Mythologies du plat pays
Texte intégral
- 1 Baetens (Jan) et Vanhaesebrouck (Karel), Kleine Vlaamse Mythologieën, fotos van Brecht Van Maele, (...)
- 2 Jan Baetens a répondu le premier à nos questions. Karel Vanhaesebrouck, qui signe un article dans (...)
1En 2003, Jean-Marie Klinkenberg, figure éminente des études sur la littérature française de Belgique en même temps que du champ de la sémiologie, publie ses Petits Mythologies belges. Dans ce livre qui s’inscrit dans le sillage du Roland Barthes des Mythologies (1957), l’auteur pose sur son pays un regard à la fois amusé et incisif, en adoptant un ton essayistique et une plume enjouée. Une dizaine d’années plus tard, un peu avant qu’il ne donne des Petites Mythologies liégeoises, coécrites avec Laurent Demoulin, un duo de Flamands – Jan Baetens et Karel Vanhaesebrouck – lui emboîtent le pas en proposant un volume de Petites Mythologies flamandes (2014), récemment traduites en français1. Compte tenu du caractère de portraits critiques que revêtent ces ouvrages, il nous a semblé particulièrement intéressant de mettre deux de ses auteurs en dialogue à propos de leurs ouvrages respectifs2.
Qu’est-ce qui vous a donné l’envie d’écrire ce livre ?
Jan Baetens – Merci pour cette ouverture très simple, qui me servira d’échauffement. En fait, ce livre est une commande : c’est Karel [Vanhaesebrouck] qui en a l’idée et qui a eu la gentillesse de m’inviter à en écrire la moitié. Rapidement, les choses ont tourné un peu autrement, car nous avons commencé presque tout de suite à nous corriger et à nous récrire l’un l’autre, ce qui prouve que le courant passait bien entre nous. Idéalement, le lecteur ne se demande jamais qui a écrit quoi.
- 3 Klinkenberg (Jean-Marie), Petites Mythologies belges, Bruxelles, Édition Labor/Éditions Espace de (...)
- 4 Demoulin (Laurent) et Klinkenberg (Jean-Marie), Petites Mythologies liégeoises, Liège, Tétras Lyr (...)
Jean-Marie Klinkenberg – Quand vous dites « ce livre », au singulier, je m’imagine que vous voulez parler de mes Petites Mythologies belges3, et non des Petites Mythologies liégeoises, que j’ai coécrites avec Laurent Demoulin4…
En ce qui me concerne, et pour être franc, je n’ai pas ressenti d’emblée l’envie d’écrire un livre. Ce projet de « mythologies » s’est constitué petit à petit, et si on veut bien distinguer le mouvement de fond dont il provient et ce qui a été l’élément déclencheur de sa genèse, il y a même eu du hasard dans sa gestation.
- 5 Voir Klinkenberg (Jean-Marie), « Nouveaux regards sur le concept de “Littérature belge”. À propos (...)
Le mouvement de fond est ancien. Il y a eu, très lointainement, une interrogation sur la question de l’identité, et sur la question plus précise de l’identité belge. Cette question, c’est d’abord l’enfant qui se l’est posée, puis le curieux, puis le citoyen. Enfin, bien plus tard, le chercheur est venu donner la main à l’enfant et au citoyen : cette question, ce chercheur l’a faite sienne au cours de sa carrière, et cela dès les premiers jours : un de mes tout premiers articles ne portait-il pas sur la question de savoir si la littérature qui s’écrivait en Belgique pouvait être dite belge5 ? Oui, cette question m’a toujours accompagné, et j’ai trouvé des éléments de réponse dans l’histoire, dans la sociologie, dans l’anthropologie. On peut donc affirmer que mes Mythologies belges sont, sur le mode libre, le pendant de cette préoccupation scientifique. Une sorte de terrain de jeu qui me permet de poser des questions sans m’obliger à y répondre, et m’autorise à passer de l’une à l’autre de manière cavalière. C’est un copeau tombé de mon établi.
