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Chroniques
Comptes rendus

Demoulin (Laurent), Savitzkaya ou la nouba originelle

Milan, Mimesis, coll. Certi nostri anniversari, 2021, 136 p.
Manon Delcour et fr
p. 160-163
Référence(s) :

Demoulin (Laurent), Savitzkaya ou la nouba originelle, Milan, Mimesis, coll. Certi nostri anniversari, 2021, 136 p.

Texte intégral

  • 1 Eugène Savitzkaya. Le corps des mots, Textyles. Revue des lettres belges de langue française, numér (...)
  • 2 demoulin (Laurent), «  Savitzkaya féministe lubrique  ?  », Europe, novembre-décembre 2020, n°  109 (...)

1Après avoir écrit de nombreux articles sur Eugène Savitzkaya, dirigé en 2013 un numéro de la revue Textyles intitulé Eugène Savitzkaya. Le corps des mots1 et participé en 2020 à un dossier d’Europe consacré à l’écrivain belge2, Laurent Demoulin publie en 2021 le premier ouvrage portant exclusivement sur un auteur qu’Hervé Guibert considérait comme un «  frère d’écriture  ». Comme l’indique déjà son titre, qui évoque ceux de textes moins connus de Savitzkaya, cette monographie s’attache à deux dimensions constitutives de l’esthétique considérée  : le désordre improbable et illimité ainsi que la question de l’origine.

2Trois mouvements se dessinent dans cet essai. L’ouvrage commence par une étude de La Folie originelle et dégage plusieurs thèmes et procédés formels récurrents dans la production de Savitzkaya à partir d’un ancrage textuel précis. Le chercheur prend ensuite appui sur cette analyse liminaire pour établir une chronologie et une présentation tabulaire de l’œuvre. Enfin, les derniers chapitres livrent trois analyses de questions centrales dans l’esthétique de Savitzkaya  : le thème des animaux, le paradigme de l’ordre et du désordre, la question sexuelle.

3Avec La folie originelle (1991), pièce de théâtre qui n’a jamais été mise en scène, Laurent Demoulin sélectionne un texte au croisement des premiers écrits de Savitzkaya, réputés plus hermétiques, et de publications qui, comme Marin mon cœur, ont rencontré un plus large succès public. Cette miniature de l’œuvre condense en effet des références à son ancrage liégeois, les thèmes de l’enfance, du bestiaire ou de la folie, des motifs sexuels et scatologiques ou encore les figures de la mère et du père. Le chercheur met en évidence l’indétermination et la porosité définitoires de l’imaginaire savitzkayen, qui confond notamment enfant et adulte, animal et humain, vie et mort, naturel et surnaturel. Il met également au jour l’idéal de nomination et l’«  élégance toute classique  » (p.  41) sur fond desquels s’entrelacent répétitions et accumulations déconcertantes, visant à épuiser le réel. Ces deux procédés, qui font l’originalité du style de Savitzkaya, tissent, selon Laurent Demoulin, la poéticité savitzkayenne tout en créant un effet d’attente.

4Il ordonne ensuite l’abondante production de Savitzkaya de manière chronologique, en relevant ses influences littéraires (Jacques Izoard, Pierre Guyotat, Robert Pinget, Samuel Beckett) et en dégageant deux périodes dans son œuvre. L’une est constituée des premiers poèmes, «  sauvages  » (Les lieux de la douleur, Mongolie, plaine sale), caractérisés par une syntaxe déstructurée, un magma fusionnel et un imaginaire organique. Elle comprend aussi les premiers «  romans  », publiés par les Éditions de Minuit (de Mentir aux Morts sentent bon) et marqués par une déconstruction narrative et une profusion stylistique. La publication de Marin mon cœur ouvre une deuxième phase, ponctuée par des romans plus lisibles, souvent focalisés sur le quotidien, non plus éclatés mais fragmentés (p.  60). Si le thème de l’enfance est toujours présent, l’œuvre fait maintenant montre d’une interrogation sur les rapports entre les hommes et les femmes, la fuite du temps ou de préoccupations politiques. Laurent Demoulin ne manque pas d’évoquer la participation de Savitzkaya à des projets théâtraux (sa collaboration avec la compagnie Transquinquennal), cinématographique (le film Narcisse aux chiens, réalisé par Marie André) ou artistiques (outre des publications menées en collaboration avec des photographes et des plasticiens, Savitzkaya a aussi exposé ses propres dessins).

