Simenon apostrophé
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Parution des Mémoires intimes
- 1 Assouline (Pierre), Simenon, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1996, p. 907.
- 2 Tauxe (Henri-Charles), « Simenon : “Pourquoi je n’écrirai plus” », dans 24 Heures. Feuilles d’ (...)
- 3 Assouline (Pierre), Simenon, op. cit., p. 907.
- 4 « Fellini-Simenon : Casanova, notre frère. Un grand dialogue sur le mystère de la création arti (...)
1Il est difficile d’imaginer aujourd’hui l’extraordinaire émoi qu’a suscité, en octobre 1981, la sortie des Mémoires intimes de Simenon, qui, selon Pierre Assouline, a été considérée alors, sans conteste, comme « l’événement littéraire de la saison1 ». De multiples raisons expliquent cette émotion. D’abord, il s’agissait d’un grand retour, ce qui est toujours porteur, médiatiquement parlant : Simenon, monstre sacré, avait décidé d’arrêter d’écrire le 18 septembre 1972, décision qui avait donné lieu à une déclaration fracassante parue le 7 février 1973 dans le quotidien suisse 24 Heures2. Certes, entretemps, presque chaque année, il avait publié un volume de ses Dictées, textes enregistrés au magnétophone, mais, à part la première d’entre elles, la poignante Lettre à ma mère, à laquelle il avait d’ailleurs réservé un statut éditorial particulier, il s’agissait d’une forme de littérature secondaire, qui, en général, n’avait pas suscité autant d’intérêt que ses romans. Ensuite, les éditeurs du romancier avaient magistralement bien orchestré la sortie du volume, plusieurs traductions paraissant le même jour que la version originale. La presse rend abondamment compte de ces Mémoires et Claude Nielsen, l’éditeur français, raconte encore Assouline, « dit avoir vendu 100 000 exemplaires en deux mois3 ». Enfin, le livre a un parfum de scandale, et cela à trois égards : primo, il y est question de la sexualité de cet homme mondialement célèbre pour avoir déclaré, quatre ans plus tôt, lors d’un entretien avec Fellini au sujet de son Casanova, avoir fait l’amour avec 10 000 femmes4 ; secundo, certaines pages n’allaient pas manquer de faire réagir l’ex-seconde épouse de l’écrivain, Denyse Ouimet, qui obtiendra en effet, dès le 9 novembre, la suppression de plusieurs passages ; tertio, il y est question de l’événement le plus douloureux qui puisse bouleverser la vie d’un être humain : le suicide de son enfant, en l’occurrence de Marie-Jo Simenon, qui s’était donné la mort le 19 mai 1978, à l’âge de 25 ans. Sexualité, guerre des sexes et mort dans l’autobiographie d’un écrivain mondialement célèbre et bénéficiant d’un véritable battage médiatique : les Mémoires intimes ne pouvaient pas passer inaperçus.
Un ouvrage décevant ?
- 5 Dubois (Jacques) et Denis (Benoît), « Préface », dans Simenon (Georges), Pedigree et autres rom (...)
- 6 Quant aux romans fictionnels qui complètent le volume, ils ont été choisis parce qu’ils « explor (...)
2Cependant, de nos jours, ces Mémoires ne bénéficient nullement d’un statut d’exception : ils font partie du pan autobiographique d’une œuvre immense, au même titre que les Dictées, et ne sont en général pas considérés comme la meilleure part de ce pan. Ils n’ont en tout cas pas trouvé place dans le troisième tome de La Pléiade, alors que celui-ci est consacré à l’écriture de soi, puisqu’il met en exergue, en tant que titre principal, Pedigree, cette « autobiographie romancée5 » et contient également Je me souviens, au titre explicite, et la terrible Lettre à ma mère évoquée supra6.
- 7 Assouline (Pierre), Simenon, op. cit., p. 901.
- 8 Ibid.
3C’est que le livre, malgré son succès, a déçu. Comme le dit Pierre Assouline, « la lecture de l’ensemble est d’un intérêt inégal7 ». Le biographe, d’ordinaire plus élogieux, justifie ainsi son jugement : « On peut y trouver toute une page consacrée aux aliments pour bébé puis une seule ligne pour signaler l’écriture de deux nouveaux romans8. » Assouline ajoute encore :
- 9 Ibid., p. 907.
