Navigation – Plan du site

AccueilNuméros55Nicole MalinconiDans la bouche de la vérité

Nicole Malinconi

Dans la bouche de la vérité

Langue et langages chez Malinconi
Carmelo Virone
p. 81-92

Texte intégral

1Si l’esthétique de Malinconi est sans conteste de type réaliste, il s’agit d’un réalisme épuré où les informations contextuelles sont plutôt rares, se réduisant généralement à quelques traits. Dans Nous deux ou Da solo, le nom d’un fleuve, d’une colline, l’espace d’une cuisine ou d’une chambre suffisent pour évoquer la géographie mentale des personnages. Quant à leur environnement sociopolitique, il se réduit à quelques événements marquants, situés le plus souvent dans le passé, comme la guerre ou le bombardement de Dresde, et dotés d’une évidente résonance symbolique.

  • 1 Malinconi (Nicole), À l’étranger, Bruxelles, Le Grand Miroir, coll. La littéraire, 2003, p. 16.
  • 2 Ibidem.
  • 3 Ibidem, p. 17. On trouve cette délicieuse évocation de l’événement dans un article récent de France (...)

2L’inscription historique est plus manifeste dans À l’étranger, peut-être parce que la narratrice se réfère à ses propres souvenirs. Deux citations du bruissement médiatique quotidien permettent de dater précisément l’époque. Dans la première, par « un jour pluvieux de mars1 », le père rapporte à la maison la nouvelle criée par un petit porteur de journaux : « Staline est mort2. » À la page suivante, la mère s’intéresse à une autre information véhiculée par toute la presse : « l’histoire de la princesse Margaret d’Angleterre et du capitaine Peter Towsend qui s’aimaient d’un amour interdit3 ». Les deux événements nous renvoient à la même année : 1953. Le collage opéré par Malinconi, qui fait se succéder des récits médiatiques de registres très différents, lui permet du même coup une approche genrée de l’actualité : aux hommes, l’Histoire et la politique, aux femmes, les histoires de cœur et la chronique de ceux qu’on appelle aujourd’hui des « people » – cette appellation permettant de mieux occulter le fait que le peuple et ses enjeux n’ont pas leur place les medias qui lui sont destinés.

  • 4 Malinconi (Nicole), À l’étranger, op. cit., p. 16.
  • 5 L’Humanité du 5 mars 1953 titrait en une : « Deuil de tous les peuples qui expriment dans le recuei (...)

3La manière dont la mort de Staline est reçue a une forte résonance sociologique. Le père, en effet, en est tout joyeux, il « rit. Il raconte encore pour encore rire4. » Clairement, il est anti-communiste. La famille ne fait pas partie de cette large frange des classes populaires qui, à travers le monde, pleurent à chaudes larmes la disparition du Petit père des peuples5. Même si la pauvreté est commune, le statut social diffère. Par son métier de serveur dans de grands restaurants, le père a fréquenté des gens de condition aisée ; par son activité nouvelle d’entrepreneur, il se distingue du lot des ouvriers qui travaillent sous sa direction.

4Les objets domestiques participent également d’une sémiologie de la distinction :

  • 6 Malinconi (Nicole), À l’étranger, op. cit., p. 24, c’est moi qui souligne.

Les déménageurs n’avaient jamais vu de fourneau de cuisine aussi grands ni transporté de leur vie une machine à laver le linge si moderne [...] ; on avait aussi des casseroles en aluminium bien plus robustes que les leurs, en fer blanc, et un poêle en fonte à feu continu ; mais celui-là, on ne savait pas comment il allait pouvoir fonctionner ; ici, ils ne connaissent pas l’anthracite, disait ma mère, ils n’ont que du coke. Au fond, on avait l’air de riches6.

  • 7 Ibidem, p. 65.
  • 8 Ibidem.

5À l’inverse, la mère jette un regard condescendant sur les particularités de la maison, dans la famille de son mari : « Elle disait que chez nous, il y avait longtemps qu’on ne vivait plus comme ça : rien qu’à voir l’état des cabinets, on l’avait compris ; une planche et un trou, comme il y a quarante ans, comme en quatorze, tu te rends compte7. » L’écart social est dès lors perçu comme une distance civilisationnelle : ce sont des « arriérés8 ».

6Mais dans la trilogie familiale comme déjà précédemment dans Hôpital silence, la composante essentielle du projet réaliste réside dans le travail de la langue. Ce n’est pas qu’on puisse parler d’un « réalisme linguistique » : toute langue détermine sa propre réalité, dans le sens où elle joue un rôle majeur dans la manière dont se construit la réalité pour chacun. Les précieuses ridicules ne se définissent comme telles qu’en raison de la préciosité de leur langue (et de la vis comica qui la fait apparaître dérisoire) ; le couteau sans lame auquel Lichtenberg a ôté son manche n’a pas d’autre réalité que conceptuelle.

