Caroline Lamarche aujourd’hui
Texte intégral
1Proust raillait avec jubilation Sainte-Beuve, qui n’avait perçu la grandeur ni de Stendhal ni de Balzac ni de Baudelaire, alors qu’il avait déclaré, durant un cours (donné à Liège) sur Chateaubriand et les romantiques :
- 1 Sainte-Beuve (Charles-Augustin), Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire. Cours profes (...)
Tout le monde est fort à prononcer sur Racine et Bossuet… Mais la sagacité du juge, la perspective du critique se prouve surtout sur des écrits neufs, non encore essayé du public. Juger à première vue, deviner, devancer, voilà le don critique. Combien peu le possède1.
2Mais Proust lui-même considérait que le grand écrivain de la génération antérieure à la sienne était Anatole France, que plus grand monde ne lit au xxie siècle… Ce qui nous apparaît aujourd’hui comme des erreurs d’appréciation, auxquelles même ces deux lecteurs avertis n’ont pu échapper, devrait nous inciter à la prudence. Pourtant, nous n’avons pas l’impression de prendre un risque inconsidéré en affirmant ici que Caroline Lamarche fait d’ores et déjà partie des plumes majeures de la littérature francophone contemporaine et, par surcroît, de la littérature belge d’hier et d’aujourd’hui.
- 2 Kéchichian (Patrick), « Un lien si tendre et si brutal », dans Le Monde des livres, 3 mai 2007, dis (...)
3Nous ne sommes évidemment pas les premières et les premiers à parier sur l’autrice de La Fin des abeilles. Dès la parution du Jour du chien, en 1996, la critique journalistique a souligné les qualités littéraires de l’écrivaine : Francis Matthys s’extasiait à son sujet dans La Libre Belgique tandis que, dans Le Soir, l’écrivain Pierre Mertens, dont l’autorité sur les lettres belges était alors sans égale, usait de sa faconde pour louer la polyphonie de ce premier roman. En France, Nicole Casanova dans La Quinzaine littéraire et, dans Le Monde des livres, Patrick Kéchichian publiaient également des comptes rendus très élogieux. Le dernier cité chroniquera d’ailleurs fidèlement, jusqu’à sa retraite, la plupart des onze romans ou recueils de nouvelles que Caroline Lamarche fera paraître à Paris, aux éditions de Minuit d’abord, puis chez Gallimard. À propos de Karl et Lola, il écrira notamment : « Caroline Lamarche parle d’une voix parfaitement sienne, sans imiter qui que ce soit2. »
4Les institutions nous ont précédés également : Caroline Lamarche a été la récipiendaire de nombreux prix en Belgique, le Rossel de 1996 pour Le Jour du chien avait été précédé en 1995 par un prix de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique (le prix Franz de Wever) pour le recueil de nouvelles J’ai cent ans. En 2019, elle a obtenu le prix triennal du roman de la Fédération Wallonie-Bruxelles pour Dans la maison un grand cerf et l’année suivante le prix quinquennal pour l’ensemble de son œuvre. Et depuis 2017, elle siège à l’Académie. Mais ses distinctions ne s’arrêtent pas aux frontières de la Belgique : son recueil Nous sommes à la lisière lui a valu, en 2019, le Goncourt de la nouvelle en France et, en Angleterre, la traduction de La Mémoire de l’air a obtenu « an English PEN award ». Car certains livres de l’autrice sont traduits en plusieurs langues européennes : anglais, néerlandais, espagnol, ukrainien, italien, letton et croate.
5Pareil curriculum suffit à susciter la curiosité universitaire. Une analyse sociologique de la trajectoire de Caroline Lamarche dans le champ littéraire français y trouverait, par exemple, matière à réflexion. Mais sans doute est-ce d’abord la richesse thématique et stylistique de la production littéraire de l’écrivaine qui justifie le présent dossier dans Textyles.
