déjà ancien, qui date de l’an 2000. Les énoncés de Dans la maison un grand cerf, paru en 2017, sont volontiers beaucoup plus amples et plus complexes – ce qui appelle à nuancer le jugement selon lequel l’écriture de Lamarche serait «  simple  ». Il n’empêche que l’élégance discrète qui consiste à varier les structures pourrait, elle aussi, être qualifiée de «  classique  ».

Degré zéro de l’écriture  ? Écriture blanche  ?

7Une seconde piste interprétative s’ouvre cependant dans la présente livraison de Textyles. En effet, dans son article «  Filiation(s) chez Ernaux et Lamarche  », Justine Muller, au-delà de la comparaison, établie de façon sagace, entre Caroline Lamarche et Annie Ernaux, renvoie à la fameuse «  écriture blanche  » d’Albert Camus dans L’Étranger, et, par ricochets, en note, au «  degré zéro de l’écriture  » théorisé par Roland Barthes. Certes, Justine Muller s’intéresse surtout à La Fin des abeilles et remarque que, dans d’autres textes, contrairement à Ernaux, Lamarche «  use des figures d’analogie  ». Il n’empêche que la piste paraît prometteuse. Empruntons-la.

  • 11 Au sujet de l’effacement partiel de Camus opéré par Barthes lors du passage des articles (notamm (...)

8Commençons par rappeler que la notion de «  degré zéro  » proposée par Barthes est bel et bien un équivalent de l’expression galvaudée d’«  écriture blanche  ». En outre, elle naît effectivement de sa lecture de L’Étranger, même si le sémioticien a gommé partiellement les traces de Camus en regroupant divers articles au moment de constituer le volume intitulé Le Degré zéro de l’écriture en 195311. Je cite un passage qui montre l’équivalence des termes  :

  • 12 Barthes (Roland), Le Degré zéro de l’écriture [1955], dans Œuvres complètes. Livres, textes, ent (...)

[…] voici une autre solution  : créer une écriture blanche, libérée de toute servitude à un ordre marqué du langage. […] Toute proportion gardée, l’écriture au degré zéro est au fond une écriture indicative, ou si l’on veut amodale. […] Il s’agit de dépasser ici la Littérature en se confiant à une sorte de langage basique, également éloigné des langages vivants et du langage littéraire proprement dit. Cette parole transparente, inaugurée par L’Étranger de Camus, accomplit un style de l’absence qui est presque une absence idéale du style  ; l’écriture se réduit alors à une sorte de mode négatif dans lequel les caractères sociaux ou mythiques d’un langage s’abolissent au profit d’un état neutre et inerte de la forme […] l’écriture neutre retrouve réellement la condition première de l’art classique  : l’instrumentalité12.

  • 13 Ibid., p. 216.
  • 14 Ibid., p. 223.
  • 15 Ibid., p. 211.

9Degré zéro de l’écriture, écriture neutre, amodale, écriture blanche, parole transparente, langage basique, absence idéale du style, instrumentalité  : ces termes et expressions, avec leur étoilement de connotations, semblent a priori aptes à qualifier le travail de Caroline Lamarche. Nous y retrouvons en tout cas l’idée d’un «  art classique  » que sous-entendaient les remarques des commentateurs relevées supra. Je vais toutefois abandonner là Roland Barthes, quoi qu’il m’en coûte, car, comme le laisse entendre, dans cet extrait, le terme «  solution  », son degré zéro est extrêmement situé historiquement. C’est une sorte de pari sur l’avenir. Il s’agit d’une issue rêvée pour sortir le roman français d’alors de la dichotomie entre l’écriture bourgeoise néoclassique et «  la désintégration du langage [qui] ne peut conduire qu’à un silence de l’écriture13  » dans la mesure où «  un chef d’œuvre moderne est impossible14  ». La première solution est la «  flaubertisation de l’écriture15  », c’est-à-dire l’exhibition du travail, et la seconde le degré zéro. Or que la modernité soit morte, toujours vivante ou renaissante, la question de son suicide prolongé ne nous sera pas d’un grand secours pour réfléchir à l’écriture de Caroline Lamarche. Retenons toutefois que le retour à l’instrumentalité classique de l’écriture blanche n’équivaut nullement à l’écriture bourgeoise néoclassique qui ne s’interroge guère sur elle-même. En effet, si j’ai employé, à l’orée de cet article, le terme «  classique  » entre guillemets, il ne signifiait nullement dans mon esprit «  réactionnaire  » ou «  néoclassique  ».

10Revenons donc à l’écriture blanche, c’est-à-dire au style de Camus dans L’Étranger.

  • 16 Philippe (Gilles), « Sur les contradictions stylistiques de L’Étranger », dans Poétique, n° 193, (...)
  • 17 Camus (Albert), L’Étranger, dans Œuvres complètes, tome I, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque (...)
  • 18 Philippe (Gilles), « Sur les contradictions stylistiques de L’Étranger », op. cit., p. 117.
  • 19 Ibid., p. 117.

11Bien entendu, des bibliothèques entières, scolaires et savantes, dans de nombreuses langues, sont consacrées à ce sujet. Par bonheur, très récemment, Gilles Philippe est revenu sur la question. Selon le stylisticien, L’Étranger contient un certain nombre de «  phrases qui dérogent au protocole rédactionnel que le roman contractualise à son ouverture16  », c’est-à-dire que le style de Camus, pluriel et ondoyant, ne s’en tient pas à la seule écriture blanche et à une simulation de l’oralité. Les structures phrastiques sont variées, des passés simples interrompent le passé composé comme le présent et des subjonctifs imparfaits le subjonctif présent  ; la construction de la négation de l’infinitif est parfois précieuse («  n’avoir pas pleuré17  ») et certains passages sont franchement lyriques  : des «  affleurements lyriques […] dérogent à la dominante d’un style “à la Hemingway18”  ». Gilles Philippe n’est pas le premier, tant s’en faut, à relever ces contradictions stylistiques  : Arland, Sartre, Ullmann les ont décrites avant lui, mais, à la différence de ceux-ci, il ne déplore pas ces écarts et ne cherche nullement à résoudre les tensions qui en résultent. Il nous invite, au contraire, «  à résister à la tentation de forcer la cohérence stylistique des textes19  ».

