Présentation
Texte intégral
- 1 Malinconi (Nicole), Que dire de l’écriture ?, présentation de Pierre Piret, Carnières Morlanwelz, L (...)
- 2 Ibidem.
- 3 Ibidem.
1En octobre 2012, dans le cadre de la Chaire de poétique de l’Université de Louvain, Nicole Malinconi a prononcé quatre conférences consacrées à la genèse de son œuvre. Sur l’invitation à ce cycle, qu’elle avait intitulé Que dire de l’écriture ?, elle avait choisi de faire figurer la reproduction d’une fresque peinte sur la face interne du couvercle d’une tombe découverte dans une petite nécropole située à proximité de Paestum, dans le sud de l’Italie : le Plongeur de Paestum. Elle évoque cette fresque dans la troisième conférence de ce cycle, au moment d’aborder la relation entre la fonction de la parole en psychanalyse et l’écriture : « Déjà, son corps a quitté le point d’où il s’est élancé, il est suspendu dans l’espace. Dans mon souvenir, on ne voyait pas vers quoi il retombait1. » C’est « le souvenir de ce saut déterminé dans l’inconnu, dans le vide2 » qui la retient et l’amène à voir dans ce plongeur une métaphore de l’écriture ou, du moins, de son propre travail d’écriture : écrire, « c’est perdre la certitude, c’est se risquer au vide3 », et cela, comme elle le souligne, de manière « déterminée ».
- 4 Ibidem, p. 44.
- 5 Ibidem, p. 42, p. 43.
- 6 Ibidem, p. 44.
- 7 Ibidem, p. 42.
- 8 Ibidem.
- 9 Ibidem, p. 43.
2Nicole Malinconi distingue ainsi nettement l’écriture du témoignage : il ne s’agit pas d’abord de rapporter des faits ou des paroles occultés : « On me dit parfois que j’écris pour donner voix aux sans-voix, mais je crois que ceci n’est qu’une conséquence4. » Non, l’écriture est avant tout exploration ou, plus précisément, « extraction5 » : « mue par les impossibilités, difficultés, tentatives ou refus de dire6 », sa fonction est d’échapper à la confusion, au « magma7 », à « la distraction permanente ou la bougeotte », au « penchant naturel pour le vague et le flottement, lesquels, au contraire de ce trou, vous protègent, bien qu’en même temps ils vous anéantissent8. » C’est précisément ce trou dans le savoir que l’écriture vise, cette vérité dont nous nous protégeons par le déni, le mensonge, le refoulement ou encore l’idéologie et le conformisme. L’écriture tente de faire advenir cette vérité insue, qui était tapie, par exemple, dans les « mots bruts des femmes9 » de l’hôpital, mais que nul ne voulait entendre.
3Le Plongeur de Paestum active ainsi, à côté de la figure du saut dans l’inconnu, la métaphore archéologique : l’écriture sonde, extrait, dégage ce qui était là et demeurait pourtant inaperçu. Le présent volume tente de rendre compte de ce travail et d’en éclairer la portée en le situant dans l’histoire récente de la littérature, et, plus encore, parmi les discours contemporains. Diverses facettes de l’œuvre sont ainsi abordées selon trois orientations complémentaires.
- 10 mAlinConi (Nicole), « Écriture du réel » dans miChAux (Ginette), dir., Roman-récit. Colette Nys-Maz (...)
- 11 « Le Monument », texte inédit reproduit à la fin du présent dossier, en livre aussi un bel exemple.