6Caroline Lamarche fait partie de ces autrices et auteurs dont les œuvres sont parcourues d’obsessions thématiques. Nous retrouvons régulièrement chez elle les motifs suivants : le rapport à la nature et au monde animal, les liens familiaux, la filiation (particulièrement féminine), la sexualité envisagée au prisme des interdits et de leur transgression (célibat des prêtres, homosexualité masculine, sadomasochisme), la condition féminine, l’art (particulièrement la peinture), les relations amoureuses, la vieillesse et la mort. Son originalité consiste à croiser ces thèmes de façon fine, au gré d’une marqueterie toujours renouvelée de livre en livre, de sorte que chacun d’entre eux semble contenir tous les autres, élaborant ainsi une forme de géométrie variable, envoûtante, improbable et troublante. Caroline Lamarche, qui a publié à ce jour une trentaine de livres, aborde certes de nombreux genres : romans, nouvelles, récits autobiographiques, poésie, fictions radiophoniques, livres pour la jeunesse, roman graphique, contes fantasmatiques, critiques dans la presse, textes d’opinion, livres écrits en dialogue avec des plasticiennes ou des photographes, contributions à des ouvrages collectifs (catalogues d’exposition, recueils de nouvelles). Mais, dans chacun d’entre eux, elle se réinvente tout en demeurant elle-même.
7Les articles réunis dans le présent dossier, en raison de leurs différences comme de leurs points de rencontre, font état de cette pluralité dans la cohérence qui caractérise l’œuvre de Caroline Lamarche. Notons également qu’ils émanent d’auteurs ou d’autrices venus de plusieurs horizons académiques ainsi que de plusieurs zones géographiques et appartenant à deux générations. Bien plus, nous devons la majorité des contributions à de jeunes chercheuses ou chercheur, dont les approches critiques et les centres d’intérêt sont on ne peut plus contemporains. Caroline Lamarche est bel et bien une écrivaine d’aujourd’hui.
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9C’est à la réversibilité des figures du chasseur et de la proie qu’Alix Tubman-Mary a consacré son article. Sa réflexion sur la chasse prend son origine dans le roman autobiographique intitulé Dans la maison un grand cerf (2017), passe rapidement par Le Livre du Destin ou la divination par les cartes (2023), petit ouvrage dans lequel Caroline Lamarche dialogue avec les collages d’Émelyne Duval, puis se déploie en se penchant sur L’Asturienne (2021), cette étonnante chronique à la fois familiale et industrielle, que la chercheuse compare à l’ouvrage Mémoires de l’Enclave de Jean-Paul Goux et qu’elle lit en rendant compte des questionnements infinis de l’autrice sur le rôle joué par sa famille lors de cette aventure industrielle belge en Espagne. Après quoi, Tubman-Mary défend une hypothèse hardie : les thèmes croisés de la chasse et de l’exploitation sociale trouveraient leur envers, en quelque sorte, ou leur rédemption paradoxale a priori dans l’aspect social à l’œuvre au travers des relations érotiques sadomasochistes décrites dans La Nuit l’après-midi (1998) et dans les Carnets d’une soumise de province (2004). La question de la culpabilité permet à la chercheuse de nouer, dans ses conclusions, ces différents questionnements.
10Fanny Lamby se penche sur un aspect primordial de l’œuvre de Caroline Lamarche : sa relation avec les images, et particulièrement avec la peinture. Si, quand il s’agit de se comparer avec d’autres arts, il est des écrivaines et des écrivains dont l’obsession principale est la musique, Caroline Lamarche se caractérise en effet par son dialogue toujours renouvelé avec les arts plastiques. Fanny Lamby brosse un large tableau de l’iconographie lamarchienne en convoquant quatre romans : L’Ours (2000), Lettres du pays froid (2003), Carnets d’une soumise de province et Dans la maison un grand cerf et en se basant sur les travaux de Roland Barthes d’abord, puis, surtout sur ceux de Sophie Van der Linden, qui a dégagé quatre fonctions opérées par le texte sur l’image : l’amplification, la sélection, le contrepoint et la fonction complétive. Fanny Lamby décrit également les différentes voies par lesquelles la thématique picturale s’intègre dans le texte des romans. Par ailleurs, son analyse consacre avec raison plusieurs paragraphes à l’artiste peintre fétiche de l’écrivaine, Frida Kahlo, à laquelle s’attache la narratrice de Lettres du pays froid et dont la chercheuse explore patiemment la valeur symbolique. C’est sur le caractère dynamique d’un musée imaginaire qui est appelé à s’étendre que Fanny Lamby conclut son article.