  • 20 Notons à cet égard, que, dans son premier article sur L’Étranger, Barthes estimait que « sur des (...)

12L’étiquette «  écriture blanche  », me semble-t-il, convient au style de Caroline Lamarche à condition d’admettre, selon l’exemple de Gilles Philippe, que les caractéristiques énumérées supra (et celles inspirées de Barthes, comme l’instrumentalité classique) entrent en tension, elles aussi, avec des élans lyriques ou des resserrements rhétoriques, qui voient le classicisme et la sobriété céder devant une densité tout à fait moderne, voire moderniste20. Le texte qui s’écoulait tranquillement, comme l’eau d’une rivière, soudain se fait tourbillon intense, aussi dense qu’un diamant dit de belle eau.

Lyrisme et tensions stylistiques

13Si la basse continue du style de Caroline Lamarche est donc peut-être à chercher du côté de l’instrumentalité classique, sur ce fond, se détachent, comme autant de solos de violon, métaphores et comparaisons. Ainsi, dans le roman autobiographique intitulé La Mémoire de l’air, peut-on lire  :

  • 21 Lamarche (Caroline), La Mémoire de l’air, Paris, Gallimard, 2014, p. 69.

Quand Davant souriait tout devenait lumineux. J’adorais son sourire, si rare qu’il en devenait aussi précieux qu’un diamant rose, surtout sur la fin, car au début un homme est gai avec la femme qu’il aime21.

14La première phrase est à la fois hyperbolique et métaphorique, même si le sens figuré de «  lumineux  » relève de la catachrèse. Quant à la comparaison qui suit dans la deuxième phrase, sa tournure est assez sophistiquée  : le sourire n’est pas simplement comparé à une pierre précieuse via un banal «  comme  ». C’est, à travers un adjectif, la rareté du sourire qui introduit, par le truchement de l’adverbe comparatif d’égalité «  aussi que  », le point de comparaison («  précieuse  ») capable de soutenir l’analogie entre le sourire et un «  diamant rose  ».

15Il ne s’agit pas d’un cas isolé. Dès Le Jour du chien, nous rencontrons des images qui se tissent pour donner lieu à de belles métaphores filées, telles que  :

  • 22 Lamarche (Caroline), Le Jour du chien, op. cit., p. 57.

[…] la fin d’un amour. Dès que cette fin s’annonce, je refuse de m’abreuver à la source qui en a fait les délices22.

  • 23 Ibid., p. 50-51. J’entends ici le terme « allégorie » dans le sens « message à double significat (...)

16Bien plus, la métaphore ou la comparaison s’y métamorphosent en franche allégorie quand, durant deux pages, «  l’Immense Amour  » est comparé à la baignade dans la mer froide en pleine tempête23.

17Mais ces métaphores filées et ces allégories ne produisent peut-être pas de véritables ruptures stylistiques. Voici un premier exemple de tension plus profonde, extrait de La Chienne de Naha. Il intervient dans le récit d’un trajet en avion.

  • 24 Lamarche (Caroline), La Chienne de Naha, Paris, Gallimard, 2012, p. 40.

Le plateau-repas arrive. Gestes calculés, coudes au corps, bruit de mastication de mes voisins, odeur un peu fade qui surgit à l’ouverture de chaque petit récipient de plastique, sensation, ensuite, d’un estomac banalement lesté. Dehors, le noir. Je suis une goutte de temps dans un corps à l’étroit. Tous les autres moments de moi-même n’ont jamais existé24.

18La première phrase, dans sa nue simplicité, peut être qualifiée d’«  instrumentale  ». Les deux suivantes présentent plusieurs particularités  : non seulement, elles sont centrées sur des substantifs qui ne sont pas suivis par des verbes principaux conjugués, mais la construction d’ensemble est paratactique. De telles phrases ne sont guère «  classiques  », mais elles dégagent bel et bien cet effet d’impersonnalité typique de l’écriture blanche. Puis survient, sans prévenir, une phrase densément rhétorique  : «  Je suis une goutte de temps dans un corps à l’étroit.  » Comparaison par identification («  Je suis une goutte  ») encastrée dans une métaphore in praesentia («  goutte de temps  »), l’ensemble relevant sans doute de la métonymie en vertu d’un lien de causalité entre l’état de la voyageuse et le temps qui semble s’être immobilisé dans un présent perpétuel (comme le suggère la phrase suivante). Qui plus est, le syntagme «  dans un corps à l’étroit  » est à double sens  : mon corps est à l’étroit sur son siège et le temps est à l’étroit dans mon corps. Sans doute pourrait-on proposer d’autres lectures de cette phrase tant elle est polysémique. Quoi qu’il en soit, le passage se termine, comme dans un sonnet, par une flèche, qui produit l’effet d’une goutte baroque glissant sur le marbre classique.

  • 25 Lamarche (Caroline), Carnets d’une soumise de province, Paris, Gallimard, 2004, p. 172-173.

19Une rupture encore plus saisissante structure une scène d’amour sadomasochiste de Carnets d’une soumise de province. La description du lieu est, là encore, sobre et sans détour, même si certaines tournures sont élégantes et si les structures phrastiques sont variées  : «  Le motel est vide. […] Les couloirs sont à peine éclairés, où nous glissons de porte close en porte close. Notre chambre, dont j’augmente le chauffage, est seule illuminée25.  » Quand vient le moment de la jouissance, l’écriture prend un autre tour  :

Sur le grand lit je me donne, reine abeille, sablier d’or.