4[…] si les Mémoires nous renseignent sur l’homme, ils ne disent rien du romancier. Son travail de création n’est signalé qu’en incidence. Rien n’est moins littéraire que ce pavé en forme de pierre tombale. Même si on le restreint dans le registre de l’autobiographie, l’ouvrage est d’un intérêt limité9.
- 10 Ibid., p. 901.
5Peut-être Pierre Assouline, qui regrette, en outre, que l’écrivain, par pudeur, « répugne […] à nommer précisément les personnalités qu’il met en scène10 », se montre-t-il trop sévère : certains passages de l’ouvrage sont puissants. Il n’en reste pas moins qu’à ma connaissance, aucun lecteur de Simenon ne place ces Mémoires au sommet de l’œuvre. Les tragiques circonstances familiales ne semblent donc pas avoir donné lieu à un chef-d’œuvre : l’ouvrage n’a rien de l’émouvant chant du cygne espéré. En outre, depuis lors, pour qui s’intéresse à la vie de Simenon, la biographie -d’Assouline, parue en 1992, a pris le dessus sur les Mémoires intimes.
- 11 Cet entretien, qui a fait l’objet d’un dvd, est aujourd’hui facilement accessible sur Internet. J (...)
6Quoi qu’il en soit, cette sortie a donné lieu à plusieurs reportages et à de nombreuses interviews, que Simenon a acceptés avant de se retirer définitivement. Sans conteste, l’entretien qui marquera les esprits est télévisuel : il s’agit d’un numéro spécial de l’émission Apostrophes entièrement consacré à l’écrivain, filmé à son domicile de Lausanne et diffusé le 27 novembre 198111.
7Cet entretien, qui dure 1 heure 15, mérite peut-être d’être qualifié de « hors norme ». Non pas seulement parce qu’il a mis en présence un écrivain majeur et un journaliste populaire, mais parce que ni l’un ni l’autre n’y a joué sa partition habituelle et qu’aucun des deux n’use du code de l’interview d’écrivain tel qu’il se pratiquait à l’époque.
Un Simenon de légende
8Pour bien en juger, il me faut dire un mot du fonctionnement courant de chacun des deux protagonistes. Comment Simenon se comportait-il en général avec les journalistes ? Et comment Pivot procédait-il d’ordinaire ?
9À tout seigneur, tout honneur, commençons par l’écrivain. Dès son entrée dans le monde des lettres françaises, Georges Simenon s’est servi de la presse pour construire son image – une image forte, en rupture avec le modèle dominant de l’époque. Il s’écarte en effet résolument du stéréotype de l’écrivain sacralisé en tant que conscience morale absolue. Ainsi, en 1927, alors qu’il écrit toujours des romans populaires sous pseudonyme, a lieu le célèbre épisode de la cage de verre. À la demande d’un magnat de la presse, Eugène Merle, qui veut lancer un nouveau journal, Paris-Matin (qui s’appellera finalement Paris-Matinal), celui que l’on nomme encore « Georges Sim » s’engage à rester enfermé dans une cage de verre durant une semaine pour y écrire un roman dont le sujet aura été donné par le public. Un contrat a été signé entre les deux hommes. Mais l’annonce de l’événement a provoqué un tollé général : quarante ans avant « La mort de l’auteur » de Barthes, la statue de l’Auteur avec un grand A était égratignée par un écrivain populaire. L’opération a d’ailleurs finalement été annulée.
10Dans les entretiens qu’il accordait volontiers, Simenon s’attelait également à construire sa légende, comme l’a prouvé Michel Lemoine, qui a étudié de près les premiers d’entre eux :
- 12 Lemoine (Michel), « Les premières interviews de Simenon au début des années 1930 », dans Dumort (...)
11[…] au début des années 1930, époque où il était en quête de renommée, Simenon n’hésitait pas, lors de ses interviews, à se mettre en valeur, en jetant de la poudre aux yeux de ses interlocuteurs, en exagérant encore, par exemple, sa singulière rapidité d’écriture bien réelle ou la prodigieuse abondance non moins réelle de sa production. Dans ce contexte, l’auteur feint la suffisance et l’autosatisfaction pour apparaître trop souvent comme un homme de records, à l’instar d’un champion sportif12.
- 13 On trouvera cette émission sur le Net en tapant par exemple : « En 1960, Georges Simenon interv (...)
