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Penser la bibliothèque

Penser la bibliothèque

Laurence Brogniez et Mélanie de Montpellier d'Annevoie
p. 7-14

Résumés

Cet article de Laurence Brogniez et Mélanie de Montpellier d’Annevoie intitulé « Penser la bibliothèque » présente le numéro 61 de la revue Textyles. Il expose son ambition : il s’agit de penser la bibliothèque d’artistes et d’écrivains belges comme créature et créatrice, comme objet de conservation problématique et objet d’étude difficile à appréhender, comme lieu matériel et (d’) imaginaire, à la fois précieux et fragile, tout en questionnant notre rapport à la littérature, à la culture, à la mémoire. L’article rappelle la bibliographie récente sur le sujet en génétique textuelle et pose les bases théoriques et méthodologiques d’une telle recherche. Puis, l’article aborde le développement de ce champ d’études en Belgique et le contexte de publication de l’ouvrage. Enfin, l’article présente l’organisation de l’ouvrage et propose un résumé des différents articles qui y sont proposés.

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Texte intégral

Réjouissons-nous que les livres acceptent de nous suivre et de nous guider, puisque se perdre est non moins délicieux que se retrouver

  • 1 Baetens (Jan), Comme un rat, Billère, L’Herbe qui tremble, 2020, p. 13.

Jan Baetens, Comme un rat1

  • 2 Lamarche (Caroline), «  Varia  », Caroline Lamarche.net,
  • 3 Il s’agit du collage mis en couverture de ce numéro  ; nous remercions chaleureusement Caroline L (...)
  • 4 Chehab (May), «  La Bibliothèque yourcenarienne  : un creuset identitaire  », dans Belin (Olivier (...)
  • 5 Cité par Chehab (May), «  La Bibliothèque yourcenarienne  », op. cit.

1«  […] on m’oubliera. En attendant, j’aurais écrit, aimé, bondi de surprise en surprise, et surtout lu, lu sans fin2  », écrit la romancière belge Caroline Lamarche sur la page Varia de son site officiel. Cet onglet, qui aurait pu être nommé Cabinet de lecture3 tel le collage réalisé par l’auteure et affiché sur la même page, expose plusieurs de ses lectures  : l’Autobiographie de Thérèse d’Avila, l’Histoire d’une solitude de Milán Füst, l’Histoire de l’œil de Georges Bataille, et bien d’autres. Alors que la personne même de l’écrivain, selon Lamarche, sera finalement oubliée après «  avoir été fauchée par le néant  » – pour paraphraser cette dernière –, cette liste de lectures perdurera et nous rappellera que «  l’écrivain mort, l’ensemble de ses livres parle encore  » (Paul Valéry). Ainsi est soulignée la relation intime et consubstantielle entre la bibliothèque et sa propriétaire, la bibliothèque étant à la fois créature et créatrice4  : «  Tous mes ancêtres sont des livres, mes géniteurs des écrivains […]5  », déclara un jour Marguerite Yourcenar qui s’était constitué une bibliothèque de près de 7 000 ouvrages.

  • 6 Lojkine (Stéphane), «  La Bibliothèque comme dispositif. La non-lecture selon P. Bayard  », Acta (...)

2Cette relation entre la bibliothèque et son propriétaire s’établit au-delà des seules limites spatiales d’un meuble ou d’une pièce et se reconfigure continuellement selon la biographie de l’individu. Comme «  dispositifs régissant le rapport à la culture6  », les bibliothèques privées sont en effet des entités dynamiques, aux contours parfois indéterminables. Tour à tour, ou simultanément, elles peuvent être matérielles (quand elles sont possédées et / ou conservées), virtuelles (quand elles existent au travers de traces de lecture), mentales (quand elles sont intériorisées), imaginées (quand elles sont une fiction)… Enfin, soumises aux aléas d’une vie, mais aussi de la postérité, elles peuvent être liquidées, oubliées, voire tout simplement perdues, ce qui convoque la question de la conservation et de la patrimonialisation des bibliothèques d’écrivains et d’artistes en tant qu’archives.