  • 26 Ibid., p. 173.

Le temps s’écoule, fluide. Ma jouissance n’a pas d’âge. Musique des sphères, rassemblant tous les cris, ceux du passé, de l’avenir, des hôtels de luxe ou crades, Genève, Paris, Bruxelles ou Amsterdam, flèche lancée depuis des années-lumière, vous parvenant enfin, dans un silence galactique26.

20 Après une courte proposition qui sert d’introduction («  Sur le grand lit, je me donne  »), deux métaphores in absentia («  reine abeille  », «  sablier d’or  ») se suivent sous la forme d’appositions du sujet, dans une syntaxe déjà flottante. La première métaphore semble assez facile à décoder, même si elle est paradoxale dans la mesure où la femme soumise y prend les atours d’une «  reine  ». Mais peut-être ne faut-il pas dissocier ainsi «  reine  » d’«  abeille  »  : la reine des abeilles est une reine particulière, qui se sacrifie pour son peuple. La ruche entière est à son service à cette seule condition. Elle est donc entièrement ramenée à sa fonction comme la narratrice est entièrement ramenée à sa jouissance. Ainsi comprise, la première métaphore n’est plus paradoxale. La seconde métaphore («  sablier d’or  »), sans doute liée à la première grâce au jaune de l’abeille et à l’or du sablier, s’avère assez énigmatique  : elle introduit le thème du temps, qui se développe de façon plus explicite dans la phrase suivante, après un changement de paragraphe («  Le temps s’écoule  »). Comme pour relancer le mouvement, cette proposition explicite est assez simple, bien que l’adjectif détaché «  fluide  » semble un peu voleter à sa suite. Une seconde phrase, très brève, en vient au thème de la jouissance, sous-jacent jusque-là. Notons que le lien entre les deux phrases n’est pas facile à interpréter  : il est certes question du temps («  temps  » et «  âge  »), mais celui-ci s’écoule d’un côté et semble s’arrêter dans l’autre. Après quoi, au gré d’une longue sentence truffée d’éléments énumérés sans lien apparent, la syntaxe se désarticule  : non seulement des noms de ville qui ne sont pas introduits par des prépositions se suivent de façon à nouveau lâche («  Genève  » pour, sans doute «  poussés à Genève  »), mais le sujet de la phrase («  Musique  »), dépourvu d’article, ne trouve jamais à se réaliser par un verbe conjugué dans la mesure où la phrase passe d’un participe présent «  rassemblant  » à l’autre («  parvenant  ») – cette forme verbale marquant sans doute l’immobilité temporelle. Et l’on assiste dans le même temps à une efflorescence de métaphores originales et plus ou moins hermétiques qui ne reposent nullement sur les mêmes comparaisons  : «  Musique de sphères  », «  flèche lancée  », «  galactique  ». Aussi la forme même du texte traduit-elle l’état dans lequel se trouve la narratrice aux prises avec une jouissance absolue et hors-sens, insituable, décontextualisée – jouissance sans âge, hors du temps, et sans lieu, identique partout, qui ne peut se dire, mais seulement s’évoquer métaphoriquement.

21Passons, un peu plus rapidement, à L’Asturienne, qui est sans doute un livre particulier dans l’ensemble de la production de Caroline Lamarche. Il s’agit d’une enquête sur l’histoire industrielle et familiale réalisée à partir d’archives. Plus que jamais l’écriture se veut précise, efficace, instrumentale et neutre. Pourtant, des moments de tension stylistique y apparaissent également. La description objective d’un trajet en voiture sur des autoroutes espagnoles sans éclairage se termine ainsi  :

  • 27 Lamarche (Caroline), L’Asturienne, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2021, p. 210.

C’était mon plaisir suprême, cette alternance du brillant et du noir, que l’électrification planétaire nous refuse, tuant le mystère, les lucioles et les appels pensifs des oiseaux de nuit27.

22La flèche finale est, à nouveau, très dense au niveau rhétorique  : que dire de l’adjectif «  pensifs  »  ? Serait-ce une forme de syllepse  ? Ou une hypallage  ?

  • 28 Lamarche (Caroline), La Fin des abeilles, Paris, Gallimard, 2022, p. 192.
  • 29 Ibid., p. 194.

23Mon dernier exemple provient de La Fin des abeilles, que j’ai lu, soit dit en passant, comme une synthèse éclatante de l’œuvre entière, regroupant nombre de ses aspects thématiques et formels. Caroline Lamarche, soignant plus que jamais son écriture, y a parfois recours aux formes les moins naturelles du passé simple («  nous avançâmes28  ») ainsi qu’au subjonctif imparfait («  parlât29  »). Pourtant, il arrive que la phrase se désarticule. Soit ce passage qui raconte un souvenir d’enfance  :

Un jour, un vol plané me fit précéder ma luge dont le patin de métal me scia la tempe. Du sang sur la neige, du rouge en giclée fine, comme si on m’avait abattue en plein vol. […] Vite, le cabinet du docteur et des points de suture, «  tu te feras pousser la frange  », dit-il gentiment. Cela tombait bien, je n’aimais pas mon front, que ma mère voulait découvert, ni mes oreilles, pareillement dégagées par un coiffeur pour hommes, je n’aimais rien de moi. Le fil de suture était noir, rassemblant les bords de la plaie comme des pattes d’araignées posées sur un drap blanc, la page est blanche, écrire est rouge comme du sang sur la neige.

Un vol plané.

  • 30 Ibid., p. 27-28. On peut noter, sur ce point, une évolution dans l’écriture de Caroline Lamarche (...)

Un viol plané30.

