Présentation
Texte intégral
- 1 Christophe (Lucien), Émile Verhaeren, Paris, Éditions universitaires, 1955, p. vii.
1Émile Verhaeren est probablement le poète qui bénéficie du plus de stature dans la poésie belge francophone entre la fin du xixe siècle et le début de la Seconde Guerre mondiale. Il est un peu notre Victor Hugo, quoique d’une autre époque, le romantisme en moins, le modernisme en plus. À cette stature sont attachés une série de clichés ; on rapporte même que la France, en 1916, a offert de le transporter au Panthéon1 – il reposera finalement au bord de l’Escaut. Légendaire, il l’est devenu, on le sait, pour de multiples raisons. Parce que le poète des Forces tumultueuses a su redonner souffle à un symbolisme moribond ; parce qu’au repli frileux, il a opposé un engagement progressiste dans les lettres et dans les arts ; parce qu’il a su dépasser les courants de son époque, défiant et déjouant les étiquettes commodes (naturaliste avec Les Flamandes, mystique avec Les Moines, ni parnassien ni symboliste, indifféremment des deux bords, « névrotique » et schopenhauerien avec la « Trilogie noire », progressiste avec Les Villes tentaculaires, etc.) ; parce qu’il a su, dès la Première Guerre mondiale, se faire le chantre angoissé d’une Belgique trahie (La Belgique sanglante) ; parce qu’il a devancé les avant-gardes internationales, du futurisme italien à l’expressionnisme allemand, qui ont reconnu en lui un immense précurseur ; parce qu’il a été à l’écoute de toutes les voix novatrices dans les arts ; parce qu’il a pratiqué et expérimenté, en vers et en prose, la limite des formes d’expression, sans jamais dénaturer un constant souci d’authenticité, quitte à revenir à un certain classicisme ; parce qu’il a oscillé dialectiquement entre le chant de sa Flandre natale (Toute la Flandre) et la célébration du monde tel qu’il va en ses Rythmes souverains, sans être dupe, du reste, de la part d’illusion qui est au fondement de tout prophétisme. Dans sa célèbre biographie de 1910, Zweig a eu cette formule, à l’entame de son analyse des Flamandes, qui n’aura pas été sans effet sur la construction de ce qui n’est pas vraiment un mythe Verhaeren, mais assurément, une légende :
- 2 Zweig (Stefan), Verhaeren, traduit par Paul Morice et Henri Chervet, Paris, Mercure de France, 1910 (...)
Le commencement était déjà contenu dans la fin, et la fin dans le commencement. La courbe audacieuse retourne à son point de départ. De même qu’un voyageur qui fait le tour complet du monde, il revient enfin à l’endroit dont il est parti. Chez Verhaeren, commencement et fin procèdent des mêmes causes. Au pays qui fut celui de ses jeunes années, sa vieillesse retourne : c’est à la Flandre qu’il consacre ses premiers vers, c’est la Flandre encore que chantent les derniers.2
- 3 Rassemblés dans le catalogue de l’exposition « Émile Verhaeren. Lumières de l’Escaut, Lumière des a (...)
2Ainsi se dessinent et se bouclent les contours d’une figure et d’une stature qu’ont immortalisées nombre de portraits, picturaux, plastiques ou photographiques (dont celui en couverture du présent numéro). Qu’il s’agisse des peintures d’Ensor, de Van Rysselberghe, de Rassenfosse, de Montald, de Tribout, du buste de Meunier, des dessins de sa femme Marthe ou de la photographie de Nicola Perscheid3, on y décèle de mêmes traits qui combinent tout ensemble tourment et sagesse, abattement et sérénité contenue, impassibilité et étonnement, fatigue et énergie passée, présence et absence que soulignent aussi le trait d’une moustache abondante, le regard empêché par les lunettes et l’allure mi-paysanne mi-bourgeoise d’une pose toujours dans l’entre-deux.