11Le rapport à l’animalité – déjà croisé ici dans l’étude d’Alix Tubman-Mary – et à l’environnement constitue à la fois un pan de la pensée et de l’engagement de Caroline Lamarche, qu’elle déploie, entre autres, dans ses interventions dans la presse, et une source d’inspiration dans ses œuvres de fiction, qui, depuis Le Jour du chien, n’a fait que s’intensifier jusqu’aux créations les plus récentes. Cette attention portée à la nature et au vivant constitue sans nul doute l’un des aspects qui a contribué à attirer vers l’œuvre de l’autrice de nouveaux lecteurs et lectrices.
12Croisant les débats les plus actuels sur l’écologie et l’antispécisme, cette dimension a, dans le présent dossier, particulièrement retenu l’attention d’Isabelle Ost, dans une approche littéraire et philosophique, et de Louise Van Brabant et Dominique Ninanne dans une perspective relevant davantage de l’écocritique, voire de la zoopoétique.
13Dans sa contribution, Ost interroge, au miroir de l’érotisme, le lien entre féminité et animalité, dont la présence, littérale ou figurée, nourrit le riche bestiaire décliné dans l’œuvre lamarchienne. Dans le souci d’éviter le piège d’une typologie figée et réductrice, elle mobilise le concept de « devenir-animal » et de « lignes de fuite » qui, selon Deleuze et Guattari, constituent « autant d’issues aux impasses et blocages du désir du sujet », ici féminin. À rebours des oppositions tranchées et d’une « binarité trompeuse » (animaux puissants, dominants et masculins vs animaux vulnérables, soumis et féminins), elle dévoile ainsi les rapports ambigus et fluides qui se tissent entre humains et non-humains, mais aussi entre hommes et femmes. La lecture proposée montre bien à quel point l’animalité féminine, « plutôt qu’un avilissement, représente a contrario une échappatoire, un élément libérateur – une “déterritorialisation” » qui invite à une confrontation avec soi-même.
14L’animalité, posée comme question à l’humain, est ensuite envisagée par Louise Van Brabant, qui interroge elle aussi la notion de « territoire », mais sous un angle différent : celui du décentrement, conduisant à la dissolution des frontières et à l’exploration, chère à Lamarche, des lisières. L’œuvre littéraire proposerait ainsi l’invention d’un espace, perméable et mouvant, permettant, si pas la réconciliation, du moins une forme de « compagnonnage » entre humains et autres vivants. Ce faisant, elle invite, au croisement entre poétique et politique, à se saisir des problématiques environnementales en construisant, par le travail de l’écriture, un nouveau regard, plus inclusif et global.
15L’enquête se poursuit avec l’approche sensorielle mobilisée par Dominique Ninanne, qui analyse la manière dont l’écriture « écosensible » (terme emprunté à Michel Collot) de Caroline Lamarche contribue à redéfinir l’approche que l’on peut avoir du vivant, à l’encontre de l’idée d’une séparation radicale entre l’humain et la nature. Développant une acuité sensorielle dans la restitution textuelle du monde qui nous entoure, Lamarche contribue à une forme de réenchantement de ce dernier dans la mesure où elle nous le rend à nouveau perceptible, présent, incarné. En se dégageant d’un anthropocentrisme qui a contribué à appauvrir l’expérience du monde naturel, l’écrivaine redonne ses lettres de noblesse aux sens « bas », tels que l’odorat et le toucher, qui permettent à la fois de pénétrer le règne animal – pour citer le titre du récent film de Thomas Cailley (2023), qui restitue de manière saisissante cet élargissement des sens – et de préserver et d’entretenir la part d’animalité en nous.
- 3 Fort (Pierre-Louis), Ma Mère, la morte : l’écriture du deuil chez Yourcenar, Beauvoir et Ernaux, Pa (...)
16Justine Muller commente pour sa part La Fin des abeilles en regard des textes qu’Annie Ernaux, cette autrice que Caroline Lamarche apprécie et lit avec assiduité, a consacrés elle aussi à sa mère. Il s’agit, dans les deux cas, à la fois de biographie, de « thanatographie3 », d’« autobiographie partielle et masquée », d’« auto-socio-biographie visant à garder [la] mémoire [des mères disparues], ainsi que celle de toute une génération de femmes ». Justine Muller souligne au passage les différences qui séparent les deux autrices, et par ricochets, leur mère respective, notamment au niveau social. Après quoi, elle examine le style des deux écrivaines, l’écriture volontairement plate d’Annie Ernaux, l’écriture blanche de Caroline Lamarche, qui entretiennent des rapports avec la photographie.