  • 9 Despentes (Virginie), « Entretien avec Nelly Kaprièlian », dans Les Inrockuptibles, 1er février 201 (...)
  • 10 Une œuvre « en langue », c’est-à-dire « dans un français oral, mais soumis à une métrique savante » (...)
  • 11 On pourrait même remonter jusqu’à Molière et aux marqueurs linguistiques spécifiques dont il dote l (...)

7Le « réalisme linguistique » en littérature peut s’entendre de deux manières. Soit la langue du texte se calque sur des discours préétablis : c’est le cas pour Bouvard et Pécuchet, à travers lesquels Flaubert se fait le buvard de son temps, en répertoriant des configurations discursives archétypales propres à la petite bourgeoisie française de la seconde moitié du xixe siècle ou, plus près de nous, pour Vernon Subutex et sa succession de personnages typés, dont Virginie Despentes, selon ses propres dires, a voulu faire « un livre-patchwork qui traverserait toutes les classes sociales9 ». Soit la langue écrite s’efforce de rendre compte des spécificités morphosyntaxiques, voire phonétiques, de la langue parlée. De Céline à Pierre Guyotat dans ses livres « en langue10 », les exemples de ce type de pratique sont légion. La volonté d’intégrer la langue parlée dans une forme littéraire accompagne tout un versant de la modernité11.

Au plus près de la parole

  • 12 Zumkir (Michel), Nicole Malinconi. L’écriture au risque de la perte, Avin, Éditions Luce Wilquin, c (...)
  • 13 Malinconi (Nicole) et Lebrun (Jean-Pierre), L’altérité est dans la langue. Psychanalyse et écriture(...)

8Nicole Malinconi se situe plutôt dans cette seconde catégorie : « Les paroles qu’elle capte, elle les rapporte au plus près de la manière dont elles ont été prononcées12 », remarque Michel Zumkir. L’attention qu’elle porte à la langue parlée apparaît même comme un moteur de son écriture, dès le départ : « Ce côté maladroit du parler, la langue balbutiée, pas sûre d’elle-même m’ont souvent donné le désir d’écrire… C’était déjà ça qui apparaissait à l’hôpital, avec ces femmes qui ne s’embarrassaient pas de grands discours [...]13. »

9Pour identifier les usages linguistiques des borgatari et documenter ses romans Ragazzi di vita et Una vita violenta, Pasolini a fréquenté longuement les cafés des quartiers populaires de Rome, en compagnie de son ami Sergio Citti qui l’aidait à comprendre et lui traduisait en italien classique les expressions argotiques et locales retentissant autour d’eux. Ce projet esthétique et politique était déjà celui qui l’avait poussé à écrire des poèmes en frioulan, à l’époque fasciste. En intégrant dans ses livres la langue du lumpen prolétariat des faubourgs de la capitale, Pasolini donne droit de cité à des cultures, des franges de la société que l’Italie moderniste d’après-guerre s’efforce résolument d’occulter.

  • 14 Zumkir (Michel), Nicole Malinconi, op. cit, p. 20.

10Malinconi a elle aussi toujours travaillé avec méthode pour répercuter les paroles étouffées qu’elle s’est donné pour tâche de faire entendre. Elle a rapporté dans un cahier les propos des femmes rencontrées à l’hôpital ; au retour des visites à son père, elle notait rapidement ce qu’il lui avait dit, dans sa voiture, sans même prendre le temps de rentrer chez elle, « se remémorait en tentant d’en laisser échapper le moins possible14 ». Même si la démarche repose sur une intention très différente, Vous vous appelez Michelle Martin témoigne d’une même attention à la parole de l’autre :

  • 15 Malinconi (Nicole), Vous vous appelez Michelle Martin, Paris, Denoël, 2008, p. 10-11. On se rappell (...)

Je suis allée vers vous sans savoir ce qu’il adviendrait de notre rencontre, pensant juste que la seule raison d’écrire, en ce qui me concernait, serait vos mots, disant l’horreur que vous aviez laissée advenir15.

  • 16 Zumkir (Michel), Nicole Malinconi, op. cit, p. 119.
  • 17 Ibidem.
  • 18 Ibidem.
  • 19 Malinconi (Nicole), Que dire de l’écriture ?, présentation de Pierre Piret, Carnières-Morlanwelz, L (...)

