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« Mon sang » d’Henri Michaux : Un art poétique en miniature

Jean-Pierre Bertrand et Laurent Demoulin
p. 62-66

Texte intégral

 

Mon sang

Le bouillon de mon sang dans lequel je patauge
Est mon chantre, ma laine, mes femmes.
Il est sans croûte. Il s’enchante, il s’épand.
Il m’emplit de vitres, de granits, de tessons.
Il me déchire. Je vis dans les éclats.

  • 1 Michaux(Henri), Plume précédé de Lointain intérieur, O.C. I, p. 596. Ce texte fait partie de « Poèm (...)

Dans la toux, dans l’atroce, dans la transe
Il construit mes châteaux,
Dans des toiles, dans des trames, dans des taches
Il les illumine1.

1« Mon sang » d’Henri Michaux est un texte dense, rythmé et riche en figures de rhétorique, qui, par-delà une opacité de surface, peut s’interpréter comme un art poétique aux accents rimbaldiens – ainsi que le laisse déjà deviner sa note finale. Avant d’en arriver à cette interprétation, et dans l’espoir de l’étayer, il est peut-être utile d’examiner ce poème dans son argument puis dans sa forme.

2De quoi est-il question a priori ? Le poète évoque son sang à la fois comme un enchantement et comme une déchirure, une illumination et une transe. Le rythme rapide et le désordre apparent des phrases miment cette transe et s’accompagnent d’un renversement des catégories logiques habituelles, telles que l’opposition entre le « dedans » et le « dehors ». Le ton général est celui de la célébration, de l’hymne exalté par la douleur et l’atrocité. Enivrant et cru, le poème laisse transparaître une certaine fascination pour l’abjection.

Indétermination

3Voilà un aperçu général. La première strophe pose déjà un problème de sens. S’agit-il de saignement ou de sang qui circule dans le corps ? Dans le premier cas, le locuteur, blessé par un « tesson » (v. 4), serait en train de saigner abondamment au point de « patauger » (v. 1) dans son sang. Celui-ci « s’épand » sur le sol d’autant plus vite qu’il est « sans croûte » (v. 3). Quant au verbe « Il m’emplit », il signifierait, dans cette hypothèse, que les débris de verre et de pierre se mêlent au sang écoulé et que, au prix d’un rapport métonymique entre le poète et ce qui l’entoure, ce sang l’emplirait de débris.

4La seconde lecture, selon laquelle le sang circulerait dans les veines, permet de comprendre de manière beaucoup plus économique les mots « Il m’emplit », employés cette fois métaphoriquement avec connotations euphoriques : ils s’accordent avec l’idée de chaleur, que l’on retrouve dans le « bouillonnement » du premier vers, pour signifier un sentiment de plénitude. Ce qui nécessite du même coup une lecture métaphorique pour saisir le sens des verbes « patauger », « s’épandre » et « déchirer ». Quant au complément « sans croûte », sorte de pléonasme, il convient aussi pour qualifier le sang interne.

5Plutôt que de choisir entre ces deux hypothèses, il nous semble intéressant de souligner la grande polysémie du texte : à une signification dernière et fermée du poème, préférons sa signifiance mouvante et plurielle. Considérons donc que les idées de déchirure et de circulation sanguine sont toutes deux bel et bien présentes dans le texte, qu’elles en constituent le principe dynamique, en y inscrivant un paradoxe – celui de l’intériorité extérieure évoqué dans notre introduction et que nous allons bientôt retrouver dès que nous examinerons le poème d’un point de vue rhétorique.

Une lecture rhétorique

  • 2 Selon la lecture du saignement, le paradoxe se déplace sans pour autant disparaître puisque seul le (...)