- 6 Klinkenberg (Jean-Marie), « Un pays né d’une côte », dans La Revue nouvelle, t. LXXXVI, n° 7-8, 1 (...)
Mais je le répète : cette chose que je portais en moi depuis longtemps ne devait pas nécessairement prendre la forme d’un livre. Celui-ci est parti d’un petit article : « Un pays né d’une côte6 ». C’est le texte qui constituait le chapitre Aller à la mer de la première édition avant de retrouver son titre à la tonalité biblique dans la seconde. Très atypiquement belge en cela, je n’avais jamais été « à la côte » – là où la plupart de mes compatriotes se concentrent durant l’été – avant l’âge adulte. Quand j’y ai été pour la première fois, ça a été comme une illumination : « Bon sang mais c’est bien sûr ! Cette Belgique, dont on doute tant, elle existe ! Elle connait son épiphanie ici, deux mois par an, sur cette étroite bande de sable ! » Ce constat, je l’ai formulé dans ce petit texte qui a pas mal circulé, tant chez des amoureux du littoral nostalgiques de leur enfance que chez des personnes désireuses de mettre ce genre de nostalgie à distance. C’est en se souvenant de cet article, qui avait été reproduit à plusieurs reprises ici ou là, et en sachant que par ailleurs je menais depuis longtemps une réflexion sur l’hypothétique culture belge, que le directeur d’une collection aujourd’hui disparue et appelée « Liberté j’écris ton nom » m’a suggéré de réunir un bouquet de petits textes de cette veine. Je n’ai eu aucune peine à répondre à cette demande, et c’est tout naturellement que la formule « mythologies » s’est imposée.
Ce numéro s’intitule « Portraits de la Belgique » : selon vous, vos « Mythologies » respectives contribuent-elles à brosser un portrait de la Belgique ou de l’une de ses régions, ou s’inscrivent-elles dans une autre perspective ?
- 7 Martens (David), « Qu’est-ce que le portrait de pays ? Esquisse de physionomie d’un genre mineur (...)
JMK – Les mythologies ne relèvent pas du genre littéraire atypique – mais genre à part entière – qu’est le « portrait de pays » au sens où l’entend David Martens7. Si je l’ai bien compris, il s’agit d’un genre situé dans un champ où l’on trouve, à une extrémité, le guide touristique et le récit de voyage et à l’autre l’essai. Les mythologies n’en relèvent pas dans la mesure où elles ne sont habitées ni par la préoccupation documentaire ni par le souci d’exhaustivité. Je m’explique d’ailleurs de manière très nette là-dessus dans le petit texte théorique qui clôt mes Mythologies belges. Je me permets de le citer : « Les quêteurs d’identité, souvent tentés par la description du substrat » – un terme auquel je devrai sans doute revenir – « pratiquent en général la somme. Il s’agit pour eux d’accumuler les noms, les lieux, les objets […]. Mais on a beau entasser, rien ne se produit. Car ce qui compte est non pas la somme, mais l’intersection. La vraie question est : qu’y a-t-il de commun entre la dentelle de Bruges et le superchocolat Jacques ? entre la plage d’Ostende et Eddy Merckx ? entre la pilarisation et le concours Reine Élisabeth ? entre Marabout et les moules-frites ? Que cette intersection existe est présupposé par le fait même de procéder à l’accumulation. Mais le noyau commun n’est jamais défini. » Or c’est précisément ce noyau – une culture, au sens anthropologique du terme – qui importe au mythographe.