12Ce qui comptait pour Simenon, semble-t-il, c’était l’effet produit, et non la vérité. Les propos de Michel Lemoine concernent ici les journalistes de la presse écrite. Mais, grosso modo, l’écrivain appliquera les mêmes principes avec les interviewers de la radio puis de la télévision. Ainsi, dans un entretien de 1960 pour la Télévision suisse, mesure-t-il l’effet de ses paroles par un tic langagier : « Vous comprenez ce que je veux dire ? » – question qu’il répète alors qu’il ne tient pas de propos particulièrement complexes. Ou il avoue : « Je vais raconter ceci car c’est peut-être amusant13. » En bon maître de la conversation, il s’assure que son auditoire le suit, comme un professeur.
13Parfois, le souci de l’effet pouvait pousser Simenon au bord de la mystification. L’exemple le plus célèbre concerne la naissance du personnage qui va lui apporter la gloire : un matin ensoleillé de septembre 1929, à Delfzijl, aux Pays-Bas, buvant du genièvre dans un café tandis que l’on procédait au recalfatage de son bateau, L’Ostrogoth, il a eu soudain une illumination : il a vu la masse du commissaire Maigret s’imposer à lui presque comme dans un rêve. Aussitôt, dans la foulée, il a écrit Pietr-le-Letton, premier Maigret, qui paraîtra chez Fayard en 1931. Or, en réalité, comme l’a montré Francis Lacassin, le commissaire n’a nullement surgi du néant :
- 14 Lacassin (Francis), La Vraie Naissance de Maigret, Monaco, Éditions du Rocher, 1992, p. 11.
14Loin d’être spontanée, sa naissance a fait l’objet, de 1925 à 1930, d’une longue gestation. Simenon a lancé et essayé pas moins de dix-huit enquêteurs publics, privés, amateurs – avant d’obtenir le personnage de Maigret. Et le commissaire est intervenu dans quatre romans populaires signés Georges Sim ou Christian Brulls avant de naître officiellement dans Pietr-le-Letton14.
15C’est d’ailleurs plus ou moins cette version des faits que le romancier donnera à Pivot. Car l’écrivain, au fil du temps, a adapté pour ses interlocuteurs sa propre vision de son passé. Ainsi, cet ancien jeune écrivain « en quête de renommée », selon les mots de Lemoine, n’hésitera pas à prétendre, une fois retraité, au cours de l’entretien avec Fellini :
- 15 « Fellini-Simenon : Casanova, notre frère », op. cit., p. 130.
16Mon rêve était d’avoir une petite chambre, dans une rue marchande et d’écrire sans que cela me rapporte plus qu’il me fallait pour manger. Mon rêve aurait été de regarder défiler la rue, la vie, par ma fenêtre. Je n’ai jamais été ambitieux15.
- 16 Simenon (Georges), Les Mémoires de Maigret [1950], dans Romans II, édition établie par Jacques Du (...)
- 17 Ibid., p. 293.
17Il faut reconnaître cependant que, bien avant Lacassin, la première personne à avoir dénoncé cette propension simenonienne à déformer la réalité n’est pas un être humain vivant, mais un être de papier : Maigret en personne, dans les étonnants Mémoires de Maigret, paru en 1950 aux Presses de la Cité. Le commissaire y brosse en effet un tableau peu flatteur de cet écrivain agité qui s’exprime « avec une abondance de gestes et une pointe d’accent belge16 » et dont les récits « sont plus ou moins inexacts17 ». Beau joueur, le commissaire laisse cependant à l’écrivain l’occasion de s’expliquer :
- 18 Ibid., p. 221.
18La vérité ne paraît jamais vraie. Je ne parle pas seulement en littérature ou en peinture. […] Racontez n’importe quelle histoire à quelqu’un. Si vous ne l’arrangez pas, on la trouvera incroyable, artificielle. Arrangez-la, et elle fera plus vrai que nature. […] Faire plus vrai que nature, tout est là18.
19Telle est l’attitude habituelle de Simenon avec les journalistes, qu’il s’agisse de la presse écrite de la radio ou de la télévision : il lui faut arranger l’histoire.
Bernard Pivot bonhomme
- 19 Parkhurst Ferguson (Priscilla), La France nation littéraire, traduit de l’américain par Rossano R (...)
- 20 Ducas (Sylvie), « À défaut de génie… : la panthéonisation de Bernard Pivot », dans Communicati (...)
- 21 Ibid.
