Portraits littéraires de la Belgique
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- 1 Ce dossier de Textyles s’inscrit dans la perspective des recherches menées dans le cadre du proje (...)
1Portraiturer la Belgique ? D’aucuns pourraient se dire : en voilà une drôle d’idée… Bien des difficultés se présentent en effet à qui voudrait se lancer dans une telle entreprise.
2D’un côté, un regard indifférent face à cette contrée pourrait parfaitement se comprendre. On peut en effet à juste titre se demander s’il vaut vraiment la peine de dresser le portrait d’un tel pays. Si petit, si atone, sans caractéristiques géographiques exceptionnelles, et dont telle chanson fameuse a vanté… la platitude. D’ailleurs, existe-t-il vraiment, ce pays ? À de multiples reprises, on s’est posé la question. Certains continuent d’ailleurs de le faire, tandis que d’autres – parfois les mêmes ? – rêvent de le voir disparaître. Une émission de télévision qui a fait date en a même, pendant quelques minutes, annoncé la disparition. Il est vrai qu’il paraît bien hétéroclite, ce petit pays, jadis à neuf provinces, désormais à trois régions, à trois langues nationales, et dont les compositions gouvernementales sont peut-être les plus fleuries du monde, quand les ministres ne sont pas en « affaires courantes » afin de ménager aux négociateurs les loisirs de la négociation…
3D’un autre côté, comment diable portraiturer un pays aussi compliqué et atypique que celui-là ? L’opération paraît semée de bien des embûches, voire de difficultés parfois insurmontables. Sur le plan historique, il s’agit, certes, d’une nation somme toute encore assez jeune, mais dont on fait volontiers remonter l’histoire à la période antique, puisque Jules César en personne aurait dit tout le bien qu’il pensait d’un peuple parmi les coriaces. Au niveau territorial, les choses ne sont pas plus simples, puisque bien des « pays » coexistent entre ces frontières pourtant étroites, avec en particulier leurs langues (néerlandais, français et allemand) et, au sein de ces langues, leurs parlers particuliers. Enfin, ces enjeux linguistiques et territoriaux, ferments de fréquentes querelles, ont bien entendu des conséquences politiques qui ont la réputation de rendre le pays tout bonnement incompréhensible aux étrangers.
4Alors ? En dépit de ces obstacles, nombreux sont les portraits de ce petit pays, et celles et ceux qui se sont livrés à l’exercice, en particulier dans le domaine des lettres.
Physionomie d’un genre littéraire mineur
- 2 Pour un examen théorique de la déclinaison phototextuelle de ce genre, voir Martens (David), « Qu (...)
- 3 Sur le guide touristique et son histoire, voir notamment Devanthéry (Ariane), Guides de voyage et (...)
5Nombre de pays n’ont pas plus échappé que la Belgique à la représentation au travers de ce genre particulier que constitue le « portrait de pays2 ». Dans le vaste domaine de la littérature de l’ailleurs et du voyage, plusieurs genres tiennent le haut du pavé. Le récit viatique est sans doute celui qui a bénéficié au cours de la modernité récente de la légitimité la plus marquée et de la plus grande reconnaissance littéraire, de Chateaubriand à Nicolas Bouvier en passant par Blaise Cendrars ou encore Michel Leiris. Présentant d’autres finalités et d’autres formes, le guide touristique a transformé la pratique du voyage et connu un succès éditorial durable depuis le xixe siècle au moins3. Fortement standardisé et relevant de la culture de masse, il est peu investi par les écrivains. Entre ces deux pôles de la littérature viatique, le portrait de pays constitue un genre méconnu, bien que de célèbres plumes en aient écrit.
- 4 Sur la place des portraits de villes dans cet ensemble, voir Martins (Susana S.), Reverseau (Anne (...)
- 5 Par cette notion, Yves Jeanneret désigne un « ensemble d’idées et de valeurs qui incarne un objet (...)
6Concrètement, ce genre consiste à dépeindre une entité territoriale instituée, qu’il s’agisse d’une nation, d’une région ou encore d’une ville4. Pour ce faire, il conjugue la présentation de trois dimensions, constitutives de tout pays : une conformation géographique, composée de réalités souvent relativement hétérogènes (villes/campagnes, etc.), une histoire, plus ou moins ancienne et marquée par des moments forts ou, du moins, tenus pour marquants, et une population, elle-même potentiellement très diversifiée et caractérisée par des mœurs particulières. Chaque portraitiste de pays assigne une place et une importance relatives à ces éléments constitutifs de ce qui apparaît comme la finalité de tout portrait, quel qu’en soit l’objet : conférer une présence à cet « être culturel5 » que constitue un pays, en son absence et, ce faisant, rendre sensible son identité à travers une forme esthétique.
- 6 Voir Martens (David), « Qu’est-ce que le portrait de pays ? Esquisse de physionomie d’un genre mi (...)
7Le genre a connu de multiples déclinaisons au cours de son histoire. Longtemps ignoré comme tel, il fait l’objet depuis peu d’un examen systématique et approfondi, en première instance focalisé sur ses formes combinant photographies et textes d’écrivains, plus ou moins en vue, sollicités pour leur notoriété en même temps que pour leur connaissance présumée du lieu à portraiturer, qu’ils en soient originaires, qu’ils y aient vécu ou y vivent encore, ou qu’ils aient préalablement écrit à leur sujet. Sur un plan éditorial, de nombreuses maisons ont inscrit ces publications dans des collections spécialisées. La dimension géographique de ces ouvrages induit en effet une inclination à l’exhaustivité en même temps qu’au découpage, et le principe même de la série y pourvoit de façon optimale, tout en minant quelque peu la reconnaissance de ce genre à la littérarité conditionnelle6, en raison de la part de commande qu’il induit la plupart du temps.
- 7 Pour une présentation globale de cette production illustrée, voir Martens (David), Reverseau (Ann (...)
8Sur le plan des formes phototextuelles, ces séries ont connu leur âge d’or durant l’entre-deux-guerres, avec des collections publiées, pour les plus en vue d’entre celles, dans l’espace francophone, en France (« Les Beaux pays » chez Arthaud, « Visages de la France », aux Horizons de France) et, plus encore, durant les Trente Glorieuses, avec des séries telles que les « Albums des Guides Bleus » (Hachette), « Que j’aime… » (Sun), « Escales du monde » (Les Documents d’art), ou encore, en format de poche, « Petite planète » (Le Seuil), ainsi que, en Suisse romande, les ouvrages publiés par La Guilde du livre, « L’Atlas des voyages » (Rencontre) et, dans un autre registre, les albums Artis7. À ces ensembles s’ajoutent encore des périodiques tels que Vu. Images du monde ou encore Réalités, qui publient portraits de villes ou de pays sous forme d’articles dont les textes et les photographies sont dus, bien souvent, aux mêmes écrivains et photographes.