S’il y a portrait – ou plutôt « portraits » – de pays, c’est donc dans un sens large qui nous rapproche de l’essai. Et si l’on tient à conserver ce mot de « portraits », il faudrait le penser dans le sens où La Bruyère a brossé les siens dans ses Caractères : il s’agit de partir de discours évidents, pour y relever des traits saillants, et ensuite ramener ceux-ci à une structure idéologique et sociale qui, elle, n’est pas évidente, car elle ne se dit que de manière détournée. Nous sommes donc dans l’essai, parce que la démarche a une dimension critique : il s’agit d’aller au-delà des apparences, de lutter contre une « pensée ensommeillée ». Mais au bout du compte, il y a quand même un point commun avec le portrait de pays : c’est que dans nos mythologies, la critique s’accommode d’une certaine (ou d’une incertaine) complicité avec l’objet critiqué…
JB – Qu’on le veuille ou non, tout livre sur la Flandre, du moins sur la Flandre comme mythe et sur les Flamands comme producteurs de leurs propres mythes, parle aussi de la Belgique. Cela dit, même en nous limitant à la seule Flandre (en effet, très peu de textes évoquent notre pays dans son ensemble), nous n’arrêtons pas de nous prononcer sur les rapports entre Flandre et Belgique. Nos Mythologies tendent à suggérer, de manière certes généralement implicite, que la Flandre a tort de se construire contre la Belgique. D’abord pour des raisons idéologiques et politiques : le lecteur comprend vite que nos préférences ne vont pas du côté du nationalisme. Ensuite pour des raisons proprement culturelles : à ce niveau, les différences entre Belges néerlandophones et francophones ne tardent pas à s’évaporer, en dépit de certaines particularités en termes de jardinage (le texte de Karel sur la métaphysique de la pelouse est devenu un morceau d’anthologie). Il serait pourtant faux d’en conclure que nos Mythologies sont un livre méchant ou acariâtre : nous n’avons nullement honte d’être Flamands et la Flandre est aussi une région (belge) à laquelle nous sommes très attachés. D’ailleurs, le pluriel que je viens d’utiliser dans cette première réponse n’est pas une forme de majesté ou de neutralité académique. Karel et moi sommes loin de parler toujours de la même voix, mais sur le fond, rien ne nous sépare évidemment.
Avez-vous immédiatement pensé au livre de Roland Barthes lorsque vous vous êtes attelés à ce projet ? Quel rôle ce modèle a-t-il joué dans votre travail ? L’avez-vous par exemple relu, avant ou pendant l’écriture de votre livre ?
- 8 Chauvier (Éric), Contre Télérama, Paris, Allia, 2011.
JB – Oui, évidemment, le contraire eût été une grossière erreur. Il me paraît impossible d’écrire aujourd’hui un texte de ce genre sans partir de Barthes, référence incontournable mais également modèle fort stimulant. Lire Barthes est un acte jubilatoire, et nous avons essayé de garder quelque chose du brio stylistique et de l’acuité intellectuelle de ses textes des années 1950. De manière plus générale, l’influence barthésienne se mesure à deux niveaux : d’une part, le choix des sujets, que nous avons pris dans la vie de tous les jours (une bonne mythologie est une mythologie portant sur un objet ou une pratique passé jusque-là sous le radar, omniprésent et hypervisible et néanmoins jamais vu ni connu) ; d’autre part, le désir de traiter l’objet mythologique à deux niveaux, la description d’abord, l’analyse ensuite. C’est là une double contrainte qui a nous a servi tout au long de la rédaction du livre, qu’on voulait aussi enjouée et rapide que celle des textes de Barthes, divulgués à un rythme hebdomadaire. Même si nos Mythologies n’ont pas été écrites sur le mode du feuilleton journalistique, nous tenions à proposer un rythme très singulier. Barthes a été souvent imité, en général de manière assez poussive (une belle exception à la règle me paraît un livre comme Contre Télérama de l’anthropologue Éric Chauvier, qui renouvelle Barthes au niveau du style8). Nous espérons évidemment que nos Mythologies montrent qu’on peut partir de Barthes sans forcément le copier sans imagination.
