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Caroline Lamarche

Un refuge entre les lignes

Coexistences et traversées dans l’œuvre de Caroline Lamarche
Louise Van Brabant
p. 47-56

Texte intégral

  • 1 Lamarche (Caroline), La Fin des abeilles, Paris, Gallimard, 2022, p. 164.

On écrit pour revenir au monde plus vivant.
Ou pour tenir le choc de l’épreuve à venir.
Le reste rôdera à jamais dans les abysses.
C’est le substrat nourricier,
celui qui n’est pas atteint par la lumière,
qu’aucun filet ne remonte1.

  • 2 Reclus (Élisée), Libre nature, Genève, Héros-Limite, coll. feuilles d’herbe, 2022.
  • 3 Notion issue de l’ouvrage de Gosselin (Sophie) et Gé Bartoli (David), La Condition terrestre : h (...)

1Depuis Le Jour du chien, paru en 1996 aux éditions de Minuit, Caroline Lamarche élabore des récits aussi violents que lumineux, dans lesquels se découvre un espace où tombent les conventions régissant les sociétés humaines autant que celles attribuées aux mondes animaux. À rebours d’une conception du monde non-humain comme «  environnement  », c’est-à-dire comme un espace qui entoure l’humanité sans que celle-ci n’en soit partie prenante, les récits de Caroline Lamarche œuvrent à replacer les humains dans des relations d’interdépendance avec les non-humains. Là où nos sociétés occidentales contemporaines butent sur une vision du monde où la «  nature  » s’oppose à la «  culture  », les protagonistes humains qui peuplent les récits de Caroline Lamarche apparaissent comme des vivants parmi les autres, «  ni au-dessus, ni à-part, de la nature  », pour reprendre une formule chère à Élisée Reclus2. Dans ces récits s’observe une volonté de démultiplier les points de vue avec une attention égale. Il s’agira d’explorer ce lien qu’établit Caroline Lamarche entre les lieux et les corps, une démarche qui s’inscrit dans une réflexion écologique globale et met à mal la notion galvaudée d’«  environnement  » en lui substituant celle de «  corps-territoires3  », que nous empruntons à Sophie Gosselin et David Gé Bartoli, pour qui il s’agit de repenser le territoire en tant que réseau d’interactions entre les vivants de différentes natures qui le composent.

Le dedans et le dehors  : écrire comme on ouvre une fenêtre

  • 4 Lamarche (Caroline), L’Ours, Paris, Gallimard, 2000, p. 20.

Mon corps, il ne le voit pas. Il faut que je trouve autre chose.
Que je me confonde avec ce qui le sauve  : les arbres, les pierres, les nuages.
Les livres. Il faut que j’écrive. Prenez, lisez, voici mon corps4.

  • 5 Les plus récentes explorations sont celles de la maison de la mère dans Lamarche (Caroline), La (...)
  • 6 Van Brabant (Louise), « Être traversé·e. Réflexions écologiques dans l’œuvre de Caroline Lamarch (...)

2L’œuvre de Caroline Lamarche repose sur un mouvement traversant  : toujours, il s’agit de lier l’intérieur (de la maison, de la personne) à l’extérieur. Toujours, il s’agit de se poster aux seuils entre le dedans et le dehors, d’ouvrir les fenêtres, de décentrer la perspective personnelle par la multiplication des pas de côtés, posés de part et d’autre de frontières qui s’amenuisent à mesure que se déploie la narration. À cet égard, Dans la maison un grand cerf (Gallimard, 2017) apparaît comme un texte particulièrement exemplatif de ce procédé, que révèle déjà le titre  : la juxtaposition de ces deux syntagmes met à mal, d’emblée, le dualisme dedans / dehors en incluant un élément appartenant clairement à l’extérieur (à l’ouvert, au sauvage) dans l’espace supposément clos (humain, domestique comme le sont certains animaux) de la maison – ce lieu premier, que l’autrice ne cesse d’explorer depuis son entrée en littérature5. La figure du cerf ici convoquée est une composition hybride, un conglomérat mêlant Flaubert (La Légende de Saint Julien l’Hospitalier), la comptine pour enfants du même nom (à une variation près  : Dans sa maison un grand cerf) et la légende de saint Hubert. Autant de sources dans lesquelles se mélangent, à égale mesure, la violence et la plénitude, où la question du lieu concerne profondément les corps, puisqu’il est ici question de trouver refuge. De la même manière que la lisière figure la possibilité d’un espace de réconciliation entre les humains et les autres vivants6, l’interpénétration continue du dedans et du dehors qui caractérise l’écriture de Caroline Lamarche participe à construire un espace hybride, potentiellement ambigu, dans lequel tout vivant est en mesure de se réfugier – mais aussi de mourir, car outrepasser les limites (des corps, des règnes) et les convenances est une aventure périlleuse  :