9Avant ce boom éditorial, lié à l’évidence au développement du tourisme de masse, d’autres éditeurs avaient lancé des collections de textes d’écrivains portraiturant des pays ou des villes. Dès la fin du xixe siècle, en 1892, les puissantes éditions Hachette lancent « Capitales du monde », une série de volumes dont le titre se passe de commentaires, et dans laquelle on rencontre un Paris par François Coppée, un Constantinople par Pierre Loti, un Stockholm par Maurice Barrès ou encore un Bruxelles par Camille Lemonnier. Durant l’entre-deux-guerres, d’autres éditeurs prennent le relais : les Éditions Paul-Émile Frères publient ainsi, de 1927 à 1932, la série « Ceinture du monde », placée sous la direction de Jean-Louis Vaudoyer. Y paraissent des volumes signés d’écrivains tels que Jules Supervielle (Uruguay, 1928), Pierre Mac Orlan (Rhénanie, 1928), Henry de Montherlant (Hispano-moresque, 1929) ou encore Jean-Louis Vaudoyer lui-même (Esquisse havanaise, 1930).
- 8 Une journée d’études sur le sujet a été organisée en mai 2019 à la Cinematek de Bruxelles : Portr (...)
- 9 Un colloque abordant les différentes formes médiatiques du portrait de pays a été organisé en jui (...)
- 10 Urbain (Jean-Didier), L’Envie du monde, Paris, Bréal, 2011.
10Ce continent éditorial correspond à plusieurs centaines de livres et mobilise parfois des plumes de grand renom (Blaise Cendrars, Jean Giono, André Malraux, etc.), même si, dans la plupart des cas, le déficit de reconnaissance dont souffre ce type de littérature la restreint à des auteurs de second rang. Au demeurant, le portrait de pays ne se réduit en rien aux formes littéraires, illustrées ou non. Par-delà le domaine de l’imprimé, il relève d’une réalité autrement plus large, mais aussi d’autres médiums, comme la photographie, le cinéma8, l’exposition9… Ce genre, en particulier dans ses formes impliquant des photographies, participe certes, dans une large part, du développement de l’industrie touristique au cours du xxe siècle. Pour autant, il ne s’y réduit nullement, tant s’en faut. Ce que Jean-Didier Urbain a appelé « l’envie du monde10 » comprend d’autres aspects que ceux relevant des attraits, patrimoniaux ou de simple plaisance, des lieux décrits, en particulier ceux émanant d’un simple désir de connaissance du monde, auquel la Belgique n’a pas fait exception.
Le portrait de pays en Belgique
11La Belgique occupe au sein de ce continent éditorial une position doublement particulière : d’une part, en tant que sujet incontournable au sein de cette production essentiellement développée par des pays voisins ; d’autre part en tant que lieu de développement de séries nationales qui s’emploient à dépeindre le pays par le menu mais sortent en réalité peu fréquemment de ses frontières.
12Sur un plan éditorial, la production de portraits de pays dessine une cartographie de pôle d’intérêt au sein de laquelle tous les pays et toutes les villes ne sont pas logés à la même enseigne. Autant certaines apparaissent comme des passages obligés, à l’instar de la ville de Paris, de la Provence, de Venise ou encore de la Grèce, pour des raisons de faveur touristique et de ferveur patrimoniale en particulier, autant il paraît difficile de nier que certaines contrées sont souvent négligées. Cette minoration, voire cette absence presque totale, peut tenir soit à des raisons d’attrait supposé du public (le Mozambique, le Panama ou, plus près de nous, l’Albanie, par exemple, sont peu ou pas représentés), soit à des motifs d’orientations à la fois éditoriaux et politiques. Ainsi, une collection plus centrée sur les évolutions sociopolitiques des pays, comme « Petite planète », qui plus est orientée par les sympathies militantes de son fondateur, Chris Marker, délaisse les États-Unis mais consacre des volumes à des contrées issues de ce que l’on a qualifié de Tiers-monde.
- 11 Trémolin (Jacques), Belgique, Lausanne, Rencontre, coll. L’Atlas des voyages, 1963.
13En l’espèce, force est de constater que, dans le domaine francophone, la Belgique, en dépit de sa taille relativement modeste, n’est presque jamais délaissée dès lors qu’une série d’une certaine ampleur est en jeu. Toutes les principales collections du domaine francophone, illustrées ou non, lui font en effet une place, pour des raisons qui semblent s’imposer : proximité géographique favorisant un intérêt potentiel du public, et de possibles voyages, facilités par une langue commune. Florilège non exhaustif : celui dont Franz Hellens signe le texte, Belgique, pays de plusieurs mondes, en 1956, à La Guilde du livre, celui que Thérèse Henrot rédige pour les Éditons du Seuil, dans la collection « Petite planète », en 1958 (le volume est remplacé dans la série, en 1980, par un nouvel ouvrage, signé Régis Hanrion), ou encore celui dû à Jacques Trémolin dans la collection « L’Atlas des voyages », des Éditions Rencontre11.
- 12 Holland (Clive), Belgique, Grenoble, Rey-Arthaud, coll. Les Beaux pays, 1927 et Debraye (Henry), (...)
- 13 Dumont (Georges-Henri), Belgique. Bruxelles et pays wallon, Grenoble, Arthaud, coll. Les Beaux pa (...)
14Dans certains cas, le pays fait même l’objet d’une sorte de traitement de faveur. Ainsi la collection « Les Beaux pays » consacre-t-elle non pas un seul, mais bien deux volumes au pays, selon une formule atypique qui constitue un hapax de la série, quelques années après son lancement12. En 1958, le même éditeur récidive : sur la base de la partition bien connue du pays en deux communautés linguistiques, un ouvrage est consacré à la Flandre, un autre à Bruxelles et aux pays wallons (la prépondérance de ce critère tenant à la répartition linguistique et non, en l’occurrence, à la configuration géographique particulière de la capitale)13. L’enjeu ne laisse pas d’être de taille, au point que, dans un esprit désireux, comme nombre de ces livres, et à l’inverse de l’exemple précédent, de pointer l’unité du pays, le volume des « Albums des guides bleus » consacré à la Belgique est confié – là encore il s’agit d’un hapax au sein de la collection – non pas à un seul, mais bien à deux écrivains, l’un flamand, l’autre wallon. Une note liminaire explique ce choix :
- 14 Belgique, présentation de Roger Bodart et Karel Jonckheere, photographies de Daniel Letellier, no (...)