24Chaque phrase semble jouer ici un rôle différent. La première est neutre, la seconde est nominale. Celle qui commence par «  Vite  » mime l’empressement par sa structure paratactique et elliptique. Si la suivante semble retrouver le calme, la fin est un véritable feu d’artifice formel  : comparaison métaphorique bien développée, glissement vers un autre sujet (l’écriture) tout en établissant un second lien métaphorique entre celle-ci et la neige rougie du début du passage. Deux métaphores se croisent ainsi en se renforçant l’une l’autre au gré d’une fine marqueterie. Puis vient un paragraphe fait d’une phrase nominale, qui se duplique au paragraphe suivant au prix d’une sorte de calembour («  vol / viol  »). L’écriture de Lamarche est donc rouge sur fond blanc et non pas blanche…

25Ce rapide tour d’horizon donne à penser que les moments de tension, c’est-à-dire d’écart par rapport à la neutralité classique de l’écriture blanche, qui se traduisent aussi bien par des envolées lyriques, des métaphores serrées que par une certaine désarticulation syntaxique, ont lieu à des moments précis  : la narratrice, qui s’y retourne sur elle-même (et, est-ce par hasard  ?, dans nos exemples, par deux fois, sur son enfance), cherche à traduire l’intensité d’une émotion existentielle personnelle qu’elle a vécue en tant que personnage. Cependant le dernier cas envisagé montre au contraire que la narratrice mêle à l’émotion de son personnage enfant sa réflexion d’autrice, de façon réflexive. Les moments de tension peuvent donc produire à la fois de la proximité (avec l’émotion du personnage) ou de la distance (du côté de la réflexion de la narratrice-autrice). Par ailleurs, dans la mesure où deux passages parmi ceux que j’ai cités (ceux consacrés à un trajet en avion ou à la jouissance sexuelle) décrivent une forme d’altération dans la perception du temps, ces écarts stylistiques sont peut-être également de nature à susciter un arrêt dans la lecture, un peu à la façon d’un gros plan au cinéma. Mais une enquête plus approfondie, envisageant davantage d’extraits, serait nécessaire pour confirmer, infirmer ou nuancer ces différentes hypothèses interprétatives.

26Toujours est-il que, si le néoclassicisme, en tant qu’il est régressif (et parfois, reconnaissons-le, délicieusement régressif), cherche à apaiser les tensions produites par la modernité, Caroline Lamarche n’est en rien une écrivaine néoclassique puisqu’elle cultive les tensions au sein de chacun de ses textes. Quant à l’expression «  écriture blanche  », il ne peut convenir à son style que si l’on y inclut les élans lyriques repérés par la critique dans L’Étranger de Camus.

Modulations stylistiques

27Qu’en est-il des autres genres pratiqués par l’écrivaine  ? Les hypothèses qui précèdent me fournissent un empan pour mesurer l’écart éventuel séparant l’écriture des romans, nouvelles et récits de celle des autres types de textes. Comme ceux-ci sont très nombreux, je me contenterai ici de quelques observations.

28En lisant un segment de texte tel que  :

Remèdes de grand-mère  : pommes de terre et coccinelles.

L’enfant bavarde avec la Mort.

  • 31 Lamarche (Caroline), « La Maladie », dans Lamarche (Caroline) et Duval (Émelyne), Le Livre du De (...)

Soins délicats. Laissez-vous faire31.

  • 32 Il ne s’agit donc pas de la même espèce d’allégorie que celle définie supra. Cette fois, nous av (...)

29… nous devinons aisément que nous ne sommes pas en train de relire La Fin des abeilles. En trois lignes, nous relevons deux phrases nominales. Une majuscule emphatique fait du terme «  Mort  » une allégorie de type médiéval32. Les phrases sont résolument brèves et présentent un aspect paratactique  : elles ne sont liées entre elles ni sur le plan sémantique ni sur le plan syntaxique.

  • 33 Dans le premier texte d’un autre petit ouvrage de la même collection, alors qu’elle dialogue ave (...)

30Certes, quant au contenu, au prix d’un petit effort, nous pouvons identifier des thèmes couramment exploités par l’autrice  : la mort, les animaux («  coccinelle  »), le lien avec les aînés et la filiation féminine («  grand-mère  »). Mais avouons qu’une lecture à l’aveugle n’aurait guère permis à celles et ceux qui connaissent Caroline Lamarche grâce à ses nouvelles et à ses romans de reconnaître immédiatement son style. Ses récits interprètent une autre musique que celle-là. Or l’explication est simple. Dans ce court texte intitulé «  La Maladie  », l’autrice dialogue avec l’œuvre plastique d’Émelyne Duval en créant un équivalant littéraire de la technique à laquelle recourt celle-ci  : le collage33.

31Examinons à présent le début d’un poème.

Le jour est d’un gris plutôt sale

mes filles montent et descendent l’escalier

à grand vacarme

un mois que j’ai envoyé mon dernier poème

celui qui parle de notre père

à ma sœur et à mon frère

ni l’un ni l’autre n’ont répondu

  • 34 Lamarche (Caroline), « Poème gris », dans Lamarche (Caroline) et Keteleer (Hilde), Twee Vrouwen (...)

je dois encore me laver les dents […]34

  • 35 Vinclair (Pierre), Agir non agir. Éléments pour une poésie de la résistance écologique, Paris, É (...)
  • 36 Autre exemple de prosaïsme dans la poésie, ce passage de Vent frais par matin clair : « Je n’écr (...)