  • 7 Lamarche (Caroline), Dans la maison un grand cerf, Paris, Gallimard, 2017, p. 20.

Hubert ne se contentait pas de la ligne droite, pour autant que l’on puisse parler de ligne droite dans une forêt, plutôt de pistes ou de sentiers et de loin en loin une clairière où les cavaliers perdus se retrouvent, non, il obliquait sans cesse, lui, Hubert, le grand chasseur de cerfs7 […].

  • 8 Ibid., p. 60.
  • 9 Ibid., p. 32.
  • 10 Morizot (Baptiste), Manières d’être vivant, Paris, Actes Sud, coll. Mondes sauvages, 2020.

3Ainsi les frontières comme les pistes sont-elles brouillées  : le sauvage dans la maison, la barbarie dans la forêt, la maison-jardin ouverte sur un silence que rien ne révèle mieux «  qu’un arbre qui s’agite en bruissant8  », jusqu’à ce que l’association entre les deux termes de l’équation, Hubert et son cheval ou le domestique et le sauvage, «  se révélât assez féconde pour provoquer, après des milliers de changements abrupts de direction, l’apparition d’un miracle9  ». Se déploie alors un imaginaire des relations inter-espèces vierge de tout a priori, pétri de relations qui ne se présentent ni sous la forme d’une servitude ni d’un sauvetage, mais sous celle d’un compagnonnage, un mode d’existence (de coexistence) à même de replacer tous les vivants sur le même sol. Caroline Lamarche débroussaille les chemins de traverse avec la délicatesse qui la caractérise, c’est-à-dire sans convoquer directement une figure animale (ou plutôt  : une figure de vivant autre qu’humain, dont la sensibilité est sans cesse à retraduire10), mais en la laissant apparaître en périphérie du regard. Elle expose ses personnages au-dehors dans toute leur vulnérabilité, condition nécessaire pour qu’ils se laissent traverser par ce qu’abrite cet extérieur  :

  • 11 Lamarche (Caroline), Dans la maison un grand cerf, op. cit., p. 31-32.

Je l’écoutais tête baissée en fixant le sol abîmé par endroits, qui continuait de me porter au lieu de m’engloutir, je pensais au ciel, aux nuages, à la cime des arbres ou des murs, aux toits et à tout ce qu’ils abritent, meubles, cadres, armoires pleines de vaisselle et de linge, étagères de livres. Je rêvais d’une maison qui fût à nous11 […].

4Dans L’Ours (Gallimard, 2000), la narratrice entretient une relation ambiguë et obsessionnelle avec un prêtre. Ce même rêve impossible de lien est nourri par la narratrice de Dans la maison un grand cerf et s’exprime dans son rapport aux lieux. À travers l’attachement porté aux lieux qu’elle habite (et dans lesquels elle se fond) s’établit une forme de transfert, de recentrement de l’attention qui passe par le fait de repenser son inscription, en tant que corps, au sein d’un territoire. Les lieux qu’habitent les personnages les habitent en retour, tant les corps semblent à l’écoute du milieu dans lequel ils évoluent. Ainsi les protagonistes parviennent-ils à réparer leurs fêlures personnelles en prenant du recul, ce qui les amène à embrasser un ensemble. Mais, à nouveau, on ne pénètre pas dans la forêt profonde sans risque de se perdre en chemin  : c’est ce qui arrive à la narratrice de L’Ours, à ce point éprise du prêtre et du territoire qui circonscrit son existence (jusqu’à ce que la terre et l’homme soient indissociables) qu’elle perd pied, cruellement déroutée, lorsque le prêtre doit s’en aller  : «  un morceau de moi-même est en train de s’arracher de mes entrailles et de planter ses racines dans la terre de Vurth au moment même où le prêtre doit la quitter  ». Ne restent alors plus que les mots pour dire cette géographie avant tout sensorielle, des mots qui sonnent creux une fois disparu le personnage auquel ils sont intrinsèquement associés  :

  • 12 Lamarche (Caroline), L’Ours, op. cit., p. 127.