6Les premiers mots du texte mettent le lecteur face à une métaphore in praesentia : « bouillon de mon sang », qui implique une comparaison entre le sang et le bouillon. Sur quoi pareille comparaison repose-t-elle ? Trois sèmes au moins sont communs aux deux mots : la chaleur, la liquidité (une liquidité qui n’exclut pas quelques éléments solides en son sein) et le mouvement. Si l’on se place dans la seconde hypothèse (le sang circule), cette métaphore in praesentia est complétée par une métaphore in absentia : le verbe « patauger » pour « se perdre », « se noyer » ou d’autres idées voisines. Par ailleurs, le même mot, associé à la préposition « dans », forme le paradoxe évoqué ci-dessus : comment est-il possible en effet de patauger à l’intérieur de soi ? Le sang est donc ici à la fois intérieur et extérieur, englobant et omniprésent2.

7Le second vers complète les deux métaphores par une triple comparaison (avec le verbe « être » pour copule) : « mon sang » est comparé successivement à « mon chantre », « ma laine » et « mes femmes ». Les points de comparaison sont à nouveau assez difficiles à circonscrire : entre le chantre et le sang, seule peut se dégager l’idée de musicalité, qu’il convient peut-être de réduire ici à celle de rythme, la phrase porteuse de la comparaison étant elle-même rythmée de façon assez sensible et l’idée de rythme, peut-être déjà présente dans le « bouillonnement », évoque inévitablement le cœur qui bat. La connotation de « religiosité » ou de « sacré » qu’implique le mot « chantre » est peut-être également à retenir : la peinture que Michaux nous donne du sang, pour être crue, n’en est pas moins chargée de connotations spirituelles, que l’on retrouvera dans les mots « transe » (v. 6), « illumine » (v. 9), voire dans « éclats » (v. 5). Mais ce qui frappe dans cette forme-sens, c’est probablement la paronomase implicite induite par « chantre » et qui assimile « sang » à « chant », par simple permutation du phonème initial.

  • 3 Michaux(Henri), O.C. I, respectivement pp. 596, 502, 500 et, pour les deux derniers cités, 507.

8Entre le sang et la laine, cette fois, il est possible de dégager les sèmes communs de chaleur (déjà présents dans « bouillon »), de protection, peut-être de douceur... Ce qui nous amène à la dernière comparaison : « mes femmes ». Celle-ci comprend certainement les idées de chaleur et de mouvement. Au prix d’un détour par un lien synecdochique entre l’individu de sexe féminin et une particularité physiologique féminine, elle contient aussi des connotations de cycle et de rythme, mais aussi, ce qui est nouveau, de procréation. En outre, il convient d’interroger le pluriel de « mes femmes ». Car non seulement il indique qu’il ne s’agit pas d’un lien affectif particulier, mais surtout il permet peut-être de dégager l’idée de création, qui semble sourdre de l’expression : le poète aurait « ses femmes » comme un chef a « ses hommes ». (Ajoutons à cela la proximité entre les notions de « création » et de « procréation », qui se renforcent l’une l’autre.) Toujours est-il que les trois comparaisons se complètent et semblent même se corriger les unes les autres. Elles forment une triade, sont parallèles et l’absence de conjonction de coordination avant le dernier terme (asyndète), que l’on peut aussi décrire comme un zeugme (le verbe être n’étant pas répété), contribue à la grande cohésion de ces trois comparaisons et au rythme envoûtant de la phrase. On retrouve là un procédé cher à Michaux, qui pratique volontiers les mises en série, la concaténation de mots paronomastiques dont le sens jaillit au hasard des congruences phoniques (voir « Repos dans le malheur » ou, dans le recueil Mes Propriétés (1930), des poèmes tels que « Emportez-moi », « Chaînes enchaînées », « Rubililieuse » ou « Articulation »3).