20Voilà pour Simenon. Qu’en est-il de Bernard Pivot ? Son émission littéraire, Apostrophes, a drainé, de 1975 à 1990, entre 2 et 4 millions de spectateurs chaque vendredi soir en produisant ce que l’on a appelé « l’effet Pivot », c’est-à-dire d’importantes ventes de livres. Comme l’a noté l’Américaine Priscilla Parkhurst Ferguson, « Pivot a fait de son émission un oxymore vivant, un salon pour grand public, associant l’élite au populaire, le privé au public19. » Son éthos était en effet oxymorique dans la mesure où il masquait son érudition de grand lecteur par une jovialité bonhomme de Français moyen, amateur de football et de bon vin. Il désacralisait ainsi la grande littérature en se montrant modeste et enthousiaste, en s’étonnant d’un rien ou en s’esclaffant avec facilité. Comme l’explique Sylvie Ducas, il procédait à une « mise en spectacle d’un art de la conversation autrefois réservé aux élites intellectuelles et aux lettrés et inaccessibles au plus grand nombre20 », offrant ainsi « à tous le sentiment d’être à la hauteur des instances légitimes en réunissant deux propriétés logiquement antagonistes : l’accessibilité immédiate du produit livre et les signes extérieurs de la légitimité culturelle21 ».
21Cette attitude, particulièrement visible lors des émissions consacrées à des débats autour d’un thème réunissant divers écrivaines et écrivains, présidait également aux émissions, plus rares, entièrement consacrées à un grand entretien avec des auteurs ou des autrices phares (Yourcenar, Duras, Green, Nabokov, etc.). Ainsi, au cours du bel entretien que lui accorde Marguerite Yourcenar, il se montre émerveillé, ravi, ébloui par chaque remarque de la grande dame.
Un Pivot inhabituel
22Nous avons donc face à face, d’une part, un écrivain chevronné, qui, depuis un demi-siècle se joue, pour construire sa légende, des journalistes de la presse, de la radio ou de la télévision et, d’autre part, un journaliste jovial, déférent et enthousiaste. Deux bons vivants, par ailleurs, et peut-être, pourrait-on dire, deux bons joueurs.
23Or, dès le début de l’entretien, aucun des deux n’incarne son personnage habituel. Commençons, cette fois, par examiner l’attitude de Pivot. Loin d’endosser le rôle du Français moyen enjoué, il se montre d’emblée grave, froid, direct. Il ouvre l’émission face à la caméra par une brève présentation des Mémoires intimes qui s’achève par : « Dans tous ses romans, Simenon essaye de mettre l’homme à nu. Eh bien, cette fois, l’homme nu, c’est lui, ce soir. Face à la vérité. Face à sa vérité. » Puis, après le générique, sans prendre de précaution, le journaliste aborde directement le sujet le plus douloureux : la mort de Marie-Jo.
- 22 Cet entretien est également disponible sur Internet.
24Non seulement pareille brutalité dans l’attaque n’est pas dans le genre coutumier de Pivot, mais en outre cela n’est guère courant à l’époque. Nous disposons à cet égard d’un point de comparaison intéressant : une autre longue interview de Simenon au sujet des Mémoires intimes, réalisée par Jacques Chancel en 1982, peu après Apostrophes22. Jacques Chancel (1928-2014) est alors un journaliste rodé, reconnu, qui, depuis 1968, préside quotidiennement à l’émission Radioscopie sur les ondes de France Inter et, tous les mois, depuis 1972, au Grand Échiquier sur les chaînes de télévision de l’ortf puis d’Antenne 2. À la fois sérieux et souriant, il est aussi à l’aise avec les chanteurs populaires, les coureurs cyclistes, les évêques réactionnaires, les philosophes qu’avec les écrivains – il a d’ailleurs été éditeur. L’on peut donc sans doute considérer sa pratique comme un étalon.
25Or, avant d’en venir à Marie-Jo, Jacques Chancel pose à l’écrivain des questions respectueuses, faciles, légères, amusantes : il met à l’aise son interlocuteur aussi bien que ses auditeurs et auditrices. Ce n’est qu’après 35 minutes d’une émission qui en comptera 57, qu’il aborde, avec beaucoup de délicatesse, la question du suicide de la jeune femme. Son ton est celui de l’ami auquel l’on ne cache rien et non de l’investigateur. En outre, il ne s’agit nullement d’un tournant dans l’entretien : celui-ci a pris la forme d’une spirale visant à approfondir le sujet et c’est tout naturellement qu’en son milieu il touche le cœur des choses et des hommes.
