Animalité et féminité
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- 1 Deleuze (Gilles) et Guattari (Félix), Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975. (...)
1« Comment rentrer dans l’œuvre de Kafka ? », se demandaient Deleuze et Guattari. « C’est un rhizome, un terrier. […] On entrera donc par n’importe quel bout, aucun ne vaut mieux que l’autre, aucune entrée n’a de privilège, même si c’est presque une impasse, un étroit boyau, un siphon, etc.1. »
2Comment rentrer dans l’œuvre de Caroline Lamarche, pourrions-nous nous demander en miroir. Initiée dans les années 1990, cette œuvre, celle de l’une des autrices belges les plus reconnues, alterne récits à caractère autobiographique, érotique, onirique ou fantasmatique, reliés par quelques figures et motifs récurrents. Parmi ceux-ci, la présence animalière s’impose de toute évidence et rend le rapprochement avec Kafka non fortuit. En effet, Caroline Lamarche partage avec le grand écrivain tchèque une fascination manifeste pour l’animal : au terrier kafkaïen, l’autrice emprunte certaines formes de « devenir-animal » et de « lignes de fuite » qui, on le sait, sont autant d’issues, selon Deleuze et Guattari, aux impasses et blocages du désir du sujet. Chez Lamarche, en l’occurrence, ces formes de désir sont le plus souvent celles de voix féminines, si bien que le devenir-femme et le devenir-animal se confondent en plus d’un point de la poétique qu’elle élabore. Il y a donc quelque chose de Kafka dans cette écriture, qui tient au lien entre figures animalières et expression du désir, flirtant avec un érotisme assumé – c’est évident chez Lamarche, mais également chez Kafka, puisque se multiplient dans ses romans (Le Procès, Le Château…) les relations charnelles furtives avec des femmes dont certaines entretiennent avec l’animal une parenté troublante. On choisira donc de rentrer dans l’œuvre de l’autrice belge par son bestiaire, qui progressivement donne forme à un imaginaire littéraire où s’écrivent la polarité des genres et le désir mélancolique, féminin, là où il se noue avec l’animalité la plus humaine.
Bestiaire imaginaire – imaginaire de l’animalité
- 2 Les références de Caroline Lamarche utilisées dans cet article sont les suivantes (dans l’ordre (...)
- 3 On remarquera toutefois que le cerf tué pour les besoins de l’œuvre est décrit comme amaigri par (...)
3Les figures animalières abondent assurément chez Caroline Lamarche. Sans prétendre nullement en faire un relevé exhaustif, nous pouvons néanmoins esquisser les contours d’une typologie, laquelle paraît être sous-tendue par une axiologie. S’impose en effet, au principe de cette classification, une hiérarchie (apparente) qui repose sur la distinction entre, d’une part, les animaux revêtus d’attributs nobles, associés à la force et à la domination, et d’autre part des animaux vulnérables ou qui évoquent la soumission. Ainsi, le cerf, animal majestueux, superposé à la figure paternelle aimée et regrettée (Dans la maison un grand cerf), ou l’étalon nommé Mensonge (Nous sommes à la lisière) n’est pas le chien (Le Jour du chien ; Mira), et encore moins la chienne (La Chienne de Naha) ou la renarde (Carnets d’une soumise de province)2. Du reste, cette échelle de valeurs semble épouser la distinction des genres – à première vue du moins, car nous verrons qu’en réalité, rien n’est binaire. En ce sens, les animaux à caractère noble et dominant se trouvent plus volontiers associés au genre masculin. Preuve en est le cerf déjà mentionné, qui incarne l’autorité paternelle et son pouvoir de fascination, tel cet animal couronné de ses bois qu’une artiste demande à un chasseur de tuer afin de pouvoir, en le sculptant, capter quelque chose de son aura mystérieuse de « grand mort » (DMGC, p. 1313). Ou encore, dans L’Ours, les deux figures masculines auxquelles renvoie cet animal représentent, aux yeux de la narratrice, deux figures du désir défendu : le prêtre chaste et ce guide espagnol qui, dans sa jeunesse, l’emmenait en montagne tout en ignorant son amour d’adolescente. Dans une scène aussi belle que brève, l’ours est cette créature dont la vision même est