3Ce Verhaeren-là est bien connu, qu’a bien entretenu dans sa petite mythologie toute une représentation scolaire (du moins du temps où il fut étudié en classe). Ce sont quelques autres visages du poète que le présent numéro voudrait présenter, dans ce qu’ils peuvent, en apparence, avoir de mineur, de secondaire ou de marginal, mais qui ont, à leur manière, contribué à façonner l’image que nous en avons. Ces visages se déclinent en trois volets. Verhaeren journaliste, tout d’abord : figure étonnante d’un chroniqueur mondain, créant et animant en 1882-1883 (avec la complicité de Rodenbach) une petite revue intitulée La Plage, diffusée à Blankenberghe à l’attention de la bourgeoisie, laquelle pouvait y lire poésies, contes, fantaisies et autres chroniques touristiques ou politiques, mais qui a servi aussi de laboratoire pour des écrivains en devenir. Derrière l’apparence d’une petite gazette de divertissement, les deux auteurs dénoncent aussi les petits et grands travers d’une classe à laquelle ils appartiennent de fait. Journaliste, encore, le Verhaeren collaborateur du journal Le Progrès. Comme Camille Lemonnier, directeur de publication et collaborateur à d’innombrables périodiques, Albert Giraud, rédacteur politique de L’Étoile belge, Georges Rodenbach, correspondant à Paris du Journal de Bruxelles, ou Georges Eekhoud, chroniqueur musical du Précurseur puis de L’Étoile belge, et, en fin de compte, comme la plupart des écrivains de La Jeune Belgique, Verhaeren a eu une activité journalistique régulière rémunérée et doit une partie de sa renommée à ce statut d’écrivain- journaliste. La chose est bien connue, ce qui l’est moins, c’est sa présence assidue au journal Le Progrès pour lequel il donne une série de « chroniques bruxelloises » qui croquent sa ville d’adoption à travers ses transformations urbanistiques ou, un peu dans la foulée de la Plage, ses mœurs les plus quotidiennes, laissant libre cours à une poésie d’un genre nouveau, la poésie du journal. C’est un semblable Verhaeren que l’on retrouve au Salon des xx, ce groupe d’artistes en devenir, fondé en 1883, et que l’écrivain n’a cessé d’encourager, jouant auprès d’Octave Maus et de Théo Van Rysselberghe le rôle de découvreur et de recruteur de talents, faisant figure de référence tutélaire, ce qui, en retour, lui aura permis d’asseoir sa présence et sa visibilité dans les milieux d’avant-garde. Dans un autre secteur, cependant proche, il a semblé utile de comprendre la place que Verhaeren a occupée dans les petites revues littéraires de son temps : L’Artiste, La Revue moderne, La Jeune Belgique, La Revue rouge et La Wallonie contiennent ainsi multitude de poèmes qui n’ont jamais été pris en considération parce que non repris en recueil, alors qu’ils revêtent pour Verhaeren une importance stratégique en termes d’inscription dans le champ littéraire et dans la constitution de son œuvre.
4Verhaeren intime, ensuite. Ou plus exactement l’image du poète à travers la figure de son épouse, Marthe Massin, artiste elle-même, à la fois muse et amante, et dont sont interrogés ici l’influence et le rôle qu’elle a exercés sur sa carrière tout en poursuivant son propre cheminement artistique : « première dame » en quelque sorte d’un écrivain dont elle a su gérer les déboires autant que les contingences professionnelles ; c’est à Marthe qu’Émile doit une bonne part de sa renommée internationale, et c’est Marthe qui sera soucieuse, dès la disparition de son mari, de protéger sa mémoire, de « patrimonialiser » son héritage littéraire. D’une autre intimité témoigne la voix de Verhaeren, telle qu’enregistrée en 1913 par le linguiste Ferdinand Brunot dans le cadre des Archives de la Parole qu’il avait mises en place en Sorbonne. L’analyse métrique et prosodique de ce témoignage exceptionnel nous donne à entendre le portrait d’un diseur au plus intime de son œuvre, lisant « Le Passeur d’eau » ou « Le Vent » d’une voix chevrotante qui détruit le cadre métrique dont elle procède, donnant à son vers plus de modernité encore en le libérant de ses contraintes écrites.
5Verhaeren à l’étranger, enfin. On connaît l’influence que le poète a exercée sur les avant-gardes du début du xxe siècle, tout particulièrement sur l’expressionnisme allemand (grâce notamment à la médiation de son ami Stefan Zweig). Aux yeux de Gottfried Benn, il apparaissait comme le Walt Whitman européen. Il sera question de la présence expressionniste de Verhaeren à travers la traduction allemande des Blés mouvants (Die wogende Saat) par Paul Zech qui aura fait du poète belge bien davantage qu’un « aîné » : sous la plume très libre de son traducteur, Verhaeren devient un authentique expressionniste. En explorant deux autres pays, l’Angleterre et la Pologne, c’est d’autres aspects de sa réception à l’étranger qui sont mises au jour. En Pologne, les traductions des Visages de la vie et de Douze mois par Kazimierz Filip Wize, psychiatre, philosophe et traducteur du français, témoignent d’une adaptation de la poésie de Verhaeren à l’esprit et à l’esthétique de la Jeune Pologne faisant droit à un culte de la vie dont on trouve trace dans les choix stylistiques et rhétoriques adoptés par le traducteur. En Grande-Bretagne, où il a séjourné à plusieurs reprises dès 1884 et lors de son exil en 1914, le poète Verhaeren, mais aussi le critique et le dramaturge (ce dernier notamment grâce à son traducteur, le décadent Arthur Symons), acquiert une renommée sans pareil notamment grâce à sa vision toute moderne des villes et de l’industrie. Traduit et largement étudié en anglais dès 1889, c’est surtout au tournant du siècle que son œuvre se diffuse outre-Manche et acquiert une notoriété qui fait de Verhaeren un des leaders de l’évolution de la poésie moderne, notamment parce qu’il a su charmer Anglais et Gallois en tant que « Poet of the Industrial World ».