32Cette fois l’exercice est aisé quant au contenu, tant on reconnaît la thématique familiale chère à notre autrice. Mais en ce qui concerne l’écriture  ? L’absence de ponctuation est sans conteste une adaptation au vers libre. Et nous retrouvons la parataxe déjà notée dans l’extrait précédent, même si elle est moins spectaculaire. Reste l’extrême dépouillement de ce début de poème. Pour de la poésie, ces vers sont en effet très prosaïques, fort peu lyriques et tout à fait dénués de figures. Doit-on y voir le goût de la simplicité relevé par la critique  ? Peut-être. Mais ce goût serait alors encore plus marqué en poésie qu’en prose, puisque nous avons vu que l’écrivaine, dans ses romans, n’hésitait pas à avoir recours à de splendides métaphores filées. Il est loisible également d’y voir un jeu de contre-pied quant aux genres. Plutôt que de s’y adapter, l’écrivaine les prendrait à rebrousse-poil en introduisant des éclats de lyrisme dans ses textes en prose, d’un côté, et, de l’autre, en affichant un penchant pour le prosaïsme dans ses poèmes. Toutefois, dans le champ de la poésie écrite en français, le lien entre poésie et lyrisme n’est plus depuis longtemps à l’ordre du jour, bien au contraire. Comme le note le poète et philosophe Pierre Vinclair  : «  En réalité, une bonne partie des productions contemporaines françaises relève d’une tentative sempiternellement réitérée d’éviter, et de dénoncer, le piège lyrique […]35.  » Dans cette perspective, l’on pourrait dire que le prosaïsme du «  Poème gris  » permet à l’autrice de se situer au sein du champ poétique contemporain – donc, en dernier recours, de s’adapter, à sa façon, au genre poétique tel qu’il se pratique aujourd’hui36.

33Contrastant avec ce dépouillement rhétorique, les contes fantasmatiques contiennent aussi à l’occasion de riches métaphores filées. Relevons par exemple ce passage à la fois métaphorique et antithétique, au vocabulaire soutenu, qui concerne la mer (le motif marin appelle peut-être l’élan lyrique dans le chef de notre autrice)  :

  • 37 Lamarche (Caroline), Mira, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2013, p. 68.

Ce tapis d’écume, bouloché, cotonneux, étincelant de milliards de bulles qui crèvent et se reforment, cette soie diamantine et lente, qui se déplace, se sépare, se rejoint elle-même, forme anneaux et arcs, chemins de neige sur les flots noirs, est une particularité d’ici37.

  • 38 Lamarche (Caroline), La Barbière, illustrations de Charlotte Mollet, Bruxelles, Les Impressions (...)
  • 39 Le passage cité se trouve d’ailleurs dans « L’île ».

34Puisque je viens de citer l’étonnant Mira, peut-être faut-il se demander si le genre du conte appelle une écriture différente du roman. La première partie de ce livre, «  La Barbière  », qui a connu une vie autonome antérieure, cinq ans plus tôt, en tant que livre illustré (par Charlotte Mollet), permet de le supposer  : les phrases y sont presque toutes très courtes et les dialogues (marqués par des tirets) sont plus nombreux que dans la prose romanesque de l’autrice38. Mais les autres parties de Mira, «  L’Île  » et «  Le futur  » retrouvent le phrasé varié habituel de Caroline Lamarche39.

  • 40 Au moment de mettre la dernière main à cet article, je découvre le bel entretien que Caroline La (...)

35Ces deux derniers cas nous donnent à penser que, si Caroline Lamarche fait montre d’étonnantes capacités d’adaptation40, elle ne se plie pas de façon servile aux lois des genres qu’elle exploite. Un examen plus approfondi montrerait sans doute que l’écrivaine, tout en modulant sa voix, questionne aussi ces différents genres, voire les perturbe à l’occasion.

36La question se pose à présent de savoir si son art de la modulation trouve également à s’exprimer au sein d’un seul et même livre. Deux d’entre eux méritent un commentaire à cet égard.

Deux cas singuliers de polyphonie stylistique  : Le Jour du chien et Toujours l’eau

  • 41 Arnaut (Daniel), « Lecture », dans Lamarche (Caroline), Le Jour du chien, op. cit., p. 117.

37Le Jour du chien, ce «  récit multifocal41  » selon l’expression de Daniel Arnaut, donne la parole successivement à six narrateurs ou narratrices différent·e·s qui réagissent au même événement  : la course éperdue d’un chien sur une autoroute. Se suivent les prises de parole d’un camionneur, d’un prêtre, d’une jeune femme qui s’apprête à rompre, d’un jeune garçon homosexuel qui roule à vélo sur l’autoroute, d’une mère qui se souvient de son passé et qui éprouve des sentiments pour le moins ambivalents pour sa fille puis de la fille en question, en proie à une souffrance psychique profonde. Ces personnages diffèrent donc à la fois par leur sexe, leur statut social, leurs préférences sexuelles, leur état mental et leur âge. Tout en évitant la caricature, Caroline Lamarche a veillé à faire entendre ces différentes voix au travers de son écriture.

  • 42 Lamarche (Caroline), Le Jour du chien, op. cit., p. 9.
  • 43 Les deux citations ibid., p. 17.
  • 44 Ibid., p. 15.

38Le camionneur, qui exprime d’emblée ses doutes sur ses capacités de rédaction et sur le choix des termes qu’il emploie, use de phrases assez brèves. S’il ne fait ni fautes d’orthographe, ni fautes de syntaxe, il a recours çà et là à quelques tournures orales, et ce dès l’incipit, qui s’ouvre sur un pronom personnel sans antécédent et se termine par une sorte d’hyperbate à la Céline désignant, sous la forme d’un complément circonstanciel, le sujet sémantique de la phrase  : «  Ils ont dû être contents d’avoir une lettre de camionneur, au Journal des Familles42.  » La co-présence du pronom et du nom dans la même phrase se rencontre également de temps en temps («  L’autre, elle peut bien […]  » ou «  Germaine, quand elle vivait avec moi, elle faisait […]43  »). Le pronom «  on  », les démonstratifs et les «  C’est  » inauguraux apparaissent aussi fréquemment que dans la langue parlée, qui en fait d’ordinaire un usage plus massif que la langue écrite. Nombre de phrases commencent par «  Alors  » et certaines d’entre elles se réduisent à des interjections, comme «  Puis basta44.  » Mais, j’y insiste, rien là de caricatural, rien là de moqueur.