Cet ouvrage a deux auteurs : M. Karel Jonckheere, écrivain belge de langue néerlandaise, M. Roger Bodart, écrivain belge de langue française. Ils l’ont écrit à la première personne, mêlant leurs impressions individuelles. Parfois, le lecteur identifiera sans difficulté les confidences du poète flamand et celles de l’essayiste ardennais. Le plus souvent cependant, il ne pourra deviner lequel des deux prend la parole. Les auteurs ont voulu de la sorte faire sentir à quel point la communauté belge est née moins d’une alliance que d’un alliage14.
- 15 Voir Denis (Benoît), Klinkenberg (Jean-Marie), La Littérature belge. Précis d’histoire sociale, B (...)
- 16 Certaines séries françaises consacrent sur le même modèle une large part de leur catalogue de por (...)
15S’agissant de l’implication des éditeurs belges francophones dans cette niche éditoriale, elle est déterminée par le caractère périphérique de son champ littéraire vis-à-vis de celui de l’Hexagone15. Les collections les plus importantes – les plus visibles et les plus fournies en termes de nombre de volumes – sont éditées, le fait n’est pas surprenant, en France, mais aussi, s’agissant des formes phototextuelles, en Suisse romande. En dépit de cette évidente hégémonie dans le domaine des portraits de pays, la Belgique n’est pas en reste. Cependant, alors que les maisons d’édition françaises et suisses dédient presque toutes des collections à des pays et à des villes étrangères16, pour leur part, les maisons d’édition belges qui ont consacré une partie de leur activité à ce genre se focalisent essentiellement, voire exclusivement, sur la Belgique, ses villes, ses régions.
16Depuis son indépendance, la Belgique a fait l’objet de nombreux portraits de portée littéraire. Comme toute la production d’une certaine époque, cette niche éditoriale subit la pression d’un environnement culturel qui contribue à la constitution d’une identité nationale, sans doute avec d’autant plus de poids que le genre en question est foncièrement identitaire. Qu’il s’agisse de volumes relevant des physiologies comme les Tablettes bruxelloises : ou usages, mœurs et coutumes de Bruxelles (1828) ou encore Le Diable à Bruxelles (1853), œuvre à mi-chemin entre la fiction et la littérature panoramique au service du portrait de ville, ou d’articles de périodiques, la Belgique, ses villes et ses régions, sont l’objet d’une production locale notable – à laquelle s’adjoignent les nombreux portraits consacrés à la colonie, au sein desquels le Congo se taille évidemment la part du lion.
- 17 Sion (Georges), Bruges, Bruxelles, Charles Dessart, 1948.
- 18 Dumont (Georges-Henri), Bruxelles, Bruxelles, Charles Dessart, 1948.
- 19 Bronne (Carlo), Liège, Bruxelles, Charles Dessart, 1949.
- 20 Rousseau (Félix), Le Namurois, Bruxelles, Charles Dessart, 1951.
- 21 Delmelle (Joseph), Ardennes et Meuse. Images de la Belgique, Bruxelles, Charles Dessart, 1958.
- 22 1958. Images de l’exposition universelle de Belgique, Bruxelles, Charles Dessart, 1958.
- 23 De façon plus générale, au-delà du seul cas de la Belgique, il serait intéressant de mener à bien (...)
- 24 Kivu, Bruxelles, Charles Dessart, 1952.
- 25 Katanga, Bruxelles, Charles Dessart, 1954.
- 26 Scohy (André), Léopoldville, Kwango, Bas-Congo, Bruxelles, Charles Dessart, 1956.
17Entre la fin des années 1950 et le début des années 1970, un éditeur tel que Charles Dessart publie non seulement un livre illustré portraiturant la Belgique (1969), en tant qu’auteur-éditeur qui plus est, mais aussi une série, « Images de la Belgique », composée de volumes présentant certaines parties du pays, qu’il s’agisse de villes (Bruges17, Bruxelles18, Liège19…), de régions (Le Namurois20, Ardennes et Meuse. Images de Belgique21…) ou encore, de façon sans doute plus étonnante, d’événements marquants de l’histoire récente du pays, comme l’Expo 58, avec un livre intitulé Images de l’Exposition universelle22. Et afin de magnifier une entreprise à prétention civilisatrice, le même éditeur ne manque pas de s’inscrire dans une tradition aussi ancienne sans doute que la colonie elle-même (et qui mériterait une étude à part entière23), en consacrant au Congo plusieurs volumes, juste avant son indépendance, avec, par exemple, des ouvrages sur le Kivu24, le Katanga25, ou encore Léopoldville26.
- 27 Thiesse (Anne-Marie), La Fabrique de l’Écrivain national. Entre littérature et politique, Paris, (...)
- 28 Haulot (Arthur), Panorama de la Belgique, Bruxelles, Touring Club de Belgique-Éditions Est-Ouest, (...)
- 29 Haulot (Arthur), La Belgique vue du ciel, photographie de Gus Pons, Bruxelles, Éditions Est-Ouest (...)
- 30 Haulot (Arthur), Belgique, le sel de la terre, Bruxelles, Dessart, 1957.
- 31 Haulot (Arthur), Aux couleurs de Belgique, Bruxelles, préface de Marcel Thiry, Éditions Est-Ouest (...)
18Dans le domaine francophone, les portraitistes de la Belgique sont le plus souvent belges eux-mêmes. Une notable exception apparaît dans le volume de l’« Atlas des voyages », confié à un Français, Jacques Trémolin. Et lorsqu’ils sont publiés par des éditeurs belges, les textes de ces ouvrages sont presque systématiquement sollicités auprès d’écrivains du cru. Une telle inclination est généralisée dans le cadre de ce genre, en raison notamment de la légitimation de l’auteur que procure une connaissance de première main, mais aussi plus largement parce que les écrivains apparaissent comme des « quintessences de l’esprit de l[eur] nation », qu’il s’agit précisément de cerner dans le cadre d’un portrait27. Un poète comme Arthur Haulot a dans cette optique largement incarné, en Belgique, cette production éditoriale, à laquelle il a contribué à la faveur de nombreux volumes présentant la Belgique, qu’il s’agisse de Panorama de la Belgique28, de Belgique, le sel de la terre29, de La Belgique vue du ciel30 ou encore Aux couleurs de la Belgique31.