9Le même rythme ternaire préside au vers suivant : « Il est sans croûte. Il s’enchante, il s’épand. » La répétition du pronom « il » est complétée par une allitération en [ã] « sans... s’enchante... s’épand ». Les deux premiers termes sont en outre unis par une allitération, très significative et faisant jeu de mot, en [sã] : « sans... s’enchante ». Et les deux derniers par la répétition du pronom « se » élidé. On est donc en présence d’un rythme encore plus fortement marqué que dans le vers précédent, ce qui confirme l’hypothèse de la musicalité du sang. Il est possible aussi de supposer que le poème mime ce dont il parle : le texte bat comme le sang dans les artères. Enfin, le jeu de mots basé sur l’homophonie « sang », « sans », « s’en » (et même « chant ») participe aussi à la grande cohésion du texte tout en renforçant l’aspect alogique et antithétique de ses débuts. Il donne en effet à penser que le sang, pourtant omniprésent, manque (sans) et qu’il s’enracine en lui-même (s’en), ce qui rejoint le paradoxe d’une intériorité extérieure.

  • 4 Ce verbe s’écarte du religieux au profit du féerique non seulement par ses connotations, mais aussi (...)

10Mais la richesse de ce vers ne se limite pas aux métaplasmes relevés ici. À nouveau, les mots en s’enchaînant semblent se compléter, se corriger, s’enrichir, apporter chacun leur nourriture au texte à la façon de chaque goulée de sang abreuvant les organes. Le premier tiers du vers, isolé par un point, est plus clairement dénotatif à première vue : la « croûte » est une des priorités du sang qui coagule, qui interrompt sa course et se fige. S’il est « sans croûte », c’est qu’il vit toujours, qu’il est toujours en mouvement : on retrouve donc ici les sèmes de mouvement et de fluidité que l’on avait rencontré au croisement du sang et du bouillon. La métaphore in absentia « Il s’enchante » confirme également les hypothèses émises ci-dessus à propos du rythme du poème et de la comparaison au « chantre » : non seulement la musicalité, mais aussi l’ouverture à une autre réalité, le mot « enchante » connotant non pas la religion comme « chantre » mais la féerie4.

11Le vers suivant, ternaire lui aussi (n’y revenons pas), est plus matériel dans ses références. Nous devons pour l’analyser en revenir à nos deux lectures. Cette fois, c’est la première (saignement) qui nous conduit sur la voie du paradoxe, tandis que la seconde implique des métaphores aux comparants mystérieux.

12Selon la première hypothèse, les substantifs « vitres », « granits » et « tessons » sont concrets et ont en commun un caractère blessant : la vitre, pour peu qu’elle soit brisée, le tesson à coup sûr et la pierre dure qu’est le granit risquent de déchirer la peau et donc de provoquer le saignement, l’idée de déchirure se retrouvant d’ailleurs au vers suivant (« Il me déchire »). Ce verbe est cependant employé de façon paradoxale : ce n’est pas le tesson ou le granit qui « déchire » le locuteur ici, mais le sang lui-même.

13Selon la seconde hypothèse, les mots « vitres », « granits » et « tessons » constituent des métaphores in absentia. Mais à quoi se réfèrent-ils ? Métaphores sans phore, elles sont d’autant plus déchirantes qu’elles ne renvoient peut-être qu’à elles-mêmes dans leur matérialité assonantique et allitérative effectivement contondante.

14Par contre, le verbe « déchire » est sans doute assimilable à une métaphore psychologique banale, presque à une catachrèse : « déchire le cœur », si ce n’est, à nouveau, que le cœur est déchiré par lui-même, par le sang.

  • 5 Le nom commun « laine » pourrait sans doute lui aussi s’indexer sur les deux isotopies. S’il connot (...)