4La première concerne l’interpellation qui préside à l’écriture. Nicole Malinconi délie la littérature de la fonction de l’imagination : elle n’entend pas créer ex nihilo, le concept même d’extraction supposant l’existence d’une matière première à traiter. Ce concept n’est donc pas sans rapport avec celui d’ « écriture du réel » qu’elle a souvent utilisé pour désigner son travail : « l’écriture d’Hôpital silence m’avait ouvert la voie à autre chose qu’à la réalité, bien plutôt au réel des mots, les mots des vies et des histoires, du parler de la langue ordinaire, du mal dit, du faussement dit10 ». Ce qui déclenche l’écriture, c’est une sollicitation de ce réel humain, c’est-à-dire pris dans le langage, réel confus qu’il s’agit d’éclairer. D’où la diversité des thèmes traités par Nicole Malinconi. A priori, pour paraphraser Térence, rien de ce qui est humain ne lui est étranger, tout peut mener à l’écriture, pour autant que quelque chose cloche : une expérience intime ou familiale (par exemple dans Nous deux, Da solo, À l’étranger, Elles quatre), une expérience sociale, politique, juridique, médiatique (de Hôpital Silence à De fer et de verre, en passant par Vous vous appelez Michelle Martin et Au bureau11), le (non-)événement quotidien le plus quelconque (dans Jardin public, Rien ou presque, Portraits…), comme la rencontre marquante d’une œuvre, qu’elle soit littéraire ou artistique (dans Rien ou presque, par exemple, ou dans les écrits d’artistes, malheureusement trop peu étudiés dans ce dossier). Par ailleurs, cette perspective conduit à déconstruire certaines distinctions admises : celles de l’objectif et du subjectif ou du document et de l’analyse, par exemple. Penser l’écriture comme extraction implique à la fois, d’une part, de s’ancrer dans une certaine factualité, fût-elle discursive, d’adopter la position du témoin et la démarche du documentaliste, d’autre part, de faire droit au sujet qui l’observe, un sujet critique, divisé, tâchant de comprendre, doutant de soi. Cette position d’énonciation singulière est analysée en particulier par Susan Bainbrigge dans son étude d’Hôpital Silence, et par Jean-Benoît Gabriel, qui, en s’appuyant sur les théories contemporaines de la fiction, met en exergue l’usage singulier que fait Nicole Malinconi des indices de factualité et de fictionalité. Martine Renouprez s’attache à situer cette position d’énonciation dans Vous vous appelez Michelle Martin en faisant appel à la théorie du discours construite par Dominique Maingueneau. Judyta Zbierska-Mościcka explicite, quant à elle, les enjeux et les moyens de la poétique du quotidien que Nicole Malinconi met en œuvre dans ses récits brefs.
- 12 Malinconi (Nicole), Que dire de l’écriture ?, op. cit., p. 41.
5La deuxième perspective qui structure ce volume a trait à ce « réel des mots » déjà évoqué. Ce qu’il s’agit d’extraire par l’écriture, ce sont « des mots restés enfouis12 », dès lors que la réalité humaine n’existe que d’être dite et donc déjà interprétée. Nicole Malinconi déconstruit ce faisant une autre distinction admise, entre réalité et langage, distinction qui en soutient une autre, entre l’art social et l’art pour l’art. Dans son travail, réalité et langage sont inextricablement liés – et les mots ne sont jamais innocents : ils construisent la réalité comme les relations sociales, pour le meilleur et pour le pire. Ils permettent de dominer, d’aliéner, de manipuler, de dénier, d’occulter ; mais aussi de faire advenir, par extraction, ce que la langue singulière de chacun dit. C’est pourquoi l’écriture se conçoit également comme une recherche langagière. Comme le montrent Michel Zumkir et Carmelo Virone, la quête du mot juste, de la musicalité, de l’accent (du père, par exemple, dans Da solo), de l’oralité, n’est pas qu’une affaire de style ; c’est la condition même de l’écriture, en tant qu’elle vise à dévoiler la vérité singulière du sujet parlant. Laurent Demoulin montre ainsi comment, dans son dernier texte publié à ce jour, De fer et de verre, Nicole Malinconi est amenée à adapter son style à son sujet, c’est-à-dire à la description de la Maison du Peuple de Victor Horta et à un pan d’histoire sociale belge. Jacques Dubois met en évidence, quant à lui, au travers de quelques exemples, un procédé stylistique qui illustre parfaitement ce travail d’extraction par l’écriture : ce qu’il nomme la vignette. Par ce procédé, Nicole Malinconi isole, décontextualise et suspend la signification doxique d’une situation quelconque pour amener le lecteur à en percevoir l’envers.
- 13 Ibidem.