  • 45 Ibid., p. 27.
  • 46 Ibid., p. 29.
  • 47 Par exemple : « Quand la lourde porte se referma sur ses gonds huilés par mes soins, il fit froi (...)

39En revanche, le second discours, celui du prêtre, épouse un autre ton, produisant ainsi un singulier contraste par rapport au premier  : la langue de l’homme d’Église est extrêmement soignée et quelque peu désuète. Les incipit des deux premiers chapitres semblent ainsi se corriger l’un l’autre. Dans le discours du prêtre, la phrase s’ouvre également sur un «  Il  », mais qui correspond, cette fois, à un usage raffiné de l’impersonnel. Là où le camionneur aurait probablement dit «  C’est étrange  », le prêtre s’exclame  : «  Il est étrange que je n’aie pas encore rêvé de ce chien […]45  ». Son discours contient ainsi nombre de tours littéraires, ou aux accents bibliques, comme «  seuls demeurent les tièdes, et quelques passionnés dont la ferveur confine à l’hystérie46  ». Et, même s’il emploie le passé composé ou le présent narratif, il est (presque) le seul à user parfois du passé simple dans ses récits rétrospectifs47.

40Les autres personnages oscillent entre ces deux pôles et semblent pratiquer une langue plus neutre. Mais des différences se laissent cependant sentir. La jeune femme qui cherche à rompre est plus métaphorique que les autres  : c’est chez elle que j’ai relevé l’allégorie marine évoquée supra. Un contraste oppose le phrasé de la mère et celui de sa fille, le style de la seconde étant beaucoup plus heurté, haché, saccadé que celui de la première.

41L’hypothèse de la pluralité de l’écriture défendue ici trouve une confirmation encore plus éclatante à l’autre extrémité chronologique de l’œuvre avec Juillet 2021. Toujours l’eau. Il s’agit certes, encore une fois, d’un livre à part, riche des photographies de Françoise Deprez et tout entier consacré aux inondations qui ont frappé les régions liégeoises et verviétoises lors de la spectaculaire crue de la Vesdre et de l’Ourthe en juillet 2021. Il est difficile d’y voir un genre institué auquel l’autrice aurait adapté sa plume  : le livre invente un genre, pour ainsi dire. Il crée une forme nouvelle de récit fragmenté, qui tient à la fois du journalisme, du témoignage et du dialogue entre littérature et photographie.

  • 48 Deprez (Françoise) & Lamarche (Caroline), Juillet 2021. Toujours l’eau, Tavier, Éditions du Caïd (...)
  • 49 Ibid., p. 74.
  • 50 Ibid.

42Toutefois, la souplesse de l’écriture lamarchienne s’y donne à lire de façon exemplaire dans la transcription de la parole infiniment diverse et variée des victimes de la montée des eaux. Car il s’agit de transcription de la langue parlée dans la langue écrite, ne serait-ce qu’en vertu d’un travail de sélection, et non de reproductions brutes, qui seraient sans doute illisibles. Une centaine de personnes voient ainsi leurs propos imprimés dans ce beau livre  : le panel est encore plus large que dans Le Jour du chien. Toutes les conditions sociales, toutes les origines, tous les âges et les deux sexes sont donc représentés. Ces voix sont trop diverses et trop nombreuses pour être décrites ici, bien entendu. Notons seulement, chez les unes et chez les uns, certaines tournures très orales, comme celle de Thérèse  : «  On a eu des gens de partout pour aider48.  » Et, d’un autre côté, le témoignage rageur mais soigné dans sa forme de Christian, qui emploie la conjonction «  Or  » et fait des comparaisons que l’on pourrait qualifier de littéraires  : «  J’ai vu passer des camionnettes de trois tonnes comme des fétus, comme des ballots dans les flots49.  » Bien que les témoins soient désignés seulement par un prénom, on identifie Christian sans peine, si l’on fait partie du milieu littéraire belge francophone, à certains détails de son propos, comme l’évocation des «  papiers littéraires d’Alexis Curvers50  » noyés dans la Vesdre. Une photo magnifique nous confirme un peu plus loin dans notre supposition  : il s’agit de Christian Libens. Peut-être est-ce la première fois, dans un livre, qu’une écrivaine s’empare ainsi, pour la bonne cause, des mots d’un écrivain. Cela illustre en tout cas la capacité de Caroline Lamarche, connue notamment pour ses récits autobiographiques (ou familiaux), à donner la parole à autrui.

Brèves remarques conclusives

43Cet article, malgré sa longueur, s’est contenté d’ouvrir quelques pistes d’analyse. De nombreux autres caractéristiques du style de Caroline Lamarche mériteraient d’être étudiées, par exemple le rythme de son phrasé, son usage des pronoms, la variété de son vocabulaire, les tours et expressions qui lui sont familières, le recours aux citations et aux dialogues, etc. L’évolution de son écriture, sujet à peine abordé en passant, demanderait lui aussi un examen approfondi.

44Les hypothèses défendues ici demandent, quant à elles, à être confirmées ou infirmées par de plus amples enquêtes. Elles sont au nombre de trois. Primo, Caroline Lamarche se montre capable de moduler son style selon les nombreux genres qu’elle pratique – sans pour autant jamais y perdre son identité propre. Secundo, la souplesse de sa plume lui sert à donner à chacun·e des différent·e·s narrateur·rice·s du Jour du chien et à chacun des témoins de Toujours l’eau une voix reconnaissable. Tertio, sa production de romancière et de nouvelliste est traversée de tensions entre un style de fond classique et des perturbations lyriques ou relevant de la déconstruction moderne. On pourrait y ajouter une dernière remarque, de nature transversale  : les différents exemples convoqués montrent que Caroline Lamarche fait entendre différemment sa voix en fonction des sujets abordés ainsi que des dialogues divers qu’elle noue avec d’autres artistes.