15Le dernier segment de ce vers rompt la succession des pronoms « il » pour laisser place à un « je ». Et il nous pousse à porter notre attention sur le double registre qui traverse la strophe tout entière. Il est en effet possible de classer les termes employés en deux isotopies : la première contient ceux qui connotent, de manière toute négative, le sordide, la perdition, la blessure, le manque (« patauge », « sans », « croûte », « vitres », « granits », « tessons », « déchire ») et la seconde ceux dont la connotation est essentiellement positive, évoquant la plénitude, la chaleur, la célébration, l’élan spirituel (« chantre », « laine », « femmes », « enchante », « emplit », « vis »). Seuls les mots « bouillons » et « s’épand » sont plus neutres, quoiqu’ils puissent être interprétés de manière à entrer dans la seconde série. Quant au substantif « éclats », sur lequel se termine la strophe, il est pleinement polysémique à cet égard : il peut être relié au verre et aux tessons, donc à l’isotopie de la « déchirure », mais, au vu du contexte immédiat (le verbe « vivre »), il peut être également considéré comme une métonymie désignant « quelque chose d’éclatant », ce qui rejoint d’ailleurs un emploi habituel du mot (par exemple dans l’expression « avec éclat »)5. Rien d’étonnant à ce qu’un homme dont le sang s’enchante vive une réalité éclatante, c’est-à-dire brillante. Reste à savoir de quel éclat il s’agit et ce que cache la part spirituelle (sacrée ? mystique ?) du poème, son enchantement et son rythme.

Rythme, tension et apaisement

  • 6 Rappelons que, dans la première publication en revue, le poème ne comprenait d’ailleurs qu’une seul (...)

16La seconde strophe semble reprendre l’ouvrage là où la première l’avait laissé : on retrouve d’emblée l’aspect de correction polysémique du poème. La préposition « dans » qui introduisait les deux derniers mots de la première strophe ouvre en effet la seconde6. Et de façon voyante, puisqu’elle sera utilisée trois fois en un vers. À nouveau, le rythme ternaire s’impose à la phrase et avec une insistance encore accrue. Nous assistons non seulement à la répétition de « dans », qui prend la forme d’une véritable concaténation, avec sa force d’entraînement, mais aussi à celle des sons qui suivent : [lat] trois fois et [latr] deux fois, « l’atroce » et « la transe » constituant une paronomase. Le rythme prend donc encore de l’ampleur, atteignant une sorte de comble, comme s’il devait déboucher sur quelque chose. Il provoque une tension demandant son apaisement. On remarquera que « l’atroce » et « la transe », ainsi mis en série paronomastique, ont pour principal effet d’annuler ce qui rend les deux mots presque oxymoriques ; pour Michaux, l’un est dans l’autre, et vice versa, au plus grand mépris de nos catégories perceptives – quoique l’atrocité puisse être principe de douleur et de plaisir, notamment en regard de la transe, sorte d’orgasme créateur…

17Le vers suivant (« Il construit mes châteaux ») apporte assurément l’apaisement demandé par l’accélération du rythme. Il marque une pause dans la rythmique en étalant une seule petite proposition sur le vers. Cette remarque concernant l’aspect métaplasmique et musical des deux vers n’aurait pas grand intérêt si ce qui se jouait dans la forme n’était corroboré par le sens. Or, justement, les deux vers sont construits presque comme des antithèses. Le premier reprenant la part négative de la première strophe (« toux » et « atroce » signifiant le mal physique et le mal moral) et le second s’ouvrant véritablement sur le rêve (« construire mes châteaux » évoquant évidemment l’expression « construire des châteaux en Espagne », c’est-à-dire « rêver », « s’illusionner »). Entre les deux groupes, le nom commun « transe » résonne avec les mots à caractère spirituel « chantre », « enchante », « éclats » et surtout « illumine », dernier mot du poème. Il apparaît comme l’aboutissement du rythme poétique. Peut-être est-il possible, en effet, de considérer le second vers de la strophe comme une explication du mot « transe » : la transe est celle du rêveur. Bien plus, puisqu’il est question de « construire », elle est la transe du créateur. Le sang, dans tout le poème, peut alors être considéré comme une allégorie de la création artistique. Relisons d’ailleurs en ce sens la série « vitres » et « granits » et l’on verra que les mots métaphorisent les matériaux de cette construction : un château, qu’il soit en rêve ou en pierres, est fait notamment de vitres et de granits.