Vurth est un gigantesque entonnoir qui m’engloutit, me tire par les pieds, Vurth sans la protection du prêtre me menace par tout ce que j’ai aimé et décrit, Vurth n’est plus d’herbe et d’arbres, de chemins et de ruisseaux, mais de mots, du mot «  herbe  » et du mot «  arbre  », du mot «  chemin  », du mot «  ruisseau  », et le mot le plus terrible est «  nuage12  » […].

5D’une façon similaire, la librairie Saint-Hubert de Dans la maison… constitue le point névralgique de l’histoire, le nœud où se rejoignent les itinéraires de celles et ceux qui font communauté, au croisement des perspectives  : la librairie est une porte que l’on passe sans retour possible à un état antérieur, un lieu (intrinsèquement lié à Bertrand, le libraire) qui répare, donne l’élan nécessaire à la vie, ouvrant sur d’autres histoires possibles, d’autres compagnonnages (telle que l’amitié féconde que développe la narratrice avec l’artiste Berlinde De Bruyckere). La libraire Saint-Hubert, refuge autant que vortex, est une librairie-forêt à plus d’un titre puisque, non contente d’abriter des objets dont l’existence matérielle tient aux arbres, elle se présente «  tout habillée de bois  », caractéristique qu’elle partage avec le presbytère de Vurth (L’Ours), ramenant une fois encore à la porosité des frontières entre l’intérieur et l’extérieur, entre ce que l’on considère comme «  l’environnement  » et, au sens large, la maison  :

  • 13 Lamarche (Caroline), Dans la maison un grand cerf, op. cit., p. 104.

Il me semblait – nous sommes plusieurs à l’avoir ressenti – qu’un morceau de l’univers s’était effondré là, formant un cratère immense dont la circonférence incluait les déplacements quotidiens de Bertrand entre la librairie, l’immeuble où il vivait et ses arrêts au Monk ou à la Mort Subite. J’ai depuis eu la confirmation de ce séisme par […] toute une petite communauté que je pensais morcelée et qui, en réalité, lui rendait régulièrement visite, tels des insectes attirés par une flamme13.

6Chez Caroline Lamarche, les liens se créent à la force des jambes  : c’est en arpentant la terre que s’écrivent les communautés – Le Jour du chien, qui ouvre la production romanesque de l’autrice, ne dit pas autre chose. Au départ d’un évènement clairement situé, dans l’espace comme dans le temps (ce chien qui court, comme fou, et ne s’arrêtera pas, aperçu le 20 mars 1995 sur l’autoroute E411), se forme un nœud de perspectives déroulées ensuite au long des différents chapitres, fils qui se tissent au gré d’une rencontre avec l’altérité sauvage et d’autres humains – des semblables face auxquels l’empathie ne s’exprime pas aussi spontanément que face à ce chien. C’est en (re)parcourant les chemins tracés par les autres, qu’ils soient disparus ou au bord de la disparition, que les personnages de Lamarche déterminent leur être-au-monde.

De l’intime à l’universel  : une incorporation mutuelle

  • 14 Issu de Van Brabant (Louise), « “Je te cherche dès l’aube”. Recension de La Fin des abeilles », (...)