JMK – Barthes a été un formidable lanceur d’idées et de concepts ; et avec Umberto Eco, Tzvetan Todorov et d’autres encore, il fait partie du panthéon intellectuel de l’apprenti sémioticien que j’ai été (je n’oublierai jamais la chance que j’ai eue de prendre un pot avec lui lors du premier Congrès mondial de sémiotique, organisé par Eco. L’air du temps rendait de telles choses facile !). Je suis donc évidemment très attaché à ses Mythologies, que j’ai lues maintes fois : à son projet et à l’écriture subtile qui s’y déploie, écriture que je n’ai bien sûr pas tenté d’imiter.
Mais nos titres sont une référence à Barthes, pas une révérence. Et en ce qui me concerne, je n’ai pas particulièrement pensé à lui au moment d’écrire, puis de réécrire, mon livre. On peut parler de convergence, pas de modèle. Et il y a d’ailleurs une nette différence théorique entre les Mythologies de Barthes et les nôtres : Barthes tendait à traquer le sens de ses objets mythiques de préférence à travers les discours verbaux qui les mettent en scène ; alors que de notre côté, nous prenons au sérieux une conception plus large de la sémiotique : le sens se donne certes à nous à travers des textes, mais aussi à travers des pratiques (urbaines, culinaires, architecturales, touristiques, amoureuses, sociales…) ou des scénarios (le « v’z’êtes d’où », de Jan et Karel) voire à travers de simples objets (la façade, la pelouse, l’album d’images, la frite, le vélo…).
Vous êtes l’un et l’autre marqués par la sémiologie. Pensez-vous que ce background a joué un rôle dans votre travail ?
JMK – Oui, bien sûr : la sémiotique est mon cœur de métier et il aurait été incompréhensible qu’elle n’affecte pas le propos. Et c’est justement sur ce point qu’il y a convergence avec Barthes, une convergence d’esprit et de méthode : le projet de la sémiotique est bien de montrer comment nous donnons sens aux choses. Du coup, il y a bien un discours sémiotique qui s’énonce dans les mythologies : il s’agit de faire parler les choses de la vie, en se donnant les moyens de les faire parler. Évidemment, ce discours veut rester loin de la technicité de la discipline : le lecteur ne trouvera pas de « signifié », de « signifiant » ou de « structure » dans nos livres !
JB – Incontestablement. Même si tout le monde est un peu sémiologue sans le savoir, le fait d’avoir baigné dans la discipline forme sinon le regard du moins la manière de l’écrire. En même temps, mes déambulations en sémiologie m’ont de plus en plus rapproché de la sémiotique, celle de Peirce, qui n’est pas tout à fait la même chose que l’approche linguistico-sociologique inspirée de Saussure (sans doute fort librement, car Saussure même n’a jamais fait de sémiologie proprement dite, mais ceci est un autre problème). Contrairement à la sémiologie, essentiellement tournée vers l’objet et les signes qui le représentent, la sémiotique met l’accent sur la manière dont les utilisateurs essaient de donner un sens aux signes et plus exactement encore dont ils s’efforcent de se mettre d’accord sur cette signification, le travail ou le défi du sens s’arrêtant au moment où le signe cesse de nous interpeller. Je crois que la sémiotique, qui est sauf exception nettement moins politisée que beaucoup de formes de sémiologie, attache paradoxalement plus d’importance à la vie sociale des signes, et le fait d’une manière qui nous préserve de ce qu’il y a peut-être de trop subjectif ou de trop intuitif dans la sémiologie. Mais de quoi je me plains ? Si j’adore Barthes, c’est justement parce qu’il a le génie de voir et de dire des choses que lui seul a pu voir et dire, alors que je ne recommanderais à personne de lire Peirce dans le texte.
Qu’est-ce qui produit des mythologies de pays (en ce compris les villes ou régions) ? La littérature contribue-t-elle à inventer ou à nourrir certaines mythologies ? Dans quelle mesure et de quelle manière ?