19Dans la mesure où la notoriété des auteurs et des autrices apparaît comme une garantie de séduction, certaines plumes de premier plan des lettres belges de langue française ont été invitées à contribuer à cette production éditoriale, de Camille Lemonnier à Franz Hellens en passant par Marie Gevers, Marcel Thiry ou encore Dominique Rolin. Sans doute peut-on raisonnablement avancer que, pour la plupart d’entre eux, ces écrivains, comme probablement leurs lecteurs, considéraient ces publications comme une part mineure de leur production. Souvent, ces œuvres étaient en effet des commandes, régulièrement destinées à des collections éditoriales relativement formatées et, par conséquent, contraignantes et peu propices à la liberté volontiers associée au génie créateur. Il n’en reste pas moins que ces portraits autochtones de la Belgique font partie intégrante de l’histoire de la littérature belge de langue française, de ses origines à nos jours.
Portraits autochtones de la Belgique
20Ces portraits de la Belgique dus à des écrivains et, bien souvent, à des illustrateurs et photographes belges, concentrent l’attention du dossier de Textyles dont le présent texte constitue l’introduction. Pour entamer le parcours proposé, il importe de scruter les origines de cette histoire éditoriale et littéraire. Prenant à la source l’implication des écrivains dans la constitution d’une image nationale, cruciale lors des premières décennies d’existence du pays, Marianne Michaux se penche sur une série de volumes illustrés publiés entre les années 1840 et la fin du xixe siècle. Soulignant la prégnance du modèle romantique des « voyages pittoresques », alors particulièrement en faveur, elle montre comment ces volumes (La Belgique monumentale, historique et pittoresque, 1844 ; Patria Belgica, 1873 ; La Belgique illustrée, 1878 ; La Belgique, 1888), donnent à voir des réalités choisies – monuments, paysages, œuvres d’art, etc. –, qu’ils valorisent et présentent comme exemplaires de l’identité du pays.
- 32 Voir Martens (David), Reverseau (Anne), op. cit., p. 128-134, ainsi que Martens (David), « De la (...)
21En dépit de son caractère composite patent, il s’agit en outre d’en faire apparaître l’unité, qu’elle tienne à la modernité et au développement industriel, dans La Belgique illustrée d’Eugène Van Bemmel, ou encore à la recherche stylistique, dans le cas de La Belgique de Camille Lemonnier, qui y déploie son « écriture picturale », forgée au contact des grands maîtres flamands et des paysagistes modernes. Ce topos générique, caractéristique du portrait de pays32 – et plus généralement de la littérature de voyage –, connaît une déclinaison particulière, qui participe d’une entreprise de façonnement d’un patrimoine commun et, ce faisant, d’une identité partagée et incarnée dans des sites ou des objets spécifiques, à la faveur de la collaboration entre des auteurs, qui peuvent appartenir au monde savant ou au monde littéraire (comme Camille Lemonnier) et des artistes, de renom à l’occasion (Xavier Mellery, Constantin Meunier, etc.), mais aussi dans le cadre du développement de certaines pratiques, comme l’excursion.
22Opérant ensuite un saut dans le temps, et un changement de focale, Anne Reverseau étudie dans l’optique de cette articulation entre textes et images, déjà bien présente dans les ouvrages de la fin du xixe siècle, les portraits illustrés de Bruxelles d’Albert Guislain et du photographe Willy Kessels durant les années 1930. Découverte de Bruxelles (1930) et Bruxelles Atmosphère 10-32 (1932) forment un diptyque solidaire, mais contrasté, illustrant parfaitement un tournant dans la perception de la ville. Si le premier, à vocation didactique, déplore avec nostalgie une ville disparue (ou en train de disparaître), dans la lignée de nombreux portraits de ville du tournant du siècle, le second constitue un plaidoyer enthousiaste en faveur de la modernité, également revendiquée dans la mise en page audacieuse du texte et des images. Marqués d’une forte réflexivité et d’une conscience aiguë du genre – ils disent par leur forme comme par leur contenu, la difficulté de « tirer le portrait », et donc de figer l’image d’une ville alors en profonde transformation –, ces deux volumes obéissent à deux ambitions contrastées – célébrer la ville du passé, chanter la ville de l’avenir – et à deux logiques, monumentale d’une part, manifestaire d’autre part.
23Prenant en considération la tension entre un genre formaté – qui plus est souvent coulée dans les cahiers des charges plus ou moins explicites de collections éditoriales – et les nécessités de mise en avant d’une singularité, Marcela Scibiorska se penche sur le volume consacré à la Belgique par La Guilde du livre, l’un des éditeurs phares de ce type d’ouvrages durant les Trente Glorieuses. Belgique, pays de plusieurs mondes (1956), dont les photographies sont dues à Maurice Blanc et la préface à Franz Hellens, n’apparaît certes pas comme l’une des plus belles réussites du genre et des portraits de pays publiés par cet éditeur, qui a connu certains des plus beaux succès, avec des albums comme Paris des rêves (1950) d’Izis ou Grand bal du printemps (1951), du même, avec un texte poétique de Jacques Prévert. Se basant sur les archives de l’éditeur, documentant la genèse mais aussi la réception de l’ouvrage, l’autrice tente de comprendre cet échec, sanctionné par un insuccès. Parmi les diverses raisons avancées, elle met en évidence l’absence de réelle complémentarité entre le texte et les images, une symbiose qui constituait pour une grande part l’attractivité des portraits édités par la Guilde. L’étude de la conception du livre révèle en effet que les deux intervenants ont travaillé séparément, et successivement, Hellens ayant fourni un texte de commande, assez hâtif, sur une iconographie porteuse d’une autre image de la Belgique. D’où un résultat quelque peu désaccordé, proposant deux visions parallèles, déconnectées. Un rendez-vous manqué entre le texte et l’image.
24Genre bâtard en raison de ses finalités, le portrait de pays se plie volontiers à des objectifs commerciaux, au point d’émaner, à l’occasion, d’officines qui n’ont a priori que peu à voir avec la chose littéraire et le monde éditorial. En témoigne l’article de Jean-Marie Klinkenberg, qui propose, archives à l’appui également, une analyse de l’album Merveilles de la Belgique (1952), dont la réalisation a été financée par la firme Nestlé. Avec un texte dû à Marie Gevers, accompagné d’un jeu de l’oie illustré de vignettes à collectionner qui donnent à voir certains lieux valorisés de la Belgique, cet « objet générique non identifié », ainsi que le désigne Klinkenberg, n’en présente pas moins, en dépit de son caractère atypique, une série de sources et de précédents, dont celui du Jules Verne du Testament d’un excentrique (1900). Éminemment paralittéraire, l’ouvrage apparaît à la fois comme une entreprise commerciale, une œuvre littéraire dans laquelle l’autrice, oulipienne avant la lettre, semble s’être réellement investie et même amusée, et enfin un instrument d’enseignement à finalité patriotique.