7Revenir au monde par le biais de l’écriture ou laisser le monde venir à soi pour écrire, voilà ce qui perle à la surface des livres de Caroline Lamarche et justifie l’incessant entremêlement des destins de protagonistes humains et ceux d’autres vivants, végétaux ou animaux, entre qui se partage le territoire. C’est pourquoi le motif de la nature saccagée traverse les textes de Lamarche, chaque histoire s’inscrivant en creux dans le paysage des drames planétaires  : guerres, printemps silencieux, mort des insectes. Paru en 2022 aux éditions Gallimard, La Fin des abeilles fait le récit d’une vie très longue et d’une fin considérablement étirée. La narratrice y tient le compte des dernières fois de sa mère, une série d’actions liées au-dehors  : la «  dernière fois  » des boutures de géraniums, la «  dernière fois  » des ruches dans les bois, le dernier grand nettoyage de printemps. Le titre réfère ainsi tant à une histoire intime, celle d’une mère qui doucement s’éteint, qu’à l’Histoire collective  : la grande menace qui pèse sur les insectes pollinisateurs, une épée de Damoclès suspendue au plafond de l’univers, celle du dérèglement climatique qui leur impose aussi de funestes «  dernières fois  ». Dans ce récit, le politique et l’universel que charrient les histoires personnelles s’incarnent dans l’(in)attention accordée aux corps vieillissants, poussée à son paroxysme dans un contexte où les soins se retrouvent sous l’emprise du secteur privé, le personnel soignant dépassé par une pandémie autant que par une aberrante injonction à la rentabilité14 – une invisibilisation de certains corps qui reproduit celle dont sont victimes les autres vivants, symptomatique de nos sociétés occidentales contemporaines  :

  • 15 Lamarche (Caroline), La Fin des abeilles, op. cit., p. 92.

Cet été-là, le tilleul est resté silencieux. On ne parlait pas encore de la disparition des abeilles mais j’avais le sentiment d’un vide dans l’air. J’imaginais le jour où l’on n’entendrait plus les oiseaux, où la nature serait plongée dans un silence artificiel15.

8Pour contrer la vacuité (ou la perte de contact avec le réel) provoquée par la disparition de certains vivants, l’autrice s’en remet à la forme et semble puiser son inspiration dans les vies autres qu’humaines – lesquelles sont omniprésentes dans ses récits. Toujours, il s’agit pour l’autrice de prêter attention à la beauté émanant des formes animales et végétales, une beauté que convoitent – tout en résistant à la tentation de s’en emparer – les multiples narratrices (dont les corps pourraient bien ne faire qu’un, tant leurs parcours et leurs voix présentent de similitudes) et narrateurs, se laissant traverser par cette beauté, qui filtre dans la forme que Lamarche donne à ses textes. Ainsi, par exemple, la description des monologues du père que rapporte Dans la maison un grand cerf se déroule comme le fil d’une araignée, en longues phrases fluides piquées de virgules, autant de gouttes de rosée illuminant une toile  :

  • 16 Lamarche (Caroline), Dans la maison un grand cerf, op. cit., p. 12.

[…] une voix marmonnée et tenace, tirant le fil d’une méditation sur l’histoire, ou la généalogie ou le patrimoine monumental, un fil ténu, constamment mis à l’épreuve par l’envahissement familial, et qui eût pu se distendre, se briser à tout moment, mais qui, pourtant, se tissait comme celui de l’araignée, un fil sorti du ventre, ou peut-être du cœur, du poumon, j’ignore l’organisation interne de l’araignée, ce qui y remue et bat, mon inculture est aussi éclatante que l’érudition de mon père, qui connaissait la vie des araignées aussi bien que celle des princes-évêques de Liège16 […].

9Mais plus encore, et au-delà du mouvement horizontal relevé précédemment (les traversées du dedans au-dehors), l’œuvre de Caroline Lamarche apparaît parcourue d’un mouvement vertical, de sauts entre le macro et le micro, l’intime et l’universel, mouvement qui participe lui aussi de la dynamique générale de décentrement du regard. Si l’histoire racontée est bien souvent portée par un je amenant à qualifier la narratrice (dans le cas de Dans la maison un grand cerf, L’Ours, La Fin des abeilles, La Chienne de Naha et Dix ans en particulier) d’homodiégétique, l’insertion constante d’autres vies que la sienne dans le récit tend à nuancer cette analyse en la délestant, d’une certaine manière, du poids qui pèse sur la dénomination de personnage principal.

  • 17 Acronyme revisité de « zone d’aménagement différé ». Entendre : zone à défendre.