  • 7 En 1895 déjà, Paul Bonnefon s’intéressait à la bibliothèque de Montaigne, et en 1898 à celle de R (...)
  • 8 Citons les travaux de Heather Jackson : Marginalia : Readers Writing in Books, New Haven, Yale Un (...)
  • 9 Ferrer (Daniel) et D’Iorio (Paolo), dir., Bibliothèques d’écrivains, Paris, cnrs Éditions, 2001, (...)
  • 10 Nédelec (Claudine), dir., Les Bibliothèques, entre imaginaires et réalités, Artois, Artois Presse (...)
  • 11 Le Men (Ségolène), «  Les Bibliothèques d’artistes  : une ressource pour l’histoire de l’art  », (...)
  • 12 «  Présentation du projet  », Les Bibliothèques d’artistes, mis à jour en 2019, url  : http://les (...)
  • 13 Belin (Olivier), Mayaux (Catherine) et Verdure-Mary (Anne), dir., Bibliothèques d’écrivains, op.  (...)

3Depuis le début des années 2000, la recherche en littérature et en histoire de l’art s’est enrichie d’ouvrages faisant aujourd’hui référence sur la question des rapports entre bibliothèque et créateur /création. En effet, bien que l’attention portée aux bibliothèques privées ‒ d’écrivains surtout ‒ soit déjà ancienne et pérenne7, les études en génétique textuelle, notamment au sein de l’Institut des Textes et Manuscrits Modernes (cnrs-ens de Paris), ont contribué à les remettre en avant. L’intérêt pour les marginalia8, notes manuscrites tracées dans la marge du volume, s’inscrit dans le champ des études génétiques  : «  On y découvre que nombre d’œuvres surgissent au contact étroit du texte d’autrui, qu’une certaine portion, non négligeable, des textes est rédigée directement dans les marges des livres9  », signalait Daniel Ferrer en 2001, dans l’introduction aux Bibliothèques d’écrivains, publié en codirection avec Paolo D’Iorio. Cette première publication d’envergure ainsi que les ouvrages collectifs Les Bibliothèques, entre imaginaires et réalités, dirigé par Claudine Nédelec (2009), et Bibliothèques d’artistes (xxe-xxie siècles), dirigé par Françoise Levaillant, Dario Gamboni et Jean-Roch Bouiller (2010)10, ont contribué à définir les bases théoriques et méthodologiques de la recherche sur les bibliothèques de créateurs  : au-delà de sa représentation dans les lettres et les arts, la bibliothèque y est tour à tour appréhendée à l’aune de sa conservation (bibliothèque matérielle) et de sa reconstitution (bibliothèque virtuelle), de sa participation à la genèse de l’œuvre, et plus largement des pratiques qu’elle mobilise chez son propriétaire et des fonctions que celui-ci lui attribue. En 2016, l’historienne de l’art Ségolène Le Men poursuivait les réflexions de Levaillant, Gamboni et Bouiller au sujet des bibliothèques d’artistes en publiant son article «  Les Bibliothèques d’artistes  : une ressource pour l’histoire de l’art11  »  : elle y défendait la pertinence d’un tel objet d’étude pour préciser la genèse des œuvres et des idées, la circulation des savoirs mais aussi des images dans les milieux artistiques et les réseaux professionnels ou amicaux. Son article fut suivi un an plus tard par la mise en place du projet «  Bibliothèques d’artistes  », avec pour objectif de reconstituer celles-ci grâce aux outils numériques et de les mettre à disposition pour une «  expérience immersive dans l’intimité des artistes et la fabrique de leurs œuvres12  ». Enfin, en 2018, Olivier Belin, Catherine Mayaux et Anne Verdure-Mary publiaient Bibliothèques d’écrivains  : lecture et création, histoire et transmission13, persévérant dans la voie ouverte par leurs prédécesseurs.

  • 14 Bivort (Olivier), «  Les Bibliothèques de Verhaeren. À propos d’un inventaire  », dans Klinkenber (...)
  • 15 Chevrefils Desbiolles (Yves), «  “La Valise que j’accompagne…” Christian Dotremont, le pérégrin e (...)
  • 16 Mayaux (Catherine), «  Le Fonds extrême-oriental de la bibliothèque de trois poètes  : Paul Claud (...)
  • 17 Brogniez (Laurence), «  En lisant, en dessinant. Mélanie Rutten, de la bibliothèque à l’album  », (...)
  • 18 Entre autres  : Art (Andrée) et Fayt (René), Inventaire de la bibliothèque de Max Elskamp léguée (...)