interdite, telle l’image de Dieu que nul homme ne doit contempler de face (O, p. 100-101). Le cerf, l’ours sont donc à compter au nombre des animaux virils, des animaux maîtres. En revanche, la chienne ou la renarde, des femelles, évoquent des valeurs ou postures féminines dans un monde à domination masculine : la soumission, la fidélité, la sollicitude de celles qui doivent prendre soin des autres. Nous verrons cependant que cette association entre personnages féminins et animaux en apparence subalternes n’est pas dépourvue d’ambivalence. En témoigne d’ailleurs l’assimilation faite entre la disparition progressive des abeilles et la lente fin de vie de la mère de l’autrice dans le récit autobiographique intitulé La Fin des abeilles : l’ambiguïté de la figure de la mère apicultrice, entre vulnérabilité – telle l’insecte fragile, en voie de disparition, son écosystème menacé – et invulnérabilité – celle qui ne craint pas la ruche –, reflète l’oscillation des relations mère-fille, louvoyant entre amour et désamour, ressentiment et tendresse. Ainsi en va-t-il du hérisson que la narratrice de la nouvelle « Ulysse » protège en lui faisant traverser la route : fragile, certes, mais résilient surtout, vulnérable comme elle et pourtant piquant, il est « comme un frère, le petit frère de la femme que je suis, hérissé d’objections silencieuses » (NSL, p. 106-107).
4Ce dernier cas, comme beaucoup d’autres dans ce bestiaire imaginaire, soulève une question : conviendrait-il, dans cette esquisse typologique, de distinguer les figures animales « réalistes » des figures métaphoriques – nous entendons par là les animaux qui sont bien présents dans les récits et ceux qui ne seraient qu’évoqués comme symboles de comportements ou d’attitudes humaines ? Appartiendraient ainsi à la première catégorie le chien que croisent différents usagers de l’autoroute (JC) ou le cheval Mensonge (NSL) – on en trouverait moult exemples, notamment parmi les nouvelles du recueil Nous sommes à la lisière, toutes animalières –, tandis que l’analogie entre la « soumise de province » et une renarde serait de l’ordre de la métaphore. On peut toutefois douter de la pertinence réelle de cette partition dans l’œuvre de Lamarche. En effet, même dans les cas où la figure animalière est bel et bien représentée comme telle, elle fonctionne précisément à la manière d’une figure, de façon figurative, c’est-à-dire qu’elle renvoie toujours à un personnage ou à un trait humain qu’elle symbolise. Le chien croisé sur l’autoroute, pour reprendre cet exemple, agit comme un catalyseur déclenchant chez chacun un retour sur soi ; le hérisson cristallise pour la narratrice son sentiment de fragilité et d’inadaptation au rôle que les conventions sociales assignent traditionnellement aux femmes ; l’ours est à la fois entrevu (à peine) lors d’une promenade en montagne, mais il symbolise également dans l’économie du récit l’interdiction du désir ; de même, le cerf, les abeilles, intègrent autant le bestiaire « réel » que celui de l’imaginaire familial de l’écrivaine.
5Les exemples sont donc légion qui rendent caduque toute dualité stricte entre réel et métaphorique – tout autant que la partition tranchée masculinité--domination / féminité-soumission –, tant l’imaginaire imprègne le bestiaire de l’autrice et lui donne forme. C’est pourquoi le concept de devenir-animal (Deleuze et Guattari, à propos de Kafka notamment), peut avoir une certaine pertinence ici : l’animal n’est, chez Caroline Lamarche, ni une forme figée ni radicalement distincte de l’humain. La frontière homme / animal tend à s’estomper sans cesse, si bien qu’humain et animal sont pris dans une contamination mutuelle que la fiction rend possible – tel est du reste l’un des motifs de la fascination qu’exerce sur l’autrice le monde animal et l’un des enjeux de sa présence massive dans cette œuvre. Raison pour laquelle, au-delà de l’animal – des animaux, dans leurs différences respectives –, c’est plus globalement d’animalité dont il est question ici, dans ses rapports ambigus et parfois fusionnels avec l’humanité, tout particulièrement lorsqu’elle épouse les méandres du désir féminin.