10C’est ainsi que le thème de la ZÀD17, au cœur de Mille arbres et en toile de fond de Dix ans, s’accorde particulièrement à la spécificité de l’écriture de Caroline Lamarche. Plus qu’une zone, il s’agit de défendre un territoire, déterminé par des relations plutôt que par des frontières. C’est un espace dans lequel se reconfigurent continûment des liens sociaux, des manières de s’organiser et de voir  : la notion de point de vue, prégnante dans l’œuvre de Lamarche, se révèle particulièrement explicite dans son ouvrage jeunesse, paru en 2022 aux éditions CotCotCot, Mille arbres. «  Nous sommes la nature qui se défend  », slogan rendu populaire par la lutte pour la ZÀD de Notre-Dame-des-Landes, est révélateur de la coexistence qui définit aussi bien le mode d’existence vers lequel tendent les textes de Lamarche que celui des zadistes  :

  • 18 Lamarche (Caroline), Mille arbres, Bruxelles, CotCotCot éditions, p. 30.

Sur les fausses photos, […] le point de vue adopté est toujours le même  : celui de quelqu’un qui se tient exactement au niveau du sol. Pas au-dessus, comme nous qui dominons le paysage depuis le sommet de la colline, ni en dessous, comme les gens qui vivront à l’ombre du viaduc. Non, l’observateur idéal flotte au niveau où l’autoroute est pratiquement invisible18.

  • 19 Van Brabant (Louise), « Être traversé·e. Réflexions écologiques dans l’œuvre de Caroline Lamarch (...)

11Dans les textes de Lamarche, l’observateur idéal n’existe pas ou, plutôt, se place à toutes les hauteurs pour couvrir le spectre visuel le plus complet possible  : tantôt en «  écoutant les cris aigus des martinets noirs chassant sans relâche avant la nuit  » (Dans la maison un grand cerf), tantôt en observant les cornes des vaches – certaines limées, d’autres non – et les petits numéros portés à l’oreille qui serviront «  à identifier les bêtes quand elles iront à l’abattoir, la moitié peut-être dès la fin de l’été, sans s’en douter, avec cette douceur dans l’œil qui résistera jusqu’au bout  » (L’Ours), ou encore en étudiant le travail des fourmis, dont certaines «  se tenaient immobiles au sommet du dôme ensoleillé, formant des taches sombres et, une fois réchauffées, apportaient la chaleur au cœur du nid pour réveiller l’activité de toutes  » (Nous sommes à la lisière). Une capacité à démultiplier les perspectives qui s’exerce en continu, sans toutefois oublier le corps à partir duquel s’exprime l’autrice  : un corps humain, qui ne parle pas à la place des autres vivants, mais les inclut constamment dans son paysage mental – et littéraire19.

  • 20 La ZÀD de la Chartreuse à Liège.

12Le roman graphique Dix ans (Cambourakis, 2023), où se lit en toile de fond (mais aussi à l’avant-plan, si l’on considère la prégnance accordée aux images dans cet ouvrage) la lutte pour préserver un espace grouillant de vie des désirs délétères de promoteurs immobiliers20, expose un même entrelacement de l’intime et de l’universel qui se reflète tant dans la forme littéraire que dans les dessins de Paul Mahoux. Noires et blanches, les pages donnent à lire le récit, sensible et pudique, d’une jeune fille atteinte d’une maladie rare, qui attaque les poumons. Au départ d’une histoire intime, singulièrement poignante puisque cette jeune femme est la fille de l’autrice, se déploie un paysage de branches et de racines, plongeant loin dans la terre, métaphore de l’intime, et haut dans le ciel jusqu’à toucher l’universel  : l’urgence climatique, la disparition irrémédiable d’un certain territoire et des relations qui le constituent. À cela il faut alors opposer une capacité d’attention décuplée qui s’exprime ici, plus encore qu’ailleurs, dans la forme donnée au livre, roman graphique dont les végétaux sont les protagonistes, le tronc que forme l’individu se voyant fragmenté en milliers de rameaux – semblables à des bronchioles  :

  • 21 Lamarche (Caroline) et Mahoux (Paul), Dix ans, Paris, Cambourakis, 2023.

Ce qui nous rapproche, c’est l’urgence. Dix ans environ. Dix ans pour que la recherche se dépêche de trouver et me sauve. Dix ans pour sauver l’humanité, les animaux, les poissons, les glaciers et les plantes21.