4Dans cette déjà riche bibliographie, le constat est néanmoins le suivant  : les bibliothèques d’écrivains et d’artistes belges, qu’elles soient matérielles, virtuelles ou mentales, imaginées ou représentées, n’ont encore été que peu investiguées, à l’exception de quelques études ponctuelles telles  : l’article d’Olivier Bivort sur «  Les Bibliothèques de Verhaeren  » (1999)14, les recherches d’Yves Chevrefils Desbiolles sur la bibliothèque du peintre Christian Dotremont (2010)15, celles de Catherine Mayaux sur le fonds extrême-oriental de la bibliothèque de Henry Bauchau (2019)16, ou encore celles de Laurence Brogniez sur la bibliothèque de l’illustratrice belge Mélanie Rutten17. Pourtant, la conservation de bibliothèques d’écrivains et d’artistes belges dans diverses institutions (Ghelderode et Elskamp à l’Université libre de Bruxelles, Bauchau à l’Université catholique de Louvain, Camille Lemonnier au Musée Lemonnier, Conrad Detrez aux Archives & Musée de la Littérature, etc.) et la publication de quelques inventaires18 révèlent un terrain de recherche prometteur. Partant de ce constat, une journée d’études Textyles, organisée en collaboration avec le groupe de contact fnrs «  Écrits d’artistes  », s’est tenue le 17 mai 2019 à l’Université libre de Bruxelles. Le présent numéro, volontairement interdisciplinaire, y fait suite et entend poursuivre les réflexions esquissées lors de cette rencontre.

5Pour ouvrir ce dossier, nous avons confronté, au travers d’un entretien croisé, expériences et points de vue d’un spécialiste de la littérature, d’une historienne de l’art et d’une musicologue. Une diversité d’approches, révélant cependant des convergences méthodologiques, que nous retrouverons au sommaire de cette livraison.

6Dans un premier temps y seront abordées les bibliothèques matérielles, du point de vue de leur conservation, parfois problématique, et de leur riche potentiel dans la perspective des études génétiques. Dans un second temps, place sera faite aux représentations muséales, picturales et théâtrales.

7Laurence Boudart («  Patrimonialiser les bibliothèques d’écrivains  : le cas des Archives & Musée de la Littérature  »), directrice des Archives & Musée de la Littérature (aml), aborde sans détour la gageure logistique que représente pour une institution la conservation d’une bibliothèque d’écrivain en dépit de son intérêt patrimonial et scientifique. Parcourant les riches fonds des aml, elle déconstruit l’idéal d’une «  bibliothèque originelle  » pour montrer à quel point, organisme vivant, la bibliothèque d’un auteur est un objet hétérogène et une entité dynamique, résultats d’enrichissements (parfois familiaux, sur plusieurs générations) et d’amputations (dons, ventes, pertes, etc.). En outre, la bibliothèque est parfois – comme celle d’Eekhoud – dispersée entre plusieurs institutions, ce qui ruine son intégrité. Même conservée au sein d’une seule institution, elle fait parfois l’objet d’une conservation sélective, après -réalisation d’un inventaire, pour pallier le manque de place. Une des solutions pour tenter de restituer la bibliothèque à son contexte d’origine, renvoyant aux usages qu’a pu en faire son propriétaire, a été de mettre en place des cabinets d’écrivains, où les livres possédés pouvaient retrouver leur place au sein de l’espace de travail de l’auteur, entre pièces de mobilier, œuvres d’art, objets décoratifs, etc. Comme le révèle le cabinet de Verhaeren, ce dispositif repose cependant sur une illusion puisqu’alors que l’environnement recomposé est, dans ce cas précis, authentique, les reliures sont fausses, les précieux volumes se trouvant rangés en magasin.