6C’est sur les effets de ce travail d’extraction que se focalise la troisième partie du dossier. On touche ici aux enjeux éthiques et politiques de l’œuvre. Nicole Malinconi reconnaît en somme que l’écriture est dépositaire d’un savoir : un savoir particulier, alternatif à celui qu’apporte le discours de la science. Le plongeur de Paestum « ne se laisse pas tomber dans le vide, il ne se délite pas, il s’élance13 ». De même, si l’écriture est plongée dans l’inconnu, elle n’est pas pour autant synonyme d’abandon, car elle est mue par un désir de vérité – d’où sa portée critique. Elle s’attache en particulier à déjouer toutes les formes de perversion du discours : postulats idéologiques, normes édictées ou implicites, classifications généralisantes au point d’être abusives, savoirs admis, conformismes divers. Daniel Laroche fait ainsi apparaître la complexité du combat mené par Nicole Malinconi contre les atteintes à la norme linguistique en montrant comment elle repère, derrière la mise en cause apparemment libérale de cette norme, une profonde manipulation de et par la langue répondant notamment au nouvel impératif productiviste et capitaliste. Jacques Dewitte analyse, pour sa part, ce qu’il appelle les miniatures ou (comme Jacques Dubois) les vignettes de Au bureau, pour dégager la façon dont Nicole Malinconi décrypte les pathologies produites par la langue codifiée de l’entreprise. Ginette Michaux étudie, de son côté, la fonction jouée par l’écriture dans la sphère intime, en dégageant les constructions littéraires inventées par Nicole Malinconi (choix grammaticaux inattendus, mise en scène de l’énonciation, etc.) pour s’extraire de la langue maternelle et la situer à sa juste place. Elle montre ensuite comment cette inventivité permet de cerner la cohérence de son œuvre. Pierre Piret aborde Vous vous appelez Michelle Martin et Un grand amour sous l’angle de la responsabilité subjective et analyse la façon dont Nicole Malinconi interroge les discours du temps en dissociant les deux dimensions du savoir et de la vérité.
- 14 Zumkir (Michel), Nicole Malinconi. L’écriture au risque de la perte, Avin, Éditions Luce Wilquin, c (...)
7Cette traversée de l’œuvre, certes partielle, permet de prendre la mesure à la fois de l’unité et de la diversité du travail de Nicole Malinconi. Le dossier est complété par un entretien que celle-ci avait accordé à Michel Zumkir à l’époque de la rédaction de son ouvrage Nicole Malinconi. L’Écriture au risque de la perte14 : elle s’y exprime de façon très libre et aborde des questions qu’elle a rarement évoquées ailleurs. « Le Monument », un texte inédit que nous a généreusement offert Nicole Malinconi, referme le dossier. Écrit après la destruction du Haut-fourneau 6 à Seraing, il semble condenser toutes les questions traitées dans ce numéro de Textyles.
Notes
1 Malinconi (Nicole), Que dire de l’écriture ?, présentation de Pierre Piret, Carnières Morlanwelz, Lansman, coll. Chaire de Poétique de la Faculté de philosophie, arts et lettres de l’Université catholique de Louvain, no10 de la deuxième série, 2014, p. 40.
2 Ibidem.
3 Ibidem.
4 Ibidem, p. 44.
5 Ibidem, p. 42, p. 43.
6 Ibidem, p. 44.
7 Ibidem, p. 42.
8 Ibidem.
9 Ibidem, p. 43.
10 mAlinConi (Nicole), « Écriture du réel » dans miChAux (Ginette), dir., Roman-récit. Colette Nys-Mazure, Nicole Malinconi, Jean-Luc Outers, Caroline Lamarche, CarnièresMorlanwelz, Lansman Éditeur, coll. Chaire de poétique de la Faculté de philosophie, arts et lettres de l’Université catholique de Louvain, 2006, p. 63.
11 « Le Monument », texte inédit reproduit à la fin du présent dossier, en livre aussi un bel exemple.
12 Malinconi (Nicole), Que dire de l’écriture ?, op. cit., p. 41.
13 Ibidem.
14 Zumkir (Michel), Nicole Malinconi. L’écriture au risque de la perte, Avin, Éditions Luce Wilquin, coll. L’œuvre en lumière, 2004.
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Référence papier
Laurent Demoulin et Pierre Piret, « Présentation », Textyles, 55 | 2019, 7-11.
Référence électronique
Laurent Demoulin et Pierre Piret, « Présentation », Textyles [En ligne], 55 | 2019, mis en ligne le 15 septembre 2019, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/3281 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/textyles.3281
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