26On l’aura compris, Bernard Pivot se montre beaucoup moins consensuel et charmeur que son collègue. Il ne ménage guère Simenon. Les 18 premières minutes de l’émission sont ainsi consacrées de front à Marie-Jo. Après quoi, Pivot interroge son vis-à-vis sur différents épisodes de sa vie d’homme ou d’écrivain. On pourrait croire que, passé le moment le plus douloureux, le journaliste préféré des Français va retrouver sa bonhomie. Or, il n’en est rien. Pivot non seulement refuse d’être dupe de la légende que s’est construite Simenon, mais il se métamorphose en procureur plaidant à charge. Florilège de remarques, de réactions ou de questions indignées, blessantes ou incrédules de Pivot :
27– Mais alors on se dit finalement pourquoi l’avoir publié, ce livre ?
28– Pourquoi n’assistez-vous pas au mariage de vos enfants ?
29– Pour vous faire l’amour, ça n’a pas plus d’importance que de vous moucher.
30– Oui mais enfin, excusez-moi l’expression, vous êtes un drôle de lascar avec les femmes, parce que vraiment vous êtes l’infidèle total…
31– Mais est-ce que votre comportement vous paraît monstrueux aujourd’hui ?
32– Je pense que vous n’avez pas été si facile à vivre que ça !
33– Oui, mais enfin, Georges Simenon, c’est facile aujourd’hui de vitupérer la société de consommation quand on a eu comme vous des Rolls, des Jaguar, des maisons fabuleuses…
34– Ce n’est pas un peu facile de se dire proche des pauvres quand on a vécu comme un riche. […] Vous pensez que les pauvres vont vous croire ?
35– Je suis quand même surpris, vous prêchez pour le bon sauvage, et vous n’avez jamais été un bon sauvage. Dès que vous avez été célèbre, à Paris, vous avez couru les premières, vous étiez fêté…
36– Ça ne vous ennuie pas de ne pas avoir le Prix Nobel ?
37– Vous ne pensez pas aussi qu’elle [Denyse Ouimet] veut échapper à votre tyrannie à ce moment-là ?
38– Est-ce qu’il n’était pas aussi difficile d’être la mère de Georges Simenon que d’être l’épouse de Georges Simenon ou d’être le fils et la fille de Georges Simenon ?
39– Au fond, si j’étais directeur d’un journal, il me semble que je donnerais votre livre à lire à un critique littéraire pour qu’il en fasse le compte rendu mais aussi à un psychanalyste.
40Rien de très amène, rien de très souriant, dans toutes ces répliques, qui s’adressent, ne l’oublions pas, à un vieil homme ayant vécu un drame absolu. Et ce n’est pas tout. Le plus douloureux reste encore à venir.
41À la fin de l’entretien, en effet, Pivot revient précisément sur le suicide de Marie-Jo. Il lit à voix haute un passage, au début des Mémoires intimes, où il est question du revolver au moyen duquel Marie-Jo s’est donné la mort. À quatre reprises, le journaliste demande à Simenon si ce n’est pas Maigret plutôt que le père de Marie-Jo qui a écrit cette page. Simenon est désemparé, essaye de se défendre, répond qu’il s’agit bien du père. Que cherche Pivot ? Que sous-entend-il ? Que la page en question est dépourvue d’émotion ?
42Une dizaine d’années plus tard, Bernard Pivot, dans un abécédaire qui suit, au sein de l’ouvrage Le Métier de lire, un long entretien avec Pierre Nora, s’étonnera lui-même de son comportement et reviendra sur ce final douloureux en faisant montre de repentance :
43[Simenon] passait aux confidences et aux aveux, il se mettait à nu […] et j’eus soudain l’impression d’être le commissaire Maigret qui cuisine un suspect qui va craquer, ça y est, qui craque, et dont le regard se brouille de larmes retenues.
- 23 Pivot (Bernard). Le Métier de lire. Réponses à Pierre Nora, Paris, Gallimard, coll. Le Débat, 199 (...)
44Ayant revu l’émission, le lendemain de la mort de l’écrivain, je me suis reproché d’en avoir trop fait. Ayant lu à Simenon le passage où il raconte la mort de sa fille et précise la nature du pistolet (« un 22 à un seul coup »), je lui demande deux fois si ce texte a été écrit par le père de Marie-Jo ou par le père de Maigret. Quand je renouvelle ma question, je vois bien que mon insistance lui fait mal et qu’il la trouve cruelle et déplacée. Pardon, monsieur Simenon23.