8Par-delà les difficultés de la conservation et la prudence qu’exige l’appréhension des bibliothèques comme objets d’étude ou comme sources, il faut reconnaître qu’elles réservent d’heureuses surprises aux chercheurs. Attachée scientifique aux aml, Véronique Jago-Antoine («  “Je ne lis pas avec sagesse”  : réflexions en marge de la bibliothèque du poète Odilon-Jean Périer  ») choisit ainsi d’explorer la précieuse bibliothèque du Fonds Odilon-Jean Périer, la mettant en quelque sorte à l’épreuve pour en questionner le potentiel pour la recherche. Ce faisant, elle rappelle utilement l’intérêt de confronter la bibliothèque aux autres ressources d’un fonds qui peuvent l’éclairer  : manuscrits, correspondances et, parfois, œuvres graphiques et picturales. La consultation croisée d’archives est facilitée, dans le cas de Périer, par son habitude d’indiquer son nom et la date d’acquisition dans les volumes destinés à enrichir sa bibliothèque. Véronique Jago-Antoine en exhume aussi un matériau souvent négligé  : les livres d’enfants, notamment ceux de sa mère dont l’examen attentif révèle combien ils ont pu être précieux dans la genèse de l’imaginaire, poétique et graphique, de l’auteur. Elle montre aussi combien le livre a été pour lui un objet transactionnel et dialogique, servant de support à dédicaces, permettant de retracer sa sociabilité, mais aussi de support à réflexions quand il «  répond  » dans les marges des livres aux auteurs qu’il admire. Si la bibliothèque de Périer révèle un lecteur engagé, dans l’échange personnel et le dialogue intellectuel, elle recèle aussi des trésors cachés, comme un manuscrit glissé dans un exemplaire, par exemple.

  • 19 Marnat (Marcel), «  Un Second Ravel. La Bibliothèque du Belvédère  », dans Cahiers Maurice Ravel, (...)
  • 20 Montpellier d’Annevoie (Mélanie de), Les Bibliothèques de Vincent d’Indy, Maurice Ravel et Franci (...)
  • 21 Staruch-Smolec (Joanna), Repenser, documenter et imaginer les gestes d’Eugène Ysaÿe. Approche sys (...)

9Si la conservation des bibliothèques d’écrivains, en dépit de leur intérêt évident, pose question, les bibliothèques des musiciens, à la fois littéraires (livres) et musicales (partitions), n’ont pas encore sollicité aussi intensément l’attention des chercheurs. Depuis peu, elles font néanmoins l’objet de préoccupations nouvelles quant à leur valeur scientifique et patrimoniale auprès des chercheurs et institutions en charge de la conservation du patrimoine musical19. Dans ce contexte, la conservation, dans sa presque intégralité, de la bibliothèque du violoniste Eugène Ysaÿe, dans son décor d’origine, constitue une exception notable. Le cabinet de travail du musicien, aménagé par Serrurier-Bovy, a en effet été conservé en l’état au Grand Curtius à Liège  ; il accueille sa bibliothèque littéraire et, pour une part, sa bibliothèque musicale (le reste des partitions étant conservé à la kbr et au Conservatoire royal de Liège). Mélanie de Montpellier («  La Bibliothèque littéraire du violoniste. Eugène Ysaÿe  : “Je lis, je réfléchis, je commente dans les marges”  »), pour les livres, et Joanna Staruch-Smolec («  Une Première Approche de la bibliothèque musicale d’Eugène Ysaÿe  »), pour les partitions, s’attachent à l’exploration de ce vaste fonds, qui n’a pas encore fait l’objet d’une étude exhaustive. Comme le montre Mélanie de Montpellier, les livres possédés par Ysaÿe révèlent sa passion pour les lettres et le savoir. Une part importante de sa bibliothèque littéraire est réservée aux auteurs du xixe siècle et la présence notable des écrivains belges de la seconde moitié du siècle – Maeterlinck, Picard, Lemonnier, etc. – révèle, par les dédicaces notamment, l’implication du musicien au sein de la vie artistique de son temps, comme celle d’œuvres théâtrales et poétiques en wallon témoigne de son intérêt pour la langue régionale. Les volumes possédés et, souvent, annotés, éclairent également sa conception du génie et sa construction personnelle en tant que virtuose20. L’étude de Joanna Staruch-Smolec, consacrée aux partitions, apporte quant à elle des éclaircissements sur l’interprétation musicale d’Ysaÿe. Ses interventions manuscrites sur les partitions constituent en effet autant de traces de ses gestes violonistiques dont l’étude contribue utilement aux recherches sur l’histoire des pratiques d’exécution21.