- 33 Maingueneau (Dominique), « Genres de discours et modes de généricité », dans Le Français aujourd’ (...)
25Les déclinaisons phototextuelles de ces livres, de demi-luxe pour la plupart des collections de ce type, étaient souvent utilisées comme prix dans le contexte scolaire. Le portrait de pays constitue en effet un genre régulièrement mis en œuvre comme moyen de connaissance. Laurence Boudart examine à cet égard le recours aux formes du portrait de pays dans les manuels scolaires parus entre 1840 et 1940. Elle met notamment en évidence leur recours à des œuvres littéraires d’importance (Destrée, Lemonnier) au sein d’une économie discursive inscrite dans le cadre d’un enseignement particulièrement soucieux de faire valoir l’harmonie entre les composantes de la nation. L’étude se concentre sur le Tour de la Belgique par deux enfants (1905), ouvrage qui reprend une formule qui a fait, un peu plus tôt en France, le succès du fameux Tour de la France par deux enfants (1877) de « G. Bruno », alias Augustine Fouillée. Dans cette optique, le voyage relaté se veut souvent systématique, manifeste une prétention à l’exhaustivité à laquelle donne ici corps la forme circulaire du « tour ». D’un point de vue générique, la fiction narrative participe de ce que Dominique Maingueneau désigne comme une « scénographie générique33 » au service d’un propos qui, lui, relève du portrait.
- 34 Martens (David), « Qu’est-ce que le portrait de pays ? Esquisse de physionomie d’un genre mineur (...)
26Si le portrait de pays apparaît comme un genre à dominante descriptive (il s’agit de dépeindre des réalités) et argumentative (il s’agit souvent aussi de motiver son point de vue et, de fait, ces textes relèvent souvent de l’essai)34, il est susceptible, on le voit, de revêtir des formes plus narratives, mais aussi poétiques. Relevant du portrait au sens large, ses déclinaisons sont en effet multiples et sa forme, éminemment plastique. Ainsi Mélanie de Montpellier d’Annevoie propose-t-elle une étude fouillée du recueil Bruxelles, la mal aimée (1959) du poète Armand Bernier. Le portrait, reprenant à son tour le modèle phototextuel, a ici vocation réparatrice et (auto)promotionnelle : il s’agit, d’une part, de compenser la relative absence de Bruxelles dans la création poétique et, d’autre part, de sublimer, par cette même poésie, cette ville « mal aimée » tout en infléchissant sa géographie pour la conformer à l’inspiration du poète. Ce faisant, Bernier, exploitant un matériau connu, voire touristique, célèbre d’un même mouvement la ville et sa propre poétique. Si le recueil, paru un an après l’Expo 58, résonne fortement des débats sur les bouleversements urbains – faut-il préserver le Vieux Bruxelles ou moderniser à tout prix la ville (tension déjà présente chez Guislain-Kessels) ? –, le poète accomplit ce tour de force de sublimer et d’idéaliser Bruxelles, en revisitant ses topoï descriptifs pour leur conférer une résonance toute personnelle.
- 35 Voir Martens (David), « L’hier et l’aujourd’hui dans le portrait de pays. Neutralisations de l’hi (...)
27Devant un pays dont l’une des principales caractéristiques réside dans la cohabitation de deux communautés linguistiques qui s’entendent plus ou moins, l’un des enjeux de ces publications consiste à en faire sourdre l’unité. Encore ne faut-il pas ici simplifier les choses : si les aspirations idéologiques et les conceptions de la Belgique que se font les auteurs de ces livres ne laissent pas d’entrer en ligne de compte, il importe également de faire la part du tropisme générique. Dresser le portrait d’un pays implique de présupposer son existence et son unité, fût-elle relative. L’une des inclinations les plus marquantes de ce genre réside dans une forme de pétrification historique35, qui va régulièrement de pair avec le gommage de certains enjeux sociétaux brûlants. Cette inclination peut conduire à éluder certains éléments de l’histoire, en particulier récente. S’agissant de la Belgique de l’après-Seconde Guerre mondiale, l’absence de toute mention de la querelle linguistique ou de la question royale peut sembler ahurissante, par exemple dans Belgique, pays de plusieurs mondes ou dans Merveilles de la Belgique. Dans un cas comme dans l’autre, ces situations sont tout simplement passées sous silence, au profit d’une vision fondamentalement unitaire de la Belgique, au risque de donner une impression parfois quelque peu lénifiante.
- 36 Klinkenberg (Jean-Marie), Petites Mythologies belges, Bruxelles, Édition Labor/Éditions Espace de (...)
- 37 Demoulin (Laurent) et Klinkenberg (Jean-Marie), Petites Mythologies liégeoises, Liège, Tétras Lyr (...)
- 38 Baetens (Jan) et Vanhaesebrouck (Karel), Kleine Vlaamse Mythologieën, fotos van Brecht Van Maele, (...)
28Ce genre fait la part belle au stéréotype. En première instance, il repose en effet volontiers sur les séductions de la reconnaissance – un livre sur Bruxelles qui ferait l’impasse sur la Grand-Place, Manneken-Pis et l’Atomium pourrait générer un brin de déception… Mais si le portrait de pays vise une identité, il lui incombe dans le même temps de faire voir au-delà des apparences les plus évidentes. Certains se font dans cette perspective un malin plaisir à déconstruire ces caractères. Ainsi, de chaque côté de la frontière linguistique, des émules du Roland Barthes des Mythologies (1957) ont sévi à travers des livres au regard à la fois critique et jubilatoire : côté francophone, Jean-Marie Klinkenberg s’est fendu de Petites Mythologies belges36 (auquel il convient d’ajouter les Petites Mythologies liégeoises37) ; côté néerlandophone, Jan Baetens et Karel Vanhaesebrouck ont conjugué leurs efforts pour publier Petites Mythologies flamandes, récemment traduit en français38. Les auteurs de ces ouvrages à vocation à la fois critique et ludique, dont la forme est segmentée en sujets d’échelles variables, sur le modèle barthésien qu’ils ont adopté, reviennent sur leur travail à la faveur d’un entretien.
- 39 Barthes (Roland), Leçon, dans Œuvres complètes, tome V, nouvelle édition revue, corrigée et prése (...)