Animalité et duplicité féminines
6Le récit intitulé La Chienne de Naha en offre un bel exemple. Il raconte le voyage de la narratrice au Mexique pour y retrouver les traces de sa mère affective (espagnole), décédée, et s’ouvre sur un bref conte traditionnel issu du peuple Triqui (sud du Mexique). Ce conte, qui donne son titre au roman, narre l’origine du village de Naha et de sa population : alors que ne vit à Naha qu’un homme solitaire, sa chienne secrètement se dévêt tous les jours de sa peau de bête pour devenir femme et l’aider à son insu dans les tâches domestiques, redevenant animale chaque soir en réenfilant la peau. Un jour, l’homme découvre le secret et brûle la peau de chienne afin de posséder toujours cette femme chez lui, jusqu’à ce que le couple se dispute, que l’homme coupe la femme en morceaux et que de ces morceaux naisse une descendance, les habitants de Naha. Comme on le voit, dans ce conte, la femme est une créature double, humaine et animale à la fois : ténue, la frontière entre les deux est délimitée par la seule peau, qui s’ôte et se remet tel un vêtement – le texte joue d’ailleurs de cette ambiguïté : « la chienne avait ôté son vêtement, sa peau » (CN, p. 11) –, ce qui permet au personnage de passer tour à tour du statut de femme, assignée à la tenue du foyer, à celui de chienne, possédée par son maître mais échappant néanmoins à tout rôle social comme à l’emprise de la violence conjugale.
- 4 Notons qu’à la suite de ce conte initial, le récit fera plusieurs fois retour sur la proximité f (...)
7C’est sur cette ambivalence du nouage entre féminité et animalité que repose l’histoire : avant la destruction du pelage par l’homme, la femme et la chienne cohabitent dans la même peau selon un rapport de complémentarité harmonieux. Dès lors, ce geste, loin de signifier pour la femme l’accès à une quelconque émancipation ou à une dignité accrue (être enfin humaine en permanence), entraîne au contraire une forme d’abaissement ainsi qu’une perte de liberté : « La chienne ne put remettre son pelage et en fut réduite à être toujours une femme. Depuis ce jour, l’homme eut à sa disposition une femme qui l’aidait à préparer les tortillas et à veiller sur la maison. » (CN, p. 12. Nous soulignons.) Déchue de sa part sauvage, la femme en est donc « réduite » à la domesticité et livrée à la colère masculine. C’est dire si l’animalité féminine, plutôt qu’un avilissement, représente a contrario une échappatoire, un élément libérateur – une « déterritorialisation ». En ce sens, d’ailleurs, le conte ajoute un élément intéressant : seule une moitié du corps de la femme est découpée en morceaux par la bestialité de l’homme et engendre leurs enfants, tandis que l’autre moitié « roula et dévala la pente jusqu’à la rivière » (CN, p. 12). Une partie de la femme parvient ainsi à échapper à l’assujettissement comme à la fonction de procréation et à retrouver une forme de liberté, liberté teintée du mystère de la porosité entre femme et animal que l’homme, incapable d’apprécier, avait voulu trancher afin d’« avoir à sa disposition », de « posséder toujours », détruisant définitivement la nature double de la féminité4. Par conséquent, ce morceau informe de femme-chienne allant se perdre dans l’eau échappe définitivement au figement de la forme, petit surplus ou petit rien qui file vers le vide, en écho au nom du lieu mythique où l’humanité trouve ses racines selon les Triquis : « “Que signifie Naha ?” Maria affirme que personne, chez les Triquis, ne le sait, qu’aucun lieu ne porte ce nom. En espagnol le mot nada, qui ne diffère que par une lettre, signifie “rien”. La chienne de Naha. La femme de Rien. Naha. Nada. Néant. » (CN, p. 77)
8Ce récit et le conte qui l’inaugure permettent dès lors de montrer la subtilité des relations entre féminité et animalité. Si la femme a partie liée avec des animaux censément moins nobles, le rapport à l’animalité offre une issue au désir féminin, comme une ultime et inconditionnelle liberté, celle-ci dût-elle se traduire par l’acceptation de la soumission et le don de soi – du moins lorsque ceux-ci sont librement consentis, ce qui est bien le cas au début du conte, avant que le geste séparateur de l’homme ne s’approprie ce qui lui était initialement offert sans contrepartie. Or, au fil de la trajectoire poétique de Lamarche, l’exploration de cette liberté féminine radicale et de ses liens avec l’animalité va se poursuivre dans les écrits à caractère érotique.