10L’article d’Anne Reverseau («  La Bibliothèque entre représentation et reconstitution du “biotope” de l’écrivain  »), qui étudie à la fois la bibliothèque comme espace matériel et imaginaire, ouvre les questionnements du second volet du présent dossier, tourné vers les représentations. Pour comprendre les cabinets de travail reconstitués, déjà évoqués dans les précédentes contributions, l’auteur mobilise la notion de diorama, renvoyant à ces vitrines, si populaires dans les musées d’histoire naturelle du xixe siècle, présentant dans leur biotope prétendument naturel des animaux empaillés. À la lumière de cette audacieuse métaphore, la bibliothèque apparaît comme élément incontournable du biotope de l’écrivain, ce décor popularisé par de nombreuses représentations, picturales ou photographiques. Étudiant plus particulièrement les cabinets de la Réserve précieuse de l’Université libre de Bruxelles, créés pour mettre en valeur des dons, Anne Reverseau insiste sur le caractère artificiel et théâtral de ces «  mises en scène  » qui figurent, in absentia, le corps de l’écrivain. Si le dispositif contribue certainement à la postérité de l’écrivain et à sa patrimonialisation, il repose aussi sur une fiction qui tend à en déformer ou en figer les traits.

11Apolline Malevez («  La Bibliothèque d’Émile Verhaeren  : de l’intimité de la création à l’élaboration d’une image publique  »), historienne de l’art, aborde aussi cette question de la mise en scène de l’auteur à travers l’étude comparée des portraits d’Émile Verhaeren dans son environnement de travail par Théo Van Rysselberghe, d’une part, par Marthe Massin, l’épouse du poète, d’autre part. Apolline Malevez montre combien trois portraits réalisés par le peintre néo-impressionniste, souvent exposés, ont contribué à forger l’image publique du poète, tout en promouvant l’intérieur domestique – soigneusement agencé, pourvu d’une bibliothèque, d’un bureau, de bibelots, d’œuvres d’art, etc. – comme espace de création, de consécration et d’affirmation identitaire d’un auteur. Ces représentations, comme les photographies, voire les reportages publiés dans les revues de décoration, ont contribué à façonner un imaginaire assez codifié de l’écrivain, non sans révéler une tension entre l’idéal désintéressé du créateur et son inscription au sein d’un décor plutôt confortable et bourgeois. Par contraste, les portraits réalisés par Marthe Massin, non destinés à l’exhibition, proposent des images plus intimes de l’écrivain dans son espace de travail, libérées des «  accessoires identitaires  » attendus.

12Julie Feltz («  Explorer une bibliothèque de création du Théâtre du Tilleul  »), dont l’étude clôt ce dossier, nous entraîne sur une autre scène  : celle du théâtre. Se penchant sur la création récente de la pièce du Théâtre du Tilleul, Les Carnets de Peter (2018), elle étudie à la fois la bibliothèque matérielle, dite «  de création  », qui a accompagné la genèse du spectacle et la bibliothèque imaginaire reconstituée sur scène. Se livrant à une recherche de type génétique, Julie Feltz éclaire les choix textuels et scéniques des créateurs en questionnant le rôle et l’usage des volumes rassemblés pour analyser ensuite la scénographie de la bibliothèque en trompe-l’œil qui constitue le décor du récit-cadre, à partir duquel naissent les histoires racontées et représentées au fil de plusieurs emboîtements. Bien que peinte, cette bibliothèque révèle, par les tranches lisibles des ouvrages, les livres aimés par les créateurs de la compagnie, mais aussi ceux aimés par Peter Neumeyer, écrivain dont le spectacle retrace l’histoire, mais encore certains des livres à l’origine du spectacle. Elle est en outre prolongée, hors scène, par une «  Bibliothèque rêvée de Peter  » qui accueille les productions des (jeunes) spectateurs réalisées lors d’ateliers.