45L’aveu de Pivot est sincère et touchant, mais pas tout à fait exact. Il pose en effet sa question, sous diverses formes, quatre fois et non deux. En outre, il ne demande pas à Simenon si c’est le père de Maigret qui a écrit la page, mais carrément si ce n’est pas Maigret lui-même qui a pris la plume, comme s’il songeait aux Mémoires de Maigret évoqués supra. Or, il avoue s’être pris lui-même pour le fameux commissaire – et il y a de cela en effet. Quel jeu de miroirs fascinant ! Tout se passe comme si Pivot, au moment même de l’entretien, éprouvait déjà, sourdement, la culpabilité qu’il exprimera en 1990 par cette humble demande de pardon, mais que cette culpabilité se retournait alors contre l’autre : il reprocherait ainsi à Simenon ce qu’il se reprochait en fait à lui-même, c’est-à-dire de se prendre pour Maigret.
Simenon à nu ?
46Là où Pivot demeure en accord avec lui-même en 1981 et en 1990, c’est dans la description qu’il fait de l’attitude de Simenon : celui-ci s’est mis à nu. C’est également à travers le prisme de la nudité, mais auquel il ajoute une dimension presque morale, que Pierre Assouline, dans sa biographie, commente l’émission :
- 24 Assouline (Pierre), Simenon, op. cit., p. 910.
47L’écrivain s’est fait prendre à son propre piège en laissant l’exhibitionniste qui est en lui prendre le pas sur le voyeur qu’il n’a jamais cessé d’être. Deux qualités qu’il a toujours su faire cohabiter. Pas cette fois24.
- 25 Voir Puech (Benjamin), « Bernard Pivot, enquêteur aigrelet face à Georges Simenon sur LCP », pa (...)
48Et, en effet, Simenon donne l’impression de se livrer corps et âme, de façon souvent déchirante. S’agit-il pour autant d’exhibitionnisme ? Là ne me semble pas la question. D’ailleurs, plus récemment, à l’occasion de la diffusion par l’Ina de l’entretien sur son site, Pierre Assouline a proposé une autre interprétation de l’attitude de l’écrivain : Simenon, à cette époque, « s’était affranchi de l’avis des autres25 ».
49J’aurais tendance à penser exactement l’inverse. Simenon, en écrivant les Mémoires intimes comme en se rendant chez Pivot, ne présente pas du tout l’éthos de Rousseau à l’heure d’écrire, pour lui-même, coupé du monde et renonçant à faire taire ses détracteurs, Les Rêveries du promeneur solitaire. Il est plutôt dans la position du même Jean-Jacques au moment de se lancer dans Les Confessions pour répondre aux infâmes accusations anonymes de Voltaire dans Les Sentiments des citoyens. Dans les Mémoires intimes, pour reprendre le titre d’un de ces romans, Simenon adresse en quelque sorte une lettre à son juge. Et sans doute est-ce à nouveau cette posture qu’il prend face à Pivot qui, du coup, se retrouve dans la peau du commissaire. Peut-être n’est-ce pas l’écrivain qui s’est fait prendre à son propre piège, comme le suggère Assouline, mais le journaliste qui est tombé dans le piège que l’écrivain tendait à tous deux.
50À Pivot, durant la partie de l’entretien qui concerne Marie-Jo, Simenon ne lance plus, en souriant, des « Comprenez-vous ? » de boute-en-train, mais, il demande de façon désarmante : « Qu’aurais-je pu faire, dites-moi ? » Ou : « Alors que vouliez-vous que je fasse ? Qu’auriez-vous fait à ma place ? » Ou encore : « Croyez-moi », sur un ton suppliant. Il n’endosse plus le costume du professeur qui mène son auditoire, mais celui de l’accusé qui demande grâce à son juge.
51D’ailleurs, dans la seconde partie de l’entretien, dès la première question, Simenon change quelque peu d’attitude. Il n’est alors plus face à un juge invisible et absolu auquel il veut dire la vérité, mais face à une sorte d’adversaire, auprès duquel il se justifie encore, mais sous le registre qu’on lui connaît, avec une aisance de bretteur.
52Enfin, quand Pivot l’interroge au sujet du revolver, il paraît soudain désemparé.