- 5 D’autres passages du récit rapprochent la femme de l’animal, comme lorsque la narratrice se souv (...)
- 6 Une note préliminaire explique en effet que les rencontres entre le maître et la Renarde font sy (...)
9Carnets d’une soumise de province en fait partie : une femme y vit sa passion amoureuse pour un homme à travers l’expérience de la soumission sexuelle et de l’humiliation ritualisée. L’attachement réciproque qui les lie se traduit notamment dans le surnom que le « maître » donne à sa « soumise » : Renarde. Or l’assimilation de la narratrice à la femelle du renard condense toute l’ambiguïté de cette relation de soumission et de dépendance, qui n’est unilatérale qu’en apparence. L’origine de ce surnom nous est en effet racontée au début du récit : « De chagrin, je me rendormis et rêvai d’une petite renarde très douce qui se tenait sur votre épaule. Vous la perdiez, la retrouviez, et la perdiez encore. “Que ne t’ai-je liée à moi par une corde fine !”, lui disiez-vous. Et je voyais, dans mon rêve, cette corde transparente vous venir au bout des doigts et attacher à votre poignet le bel animal docile. » (CSP, p. 175) On songe, en lisant ce passage, au jeu freudien de la bobine, le Fort – Da de l’absence et de la présence qui permet au maître du jeu d’apprivoiser la souffrance et l’angoisse du manque. Car l’aliénation de la soumise au maître n’est jamais complète, tout jouet de l’autre qu’elle s’applique à devenir : à toute aliénation sa séparation, son retranchement, fondé sur l’impossibilité d’appartenir complètement à autrui – « Jusqu’où as-tu le sentiment de m’appartenir ? L’une de vos questions impossibles. » (CSP, p. 53) Tel est précisément ce que vient pointer ce surnom de Renarde, surnom « qui n’appartient qu’à son maître » (CSP, p. 18) : le va-et-vient de la soumission et de la sournoiserie, de la fidélité et de la duplicité, voire d’une subversion de l’autorité qui en passe par une certaine forme de mise à distance, d’ironie dans le rituel de domination – domination représentée, esthétisée par le rituel, et plus encore par la narration de celui-ci après coup, puisque l’histoire que nous lisons est le « résultat » verbal exigé par le maître jour après jour (CSP, p. 11)6.
- 7 Michon (Pierre), Les Deux Beune, Lagrasse, Éditions Verdier, 2023. Ce récit donne suite à une pu (...)
- 8 Ibid., p. 149.
10Une parenthèse : plus d’un trait de ce texte le rapproche d’un roman de Pierre Michon, Les Deux Beune7. Comme chez Lamarche, la relation érotique entre l’homme et la femme, qui met le récit sous tension, y est placée sous le signe de l’animalité : celle du poisson ferré par le pêcheur tel l’homme par le désir, ou mieux encore celle du renard, animal qui fascine le narrateur – la chevelure de la femme convoitée est une crinière évoquant le poil roux de l’animal (on y retrouve l’insistance sur les poils et les cheveux de la femme de CSP). Ainsi l’animal médiatise le désir sexuel, comme le fait du reste l’écriture en le faisant entrer dans le symbolique – « La jouissance est une phrase. Longue, contournée, obéissant à des rites, des formes8. » De fait, le travail de la métaphore chez Michon est aussi dense que le brouillard et la pluie incessante, au point de frôler quelquefois l’abstraction. L’entrelacs de la métaphore et de la métamorphose animale se joue ainsi sur une ligne de crête entre la crudité du désir – un désir primitif, à l’origine du monde – et sa sublimation par l’écriture : comme chez Lamarche, la confrontation de la femme à l’animalité aiguise l’érotisme, ciselé par les mots qui subjuguent les personnages – et le lecteur.