13Ces emboîtements vertigineux illustrent bien la complexité de la bibliothèque, objet de conservation problématique et objet d’étude difficile à appréhender, lieu matériel et (d’)imaginaire, à la fois précieux et fragile, dont la vulnérabilité, en notre époque de dématérialisation, questionne notre rapport à la littérature, à la culture, à la mémoire.

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Notes

1 Baetens (Jan), Comme un rat, Billère, L’Herbe qui tremble, 2020, p. 13.

2 Lamarche (Caroline), «  Varia  », Caroline Lamarche.net,

url  : http://www.carolinelamarche.net/Carolinelamarche/Varia.html.

3 Il s’agit du collage mis en couverture de ce numéro  ; nous remercions chaleureusement Caroline Lamarche de nous avoir accordé la possibilité de le reproduire en cet endroit.

4 Chehab (May), «  La Bibliothèque yourcenarienne  : un creuset identitaire  », dans Belin (Olivier), Mayaux (Catherine) et Verdure-Mary (Anne), dir., Bibliothèques d’écrivains : lecture et création, histoire et transmission, Turin, Rosenberg & Sellier, 2018, p. 163.

5 Cité par Chehab (May), «  La Bibliothèque yourcenarienne  », op. cit.

6 Lojkine (Stéphane), «  La Bibliothèque comme dispositif. La non-lecture selon P. Bayard  », Acta fabula, vol. 8, n°  2, mars-avril 2007.

url  : http://www.fabula.org/acta/document2983.php.

7 En 1895 déjà, Paul Bonnefon s’intéressait à la bibliothèque de Montaigne, et en 1898 à celle de Racine («  La Bibliothèque de Montaigne  », dans Revue d’Histoire littéraire de la France, n°  3, 1895, p. 313-371  ; «  La Bibliothèque de Racine  », dans Revue d’Histoire littéraire de la France, n°  2, 1898, p. 169-219). Pour des études plus récentes de bibliothèques d’écrivains et d’artistes, voir notamment  : André-Pierrey (Christine), «  La Bibliothèque de Flaubert  », dans Varry (Dominique), dir., Histoire des bibliothèques françaises, Promodis, Éditions du Cercle de la Librairie, t. III, 1991, p. 288-290  ; Del Vitto (Victor), Les Bibliothèques de Stendhal, Paris, Champion, 2001  ; Muhlstein (Anka), La Bibliothèque de Marcel Proust, Paris, Odile Jacob, 2013  ; Le Men (Ségolène), Maingon (Claire) et Maupeou (Félicie de), dir., La Bibliothèque de Monet, Paris, Citadelles et Mazenod, 2013.

8 Citons les travaux de Heather Jackson : Marginalia : Readers Writing in Books, New Haven, Yale University Press, 2001 ; et de Daniel Ferrer : «  Towards a Marginalist Economy of Textual Genesis  », dans Van Hulle (Dirk) et Van Mierlo (Wim), dir., Variants 2/3 : Reading notes, Amsterdam, New York, Rodopi, 2004, p. 7-18.

9 Ferrer (Daniel) et D’Iorio (Paolo), dir., Bibliothèques d’écrivains, Paris, cnrs Éditions, 2001, p. 11.

10 Nédelec (Claudine), dir., Les Bibliothèques, entre imaginaires et réalités, Artois, Artois Presses universitaires, 2009  ; Levaillant (Françoise), Gamboni (Dario) et Bouiller (Jean-Roch), dir., Bibliothèques d’artistes (xxe-xxie siècles), Paris, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, 2010.

11 Le Men (Ségolène), «  Les Bibliothèques d’artistes  : une ressource pour l’histoire de l’art  », dans Perspective, n°  2, Bibliothèques, 2016, p. 111-132.

12 «  Présentation du projet  », Les Bibliothèques d’artistes, mis à jour en 2019, url  : http://lesbibliothequesdartistes.org/presentation-du-projet. Ce projet est conduit dans le cadre de l’équipe «  Histoire des arts et des représentations  » (har) au sein du laboratoire d’excellence «  Les Passés dans le présent  » (Labex PasP) de l’Université Paris Nanterre.