JB – Oui, la littérature est incontestablement productrice de mythologies, même à l’époque où le tourisme est devenu accessible aux classes moyennes et populaires (espérons qu’il le restera, mais dans le respect de l’écologie et des intérêts des producteurs locaux – on peut toujours rêver). Ce rôle, car c’en est un et tout à fait positif à mon sens (la mythologie n’est pas seulement une forme de mensonge, c’est aussi une manière d’habiller le réel, qui sans elle serait incontestablement plus triste et plus pauvre), la littérature le joue d’autant plus qu’elle accepte de… faire de la littérature, c’est-à-dire de s’occuper et des mots et des choses (les mots sans les choses, ce serait l’art pour l’art ; les choses sans les mots, ce serait un certain discours scientifique, comme on en trouve d’effroyables exemples dans les sciences sociales, illisibles à force d’être mal écrits). Cependant, la véritable question pour moi ne serait pas de savoir si oui ou non la littérature produit des mythes, mais dans quelle mesure les mythes littéraires se distinguent de ceux que produisent de façon encore plus massive les discours visuels. Paris vu à la télé ou au cinéma ne ressemble pas plus au vrai Paris que le Paris d’Aragon ou de Céline, mais comment cerner la différence ? J’ai l’impression que la réponse des sémiologues ne sera pas ici la même que celle des sémioticiens.
JMK – Oui, la question est complexe et elle nous fait revenir aux mécanismes qui font une identité, ou le sens que se donne une collectivité. Comment est-ce que cela marche ? Il faut tout d’abord un substrat objectif (« substrat » : un mot sur lequel je voulais justement revenir) : ce substrat, c’est un cadre de vie géographique ou climatique commun, c’est un ensemble de comportements (allant du culinaire, du sexuel et du vestimentaire au religieux, à l’architectural ou au politique), ce sont certaines configurations sociales, etc. Mais si le substrat est une condition nécessaire, elle n’est pas suffisante. En effet, pour qu’il y ait identité, il faut que quelqu’un – une personne ou un groupe – sélectionne certaines manifestations de ce substrat, pour les mobiliser comme autant de traits distinctifs du pays, de la ville, de l’identité en question, comme autant de balises, de démarcations. (On voit donc tout de suite que ce processus relativise le substrat objectif, lequel peut être flou et largement diversifié, sans cependant pouvoir être inexistant.) Mais comment ces traits sont-ils mobilisés ? Par des signes bien visibles, permettant la connaissance et la reconnaissance, par des emblèmes, des drapeaux, des insignes, etc., ou encore par des actes, (communier ensemble dans le football ou le cyclisme, ou une émission télévisée). C’est l’ensemble des mécanismes de sélection et de formulation que je résume dans un mot : « formalisation ». Et c’est évidemment cette formalisation qui compte pour un mythologue. Or le plus formidable instrument de formalisation, ce sont les discours : ceux qui sont véhiculés par les récits qu’on apprend au cours d’histoire, les films qui rendent les paysages visibles images qu’on collectionne… et les textes littéraires, bien sûr. Mais comme on le voit, ceux-ci ne sont qu’un mécanisme de formalisation parmi d’autres. Un mécanisme parmi d’autres mais qui a une efficacité particulière. Celle-ci vient d’une série de facteurs : du fait que cette formalisation se donne ou est donnée pour légitime, qu’elle peut s’y formuler de manière métaphorique, qu’elle exerce ses effets dans la durée, et auprès de catégories de la population parmi lesquelles figurent les faiseurs d’opinion.
Les Petites Mythologies flamandes sont illustrées de photographies, les Petites Mythologies belges non. Qu’implique ce choix de proposer, ou non, de l’image ?
- 9 Barthes (Roland), Mythologies [1957], édition illustrée établie par Jacqueline Guittard, Paris, S (...)