Désir et mélancolie
11Plus d’une figure féminine – en particulier dans les écrits à caractère érotique – est habitée par une véritable pulsion de dépossession. La Nuit l’après-midi est un récit qui partage certains traits avec Carnets d’une soumise de province, notamment l’expérience de soumission sexuelle extrême que choisit de vivre le personnage féminin, qui se met à disposition d’un inconnu. C’est toutefois dans Mira, étrange conte à caractère érotique (raconté une fois de plus par une voix féminine, constante poétique essentielle chez Caroline Lamarche), que la mélancolie affleure le plus au revers du désir de don de soi qui anime la narratrice et reconduit la femme au plus près de sa nature animale – sa part énigmatique, insondable, sa peau de chienne.
12Dans un pays de nulle part, Mira a perdu son frère bien-aimé, disparu comme tant d’autres à la guerre, et recherche sa trace, ses restes, en un cheminement d’allure initiatique. Chez la Barbière, celle qui arrache aux hommes leurs yeux afin de les offrir en sacrifice au dieu Ob, Mira s’expose aux fantasmes de tous dans un étrange spectacle à caractère sexuel joué de nuit dans un cimetière ; parvenue dans une île, ensuite, elle se scinde en deux, offrant son corps amoureux à son double, Marri, en deuil de sa sœur disparue dans la mer, et son corps érotique à un boulanger en mal de vivre, qui la sculpte en pâte de sucre ; enfin, dans la montagne, elle donnera sa main au Futur, un homme solide et doux, dont le chien va retrouver les ossements fraternels, ensevelis sous la neige. Chien et non chienne, en l’occurrence, mais l’animal double lui aussi Mira en l’inversant, puisqu’il a appartenu à son frère (ainsi le suppose-t-elle en le voyant couché sur les restes de sa dépouille) et que la jeune femme se blottit contre lui pour parvenir à dormir. Aussi le chien incarne-t-il quelque chose de l’être disparu, quelque chose qui permet à Mira de se tourner enfin vers le futur – « Mais moi qui raconte cette histoire, j’avais soudain tous les fils de ma vie entre les mains. Et la main du Futur dans la mienne. » (M, p. 135). Figure de fidélité, telle la chienne de Naha, le chien relie ceux qui sont séparés, y compris d’eux-mêmes – « Je crois qu’il tente, en vain, de les rassembler » (M, p. 139), dit l’ultime phrase du texte à propos des étoiles au ciel. Au contraire de ce goéland que Mira voit se noyer dans la mer, rejeté par les siens et donc voué à succomber, luttant en vain dans l’écume qui bientôt referme sur lui son agonie silencieuse et invisible (tel le cygne mallarméen pris dans la glace), le chien, lui, signifie quelque chose de la vie qui trouve malgré tout son chemin, malgré le manque et le trop-plein de mort.