5Le chercheur affine sa chronologie par le biais d’une présentation tabulaire de l’œuvre, centrée sur l’évolution de la thématique de l’enfance. Il choisit là un thème central, déjà étudié par la critique, mais lui donne une compréhension nouvelle et surtout une force opératoire pour l’appréhension de l’œuvre de Savitzkaya. Répartissant les textes en fonction de l’importance que ceux-ci accordent à deux points de vue (celui d’un narrateur dont le point de vue se confond avec celui de l’enfant et celui d’un narrateur adulte qui observe l’enfant ou le monde) et de quatre âges (l’infans, l’enfant, l’adolescent et l’adulte), il éclaire certains traits de l’esthétique savitzkayenne, notamment en mettant en parallèle le «  maelstrom stylistique  » (p.  70) des premiers poèmes avec une «  mimesis impossible  » (p.  69) de l’infans ou en relativisant le virage perçu lors de la publication de Marin mon cœur grâce à une étude de procédés déjà en germe dans les publications précédentes. Notons que, reconnaissant la porosité des thèmes et motifs, assumant la singularité irréductible de certains textes et s’autorisant des parenthèses (entre autres un passage sur la sauvagerie, qui prend appui sur un essai de Pierre Vinclair et un poème de Denis Roche), Laurent Demoulin évite l’écueil de forcer l’œuvre pour rendre sa présentation tabulaire plus efficace.

6Il examine ensuite l’évolution de la thématique animale en fonction de la répartition qu’il a auparavant établie. Le bestiaire passe ainsi de l’indistinction (la confusion maman/mammouth dans Mongolie, plaine sale) dans les poèmes de l’infans à l’allégorie féline et à la métamorphose dans les romans de l’enfance (Mentir ou La disparition de maman). La métamorphose se décline ensuite en métaphores et comparaisons dans les romans du narrateur adulte observant l’enfant. Dans les derniers textes (En vie, Fou civil, Au pays des poules aux œufs d’or), l’animal se fait double symbolique du narrateur ou permet à ces publications plus «  réalistes  », plus éloignées de l’enfance, de renouer avec la féerie des premiers textes.

7L’écriture de Savitzkaya oscille entre un effet de fouillis langagier et un projet de mise en ordre du réel (qui se manifeste notamment par la tentation de l’inventaire dans des textes tels qu’En vie). Laurent Demoulin prend acte de cette difficulté posée au lectorat, voire à la critique et, reprenant le fil du thème de l’enfance, considère plusieurs moments dans l’œuvre, en commençant par l’«  anomie du magma  » (p.  101) antérieur au langage, que Savitzkaya mime par exemple dans Mongolie, plaine sale au moyen de l’instabilité grammaticale, d’allitérations et de longues phrases obscures ou de l’indétermination du thème du corps, notamment maternel. Si une ébauche d’ordre apparaît dans La Disparition de maman ou Les morts sentent bon, la porosité entre vie et mort, adulte et enfant, humain et animal, continue à s’imposer. Laurent Demoulin attribue cette porosité au fait que la loi symbolique n’a pas encore été établie dans ces univers. Marin mon cœur introduit à nouveau une transformation à cet égard  : l’adulte observant l’enfant met en ordre le réel dans ses descriptions et émet des énoncés normatifs qui matérialisent la loi du langage rencontrée par Marin puis, dans Fraudeur ou Sister, servent une critique du système éducatif, des origines économiques de la guerre ou de réalités politiques. Cette portée critique s’accentue dans des textes qui ne s’attachent plus à l’enfance, tels que Fou civil ou Fou trop poli. La figure du fou subversif est celle d’un homme d’âge mûr mais toujours capable, dans Au pays des poules aux œufs d’or, de convoquer la sauvagerie de l’enfant parlant. Laurent Demoulin remarque que le désordre de la subversion s’accompagne, dans En vie ou Fraudeur, du désir d’un ordre autre, solidaire. Le sujet romanesque, maintenant à même d’accepter la vieillesse et la mort, se tourne vers le réel et ses tâches quotidiennes, sans pour autant renoncer à l’excès outrancier et à l’ivresse.