45Je peux sans doute en conclure qu’à tous les points de vue, l’écriture de Caroline Lamarche est profondément plurielle, polysémique, ondoyante, variant au gré des genres mais aussi au sein de chaque texte. Il n’y a pas un «  style Lamarche  »  : il y en a plusieurs.

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Notes

1 Je tiens à remercier Laurence Boudart, Laurence Brogniez et Pierre Piret, qui ont lu avec soin cet article en me suggérant de fructueuses pistes de réflexion.

2 Pour l’essentiel, les livres de ce type sont publiés à Paris par les Éditions Minuit pour les deux premiers puis par Gallimard pour les suivants. Les autres textes sont distribués chez de nombreux petits éditeurs, souvent belges. L’Asturienne constitue une exception : sur son site, l’autrice classe ce livre parmi ses romans alors qu’il a paru à Bruxelles (aux Impressions nouvelles). Il s’agit d’ailleurs du seul livre non parisien de l’autrice ayant bénéficié d’une vraie réception critique parisienne. Il lui a en effet valu des recensions de Bertrand Leclair dans Le Monde des livres, de Thibault Scohier dans En attendant Nadeau et de Frédérique Fanchette dans Libération.

3 Kéchichian (Patrick), « La mort dans l’âme », dans Le Monde des Livres, 13 février 2003. Cet article, comme les suivants, sont faciles à trouver sur le site de l’écrivaine (carolinelamarche.com). Je renvoie donc à ce site plutôt que de reproduire ici d’inélégantes adresses électroniques.

4 De Decker (Jacques), « La servitude d’une soumise de province, la sentimentalité d’un Hercule au féminin », dans Le Soir, 13 février 2004.

5 Cauwe (Lucie), dans Le Soir, 29 février 2012.

6 Matthys (Francis), « Si tu cries, je te tue », dans La Libre Belgique, 6 février 2014.

7 Scohier (Thibault), « Généalogie de l’écriture », dans En attendant Nadeau, 11 août 2022.

8 Arnaut (Daniel), « Lecture », dans Lamarche (Caroline), Le Jour du chien, [Paris, Minuit, 1996], Bruxelles, Éditions Luc Pire, coll. Espace Nord, 2008, p. 133. C’est moi qui souligne le terme « simple ».

9 Ibid., p. 115. L’analyse de cette « broderie » que propose ensuite Daniel Arnaut n’est pas à proprement parler stylistique : il s’agit d’un relevé très fin de motifs qui s’entrecroisent, disparaissent là et réapparaissent ici, sans liens apparents, mais tout en se nourrissant les uns les autres. Pareille analyse pourrait être effectuée pour la plupart des romans et nouvelles de l’autrice, qui fait en effet preuve d’une habileté extrême dans la marqueterie thématique. Mais mon propos concerne plutôt l’aspect purement formel de l’écriture, qui se joue au niveau de la phrase.

10 Lamarche (Caroline), L’Ours, Paris, Gallimard, 2000, p. 9.

11 Au sujet de l’effacement partiel de Camus opéré par Barthes lors du passage des articles (notamment parus dans Combat en 1947 juste avant la sortie de La Peste, roman qui a terriblement déçu le sémioticien) au volume définitif du Degré zéro de l’écriture, voir Roger (Philippe), Roland Barthes, roman, Paris, Grasset, coll. Figures, 1986, p. 262-278.

12 Barthes (Roland), Le Degré zéro de l’écriture [1955], dans Œuvres complètes. Livres, textes, entretiens, tome I, 1942-1961, nouvelle édition revue, corrigée et présentée par Éric Marty, Paris, Seuil, 2002, p. 217-218.

13 Ibid., p. 216.

14 Ibid., p. 223.

15 Ibid., p. 211.

16 Philippe (Gilles), « Sur les contradictions stylistiques de L’Étranger », dans Poétique, n° 193, Seuil, 2023, p. 108.

17 Camus (Albert), L’Étranger, dans Œuvres complètes, tome I, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2006, p. 212, cité par Philippe (Gilles), « Sur les contradictions stylistiques de L’Étranger », op. cit., p. 104.

18 Philippe (Gilles), « Sur les contradictions stylistiques de L’Étranger », op. cit., p. 117.

19 Ibid., p. 117.

20 Notons à cet égard, que, dans son premier article sur L’Étranger, Barthes estimait que « sur des données d’avant-garde, Camus a fait une œuvre qui a la musicale simplicité de Bérénice. » [Barthes (Roland), « Réflexion sur le style de L’Étranger », (dans Existences, 1944), dans Œuvres Complètes, nouvelle édition revue, corrigée et présentée par Éric Marty, tome i, 1942-1961, Paris, Seuil, 2002, p. 78] En ce sens, l’écriture blanche selon Caroline Lamarche serait plus proche de celle d’Albert Camus que d’Annie Ernaux, dont le style me paraît plus uniformément dépouillé.

21 Lamarche (Caroline), La Mémoire de l’air, Paris, Gallimard, 2014, p. 69.

22 Lamarche (Caroline), Le Jour du chien, op. cit., p. 57.

23 Ibid., p. 50-51. J’entends ici le terme « allégorie » dans le sens « message à double signification », un sens propre coexistant avec un sens figuré : la narratrice décrit sa passion pour les bains de mer froide tout en comparant celle-ci à la passion amoureuse. Dans la métaphore filée, les deux significations, la littérale et la figurée, se substituent l’une à l’autre, et non dans ce type d’allégorie.