13Car la mort enveloppe sans cesse cette quête d’amour, qui en passe pour la femme par l’abandon de soi aux caprices des désirs de l’un ou de l’autre, seul acte à pouvoir lui conférer une consistance. En mal de son frère perdu, de cette fraternité primitive qui lui fixerait un ancrage dans l’existence, Mira est ouverte aux quatre vents, elle est la prostituée et la sainte tout à la fois, celle qui n’en finit pas de (se) donner, tant son corps est taillé de brèches que rien ne semble pouvoir combler. Toutefois, possédée par tous, elle ne l’est par personne : c’est en cela que Mira – différemment de la Renarde, qui n’appartient qu’à un seul –, conserve ultimement sa liberté la plus fondamentale, celle d’offrir et de reprendre, de venir et de partir lorsqu’elle se sent enfermée dans un désir trop possessif, tel ce morceau de la femme-chienne qui s’en va rouler à la rivière. À nouveau, on le voit, l’animalité intrinsèque de la femme est porteuse d’ambivalence, oscillant entre soumission et révolte, appropriation et indépendance, domestication et insubordination de cette part sauvage que rien ni personne ne peut retenir. Sauf le véritable amour qui, comme la fidélité consentie, n’anéantit rien de cette liberté, tout au contraire : « Sois ma femme », lui dit le Futur – « La bouche close, sans que le moindre son ne s’en échappe, je le supplie : Fais ce qu’il faut pour que je reste avec toi. » (M, p. 130 et 131)
- 9 Freud (Sigmund), Deuil et mélancolie, traduction d’Aline Weill, Paris, Éditions Payot, 2011, p. (...)
- 10 Starobinski (Jean), L’Encre de la mélancolie, Paris, Seuil, 2012, p. 163-179.
14Si cette fin du roman laisse entrevoir une réouverture de l’avenir, il reste que cette liberté radicale est d’abord dépendante du vide qui l’habite. De son frère jamais Mira ne parviendra à faire le deuil, du moins tant qu’elle n’aura pas caressé ses ossements, gravé quelques mots sur ceux-ci ; et de cet adieu empêché suinte un désir mélancolique. On sait que Freud dit de la mélancolie qu’elle est un deuil pathologique caractérisé par une autodépréciation extrême, le moi s’identifiant à l’objet perdu9 : ouvert par la béance fraternelle, le corps de la jeune femme est la cible de ce déni de soi, tandis qu’il se laisse observer, scruter, tailler en morceaux par le regard de l’autre. Mira – mirari – est celle que l’on regarde, qui se donne en spectacle sous toutes ses coutures dans le caveau d’un cimetière, celle qui offre à Ob, dieu invisible dans son observatoire, des yeux arrachés en sacrifice, et celle qui recherche ses doubles – Marri, le chien… Va-et-vient entre le voir et l’être vu, la cécité et l’excès de vision, le récit est tissé de mécanismes spéculaires – autre trait mélancolique : celui de la mélancolie au miroir, celle que prête Starobinski à Baudelaire10, qui le contraint à se mirer infiniment dans sa douleur, pris dans un jeu de reflets et de doubles dans l’écart desquels s’abîme le poète. « Nos deux cœurs seront deux vastes flambeaux, – Qui réfléchiront leurs doubles lumières – Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux », on se souvient de ces vers et de la mort des amants, couchés sur des lits comme en des tombeaux. En écho, on entend ce passage de La Mémoire de l’air, texte de Lamarche qui gravite autour d’un souvenir de viol revenu hanter la voix féminine à l’heure d’une rupture amoureuse qui se fait dans la violence : « Dans cette chambre il avait placé deux miroirs jumeaux […], deux tout petits miroirs qui ne reflétaient rien. Qui ne reflétaient même pas le lit. Notre lit. […] Comme si c’était des yeux aveugles, ces miroirs » (MA, p. 46-47). Ici, les cœurs jumeaux ne se reflètent plus, le miroir déficient devient cet œil voyeur qui lui renvoie la fissure ouverte en elle par le viol, traumatisme dont elle ne sait que faire, à laquelle elle ne peut assigner une place en son être, comme Mira qui erre de par le pays pour trouver le lieu où circonscrire son deuil, faire cesser la démultiplication des réflexions mélancoliques.