JB – Si Barthes avait publié son recueil aujourd’hui, et non pas en 1957, on peut être sûr qu’il aurait lui aussi opté pour une édition combinant textes et images (vous savez du reste qu’une telle édition illustrée a vu le jour par la suite, hélas après la mort de l’auteur)9. Mais ici encore, la question n’est pas : avec ou sans images, mais : quel genre d’images ? Nous avons opté pour des images qui s’écartent résolument du régime de l’illustration. Les photos ne montrent pas nécessairement les objets mythologiques. Un tel redoublement, en soi déjà peu stimulant, aurait également cassé le rythme du livre. Au lieu de cela, nous avons essayé d’inclure des images qui existent déjà, ce qui les aide à « résister » à leur insertion mécanique en marge des textes, et qui puissent fonctionner à leur tour mais aussi à leur manière comme un discours mythologique non pas d’appoint mais vraiment supplémentaire. De ce point de vue, elles constituent une voix non moins importante que celle des textes. Le montage très libre des documents photographiques renforce d’ailleurs cette ambition. Les images devaient surprendre, non pas à cause de leur contenu ou de leur forme hors du commun, mais à cause du changement d’optique, si j’ose dire, que leur apparition toujours imprévisible injecte dans le déroulement des textes.
JMK – Les petites mythologies portent en elles-mêmes un paradoxe. D’un côté elles visent à faire émerger les structures profondes de notre imaginaire culturel ; elles ont donc une ambition généralisante, et visent à transcender l’anecdote immédiate. Mais ce programme, elles le réalisent en mettant en scène des objets particuliers, des pratiques particulières ; une mythologie vise à saisir des traits qui ont une certaine permanence, mais elle n’y arrive qu’en peignant de petites choses fugaces (je suis d’ailleurs frappé, en relisant les Petites Mythologies liégeoises, qui ne datent que de 2016, par le fait que certains faits décrits sont déjà obsolètes). Cette tension entre le général et le particulier est d’ailleurs un des facteurs qui contribuent à situer les mythologies entre l’essai et le portrait de pays.
Or des illustrations risquent de faire pencher la balance du second côté : elles peuvent vieillir le propos, en l’inscrivant plus explicitement dans l’histoire, et donc le confiner dans le statut de document. Et c’est bien ce qui est arrivé avec la version illustrée des Mythologies de Barthes citée par Jan : d’un côté les illustrations rendent le texte plus délectable, surtout aux yeux du contemporain nostalgique, mais de l’autre il en fait une sorte d’archive, et désamorce du coup sa puissance critique.
Ce danger, les Kleine Vlaamse Mythologiën l’ont parfaitement conjuré, comme Jan vient de l’expliquer : les photos de Brecht Van Maele, parce qu’elles sont toujours décalées, arrachent le texte à la contingence, et lui laissent toute sa portée.
Un volume de Petites Mythologies bruxelloises est-il concevable selon vous ? Y croiserait-on certaines entrées présentes dans vos deux volumes ?
JMK – Bien sûr ! Bruxelles a une identité qui, si elle est complexe et plurielle, est forte et immédiatement repérable. La matière de ces mythologies est là, qui attend d’être saisie ; et elle est particulièrement présente dans les textes littéraires. Je crois que tous ceux qui observent la littérature qui s’écrit ici depuis une quarantaine d’années ne me contrediront pas : il n’y a actuellement en francophonie belge que deux villes vraiment « poétogéniques » (le pendant, pour les textes, du « photogénique » des arts visuels) : Liège et Bruxelles.