29Que les auteurs de ces livres soient tous des universitaires et, qui plus est, pour deux d’entre eux, solidement formés à la sémiologie dont Barthes fut l’un des principaux fers de lance en France, n’est sans doute pas un hasard. Ils développent un propos, souvent amusant, parfois décapant, qui remet allègrement en cause certaines des mythes fondateurs que l’on raconte sur la Belgique (ainsi que sur Liège et sur la Flandre) et que se racontent (et racontent aux autres) volontiers les Belges, sans pour autant jeter le bébé avec l’eau du bain. On peut en effet parfaitement aimer (une part de) ce que l’on critique. Qui aime bien châtie bien, comme le dit l’adage. Au terme de sa leçon inaugurale au Collège de France, Roland Barthes lui-même notait, à propos de la démarche sémiologique, et peut-être songeait-il à toute forme de démarche analysant la vie des signes, qu’elle impliquait « un peu de savoir, un peu de sagesse, et le plus de saveur possible39 ».
30Certaines des Petites Mythologies flamandes, qui interrogent l’identité belge côté néerlandophone, apparaissent dans le livre analysé par Karel Vanhaesebrouck, comme Dinsdagland de Dimitri Verhulst. Dans ce numéro consacré aux portraits de la Belgique, il nous semblait indispensable d’ouvrir une fenêtre sur la production néerlandophone. Le cas de Dinsdagland, issu d’une série de reportages d’abord publiés dans la presse, offre en outre un intéressant écho au premier article du présent dossier : l’écrivain flamand emprunte en effet, en partie, la posture de l’excursionniste du xixe siècle, s’aventurant dans la Belgique profonde. Mais en adoptant cette forme traditionnelle, il la détourne pour la mettre au service d’une plongée rétrospective dans ses propres souvenirs, qu’il aborde avec un regard décentré, quasi anthropologique. Détaillant avec ironie et tendresse un monde en train de disparaître, voire déjà disparu, Verhulst réalise un (auto)portrait qui, à l’instar d’autres productions envisagées dans ce numéro, dit la difficulté de s’enraciner dans un pays sans racines.
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32Compte tenu de la conformation du domaine éditorial des portraits de pays, plusieurs angles d’approches potentiels se dégagent. Tous demandent une prise en considération sérielle, en mesure de faire droit au dispositif éditorial de la collection, particulièrement prégnant pour ce genre. Autant ces publications peuvent être envisagées en fonction de leurs auteurs – écrivains et photographes, dans leurs contributions respectives, qui obéissent à des impératifs et à des logiques distincts, mais aussi dans leur collaboration, quand elle a lieu –, autant elles peuvent l’être en fonction du rôle tenu par les éditeurs et, sur un plan plus formel, par le principe même des collections qui, par leur caractère plus ou moins contraignant en termes de cahier des charges, imposent des lignes directrices avec lesquelles les concepteurs de ces portraits se doivent de composer.
33Une autre option consiste à s’intéresser à l’objet de ces publications, par exemple en considérant la production, nécessairement disparate, de portraits de pays au sujet d’une seule et même contrée. Cette optique, qui est celle qui est a été retenue dans le cadre de ce dossier de Textyles, ne laisse pas de confirmer un certain nombre de tendances générales propres au genre : son caractère éminemment stéréotypique, la place centrale accordée à l’illustration, qu’elle soit photographique ou non, la diversité formelle du genre, sa plasticité, qui en fait un genre à dominante descriptive mais susceptible de revêtir des formes textuelles narratives, voire poétiques, son rôle comme instrument de diffusion d’un certain nombre de connaissances ou de traits présentés comme typiques, mais aussi la contrainte consistant à mettre en avant l’unité du pays présenté, en dépit de son caractère disparate, et qui n’est certes pas une caractéristique propre aux portraits de la Belgique.
34Dans le même temps, cette focale particulière sur un pays, révélant la diversité des portraits générés à son sujet, permet d’interroger plus avant le caractère plastique du genre et de confirmer ce qui jusqu’alors demeurait une intuition. Ce genre peu formalisé se révèle en effet éminemment souple dans ses déclinaisons, dans la mesure où il relève de cet hypergenre que constitue le portrait. Selon Dominique Maingueneau, les hypergenres sont des
- 40 Maingueneau (Dominique), « Modes de généricité et compétence générique », dans Baroni (Raphaël), (...)
catégorisations comme « lettre », « essai », « journal », « dialogue », etc. qui permettent de « formater » le texte. Ce n’est pas, comme le genre de discours, un dispositif de communication historiquement défini, mais un mode d’organisation textuelle aux contraintes pauvres, qu’on retrouve à des époques et dans des lieux divers et à l’intérieur duquel peuvent se développer des mises en scène de la parole très variées40.
35À cet égard, les portraits de la Belgique examinés dans les pages qui suivent montrent combien le portrait de pays ou de ville ne correspond pas seulement à des publications en tant que telles (articles ou livres), mais aussi à des séquences particulières au sein de textes d’une autre nature, qui relèvent d’autres genres. En témoigne le recours à des portraits de pays dans les manuels scolaires, ou encore, dans un autre registre, encore qu’il s’agisse d’un ouvrage destiné à la jeunesse, dans le volume de Merveilles de la Belgique de Marie Gevers publié par Nestlé. Pour le formuler selon un autre type de tournure, il y a parfois non pas un portrait, mais du portrait, notamment par séquences isolées, dans certains textes.
36Au terme de ce parcours, centré sur les portraits de la Belgique proposés par des auteurs belges, un ensemble d’interrogations demeurent ouvertes. Sachant que le portrait de pays est un genre dont la littérarité est conditionnelle, quels sont les positionnements et procédés adoptés au regard de cet enjeu, dans un pays dont la littérature se situe dans une position périphérique ? Quelles en sont, notamment, les déclinaisons journalistiques (reportage, etc.), mais aussi paralittéraires (chanson – « Le plat pays » constituant un exemple paradigmatique de portrait d’un pays – enfin, de l’une de ses parties, la Flandre – en chanson –, BD, etc.) du genre ? Compte tenu de la place cardinale de la question linguistique dans l’identité du pays, sans doute serait-il intéressant d’envisager une comparaison entre les regards posés des deux côtés de la frontière linguistique, et d’examiner les traductions d’un même texte d’une langue à l’autre. Par ailleurs, si les auteurs de ces publications jouent à l’occasion de leur « belgité » quand ils présentent leur pays, qu’en est-il lorsqu’il s’agit de rendre compte d’autres pays ? Un auteur tel qu’Albert t’Serstevens a consacré une large part de ses publications des années 1950-1960 à ce genre, en multipliant les volumes illustrés de photographies, notamment chez Arthaud, mais toujours à propos d’autres pays (Espagne, Sicile, Îles grecques, Mexique, etc.), en cela bien en phase avec sa prise de distance par rapport à ses origines belges. Inversement, comment les auteurs étrangers de portraits de la Belgique rendent-ils compte de l’identité belge et se situent-ils par rapport à elle ? La Belgique dépeinte varie-t-elle en fonction de la région dont est originaire l’auteur, ou dont il est résident ? En d’autres termes, Wallons, Flamands et Bruxellois disent-ils la même chose ?