15Ainsi l’animal, chez Caroline Lamarche, représente moins la rencontre de l’altérité qu’une confrontation avec soi-même. En deçà du départage entre soumission féminine et domination masculine, de même qu’entre littéral et figuré – la présence « réaliste » ou métaphorique d’animaux –, c’est-à-dire en deçà de la frontière qui ferait de l’animal ce à quoi l’homme ne peut jamais se rapporter que comme à un comparé, l’animalité est le nom d’une question adressée à l’humain, un irreprésentable que cette poétique ne cesse de cerner. C’est une animalité anthropologique qui s’écrit ici, féminine surtout, aux confins de l’humain, ou plutôt intrinsèquement nouée au cœur des expériences humaines les plus fondamentales mais aussi les plus indicibles, celles qui nous échappent et nous débordent – le désir, l’amour, le don de soi, l’abnégation, le deuil, le manque, la mélancolie.
Notes
1 Deleuze (Gilles) et Guattari (Félix), Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975. Les concepts de « devenir-animal », de « ligne de fuite » (cf. infra) sont également empruntés à cet ouvrage.
2 Les références de Caroline Lamarche utilisées dans cet article sont les suivantes (dans l’ordre de leur apparition) : Dans la maison un grand cerf (DMGC) ; Nous sommes à la lisière (NSL) ; Le Jour du chien (JC) ; Mira (M) ; La Chienne de Naha (CN) ; Carnets d’une soumise de province (CSP) ; L’Ours (O) ; La Fin des abeilles (FA) ; La Nuit l’après-midi (NA) ; La Mémoire de l’air (MA).
3 On remarquera toutefois que le cerf tué pour les besoins de l’œuvre est décrit comme amaigri par les combats du brame, diminué, et qu’il est donc « à la limite » entre virilité et féminité de la biche.
4 Notons qu’à la suite de ce conte initial, le récit fera plusieurs fois retour sur la proximité fusionnelle et le jeu de reflets entre femme et chienne. Comme dans ce passage important du texte qui marque la rupture de la narratrice avec son amant, lorsque celui-ci lui donne soudain une gifle d’une grande violence : « La première chose que j’ai vue : un chien posté à une fenêtre, derrière le banc. J’ai regardé le chien, qui était peut-être une chienne, son expression indéchiffrable noyée dans une face hirsute, cette bête que l’ennui immobilisait derrière la vitre, gardienne de la maison de son maître, dressée à manger à heures fixes, à ne sortir et à n’entrer que lorsqu’on lui ouvrait la porte, à rejoindre tantôt son panier, tantôt son écuelle, et j’ai pensé : que fais-tu là ? Pars. Pars. Enfuis-toi. » (CN, p. 20-21)
5 D’autres passages du récit rapprochent la femme de l’animal, comme lorsque la narratrice se souvient de la chienne de ses parents et s’identifie à sa capacité d’obéissance comme d’abnégation vis-à-vis de son maître (CSP, p. 66-67 ; p. 182).
6 Une note préliminaire explique en effet que les rencontres entre le maître et la Renarde font systématiquement l’objet d’une mise par écrit, ce qui fait rentrer cette relation dans l’ordre de la représentation. Le terme de « résultat » utilisé dans cette note fait par ailleurs écho à cette belle réflexion sur la relation à l’écriture autobiographique que l’on trouve sur le site internet de Caroline Lamarche, et dont voici le cœur : « Mais qu’il y ait, dans le moindre de mes actes, une tyrannie du résultat, et que ce résultat soit l’écriture, c’est un fait évident. »
7 Michon (Pierre), Les Deux Beune, Lagrasse, Éditions Verdier, 2023. Ce récit donne suite à une publication antérieure du même auteur, La Grande Beune, parue chez le même éditeur en 1996.
8 Ibid., p. 149.
9 Freud (Sigmund), Deuil et mélancolie, traduction d’Aline Weill, Paris, Éditions Payot, 2011, p. 49-63.
10 Starobinski (Jean), L’Encre de la mélancolie, Paris, Seuil, 2012, p. 163-179.
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Référence papier
Isabelle Ost, « Animalité et féminité », Textyles, 64 | 2023, 37-46.
Référence électronique
Isabelle Ost, « Animalité et féminité », Textyles [En ligne], 64 | 2023, mis en ligne le 15 décembre 2023, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/6291 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/textyles.6291
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