  • 22 Dans son essai paru en 2013 aux éditions Bourgois, Le Parti pris des animaux, Jean-Christophe Ba (...)

13«  Dix ans pour la planète. Dix ans pour moi  », le parallèle est clair et figure le point culminant d’une trame qui se tisse depuis les premiers textes de l’autrice. Le corps humain et le corps de la terre, tous deux malades, sont unis dans une même lutte  ; la fusion de ces deux masses organiques visibilise l’indéniable entrelacement des vies humaines et autres qu’humaines. Une destinée commune qui prend la forme (végétale) d’un perpétuel devenir22, empruntant aux adventices leur résilience face à l’avancée du béton et la proximité de la mort. Une mort qui, si elle est omniprésente dans l’œuvre de Caroline Lamarche, revêt rarement la forme de l’urgence exposée dans Dix ans. Bien au contraire, c’est un rapport à la mort serein que présente Caroline Lamarche en promenant ses mots dans cette autre lisière. L’inclusion des morts dans le quotidien des vivants permet de prendre la mesure de ce que nous devons à la terre et aux corps qui, avant nous, l’ont parcourue, y semant des miettes d’eux-mêmes avant de s’y rendre entièrement – une équation que formulait déjà Élisée Reclus dans la deuxième moitié du xixe siècle, dont l’œuvre de Caroline Lamarche paraît profondément imprégnée  :

  • 23 Reclus (Élisée), Libre nature, op. cit.

Chaque molécule de gaz passe donc éternellement de vie en vie et s’en échappe de mort en mort, tour à tour vent, flot, terre, animal ou fleur. […] La vie, la mort sont également dans l’air que nous respirons et se succèdent perpétuellement l’une à l’autre par l’échange des molécules gazeuses. […] C’est ainsi que, par un enchaînement infini de morts partielles, l’atmosphère alimente la vie universelle du globe23.

  • 24 Van Brabant (Louise), « Entretien avec Caroline Lamarche », dans Dujardin (Vincent) et Saenen (F (...)
  • 25 Lamarche (Caroline), Dans la maison un grand cerf, op. cit., p. 17.
  • 26 « À force de la côtoyer, je finirai par croire que disparaître n’est rien quand on sait que les (...)

14Autant qu’au partage fondamental de l’air et du sol, l’équivalence posée entre les humains et les autres vivants apparaît, chez Lamarche, liée à la notion religieuse de créature. Qu’importe ce qu’en dit la Bible  : pour l’autrice, toutes les créatures accèdent, équitablement, au sacré24, un terme qui, chez elle, renvoie à ce qui dépasse la condition humaine. Et si Dieu n’est pas dans le ciel, s’y trouvent en revanche «  tout un tas de constellations à l’apparence d’ourses, de cygnes ou de baudrier  » que la narratrice de Dans la maison… se souvient avoir observées dans son jardin alors seulement illuminé d’un unique lampadaire électrique. Dans un monde sans dieu, il reste la beauté – une beauté que l’on s’attache à tenir à distance, résistant au désir de s’en emparer comme on peut le faire, enfant, d’un papillon dont on écrase la tête pour en encadrer la splendeur25. Incorporer ces souvenirs à ses récits est une façon pour l’autrice de contrecarrer les extinctions. Lamarche inclut les vivants comme les morts dans les histoires pour se consoler de la disparition, car tout ce qui meurt vit en nous, et nous survivrons à travers les fleurs que nous avons plantées26.

15En élaborant des romans et des nouvelles où l’individuel se mêle constamment au collectif, faites de traversées et de regards échangés, Caroline Lamarche propose une manière d’habiter le monde qui revient à le laisser nous habiter en retour. Ses récits composent un être-au-monde attentif aux vivants comme aux morts et construisent des espaces-refuges dans lesquels s’entremêlent les perspectives, se dissolvent les dualismes réducteurs. Ce sont des histoires pourvoyeuses de possibles, liant étroitement la puissance d’action à la vulnérabilité – se perdre est un risque à prendre, si l’intention est de se laisser traverser par la beauté.