11Le parler ne renvoie pas seulement à la singularité d’une personne, mais véhicule des caractéristiques sociales, régionales ou générationnelles. Michel Zumkir répertorie dans Nous deux les wallonismes et belgicismes qui émaillent les propos de la mère : elle dit qu’elle se comporte « comme j’ai été apprise 16 », elle affiche son mépris pour celle qui n’est « même pas capable de tordre une loque17 ». Parler, c’est également (à son insu généralement) s’ancrer dans une époque. Évoquer « une qui faisait avec les Boches18 », c’est remonter aux années d’avant l’Union européenne où l’Allemand était l’ennemi naturel. Par un effet secondaire, les chronolectes de ce type deviennent également des marqueurs sociaux : les locuteurs qui les emploient sont ceux qui ne parviennent plus à avancer avec leur temps. Pour l’auteure relativement débutante qu’est alors Malinconi, intégrer dans une écriture littéraire le parler de sa mère, qui est aussi « le parler du village, des gens simples », c’est littéralement autoriser une manière de dire qui « transgressait le parler convenu, le discours lisse des existences confortables » : « il disait la matière de la vie, il en gardait les scories, c’était du brut19 ».

  • 20 Malinconi (Nicole) et Lebrun (Jean-Pierre), L’altérité est dans la langue, op. cit, p. 119.

12Les discours rapportés de la mère dans Nous deux témoignent d’un usage linguistique fait d’écarts relativement minimes par rapport à la norme scolaire, à la langue standard. L’écart se fait plus marqué lorsque le français n’est pas la langue maternelle, comme c’est le cas pour le père dans Da solo : « Il a déplacé les règles de sa langue à lui dans sa langue d’adoption ; il parlait comme cela, et en même temps qu’une faiblesse, cela donnait une force à ce qu’il disait20 », confie Malinconi. Et de fait, dans des phrases comme celles qui suivent, la syntaxe est tout entière celle de l’italien :

  • 21 Malinconi (Nicole), Da solo, Bruxelles, Les Éperonniers, coll. Maintenant ou jamais, 1997, p. 10.

Mais des idées comme ça, si tu les avais dans la tête, tu y pensais tout seul, parce que les moyens, tu ne les avais pas pour aller à Florence, et parce qu’à Florence, on n’y allait pas sans raison. Il fallait une affaire importante ou une maladie ou qu’est-ce que je sais21.

13Aux italianismes du père s’ajoutent dans son monologue de nombreuses caractéristiques propres à la langue parlée, comme, par exemple, des marques indicielles qui renvoient à la gestuelle du locuteur ou à sa position dans l’espace :

  • 22 Ibidem, p. 10.

De là, on pouvait voir les collines du Chianti ; derrière celle de Tizzana, couverte de vignes elle aussi, avec des alignements bien réguliers, l’un comme ceci, l’autre comme cela, qui te faisaient des rayures une fois vers la gauche, une fois vers la droite22.

14Malinconi théorise cette pratique dans l’entretien qu’elle a publié avec Jean-Pierre Lebrun :

  • 23 Malinconi (Nicole) et Lebrun (Jean-Pierre), L’altérité est dans la langue, op. cit., p. 115.

Se mettre au service de la langue impose, entre autres choses, de donner la priorité à la syntaxe : c’est là que se trouve ce que j’appelle la matière des mots, ce qui les fait exister comme langue et non pas comme outils à communiquer ; c’est à dire que l’écriture, c’est à la fois la chair des mots, leur sonorité, leur rythme, leur loi, et aussi leur signification, donc la pensée qu’ils engendrent23.

  • 24 Malinconi (Nicole), Hôpital silence, suivi de L’Attente, préface de Marguerite Duras, lecture de Je (...)
  • 25 Klinkenberg (Jean-Marie), « De corps et de cri. Lecture », dans Malinconi (Nicole), Hôpital silence(...)
  • 26 Zumkir (Michel), Nicole Malinconi, op. cit., p. 62.

15Bien sûr, on ne peut parler de forme de l’expression sans qu’il y ait détermination d’un contenu. Le monde d’où parlent la mère et le père est celui des classes populaires, wallonnes chez la première, issues de l’immigration italienne pour le second. Quelle que soit leur origine sociale, les femmes d’Hôpital silence sont réduites à un état de patientes, dépossédées, impuissantes à agir, privées de paroles : « Parfois, vous n’avez pas de mots. […] Personne ne vous a jamais révélé que vous aviez une parole24. » Comme le remarque Jean-Marie Klinkenberg, « le roman de Malinconi, ce n’est pas seulement celui de l’hôpital. C’est aussi et surtout celui du combat entre le verbe et le silence. Le roman des choses qui peinent à se dire, celui des choses qui ne peuvent se dire et qui pourtant n’existent que dans la mesure où elles se disent25. » Dans cette mise en avant d’une langue qui manque de moyens, comme ceux-là même qui l’utilisent, Michel Zumkir voit une « morale de la forme », un refus de laisser « gagner la langue des dominants26 ».