6Livraison double de Textyles, qui paraît à l’occasion de la commémoration du centenaire du décès tragique du poète en gare de Rouen, le dossier Verhaeren se complète d’une série de varias liés à la fin de siècle. Il y est question de correspondances, des liens que nouent deux à deux ou à travers des institutions de la vie littéraire comme les revues ou les théâtres, des écrivains, des artistes et des éditeurs, mais également, comme ce sera le cas lorsque les surréalistes s’empareront du mot, des correspondances entre Bruxelles et Paris, rôles et personnages, ou entre figurations et significations. Les lettres d’Albert Mockel à André Fontainas, récemment léguées par les héritiers de ce dernier à la Réserve précieuse de la bibliothèque de l’ULB, révèlent l’activité de deux médiateurs franco-belges. Verhaeren leur doit beaucoup, qui adhère à la petite « colonie » des symbolistes belges à Paris. Le ton des missives mérite d’être cité : familier, parfois d’esprit potache, mais aussi affectueux, policé, mondain par moments, il révèle une intimité (que prolongeront d’ailleurs des liens familiaux) dont le versant public se lit dans les préfaces, les notes de lecture et les commentaires élogieux que les amis font les uns des autres.
7Plus d’un millier de lettres adressées à Victor Reding, l’entreprenant directeur du théâtre du Parc à Bruxelles, ont été retrouvées. Privées et professionnelles, elles permettent notamment de préciser comment le directeur entendait renforcer la présence des dramaturges belges dans la programmation et mettre en place une politique de « matinées populaires » à prix modique selon les souhaits de la Ville de Bruxelles. Confronté aux exigences des écrivains, le directeur est forcé de ménager leur susceptibilité, tout en privilégiant des pièces destinées à intéresser son public. Les contradictions propres à toute politique de soutien patrimonial à la littérature y ont trouvé un de leurs premiers laboratoires. Du côté des peintres, Félicien Rops et James Ensor, les enjeux sont différents. Le premier, on le sait, était obsédé par l’idée de maîtriser au plus près son image publique. Sa correspondance privée, en apparence toute spontanée, est l’instrument par lequel il influence tant ses critiques (dont Camille Lemonnier) que ses éditeurs (comme Octave Uzanne). Fournir à l’un les informations indispensables, séduire l’autre pour obtenir de nouveaux clients sont les objectifs que Rops poursuit, mais il enveloppe ces transactions dans une série de considérations amicales et fantaisistes qui ne pouvaient que séduire ses correspondants… et nous encore aussi. C’est encore à travers la correspondance que se donne à lire une part de la quête de liberté totale de Rops, dont les figures mêlées de texte mettent à mal les opinions communes de la société bourgeoise. Dans ses lettres – ornées d’images – comme dans ses œuvres plastiques – saturées de mots –, l’artiste joue de manière retorse avec le sens grâce à sa maîtrise du double langage, pictural et verbal. Le second, James Ensor, entretenait également des relations contradictoires avec ses clients, amis, critiques et avocats. Tous ces rôles étaient réunis dans la personnalité d’Edmond Picard, le maître de stage d’Émile Verhaeren et ci-devant directeur de L’Art moderne. La pièce de théâtre Psukè (1903) porte la trace de ces relations en faisant d’Ensor une des clés du personnage de Max Korsor.
8Si, en Belgique, la convergence des arts se manifeste à l’échelle de l’œuvre d’un artiste ou d’un écrivain, elle mérite aussi d’être envisagée à l’échelle internationale, dans une perspective doublement comparatiste. Ainsi Maeterlinck, volontiers rapproché par certains critiques de l’œuvre du peintre norvégien Edvard Munch, illustre-t-il ce phénomène de transnationalisation interartistique qui caractérise le champ de l’art moderne européen au tournant du siècle.
9Les différentes approches réunies dans ce dossier complémentaire – études des échanges épistolaires, des rapports entre les arts, des transferts culturels – apportent des éclairages précieux sur l’époque de Verhaeren, cette période de l’histoire des lettres belges qui, pour être désormais bien connue, constitue toujours un terrain d’investigation fertile.
Notes
1 Christophe (Lucien), Émile Verhaeren, Paris, Éditions universitaires, 1955, p. vii.
2 Zweig (Stefan), Verhaeren, traduit par Paul Morice et Henri Chervet, Paris, Mercure de France, 1910, p. 52.
3 Rassemblés dans le catalogue de l’exposition « Émile Verhaeren. Lumières de l’Escaut, Lumière des arts », sous la dir. de M. Quaghebeur et Ch. Meurée, Musée des Beaux-Arts de Tournai, 2016.
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Référence papier
Paul Aron et Jean-Pierre Bertrand, « Présentation », Textyles, 50-51 | 2017, 7-12.
Référence électronique
Paul Aron et Jean-Pierre Bertrand, « Présentation », Textyles [En ligne], 50-51 | 2017, mis en ligne le 01 mai 2017, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/2752 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/textyles.2752
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