18Cette dernière hypothèse trouve appui dans l’aspect « créatif » que comporte la comparaison (v. 2) « mon sang » est « mes femmes », mais elle demande encore confirmation...

19Le huitième vers du poème (« Dans des toiles, dans des trames, dans des taches ») se construit tout à fait parallèlement au sixième : même triade, même concaténation de « dans » et répétition de phonèmes. Il est possible de soutenir à cet égard que le rythme, un moment interrompu, reprend avec plus de force encore, puisque la répétition couvre la plupart des phonèmes du vers et que les mots répétés (« dans » et « des ») sont eux-mêmes proches phonétiquement l’un de l’autre (ils partagent leur initiale et leur longueur). Les mots « dans des » sont en outre chaque fois suivis d’une autre consonne dentale : un [t], à l’initiale de mots monosyllabiques.

20Michaux, par ces procédés métaplasmiques, fait de son poème un véritable foyer rythmique qui ne doit vraiment pas grand-chose à la versification classique. Certes, quant au mètre, la première strophe semble tourner autour de l’alexandrin : le premier vers en est un, ainsi que le quatrième ; le troisième compte douze syllabes (si l’on considère les « e » muets de « croûte » et « enchante »), mais il est impossible d’y marquer la césure (qui devrait avoir lieu après le pronom proclitique « Il ») ; enfin, le second et le cinquième vers sont longs et impairs (respectivement neuf et onze syllabes). Mais la deuxième strophe est beaucoup plus irrégulière à cet égard (10, 6, 11 et 5 syllabes). C’est donc précisément là où le rythme interne, produit par les allitérations et les répétitions, est le plus vif que l’alexandrin disparaît du poème, comme s’il n’avait servi que de force d’entrain. Toujours est-il qu’il n’est pas question ici de rime : la richesse des échos sonores y supplée de façon spectaculaire.

Allégorie de la création

21Quant au sens, cependant, ce huitième vers ne retrouve pas la part négative du poème. Il entre très concrètement dans le domaine de l’art : les mots « toile », « trames » et « taches » peuvent être considérés comme autant de synecdoques particularisantes de type  pour désigner la peinture. L’hypothèse d’une allégorie de la création trouve là son éclatante confirmation.

22Inutile d’insister sur le fait que les toiles d’Henri Michaux s’apparentent souvent à un bouillonnement de taches. Sans doute ne faut-il pas limiter cette allégorie au seul art pictural : toute création est ici entendue. La musique avec le rythme et la poésie par le travail de signifiance du texte.

  • 7 Musset(Alfred de), Poésies complètes. Texte établi et annoté par Allem (Maurice). Paris, Gallimard, (...)

23Notons par ailleurs que le mot « taches » fait également songer aux taches de sang. Ceci n’annule pas l’idée de création, mais permet au contraire de compléter l’allégorie et de montrer à quel point ce poème, tout en étant polysémique, est cohérent. La tache de sang et la tache de peinture (ou d’écriture) se rejoignent car, dans son ensemble, le texte propose une vision violente de la création, celle de l’« expérience-limite », où entre en jeu une extase dangereuse mais enivrante. Blessante mais éclatante. Atroce mais spirituelle. Le dernier vers, « Il les illumine », contient virtuellement toutes ces significations dans la mesure où l’illumination est à la fois plaisir extrême, vision mystique et voie périlleuse conduisant à la folie. Ajoutons que ce mot, qui occupe une place stratégique en terminant le poème, est très chargé culturellement : Rimbaud n’est pas loin. En tant que symbole, l’auteur des Illuminations et de « Mauvais sang » incarne mieux que tout autre l’idée de la création artistique et poétique, violente, physique et spirituelle, que sous-tend le texte de Michaux. Pourtant, il est possible de remonter au-delà : l’association entre le sang et la création poétique se teintait déjà d’horreur et de sublime chez Musset dans un passage célèbre de « La Nuit de mai » (1835). Les « grands » poètes y étaient comparés à un pélican, oiseau qui, selon une légende, s’ouvrait le ventre pour nourrir ses enfants. Les « déclamations » des poètes devenaient « des épées », dont Musset disait : « Elles tracent dans l’air un cercle éblouissant, / Mais il y pend toujours quelque goutte de sang. »7