  • 27 Malinconi (Nicole), Da solo, op. cit., p. 119.

16Si la langue est un marqueur de l’infériorité sociale, elle peut également se révéler un vecteur d’émancipation, comme en témoigne le parcours du père : « Celui qui connaît les quatre langues, il va où il veut. Il peut revenir en Italie et dire qu’il parle le français, l’anglais et l’allemand en plus de sa langue à lui, et il trouve du travail tout de suite27. »

Au-delà du verbal

17La langue pourtant se montre impuissante à combler la distance qui s’est créée entre les membres d’une même famille à cause d’expériences différentes. Les significations et les valeurs qui s’y attachent changent en fonction de leur cadre de référence. Dès lors ne peut régner entre eux que le malentendu :

  • 28 Ibidem, p. 115-116.

Parce que plus je leur parlais dans ce sens-là, plus ils m’écoutaient dans un autre sens et plus ils me regardaient comme un qui est devenu différent. Alors, je m’étais dit à moi-même : eux ils n’ont jamais eu les moyens de voir le cœur de Florence, qui est à deux pas, et toi, tu leur parles de la Reine des plages, qui est si loin, et ils écarquillent les yeux d’admiration ; pourtant si on voulait comparer la Reine des plages au cœur de Florence, ce ne serait même pas la peine de se fatiguer à essayer28.

18Parce qu’il connaît les langues et leurs cadres de référence, l’émigré de retour chez lui mesure douloureusement l’écart qui s’est creusé entre lui et les siens : l’émancipation est aussi déchirure.

  • 29 Malinconi (Nicole), À l’étranger, op. cit., p. 13.
  • 30 Ibidem.

19La langue et la parole, ce qu’elles entravent, ce qu’elles permettent sont des thématiques récurrentes chez Malinconi. Elles sont à la fois ce qui relie et ce qui sépare. Cette dualité est particulièrement sensible dans À l’étranger : « la langue étrangère vous ignore29 », y lit-on. Dès lors, le français devient pour la narratrice et sa mère ce refuge « où l’on pouvait toujours se retirer d’eux tous ». Et avec elles, le père pratique cette langue qui n’est pas la sienne « pour ne pas devenir (leur) étranger30 ».

  • 31 Ibidem, p. 15.

20Les langues s’apprennent ; elles vous transforment (« à force, je devenais de langue italienne31 ») ; elles vous permettent d’engranger de nouveaux savoirs ou d’amorcer de nouvelles relations ; au bout du compte, elles viennent cependant toujours buter sur ce qui relève de l’incommunicable, ce qui ne parvient pas à se dire. Il faut alors recourir à d’autres langages.

  • 32 Ibidem, p. 57.
  • 33 Ibidem, p. 58.

21Quand elle se retrouve à la terrasse du Gambrinus pour écouter le chanteur Luciano Bianchi, c’est avec son corps que l’enfant cherche un compromis entre le désir de sa mère, qui l’incite à resquiller, « à mettre le pied en bas du gradin qui séparait la galerie de la terrasse32 », et la règle sociale qui donne « l’obligation de s’asseoir à une table et de devenir un consommateur » si la limite est franchie. Elle se retrouve alors « un pied en bas du gradin, un pied au-dessus, encore dans la galerie, encore là où c’était permis, ne guettant plus que le regard des autres, les assis ; s’ils [la] voyaient33 ».

  • 34 Ibidem, p. 112.
  • 35 Ibidem, p. 116.
  • 36 Ibidem, p. 115.

22Plus tard, au moment où s’achèvera le récit du séjour en Italie, le Gambrinus sera le lieu de résolution d’une autre « histoire de désir et de honte à ne pas raconter », honte et désir que la narratrice voit s’inscrire « sur le corps de [s]a mère34 ». C’est dans cet établissement, en effet, que Salvatore, le maçon sicilien dont la mère s’est éprise lorsqu’il travaillait sur un chantier en face de chez elle, l’invite à prendre un verre en compagnie de sa fille et de toute sa famille à lui. Un geste qui apparaît comme une transgression par rapport à la norme familiale, car « ce n’était pas leur affaire à eux non plus de consommer en terrasse au Gambrinus35 » mais à travers lequel Salvatore saisit « l’occasion36 » de s’abandonner en toute légitimité au plaisir de la consommation.

  • 37 Ibidem, p. 58.
  • 38 Ibidem, p. 58.
  • 39 Ibidem, p. 116.

23Ces scènes conçues en écho l’une de l’autre ont toutes deux une issue dysphorique. Quand la mère s’aperçoit des réticences de sa fille, elle est déçue par cette enfant « incapable de profiter de la vie37 ». Dès lors, « la soirée était gâchée38 ». Au lendemain de leur soirée avec Salvatore, qui s’est terminée par « des adieux comme une dispute », elle reçoit de l’épouse de ce dernier une lettre d’insultes qui la laisse « comme anéantie39 ».