37De nos jours, le portrait de pays se porte toujours bien en Belgique. Dans le même temps, il s’est évidemment transformé. Pour s’en tenir à des publications récentes, l’on peut par exemple mentionner la collection de petit format (et dépourvue d’illustrations) « L’âme des peuples », lancée en 2015 par la maison d’édition ixelloise Nevicata. Non seulement la collection propose une nouveauté dans les séries de ce type en Belgique en se consacrant à des pays et à des villes étrangères (exception faite de Bruxelles), mais elle se positionne en outre à la croisée du journalistique et du littéraire, en intégrant notamment, dans chaque volume, un entretien avec un habitant de la ville ou du pays dépeint. La série est ainsi présentée à l’entame des volumes qu’elle rassemble :
Comprendre l’autre, c’est apprendre à le connaître.
Signés par des journalistes écrivains de renoms, fins connaisseurs des pays, des métropoles et des régions sur lesquels ils ont choisi d’écrire, les livres de la collection L’âme des peuples ouvrent grandes les portes de l’histoire, des cultures, des religions et des réalités socio-économiques que les guides touristiques ne font qu’entrouvrir.
38Dans un autre registre, Patrick Corillon a publié en 2019 une anthologie intitulée Le Voyage en Belgique. Extrait de la quatrième de couverture :
- 41 Corillon (Patrick), Le Voyage en Belgique, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2019, quatrième (...)
« Pays où l’on n’arrive jamais », la Belgique intrigue et fascine depuis longtemps ses visiteurs. Des voyageurs de l’intérieur ou venus d’ailleurs, dont les expériences se conjuguent dans une plongée inédite au cœur de l’identité et de l’imaginaire belges.
[…]
Tout le génie d’un peuple singulier est ici restitué à travers cette promenade littéraire et sentimentale qui nous entraîne aux confins de la rêverie et du loufoque41.
39Ces récentes publications témoignent de la vitalité du genre en Belgique, et de la diversité de ses formules possibles. Pays et villes se transformant en permanence, la plupart des portraits qui leur sont consacrés se périment en effet assez vite. Dans la mesure où le portrait de pays vise à rendre compte de l’état actuel de son sujet, son inscription dans l’ordre du contemporain lui assure ainsi un constant renouvellement et le stock des portraits de pays et de villes est par conséquent conduit à se voir réactualisé à échéances régulières. En somme, le fait est que, dès lors que l’histoire est un perpétuel facteur de transformations et que les pays et les villes ne cessent d’évoluer, le genre peut envisager l’avenir avec une certaine sérénité.
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Notes
1 Ce dossier de Textyles s’inscrit dans la perspective des recherches menées dans le cadre du projet de recherche « La Fabrique des pays. Les collections de portraits photo-textuels de pays » financé par le fwo (Fonds de la recherche scientifique – Flandre : www.fwo.be). Il est développé par le groupe mdrn (www.mdrn.be) de l’Université de Louvain (ku Leuven) en partenariat avec le Répertoire de la Photolittérature Ancienne et Contemporaine (www.phlit.org) dirigé par Jean-Pierre Montier, le Centre des sciences historiques et de la culture de l’Université de Lausanne, le projet « Representations of Israel in French-Language Travel Guidebooks from 1948 to the Present Day » (isf – Israel Science Foundation) dirigé par Galia Yanoshevsky, ainsi qu’en collaboration avec l’anr Littépub (www.littepub.net) dirigée par Myriam Boucharenc et Laurence Guellec.
2 Pour un examen théorique de la déclinaison phototextuelle de ce genre, voir Martens (David), « Qu’est-ce que le portrait de pays ? Esquisse de physionomie d’un genre mineur », dans Poétique, n° 184, 2018, p. 247-268 ; Id., « Portraits phototextuels de pays. Jalons pour l’identification d’un genre méconnu », dans Communication & Langages (à paraître).
3 Sur le guide touristique et son histoire, voir notamment Devanthéry (Ariane), Guides de voyage et tourisme alpin. 1780-1920, préface de Gilles Bertrand, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, coll. Le Voyage dans les Alpes, 2016.
4 Sur la place des portraits de villes dans cet ensemble, voir Martins (Susana S.), Reverseau (Anne), « Portraits de pays et portraits de ville au-delà de la différence d’échelle », dans Reverseau (Anne), éd., Portraits de pays illustrés. Un genre phototextuel, Paris, Minard, coll. Lire & voir, 2017, p. 131-151, ainsi que Martens (David), « Des villes dans les collections de portraits de pays (1925-1980). Questions de focale & enjeux de politiques éditoriales », dans Journal for Literary and Intermedial Crossings (à paraître en 2020).
5 Par cette notion, Yves Jeanneret désigne un « ensemble d’idées et de valeurs qui incarne un objet de la culture dans une société tout en se transformant constamment à partir de la circulation des textes, des objets et des signes ». Voir Jeanneret (Yves), Critique de la trivialité. Les médiations de la communication, enjeu de pouvoir, Paris, Éditions Non Standard, coll. sic – Recherches en sciences de l’information et de la communication, 2014, p. 11-12. Voir également, du même auteur, Penser la trivialité. Volume 1. La vie triviale des êtres culturels, Paris, Hermès sciences/Lavoisier, coll. Communication, médiation et construits sociaux, 2008.
6 Voir Martens (David), « Qu’est-ce que le portrait de pays ? Esquisse de physionomie d’un genre mineur », op. cit., p. 250.
7 Pour une présentation globale de cette production illustrée, voir Martens (David), Reverseau (Anne), Pays de papier. Les livres de voyage, préface de Xavier Canonne, Charleroi, Musée de la photographie, 2019 (ce livre constitue le catalogue de l’exposition du même nom).
8 Une journée d’études sur le sujet a été organisée en mai 2019 à la Cinematek de Bruxelles : Portraits de pays. Avatars d’un genre cinématographique, sous la direction de Teresa Castro, David Martens et Anne Sigaud.
9 Un colloque abordant les différentes formes médiatiques du portrait de pays a été organisé en juillet 2019 au Centre culturel international de Cerisy-la-Salle : Portraits de pays. Textes, images, sons, sous la direction de Sophie Lécole-Solnychkine, David Martens et Jean-Pierre Montier.