17Si la question du style affleure dans les précédentes contributions, elle constitue le centre de la réflexion proposée par Laurent Demoulin. Celui-ci s’attache à analyser les spécificités d’une écriture qui, si elle apparaît aisément reconnaissable au lectorat, n’en est pas moins complexe à saisir au fil des genres très divers dans lesquels s’est illustrée l’écrivaine. Nombre de critiques littéraires se sont plu à souligner le caractère « classique » de l’écriture de Caroline Lamarche, appréciant sa sobriété et sa clarté. Demoulin interroge cette lecture en la confrontant à ce qu’on appelle « écriture blanche » – déjà convoquée par Justine Muller – ou, pour reprendre les mots de Barthes, « degré zéro de l’écriture ». Si ces étiquettes semblent, par certains aspects, opérantes, elles n’en demeurent pas moins inadaptées ou insuffisantes pour rendre compte des tensions qui agitent et troublent l’apparente transparence du style de l’autrice. Exemples à l’appui, l’article révèle ces moments de tension ou de rupture et cherche à en déceler les raisons d’être. L’enquête stylistique se poursuit au-delà des romans, nouvelles et récits pour questionner d’autres genres, comme la poésie et les contes fantasmatiques, avant de se conclure sur deux études de cas : Le Jour du chien et Toujours l’eau.
18La contribution d’Ewoud Goethals, traduite du néerlandais par Magali Claeskens, fait un pas de côté par rapport à l’œuvre romanesque de Caroline Lamarche pour entreprendre, en s’appuyant sur les travaux de Meizoz et de Maingueneau, une étude sociologique de sa posture en tant qu’écrivaine belge francophone en relation avec la sphère littéraire flamande. L’article relève ainsi les activités et publications « transfrontalières » (festivals littéraires, présentations de livres, hommages, débats, promenades littéraires, résidences, projets interartistiques) qui ont permis à l’écrivaine de se construire une « posture intrabelge » de « passeuse de frontière » au point d’« incarner la figure littéraire transfrontalière par excellence ». Goethals, après avoir remarqué que cette posture ne se laisse guère deviner dans ses livres publiés en France, analyse également les propos tenus par l’écrivaine à propos de la Belgique en soulignant leur féconde ambivalence.
19Ce dossier de Textyles accueille, pour finir, deux interventions de Caroline Lamarche. Elle nous a aimablement confié un inédit : il s’agit de deux extraits de son journal, datant respectivement de janvier 1995 et de juillet 1990, qu’elle a commentés en juin 2023. Ce très beau texte en dit long, malgré sa brièveté, sur l’écriture de l’autrice et sur ses enjeux.
20La parole lui est ensuite donnée dans « Mes flocons », un entretien réalisé par Sofiane Laghouati. Celui-ci interroge Caroline Lamarche sur ses nombreuses collaborations, avec ses éditrices et ses éditeurs, avec des plasticien·ne·s ou des comédien·ne·s, ou encore dans le cadre d’expositions. D’autres questions portent sur son rapport aux bibliothèques et sur ses engagements citoyens. Les réponses, toujours précises et franches nous permettent de pénétrer dans le scriptorium de l’écrivaine.
Notes
1 Sainte-Beuve (Charles-Augustin), Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire. Cours professé à Liège en 1848-1849, Paris, Calmann-Lévy, 1872, t. II, p. 116, n.i, cité par Proust (Marcel), « Journée de lecture » [1905] dans Pastiches et mélanges [1919], dans Essais, édition publiée sous la direction d’Antoine Compagnon, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2022, p. 590.
2 Kéchichian (Patrick), « Un lien si tendre et si brutal », dans Le Monde des livres, 3 mai 2007, disponible à la page : https://www.lemonde.fr/livres/article/2007/05/03/un-lien-si-tendre-et-si-brutal_905074_3260.html.
3 Fort (Pierre-Louis), Ma Mère, la morte : l’écriture du deuil chez Yourcenar, Beauvoir et Ernaux, Paris, Imago, 2007, p. 157.
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Référence papier
Laurence Brogniez et Laurent Demoulin, « Caroline Lamarche aujourd’hui », Textyles, 64 | 2023, 7-14.
Référence électronique
Laurence Brogniez et Laurent Demoulin, « Caroline Lamarche aujourd’hui », Textyles [En ligne], 64 | 2023, mis en ligne le 15 décembre 2023, consulté le 14 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/6271 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/textyles.6271
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