Dépasser les limites

24Au-delà de ce qui n’est pas permis, il faut aussi combler ce qu’il n’est pas possible de dire par la langue commune, quand elle s’avère impuissante à exprimer l’intensité de certains échanges :

  • 40 Ibidem, p. 62.

[…] et ils se disaient tout ce qu’ils ne pouvaient se dire qu’avec les yeux […] on aurait dit qu’il ne leur restait plus que ça, à elle et lui, de se regarder ainsi comme s’ils ne s’étaient jamais parlé, eux, que pour les choses d’usage et que pour ce qui n’était pas d’usage, les mots manquaient ou n’étaient pas à la hauteur40.

  • 41 Ibidem, p. 80.
  • 42 Ibidem, p. 99.

25Il y a cependant des catégories de langage qui permettent d’accéder à des réalités inatteignables autrement. Les prières prononcées par l’enfant en font partie : « c’étaient des paroles pour Dieu ; elles lui étaient dues ; elles vous faisaient entrer dans son cercle41 ». Mais ce rituel n’est cependant pas praticable par tous. Parce que la mère est divorcée et remariée, les parents n’y ont pas droit, et quand même ils en useraient, ce langage s’avérerait inopérant : « Pour l’enfant, ils étaient une cause perdue pour Dieu et dans leur cas, implorer son pardon revenait à supplier quelqu’un dans une langue étrangère42»

26À l’époque des prières, la narratrice de À l’étranger découvre un autre langage qui dépasse le simple outil de communication et permet d’exprimer l’indicible : la musique.

C’est elle d’abord qui lui sert de guide dans son apprentissage de l’italien, en lui permettant d’incorporer la langue au plus intime d’elle-même et, en définitive, en rendant possible son intégration dans la communauté où elle vit :

  • 43 Ibidem, p. 14.

La musique de la langue, c’était le guide. Car au fond, apprendre les mots ne suffisait pas ; les mots restent hors de vous comme un bien acquis, comme un bagage de connaissance, mais ils n’atteignent pas votre voix ni vos rêves et vous continuez à regarder ceux de cette langue-là à qui vous parlez, leurs visage, comme des étrangers avec des visages d’étrangers43.

  • 44 Ibidem, p. 34.

27Elle découvre la « grande musique » par hasard, dans le générique d’une émission de télévision, « le quart d’heure agricole », qui précède le programme pour enfants qu’elle va voir chez son petit voisin Roberto : « Ça commençait par un air de musique et un semeur semant dans son champ, marchant sur la terre d’un beau geste large, régulier. La musique rendait le geste plus beau encore, plus large. De la grande musique44. »

28Ce langage permet de dépasser les limites de la réalité :

  • 45 Ibidem, p. 34-35.

[…] c’était comme si l’air du semeur envahissait le salon de Roberto et le rendait plus large, lui aussi, à la mesure du champ et peut-être même de la terre entière. Moi aussi, j’étais envahie, transportée par la musique hors du salon de Roberto, hors de nos enfances confinées, et même plus loin que tout ce qu’on connaissait jusqu’alors de lointain ou de grand. Cela n’avait rien à voir avec ce que l’on connaissait jusqu’alors ; c’était comme pressentir quelque chose d’immense, d’impossible à dire45.

29Mais, par un mouvement paradoxal, ce langage est susceptible de transporter ceux qui l’écoutent à la fois au-delà et au dedans d’eux-mêmes. Réentendre l’air d’autrefois renvoie la narratrice à sa propre réalité enfouie dans le passé, qu’elle fait renaître à sa mémoire, ce qui lui permet de prendre conscience d’une perte :

  • 46 Ibidem, p. 35-36.

On dit : Écoute cette musique, et on est là, revoyant en soi-même le lieu, et plus encore l’instant de cet air-là, ce bref moment où l’enfance s’ouvrait sur la vie inconnue qu’on allait avoir et dont on ne savait rien, sinon qu’elle semblait à la mesure de la musique que l’on entendait. On voit peut-être que l’on ne peut guère en dire davantage et que pourtant, tout au long des années écoulées, on n’a cessé de rechercher cet instant perdu46.

30Que la musique donne à entendre l’« impossible à dire », c’était déjà ce qu’exprimait le père dans Da solo :

  • 47 Malinconi (Nicole), Da solo, op. cit., p. 146.

Ce que je comprends, moi, de la musique, c’est que tu n’arrives pas à dire ce qu’elle dit, tu n’es pas capable de ça, et que pourtant, quand tu l’entends, c’est comme si elle parlait pour toi, pour ce que tu avais à l’intérieur depuis toujours et jamais réussi à sortir comme tu l’aurais voulu47.