13 Belin (Olivier), Mayaux (Catherine) et Verdure-Mary (Anne), dir., Bibliothèques d’écrivains, op. cit.

14 Bivort (Olivier), «  Les Bibliothèques de Verhaeren. À propos d’un inventaire  », dans Klinkenberg (Jean-Marie), dir., Textyles, n°  15, L’Institution littéraire, 1999, p. 189-194.

15 Chevrefils Desbiolles (Yves), «  “La Valise que j’accompagne…” Christian Dotremont, le pérégrin et le pèlerin  », dans Levaillant (Françoise), Gamboni (Dario) et Bouiller (Jean-Roch), dir., Bibliothèques d’artistes (xxe-xxie siècles), op. cit., p. 295-305.

16 Mayaux (Catherine), «  Le Fonds extrême-oriental de la bibliothèque de trois poètes  : Paul Claudel, Saint-John Perse, Henry Bauchau  », dans Belin (Olivier), Mayaux (Catherine) et Verdure-Mary (Anne), dir., Bibliothèques d’écrivains, op. cit., p. 450-464.

17 Brogniez (Laurence), «  En lisant, en dessinant. Mélanie Rutten, de la bibliothèque à l’album  », dans Saint-Amand (Denis) et Vrydaghs (David), dir., Textyles, n°  57, Ouvrir l’album, 2019, p. 71-96.

18 Entre autres  : Art (Andrée) et Fayt (René), Inventaire de la bibliothèque de Max Elskamp léguée à l’Université libre de Bruxelles, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1973  ; Detemmerman (Jacques) et Fayt (René), Inventaire de la bibliothèque de Michel de Ghelderode léguée à l’Université libre de Bruxelles, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1983  ; Gullentops (David), Inventaire de la bibliothèque d’Émile Verhaeren à Saint-Cloud, Paris, Lettres Modernes, 1996.

19 Marnat (Marcel), «  Un Second Ravel. La Bibliothèque du Belvédère  », dans Cahiers Maurice Ravel, n°  16, 2013, p. 6-45  ; Bungardt (Julia), Die Bibliothek Arnold Schönbergs  : Mit einem kommentierten Katalog des nachgelassenen Bestandes sowie einer Edition seiner Glossen in den Büchern, PhD, Musicology from Universität für Musik und Darstellende Kunst Wien, 2014  ; Bibliotheche di compositori. Seminario di studio nell’ambito del progetto Bibliotheche di compositiori, sous la coordination scientifique de Paolo Dal Molin (Università di Cagliari), les 7 et 8 octobre 2019, Venise.

20 Montpellier d’Annevoie (Mélanie de), Les Bibliothèques de Vincent d’Indy, Maurice Ravel et Francis Poulenc. Contribution à l’étude des pratiques de lecture et des dynamiques intellectuelles et créatrices des compositeurs, en France, entre 1850 et 1950, thèse de doctorat en langues et lettres sous la direction de Valérie Dufour (fnrs-ulb) et Laurence Brogniez (ulb), Université libre de Bruxelles, en cours.

21 Staruch-Smolec (Joanna), Repenser, documenter et imaginer les gestes d’Eugène Ysaÿe. Approche systématique des traces matérielles des exécutions violonistiques au bénéfice d’une recherche artistique, thèse de doctorat en art et sciences de l’art sous la direction de Valérie Dufour (fnrs-ulb), Véronique Bogaerts (Conservatoire royal de Bruxelles) et Vincent Hepp (Conservatoire royal de Bruxelles), Université libre de Bruxelles, en cours.

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Pour citer cet article

Référence papier

Laurence Brogniez et Mélanie de Montpellier d'Annevoie, « Penser la bibliothèque »Textyles, 61 | 2021, 7-14.

Référence électronique

Laurence Brogniez et Mélanie de Montpellier d'Annevoie, « Penser la bibliothèque »Textyles [En ligne], 61 | 2021, mis en ligne le 15 septembre 2021, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/4170 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/textyles.4170

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Auteurs

Laurence Brogniez

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