Pour en venir à la seconde partie de votre question, il faut d’abord observer que les objets dont nous parlons – la culture flamande, la culture francophone de Belgique, la culture wallonne, la bruxelloise – ne sont évidemment pas des objets vivant dans des laboratoires confinés, fermés par des murs étanches, mais forment système. Il faut donc s’attendre à ce qu’il y ait des harmoniques entre eux. Quand j’ai lu le livre de Jan et de Karel, j’ai instinctivement rangé leurs textes en deux catégories : ceux qui relevaient d’une culture sui generis, opaque au francophone, et ceux qui exprimaient une mythologie belge, et qui lui sont donc accessibles, elles (et dans certains cas, je me suis dit, avec une pointe de jalousie : « Mais pourquoi n’ai-je pas pensé à cette thématique-là ! »). Donc oui, des textes peuvent circuler d’un ensemble mythologique à un autre. Dans mes mythologies belges, il y a l’un ou l’autre texte qui sont d’ailleurs plus bruxellois que wallons, comme celui qui porte sur le façadisme ; et si j’ai replacé dans les Petites Mythologies liégeoises mon texte sur Standard-Anderlecht, ce texte pourrait sans doute reprendre du service dans un cadre bruxellois. En tout cas, l’auteur ou l’autrice de Petites Mythologies bruxelloises serait amené à mobiliser des images dans lesquels certains Wallons ou certains Flamands pourraient se retrouver…
JB – Il y a deux sortes de Belges : non pas les Flamands et les Wallons, mais les Belges et les Bruxellois. Chaque fois qu’il m’arrive de discuter avec un Bruxellois, celui-ci s’empresse de me dire que je ne comprends rien de rien à Bruxelles. Je le crois volontiers. Mais c’est aussi le discours que l’Anversois tient aux Flamands et, peut-être, le Liégeois aux Wallons. Bref, on est tous les mêmes, et comme il faut savoir aussi jusqu’où on peut aller trop loin, je ne sais pas s’il serait vraiment utile de prolonger les diverses mythologies belges déjà existantes, toutes tendances confondues, avec un volet proprement bruxellois.
Pensez-vous qu’il faille être un « local » pour évoquer les mythologies d’un pays ? Un Flamand pourrait-il évoquer des mythologies wallonnes, et réciproquement ?
JB – Oui, évidemment. D’ailleurs, pour parler « de soi », il faut commencer par se mettre quelque peu à distance ou, si l’on préfère, à se faire Persan à Paris. Je serais donc sûrement tenté par l’exercice. Cependant je ne le ferai pas, car les mythologies wallonnes existent déjà, écrites par quelqu’un qui a prouvé qu’il est lui aussi parfaitement capable de parler de sa région avec un regard qui porte plus loin.
JMK – C’est une vaste question, qui a rempli des bibliothèques entières en anthropologie et en sociologie : faut-il être dedans, c’est-à-dire participer à la culture décrite, au point d’en partager les rites et les valeurs ? ou être dehors, de façon à occuper une position d’observateur neutre ? Je le répète : c’est complexe. Pour le dire vite, je pense qu’il faut être à la fois dedans et dehors ; ou plutôt : qu’il est impossible de ne pas être à la fois dedans et dehors. Une extériorité totale rendrait les choses inintelligibles, et elle est de toute manière chimérique : nous partageons au minimum la condition humaine avec celle ou celui que nous observons. Et il y a donc nécessairement une portion de nous qui est dedans. Mais pour penser une chose, il faut être extérieur à elle ; nous ne pouvons nous penser nous-mêmes qu’en faisant un effort de distanciation, ou même de division : nous nous scindons en un être observant et en un être observé. Et d’ailleurs, le résultat est parfois meilleur lorsqu’il y a distance. Puis-je me permettre, pour l’illustrer, de me prendre moi-même comme exemple ? Quand j’ai parlé de la Côte belge, j’étais un peu comme un visiteur venu de la planète Mars (mais, bien sûr, quand même nourri de Tintin et de Jacques Brel…) ; et c’est peut-être pour cela que j’ai pu faire quelque chose devant quoi nombre de personnes se sont exclamées « Comme c’est bien cela ! ». Un autre de mes textes qui ont été remarqués est celui que j’ai consacré à l’opposition Anderlecht-Standard. Or ma science footballistique est on ne peut plus légère : elle remonte essentiellement à mon enfance.
Nous voilà loin de votre question, apparemment ; mais j’y arrive. On peut déduire de ce que je vous ai dit sur l’absence d’étanchéité des cultures flamande et wallonne et de ce que je viens de vous dire sur l’impossibilité de ne pas être dedans et dehors à la fois, que ces regards croisés peuvent parfaitement être pertinents. Mais il est évident que les nuances dans les positions d’intériorité et d’extériorité des acteurs produiraient nécessairement sur des textes assez différents. Si Jan, Karel, Laurent Demoulin et moi-même devions rédiger des mythologies bruxelloises, dans une sorte de tournoi oulipien, on obtiendrait des résultats assurément fort variés !