  • 48 Ibidem, p. 147.
  • 49 Ibidem.

31Comme ceux qui, priant, veulent faire parvenir leurs paroles jusqu’à Dieu, les musiciens ont un projet ascensionnel : « On dirait des gens qui veulent monter jusqu’où c’est inaccessible48 », pense le père. « Avec eux, on est aussi transporté au-dessus : on est comme dans l’atmosphère49. »

  • 50 Ibidem.

32La musique dès lors touche à la transcendance ; ses servants ont la force de ce « feu sacré » qui leur permet d’avoir « un esprit plus haut que les affaires courantes du monde50 ».

  • 51 Malinconi (Nicole), Les Oiseaux de Messiaen, Dessins de Mélanie Berger, Noville-sur-Mehagne, Esperl (...)

33Une autre image permet de fonder une homologie entre la prière et la musique, dans une même recherche de l’inatteignable : celle du cercle. Comme on l’a vu plus haut, la prière fait entrer les orants dans le cercle de Dieu. Quant à la musique, « elle vient d’un autre monde, d’au-delà du cercle fermé, d’avant lui peut-être, d’avant l’indigence : elle doit être de la famille de l’inaperçu et du frôlement et des choses perdues pour les mots ; elle avoisine le dedans impossible de tout51. »

Tout fait signe

34Arrêtons-nous à ces phrases qui semblent renvoyer au projet esthétique de Malinconi elle-même. Au-delà de l’intention – ou plutôt : de l’attention – sociale et politique qui, depuis Hôpital silence, la conduit à faire venir au jour la parole de ceux qui en sont privés, la quête qu’elle exprime dans sa vigilance constante à l’égard des manques, des failles, des fêlures constitutives des êtres n’est-elle pas, précisément celle « de l’inaperçu et du frôlement et des choses perdues pour les mots » ? Ne traduit-elle pas une volonté de s’approcher du « dedans impossible », de l’intime vérité propre à chacun ?

  • 52 « Il me semble que c’est lui, le manque, qui fait l’humain, confie-t-elle lors d’une conférence, et (...)
  • 53 Malinconi (Nicole), Da solo, op. cit., p. 147.

35L’« indigence » dont parle Malinconi, comme d’un état absolu dépourvu de toute qualification, renvoie à un manque ontologique, que seule l’œuvre d’art serait en mesure de combler52. Mission impossible, sans doute, que se donnent ainsi les artistes : « On dirait des gens qui veulent monter jusqu’où c’est inaccessible. Ils n’y arriveront pas, mais quelque part, ils arriveront quand même53. »

  • 54 Malinconi (Nicole), Sous le piano, Dessins de Patrick Devreux, Noville-sur Mehaigne, Esperluère, 20 (...)
  • 55 Malinconi (Nicole) et Lebrun (Jean-Pierre), L’altérité est dans la langue, op. cit., p. 15.

36Au terme du parcours, il apparaît que tout fait signe, tout fait parole à l’écrivain : non seulement les mots eux-mêmes, mais aussi le silence qui parfois se substitue à eux pour remédier à leur impuissance, et les objets, et les corps, et les positions que ceux-ci occupent dans l’espace. L’écriture se déploie ainsi comme un processus de sémiologie généralisée. Sur un axe horizontal, entre mise à distance et rapprochement, familiarité ou étrangeté, le processus s’attache aux relations interpersonnelles et à la dynamique des distinctions sociales : perspective par laquelle la langue se révèle tout à la fois marqueur de minorisation et outil de promotion personnelle. Sur un axe vertical, le texte met en évidence des langages codifiés, ritualisés (prière, pièce musicale), qui seuls permettent un dépassement des limites propres à chacun, en ouvrant l’accès à une forme de transcendance, à « quelque chose, cependant, qui en paroles n’arrive pas à se dire, il faut bien le constater, qui laisse les mots dehors, infirmes, pas à la hauteur, se cognant contre leur propre mur54 », comme on peut le lire dans un autre opuscule dédié à la musique, Sous le piano. Écrire, c’est lutter contre cette impuissance des mots. Aussi ne s’étonnera-t-on pas si, comme on l’a vu plus haut, Malinconi se réfère, pour décrire la matière de son propre travail, à ce qui dans la langue se rapproche le plus de la musique : « la chair des mots, leur sonorité, leur rythme55 ».

  • 56 Malinconi (Nicole), Sous le piano, op. cit., non paginé.