24 Lamarche (Caroline), La Chienne de Naha, Paris, Gallimard, 2012, p. 40.

25 Lamarche (Caroline), Carnets d’une soumise de province, Paris, Gallimard, 2004, p. 172-173.

26 Ibid., p. 173.

27 Lamarche (Caroline), L’Asturienne, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2021, p. 210.

28 Lamarche (Caroline), La Fin des abeilles, Paris, Gallimard, 2022, p. 192.

29 Ibid., p. 194.

30 Ibid., p. 27-28. On peut noter, sur ce point, une évolution dans l’écriture de Caroline Lamarche : si elle a toujours su glisser d’un temps à un autre, elle a, jusqu’à La Mémoire de l’air (2014), plutôt privilégié, dans ses récits du passé, le passé composé. Depuis Dans la maison un grand cerf, le passé simple domine. Il n’empêche qu’une large part du texte est écrite, dans de nombreux cas, au présent.

31 Lamarche (Caroline), « La Maladie », dans Lamarche (Caroline) et Duval (Émelyne), Le Livre du Destin, Bruxelles, La Pierre d’Alun, coll. La Petite Pierre, 2023, p. 38.

32 Il ne s’agit donc pas de la même espèce d’allégorie que celle définie supra. Cette fois, nous avons affaire à la personnification d’une entité abstraite.

33 Dans le premier texte d’un autre petit ouvrage de la même collection, alors qu’elle dialogue avec les collages de Nathalie Amand, Caroline Lamarche semble présenter sa démarche à cet égard en même temps que celle de la plasticienne quand elle écrit : « Ce qui contraint. Limite. Force. / Les ingénieuses règles du jeu. / Couper, coller, poser, rapprocher, séparer, déplacer. Ou distendre. » [Lamarche (Caroline), « Les ingénieuses règles du jeu », dans Lamarche (Caroline) et Amand (Nathalie), Papier-collants, Bruxelles, La Pierre d’Alun, coll. La Petite Pierre, 2018, p. 11.]

34 Lamarche (Caroline), « Poème gris », dans Lamarche (Caroline) et Keteleer (Hilde), Twee Vrouwen van twee kanten. Entre-deux, Liège, Éditions LeFram, 2003, p. 101.

35 Vinclair (Pierre), Agir non agir. Éléments pour une poésie de la résistance écologique, Paris, Éditions Corti, coll. En lisant en écrivant, 2020, p. 69.

36 Autre exemple de prosaïsme dans la poésie, ce passage de Vent frais par matin clair : « Je n’écrivais plus. Je n’écrivais même pas de lettre. Mon dos me faisait souffrir, une crampe empêchait ma main droite de s’ouvrir tout à fait. » [Lamarche (Caroline), Vent frais par matin clair, images de Dacos, Liège, Tétras Lyre, 2003, non paginé] Et le texte de Festin des morts, qui dialogue avec des dessins d’Aurélie William Levaux, épouse la forme d’une recette de cuisine. Voir Lamarche (Caroline) & William Levaux (Aurélie), Le Festin des morts, Liège, Tétras Lyre, coll. Lettrimage, 2014.

37 Lamarche (Caroline), Mira, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2013, p. 68.

38 Lamarche (Caroline), La Barbière, illustrations de Charlotte Mollet, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2007.

39 Le passage cité se trouve d’ailleurs dans « L’île ».

40 Au moment de mettre la dernière main à cet article, je découvre le bel entretien que Caroline Lamarche a accordé à Sofiane Laghouati pour le présent dossier de Textyles. L’autrice y confirme mon hypothèse quant à ses modulations stylistiques en tout cas en ce qui concerne les livres écrits en collaboration : « Il faut […] une connivence entre artistes, une rencontre d’univers. Et une souplesse d’adaptation. Je n’écris pas de la même manière si j’accompagne les collages érotiques de Nathalie Amand […] ou une proposition de Louisiana Van Onna sur le thème de la disparition des oiseaux […]. »

41 Arnaut (Daniel), « Lecture », dans Lamarche (Caroline), Le Jour du chien, op. cit., p. 117.

42 Lamarche (Caroline), Le Jour du chien, op. cit., p. 9.

43 Les deux citations ibid., p. 17.

44 Ibid., p. 15.

45 Ibid., p. 27.

46 Ibid., p. 29.

47 Par exemple : « Quand la lourde porte se referma sur ses gonds huilés par mes soins, il fit froid. La femme s’avança comme si elle avait été seule. Je fis ma génuflexion […]. » (Ibid., p. 38) Le prêtre ne recourt cependant pas aux subjonctifs imparfaits et plus-que-parfaits. Il écrit « elle m’excluait de sa vision, à moins que je n’aie été » (ibid., p. 39) et non « que j’eusse été ». Et, sauf erreur de ma part, il évite les formes du passé simple trop inhabituelles (à la première personne du pluriel). Le cycliste emploie aussi le passé simple (« se figèrent », ibid., p. 71), mais de façon tout à fait exceptionnelle (peut-être parce que l’idée de figement se traduit parfaitement bien par ce temps figé).

48 Deprez (Françoise) & Lamarche (Caroline), Juillet 2021. Toujours l’eau, Tavier, Éditions du Caïd, 2022, p. 38.

49 Ibid., p. 74.

50 Ibid.

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Pour citer cet article

Référence papier

Laurent Demoulin, « Rouge sur fond blanc »Textyles, 64 | 2023, 85-102.

Référence électronique

Laurent Demoulin, « Rouge sur fond blanc »Textyles [En ligne], 64 | 2023, mis en ligne le 15 décembre 2023, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/6319 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/textyles.6319

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Auteur

Laurent Demoulin

Université de Liège

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