10 Urbain (Jean-Didier), L’Envie du monde, Paris, Bréal, 2011.
11 Trémolin (Jacques), Belgique, Lausanne, Rencontre, coll. L’Atlas des voyages, 1963.
12 Holland (Clive), Belgique, Grenoble, Rey-Arthaud, coll. Les Beaux pays, 1927 et Debraye (Henry), Belgique, tome II, Grenoble, Rey-Arthaud, coll. Les Beaux pays, 1927.
13 Dumont (Georges-Henri), Belgique. Bruxelles et pays wallon, Grenoble, Arthaud, coll. Les Beaux pays, 1958 et Van der Essen (Alfred), Belgique. Les Flandres, Grenoble, Arthaud, coll. Les Beaux pays, 1958.
14 Belgique, présentation de Roger Bodart et Karel Jonckheere, photographies de Daniel Letellier, notices géographiques, historiques et archéologiques de Marie-Thérèse Bodart, Paris, Hachette, coll. Les Albums des guides bleus, 1965, p. 4.
15 Voir Denis (Benoît), Klinkenberg (Jean-Marie), La Littérature belge. Précis d’histoire sociale, Bruxelles, Éditions Labor, coll. Espace Nord, 2005 ; Durand (Pascal), Habrand (Tanguy), Histoire de l’édition en Belgique, xve-xxie siècle, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2018.
16 Certaines séries françaises consacrent sur le même modèle une large part de leur catalogue de portraits de pays ou de villes à des volumes consacrés à la France et à ses régions, mais aussi à des territoires étrangers. Dans certains cas, elles distinguent, au sein d’une même collection (c’est le cas de la collection « Les Beaux pays ») entre les livres consacrés à la France et ceux portant sur des contrées étrangères.
17 Sion (Georges), Bruges, Bruxelles, Charles Dessart, 1948.
18 Dumont (Georges-Henri), Bruxelles, Bruxelles, Charles Dessart, 1948.
19 Bronne (Carlo), Liège, Bruxelles, Charles Dessart, 1949.
20 Rousseau (Félix), Le Namurois, Bruxelles, Charles Dessart, 1951.
21 Delmelle (Joseph), Ardennes et Meuse. Images de la Belgique, Bruxelles, Charles Dessart, 1958.
22 1958. Images de l’exposition universelle de Belgique, Bruxelles, Charles Dessart, 1958.
23 De façon plus générale, au-delà du seul cas de la Belgique, il serait intéressant de mener à bien une étude des portraits de pays colonisés, durant la période coloniale, mais également après celle-ci, en particulier lorsque ces publications sont issues des pays colonisateurs.
24 Kivu, Bruxelles, Charles Dessart, 1952.
25 Katanga, Bruxelles, Charles Dessart, 1954.
26 Scohy (André), Léopoldville, Kwango, Bas-Congo, Bruxelles, Charles Dessart, 1956.
27 Thiesse (Anne-Marie), La Fabrique de l’Écrivain national. Entre littérature et politique, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des histoires, 2019, p. 99-101.
28 Haulot (Arthur), Panorama de la Belgique, Bruxelles, Touring Club de Belgique-Éditions Est-Ouest, 1948.
29 Haulot (Arthur), La Belgique vue du ciel, photographie de Gus Pons, Bruxelles, Éditions Est-Ouest, 1951.
30 Haulot (Arthur), Belgique, le sel de la terre, Bruxelles, Dessart, 1957.
31 Haulot (Arthur), Aux couleurs de Belgique, Bruxelles, préface de Marcel Thiry, Éditions Est-Ouest, 1963.
32 Voir Martens (David), Reverseau (Anne), op. cit., p. 128-134, ainsi que Martens (David), « De la poésie des lieux à la poétique de l’album photographique dans les portraits de pays des Trente Glorieuses », dans Cohen (Nadja), Reverseau (Anne), éd., Fabula-LhT, n° 18, « Un je-ne-sais-quoi de “poétique” », avril 2017. [En ligne], url : https://www.fabula.org/lht/18/martens.html
33 Maingueneau (Dominique), « Genres de discours et modes de généricité », dans Le Français aujourd’hui, vol. 4, n° 159, 2007, p. 32.
34 Martens (David), « Qu’est-ce que le portrait de pays ? Esquisse de physionomie d’un genre mineur », op. cit., p. 249-253.
35 Voir Martens (David), « L’hier et l’aujourd’hui dans le portrait de pays. Neutralisations de l’historicité », dans Portraits de pays illustrés. Un genre phototextuel, op. cit., p. 225-247.
36 Klinkenberg (Jean-Marie), Petites Mythologies belges, Bruxelles, Édition Labor/Éditions Espace de Libertés, coll. Liberté j’écris ton nom, 2003. L’ouvrage a fait l’objet d’une édition revue et considérablement augmentée aux Impressions Nouvelles en 2013, puis en format de poche, dans la collection Espaces Nord, par Les Impressions Nouvelles en 2018.
37 Demoulin (Laurent) et Klinkenberg (Jean-Marie), Petites Mythologies liégeoises, Liège, Tétras Lyre, coll. Hors-Chant, 2016.
38 Baetens (Jan) et Vanhaesebrouck (Karel), Kleine Vlaamse Mythologieën, fotos van Brecht Van Maele, Aalst, Het Balanseer, 2014. L’ouvrage a été traduit récemment en français : Petites Mythologies flamandes, trad. Monique Nagielkopf et Daniel Vandergucht, photographies de Brecht Van Maele, Bruxelles, La Lettre volée, 2019.
39 Barthes (Roland), Leçon, dans Œuvres complètes, tome V, nouvelle édition revue, corrigée et présentée par Éric Marty, Paris, Seuil, 2002, p. 445.
40 Maingueneau (Dominique), « Modes de généricité et compétence générique », dans Baroni (Raphaël), Macé (Marielle), éd., La Licorne, n° 79, coll. Le savoir des genres, 2007, p. 61.
41 Corillon (Patrick), Le Voyage en Belgique, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2019, quatrième de couverture. Nous remercions Marie-Jeanne Vanaise de nous avoir signalé cette publication.
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Référence papier
David Martens et Laurence Brogniez, « Portraits littéraires de la Belgique », Textyles, 56 | 2019, 7-24.
Référence électronique
David Martens et Laurence Brogniez, « Portraits littéraires de la Belgique », Textyles [En ligne], 56 | 2019, mis en ligne le 01 décembre 2019, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/3528 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/textyles.3528
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