37Dans son évocation de Sviatoslav Richter, l’auteure met en exergue la capacité de résistance au pouvoir politique de son temps que le grand pianiste russe puisait dans la pratique de son art : « Libre d’aller où il voulait. Libre tout court, en somme. Se jouant des interdits et des obligations du régime stalinien [...]56. » L’œuvre d’art s’avère dès lors produire des effets émancipateurs tant sur l’axe social que sur le plan personnel : tout autant qu’elle se voue à la recherche d’une vérité des êtres, c’est à un projet de liberté que répond l’écriture malinconienne.

Haut de page

Notes

1 Malinconi (Nicole), À l’étranger, Bruxelles, Le Grand Miroir, coll. La littéraire, 2003, p. 16.

2 Ibidem.

3 Ibidem, p. 17. On trouve cette délicieuse évocation de l’événement dans un article récent de France Dimanche, qui permet d’imaginer la tonalité des réactions de l’époque : « Margaret et Peter Townsend : Un couple brisé par la raison d’État ! […] Tout à sa joie, Margaret va, d’un simple geste, rendre son amour public devant des millions de téléspectateurs : le 2 juin 1953, lors du couronnement d’Elizabeth à l’abbaye de Westminster, elle va enlever la plume posée sur le revers de la veste de Peter. Une délicate attention qui va vite tourner à l’affaire d’État ! La presse se déchaîne : certains journaux crient au scandale, mais la plupart prennent le parti de l’amour » [Moulin (Brice), « Margaret et Peter Townsend : un couple brisé par la raison d’État ! », dans France Dimanche, le 17 avril 2015].

4 Malinconi (Nicole), À l’étranger, op. cit., p. 16.

5 L’Humanité du 5 mars 1953 titrait en une : « Deuil de tous les peuples qui expriment dans le recueillement leur immense amour pour LE GRAND STALINE. » Et L’Unità surenchérissait « Gloria eterna all’uomo che più di tutti ha fatto per la liberazione et per il progresso dell’umanità. STALIN È MORTO. Il capo dei lavorati di tutto il mondo si è spento ieri sera a Mosca a 21 e 50. » Je traduis : « Gloire éternelle à l’homme qui a fait plus que tous pour la libération et pour le progrès de l’humanité. STALINE EST MORT. Le chef des travailleurs du monde entier s’est éteint hier soir à Moscou à 21h50.) »

6 Malinconi (Nicole), À l’étranger, op. cit., p. 24, c’est moi qui souligne.

7 Ibidem, p. 65.

8 Ibidem.

9 Despentes (Virginie), « Entretien avec Nelly Kaprièlian », dans Les Inrockuptibles, 1er février 2015, url : http://www.lesinrocks.com/2015/02/01/livres/dans-vernon-subutex-virginie-despentes-cartographie-la-societe-11552757/.

10 Une œuvre « en langue », c’est-à-dire « dans un français oral, mais soumis à une métrique savante », explique René de Ceccaty, [Ceccaty (René de), « Pierre Guyotat : “J’étais dans l’hébétude” », dans Le Monde des Livres, 2 avril 2010, url : www.pileface.com/sollers/spip.php?article996. Loin d’une simple stylisation à finalité mimétique, on a affaire, avec un livre comme Prostitution, à une expérimentation d’envergure, qui prend le risque d’atteindre aux limites du lisible pour intégrer dans l’écriture le plus grand nombre possible de dimensions de l’oralité (souffle, rythme, intensité physique…) en allant jusqu’à dépasser le phonème pour tâcher de rendre compte du son articulé – en l’occurrence articulé par un jeune Arabe, dans la citation qui suit : « – oua.., tir’moi l’zob du jeans a j’vas t’triquer ! – te peux m’trequer en sall’, m’sieur l’homm’ ! – oua.., put’ ! , te veux m’pieger la pin’ ! – me, j’veux qu’te m’l’encul’ chef, m’sieur l’homm’, a qu’ton gros poil de couill’ m’étrangl’ l’bouquet ! .., mets ! .., mets ! […] » [Guyotat (Pierre), Prostitution, Gallimard, 1975, p. 9, cité par ibidem].

11 On pourrait même remonter jusqu’à Molière et aux marqueurs linguistiques spécifiques dont il dote les paysans et les servantes de ses comédies, même si ces marqueurs ne correspondent que partiellement à la réalité de la langue parlée. Le recours à la langue parlée a une vertu protestataire. Par ses « vices d’oraison » et par ses mots « sauvages et bas », Martine oppose une résistance à la normativité des femmes savantes et à leur « programme d’épuration syntaxique et lexicale », pour reprendre les mots de Nathalie Fournier [Fournier (Nathalie), « La langue de Molière et le bon usage de Vaugelas », dans L’Information Grammaticale, 1993, vol. 56, no1, p. 19-23].