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Notes

1 Lamarche (Caroline), La Fin des abeilles, Paris, Gallimard, 2022, p. 164.

2 Reclus (Élisée), Libre nature, Genève, Héros-Limite, coll. feuilles d’herbe, 2022.

3 Notion issue de l’ouvrage de Gosselin (Sophie) et Gé Bartoli (David), La Condition terrestre : habiter la Terre en communs, Paris, Seuil, coll. Anthropocène, 2022.

4 Lamarche (Caroline), L’Ours, Paris, Gallimard, 2000, p. 20.

5 Les plus récentes explorations sont celles de la maison de la mère dans Lamarche (Caroline), La Fin des abeilles, Paris, Gallimard, 2022 et celle – au sens large – d’une famille dans Lamarche (Caroline), L’Asturienne, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2021. Pour les plus anciennes, voir : Lamarche (Caroline), La Nuit l’après-midi, Paris, Minuit, 1998 ; Lamarche (Caroline), L’Ours, Paris, Gallimard, 2000 ; Lamarche (Caroline), Carnets d’une soumise de province, Paris, Gallimard, 2004.

6 Van Brabant (Louise), « Être traversé·e. Réflexions écologiques dans l’œuvre de Caroline Lamarche », dans L’Esprit Libre, 2021, https://revuelespritlibre.org/etre-traversee-reflexions-ecologiques-dans-loeuvre-de-caroline-lamarche.

7 Lamarche (Caroline), Dans la maison un grand cerf, Paris, Gallimard, 2017, p. 20.

8 Ibid., p. 60.

9 Ibid., p. 32.

10 Morizot (Baptiste), Manières d’être vivant, Paris, Actes Sud, coll. Mondes sauvages, 2020.

11 Lamarche (Caroline), Dans la maison un grand cerf, op. cit., p. 31-32.

12 Lamarche (Caroline), L’Ours, op. cit., p. 127.

13 Lamarche (Caroline), Dans la maison un grand cerf, op. cit., p. 104.

14 Issu de Van Brabant (Louise), « “Je te cherche dès l’aube”. Recension de La Fin des abeilles », dans Dewez (Nausicaa), dir., Le Carnet et les Instants, 2022, https://le-carnet-et-les-instants.net/2022/03/20/lamarche-la-fin-des-abeilles/.

15 Lamarche (Caroline), La Fin des abeilles, op. cit., p. 92.

16 Lamarche (Caroline), Dans la maison un grand cerf, op. cit., p. 12.

17 Acronyme revisité de « zone d’aménagement différé ». Entendre : zone à défendre.

18 Lamarche (Caroline), Mille arbres, Bruxelles, CotCotCot éditions, p. 30.

19 Van Brabant (Louise), « Être traversé·e. Réflexions écologiques dans l’œuvre de Caroline Lamarche », art. cit.

20 La ZÀD de la Chartreuse à Liège.

21 Lamarche (Caroline) et Mahoux (Paul), Dix ans, Paris, Cambourakis, 2023.

22 Dans son essai paru en 2013 aux éditions Bourgois, Le Parti pris des animaux, Jean-Christophe Bailly rappelle que la forme des vivants est liée à leur manière de se nourrir : à l’inverse des animaux, corps mobiles à la forme finie, les végétaux compensent leur immobilité par « une attaque formelle échevelée et en perpétuel devenir ».

23 Reclus (Élisée), Libre nature, op. cit.

24 Van Brabant (Louise), « Entretien avec Caroline Lamarche », dans Dujardin (Vincent) et Saenen (Frédéric), dir., La Revue Générale, n° 2, Des animaux et des hommes, 2019, p. 27-38.

25 Lamarche (Caroline), Dans la maison un grand cerf, op. cit., p. 17.

26 « À force de la côtoyer, je finirai par croire que disparaître n’est rien quand on sait que les fleurs qu’on a plantées vous survivront. » [Lamarche (Caroline), La Fin des abeilles, op. cit., p. 55]

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Pour citer cet article

Référence papier

Louise Van Brabant, « Un refuge entre les lignes »Textyles, 64 | 2023, 47-56.

Référence électronique

Louise Van Brabant, « Un refuge entre les lignes »Textyles [En ligne], 64 | 2023, mis en ligne le 15 décembre 2023, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/6294 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/textyles.6294

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