Quelles ont été les réactions marquantes de vos lecteurs ? Sont-elles différentes en Belgique et à l’étranger ?
JB – Votre question me flatte, car elle suppose que notre livre a passé les frontières, ce qui n’est malheureusement pas encore le cas (grâce à Textyles, l’avenir sera plus radieux). Ce que j’entends sur la Flandre ou la Belgique à l’étranger me fait souvent rire, disons sourire, tellement la méconnaissance des réalités de notre pays est insondable. Promouvoir à l’étranger et les mythologies flamandes et celles francophones (je n’ose dire wallonnes, car que faire de Bruxelles ?) serait sûrement une bonne idée, mais une meilleure idée encore serait de composer une anthologie mélangeant les différentes mythologies (Bruxelles paiera, et en échange on permettra aux Bruxellois d’ajouter quelques mythologies de leur cru).
JMK – Ce n’est pas à nous de parler de la réception de nos livres. Mais je puis confirmer la pirouette de Jan : ce n’est pas à eux qu’on doit penser en premier comme produits d’exportation. Quand la première édition de mon livre était en fin de vie, il y a eu une proposition pour le rééditer en France. Mais on me demandait pour cela de bourrer le texte de notes explicatives ! Cela aurait été consternant. J’ai évidemment dit non.
Notes
1 Baetens (Jan) et Vanhaesebrouck (Karel), Kleine Vlaamse Mythologieën, fotos van Brecht Van Maele, Aalst, Het Balanseer, 2014. L’ouvrage a été traduit récemment en français : Petites Mythologies flamandes, trad. Monique Nagielkopf et Daniel Vandergucht, photographies de Van Maele (Brecht), Bruxelles, La Lettre volée, 2019.
2 Jan Baetens a répondu le premier à nos questions. Karel Vanhaesebrouck, qui signe un article dans le présent dossier, s’associe aux propos de son collègue.
3 Klinkenberg (Jean-Marie), Petites Mythologies belges, Bruxelles, Édition Labor/Éditions Espace de Libertés, coll. Liberté j’écris ton nom, 2003. L’ouvrage a fait l’objet d’une édition revue et considérablement augmentée aux Impressions Nouvelles en 2013, puis en format de poche, dans la collection Espaces Nord, par Les Impressions Nouvelles en 2018.
4 Demoulin (Laurent) et Klinkenberg (Jean-Marie), Petites Mythologies liégeoises, Liège, Tétras Lyre, coll. Hors-Chant, 2016.
5 Voir Klinkenberg (Jean-Marie), « Nouveaux regards sur le concept de “Littérature belge”. À propos de Sto let bel’gijskoj literatur’i par L.-G. Andreev », dans Marche romane, tome XVIII, 1968, p. 120-132.
6 Klinkenberg (Jean-Marie), « Un pays né d’une côte », dans La Revue nouvelle, t. LXXXVI, n° 7-8, 1987, p. 93-97.
7 Martens (David), « Qu’est-ce que le portrait de pays ? Esquisse de physionomie d’un genre mineur », dans Poétique n° 184, vol. 2, 2018, p. 247-268.
8 Chauvier (Éric), Contre Télérama, Paris, Allia, 2011.
9 Barthes (Roland), Mythologies [1957], édition illustrée établie par Jacqueline Guittard, Paris, Seuil, 2010.
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Référence papier
Laurence Brogniez et David Martens, « Mythologies du plat pays », Textyles, 56 | 2019, 143-154.
Référence électronique
Laurence Brogniez et David Martens, « Mythologies du plat pays », Textyles [En ligne], 56 | 2019, mis en ligne le 01 décembre 2019, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/3601 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/textyles.3601
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