53Ce numéro ne correspondait donc pas au format le plus usuel de l’émission Apostrophes, Pivot n’étant pas enthousiaste et souriant comme d’habitude, Simenon ne jouant pas au même jeu que d’ordinaire, l’émission en elle-même n’ayant pas suivi le canevas formaté et irénique de l’interview d’écrivain de l’époque : c’est sans doute pour cela que cet entretien demeure extraordinaire. Une sorte de déplacement a eu pour effet de produire un sentiment de vérité inhabituel. Paradoxalement, d’un triple ratage est née une étrange réussite.
Notes
1 Assouline (Pierre), Simenon, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1996, p. 907.
2 Tauxe (Henri-Charles), « Simenon : “Pourquoi je n’écrirai plus” », dans 24 Heures. Feuilles d’avis de Lausanne, 7 février 1973. L’entretien est repris par Paris-Match le 13 février. Nos informations chronologiques proviennent de Carly (Michel), « Simenon, une vie une œuvre. Nouvelle chronologie établie sur base des Jalons biographiques de Pierre Deligny », dans Simenon (Georges), Tout Simenon, tome 27, Mémoires 2, Paris, Omnibus, 2004, p. 1519-1563.
3 Assouline (Pierre), Simenon, op. cit., p. 907.
4 « Fellini-Simenon : Casanova, notre frère. Un grand dialogue sur le mystère de la création artistique », dans L’Express, 21-27 février 1977, p. 103-130.
5 Dubois (Jacques) et Denis (Benoît), « Préface », dans Simenon (Georges), Pedigree et autres romans, édition établie par Jacques Dubois et Benoît Denis, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2009, p. ix.
6 Quant aux romans fictionnels qui complètent le volume, ils ont été choisis parce qu’ils « explorent de près ou de loin un paradigme autobiographique » (ibid., p. xxi).
7 Assouline (Pierre), Simenon, op. cit., p. 901.
8 Ibid.
9 Ibid., p. 907.
10 Ibid., p. 901.
11 Cet entretien, qui a fait l’objet d’un dvd, est aujourd’hui facilement accessible sur Internet. Je prends cependant le parti de ne pas donner en notes les adresses électroniques des sites consultés : elles sont inesthétiques, trop longues, vite obsolètes et inutiles. Toutes les navigatrices et tous les navigateurs de la Toile savent qu’il suffit de taper « Pivot Simenon » dans le moteur de recherche de leur choix pour avoir accès à cet entretien.
12 Lemoine (Michel), « Les premières interviews de Simenon au début des années 1930 », dans Dumortier (Jean-Louis), dir., Traces, n° 20, Rites et risques de la communication dans l’œuvre simenonienne, Liège, Université de Liège, Centre d’Études Georges Simenon, 2012, p. 27.
13 On trouvera cette émission sur le Net en tapant par exemple : « En 1960, Georges Simenon interviewé chez lui en Suisse, dans le Château d’Echandens. »
14 Lacassin (Francis), La Vraie Naissance de Maigret, Monaco, Éditions du Rocher, 1992, p. 11.
15 « Fellini-Simenon : Casanova, notre frère », op. cit., p. 130.
16 Simenon (Georges), Les Mémoires de Maigret [1950], dans Romans II, édition établie par Jacques Dubois avec Benoît Denis, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2003, p. 221.
17 Ibid., p. 293.
18 Ibid., p. 221.
19 Parkhurst Ferguson (Priscilla), La France nation littéraire, traduit de l’américain par Rossano Rosi, Bruxelles, Labor, 1991, p. 287.
20 Ducas (Sylvie), « À défaut de génie… : la panthéonisation de Bernard Pivot », dans Communication et langages, n° 135, 2003, p. 82.
21 Ibid.
22 Cet entretien est également disponible sur Internet.
23 Pivot (Bernard). Le Métier de lire. Réponses à Pierre Nora, Paris, Gallimard, coll. Le Débat, 1990, p. 175.
24 Assouline (Pierre), Simenon, op. cit., p. 910.
25 Voir Puech (Benjamin), « Bernard Pivot, enquêteur aigrelet face à Georges Simenon sur LCP », page disponible sur Internet depuis le 2 août 2020.
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Référence papier
Laurent Demoulin, « Simenon apostrophé », Textyles, 63 | 2022, 87-97.
Référence électronique
Laurent Demoulin, « Simenon apostrophé », Textyles [En ligne], 63 | 2022, mis en ligne le 31 janvier 2023, consulté le 06 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/6173 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/textyles.6173
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