8Une évolution assez proche semble concerner la question sexuelle dans l’«  univers pansexuel  » (p.  114) de Savitzkaya  : indétermination des organes et sécrétions dans les poèmes, révocation du dimorphisme sexuel dans Les morts sentent bon, Célébration d’un mariage improbable et illimité ou Nouba, puis critique de la domination masculine dans Ode au paillasson, passion lubrique du fou pour l’appareil génital féminin, et enfin dénonciation d’une pédocriminalité soutenue par la logique capitaliste.

9À l’aide des travaux de Roland Barthes et de Gérard Genette, Laurent Demoulin condense les conclusions de ses deux dernières analyses pour questionner les effets suscités par une œuvre qui délaisse l’identification aux personnages et la tension narrative. Loin d’être une littérature intellectuelle, l’œuvre mouvante de Savitzkaya, notamment par le biais du traitement du thème de l’enfance et du corps, mêle liberté de l’imaginaire et inventivité formelle, procurant «  un plaisir de la fiction […] qui se marie avec la jouissance de la diction  » (p.  131), dans des amalgames qui varient au fur et à mesure de l’œuvre.

10Embrassant la création de Savitzkaya sans sacrifier la lecture fine de plusieurs textes, établissant des liens féconds entre les publications et utilisant l’éclairage de plusieurs références théoriques, Laurent Demoulin ordonne sans la schématiser l’esthétique de l’écrivain liégeois dans un essai qui tout à la fois fournit une excellente porte d’entrée à une écriture parfois déroutante et intéressera les spécialistes de l’œuvre. On pourrait éventuellement regretter l’absence d’une bibliographie, qui aurait utilement complété un ouvrage appelé à devenir un repère pour la critique s’intéressant à un écrivain qui n’est plus seulement «  un jeune Belge  ». Laurent Demoulin cite cependant avec précision la littérature critique et a établi, avec Carmelo Virone, Jacques Izoard et Sabrina Parent, une bibliographie très complète pour la revue Textyles (2013). Cette référence étant disponible en ligne, l’omission, peut-être due à un choix éditorial, ne porte guère préjudice à un ouvrage dans lequel l’auteur laisse entendre tout le plaisir qu’il éprouve à la lecture de celui qui a aussi fait l’admiration de Mathieu Lindon, Tanguy Viel ou Éric Chevillard.

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Notes

1 Eugène Savitzkaya. Le corps des mots, Textyles. Revue des lettres belges de langue française, numéro dirigé par Laurent Demoulin, 2013, n°  44.

2 demoulin (Laurent), «  Savitzkaya féministe lubrique  ?  », Europe, novembre-décembre 2020, n°  1099-1100, pp. 109-120.

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Pour citer cet article

Référence papier

Manon Delcour et fr, « Demoulin (Laurent), Savitzkaya ou la nouba originelle »Textyles, 63 | 2022, 160-163.

Référence électronique

Manon Delcour et fr, « Demoulin (Laurent), Savitzkaya ou la nouba originelle »Textyles [En ligne], 63 | 2022, mis en ligne le 31 janvier 2023, consulté le 05 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/6224 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/textyles.6224

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Auteurs

Manon Delcour

Université Saint-Louis Bruxelles

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