24Ajoutons, dans ce contexte, que la lecture du poème en allégorie de la création résout peut-être le paradoxe de l’intériorité extérieure. Car, selon précisément une conception romantique de l’art, l’œuvre n’est autre chose que la matérialisation extérieure de ce qui bout à l’intérieur de l’artiste. De ce qui y bout et qui y bouillonne...

25« Mon sang » illustre matériellement et met en acte son propre propos par sa structure polysémique, par la violence de ses figures de style, par la prégnance de son rythme et par sa grande cohérence. En neuf vers, Henri Michaux a écrit à la fois un poème musical et pictural dans son tracé, un art poétique et peut-être même un art de vivre.

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Notes

1 Michaux(Henri), Plume précédé de Lointain intérieur, O.C. I, p. 596. Ce texte fait partie de « Poèmes », sixième des dix sections du recueil Plume précédé de Lointain intérieur, paru en 1938 chez Gallimard dans la collection blanche. Une nouvelle édition revue et corrigée de ce recueil est parue en 1963, mais elle n’a donné lieu qu’à très peu de changements – aucun d’entre eux n’affectant notre texte. Quant à l’édition de 1985 dans la collection de poche « Poésie Gallimard », elle a été réalisée à l’identique. Notons encore que, d’après la notice de Raymond Bellour, « Mon sang » est paru pour la première fois dans la revue Échanges, n˚2 en mars 1930 sous le titre « Sang » en même temps que les poèmes « Repos dans le malheur » et « Dans la nuit » (tous deux repris dans « Poèmes »). Hormis le titre, une seule variante est à noter : le poème se concentrait alors en une strophe unique.

2 Selon la lecture du saignement, le paradoxe se déplace sans pour autant disparaître puisque seul le sang intérieur est chaud. Et il se double d’un paradoxe sur la vie et la mort : une telle effusion de sang ne peut qu’entraîner la mort et l’impossibilité de « patauger ». Sur les valeurs sensibles du sang, de son écoulement, de la saignée, etc., voir Richard (Jean-Pierre), « Le Sang de la complainte », Poétique, n˚ 40, novembre 1979.

3 Michaux(Henri), O.C. I, respectivement pp. 596, 502, 500 et, pour les deux derniers cités, 507.

4 Ce verbe s’écarte du religieux au profit du féerique non seulement par ses connotations, mais aussi par son caractère pronominal : il s’agit d’un enchantement immanent (« s’enchante ») et non d’un enchantement transcendant.

5 Le nom commun « laine » pourrait sans doute lui aussi s’indexer sur les deux isotopies. S’il connote prioritairement la douceur et la chaleur, il peut aussi évoquer vaguement la déchirure, comme ces chandails qui nous « grattaient » quand nous étions enfants.

6 Rappelons que, dans la première publication en revue, le poème ne comprenait d’ailleurs qu’une seule strophe.

7 Musset(Alfred de), Poésies complètes. Texte établi et annoté par Allem (Maurice). Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1957, p. 309.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Pierre Bertrand et Laurent Demoulin, « « Mon sang » d’Henri Michaux : Un art poétique en miniature »Textyles, 29 | 2006, 62-66.

Référence électronique

Jean-Pierre Bertrand et Laurent Demoulin, « « Mon sang » d’Henri Michaux : Un art poétique en miniature »Textyles [En ligne], 29 | 2006, mis en ligne le 19 juillet 2012, consulté le 24 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/424 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/textyles.424

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Auteurs

Jean-Pierre Bertrand

Université de Liège

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