12 Zumkir (Michel), Nicole Malinconi. L’écriture au risque de la perte, Avin, Éditions Luce Wilquin, coll. L’œuvre en lumière, 2004, p. 59.

13 Malinconi (Nicole) et Lebrun (Jean-Pierre), L’altérité est dans la langue. Psychanalyse et écriture, Toulouse, Éditions Érès, coll. Humus entretiens, 2015, p. 119.

14 Zumkir (Michel), Nicole Malinconi, op. cit, p. 20.

15 Malinconi (Nicole), Vous vous appelez Michelle Martin, Paris, Denoël, 2008, p. 10-11. On se rappelle que ce livre publié en 2008 est le fruit d’entretiens que Nicole Malinconi a eus avec Michelle Martin en 2006 et 2007, dans le parloir de la prison où celle-ci purgeait sa peine. A posteriori, on peut considérer qu’il s’agit du premier volet d’un diptyque sur l’innommable qui s’est poursuivi avec Un grand amour (2015), où l’auteur donne voix à Teresa Stangl, épouse de l’ex-commandant du camp d’extermination de Treblinka, restée aux côtés de son mari jusqu’à ce qu’il soit arrêté et condamné à la réclusion à perpétuité en 1970.

16 Zumkir (Michel), Nicole Malinconi, op. cit, p. 119.

17 Ibidem.

18 Ibidem.

19 Malinconi (Nicole), Que dire de l’écriture ?, présentation de Pierre Piret, Carnières-Morlanwelz, Lansman, coll. Chaire de Poétique de la Faculté de philosophie, arts et lettres de l’Université catholique de Louvain, no10 de la deuxième série, 2014, p. 28.

20 Malinconi (Nicole) et Lebrun (Jean-Pierre), L’altérité est dans la langue, op. cit, p. 119.

21 Malinconi (Nicole), Da solo, Bruxelles, Les Éperonniers, coll. Maintenant ou jamais, 1997, p. 10.

22 Ibidem, p. 10.

23 Malinconi (Nicole) et Lebrun (Jean-Pierre), L’altérité est dans la langue, op. cit., p. 115.

24 Malinconi (Nicole), Hôpital silence, suivi de L’Attente, préface de Marguerite Duras, lecture de Jean-Marie Klinkenberg, Bruxelles, Labor, coll. Espace nord, 1996, p. 90.

25 Klinkenberg (Jean-Marie), « De corps et de cri. Lecture », dans Malinconi (Nicole), Hôpital silence, op. cit., p. 181.

26 Zumkir (Michel), Nicole Malinconi, op. cit., p. 62.

27 Malinconi (Nicole), Da solo, op. cit., p. 119.

28 Ibidem, p. 115-116.

29 Malinconi (Nicole), À l’étranger, op. cit., p. 13.

30 Ibidem.

31 Ibidem, p. 15.

32 Ibidem, p. 57.

33 Ibidem, p. 58.

34 Ibidem, p. 112.

35 Ibidem, p. 116.

36 Ibidem, p. 115.

37 Ibidem, p. 58.

38 Ibidem, p. 58.

39 Ibidem, p. 116.

40 Ibidem, p. 62.

41 Ibidem, p. 80.

42 Ibidem, p. 99.

43 Ibidem, p. 14.

44 Ibidem, p. 34.

45 Ibidem, p. 34-35.

46 Ibidem, p. 35-36.

47 Malinconi (Nicole), Da solo, op. cit., p. 146.

48 Ibidem, p. 147.

49 Ibidem.

50 Ibidem.

51 Malinconi (Nicole), Les Oiseaux de Messiaen, Dessins de Mélanie Berger, Noville-sur-Mehagne, Esperluète Éditions, 2005, non paginé.

52 « Il me semble que c’est lui, le manque, qui fait l’humain, confie-t-elle lors d’une conférence, et que, bizarrement, de là naît le désir. De là vient aussi l’écriture. » [Malinconi (Nicole), Que dire de l’écriture ?, op. cit., p. 22]

53 Malinconi (Nicole), Da solo, op. cit., p. 147.

54 Malinconi (Nicole), Sous le piano, Dessins de Patrick Devreux, Noville-sur Mehaigne, Esperluère, 2009, non paginé.

55 Malinconi (Nicole) et Lebrun (Jean-Pierre), L’altérité est dans la langue, op. cit., p. 15.

56 Malinconi (Nicole), Sous le piano, op. cit., non paginé.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Carmelo Virone, « Dans la bouche de la vérité »Textyles, 55 | 2019, 81-92.

Référence électronique

Carmelo Virone, « Dans la bouche de la vérité »Textyles [En ligne], 55 | 2019, mis en ligne le 15 septembre 2019, consulté le 14 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/3336 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/textyles.3336

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search