Histoire et Roman : faute de Père
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- 1 Sempoux (André), Torquato, Avin, Éditions Luce Wilquin, 2012. (Nouvelle version profondément remani (...)
- 2 Sempoux (André), Dévoration, suivi de Nuit blanche, Avin, Éditions Luce Wilquin, à paraître en mars (...)
- 3 Ainsi s’est exprimé Jacques De Decker lors de la remise, en juin 2010, du prix Alix Charlier-Anciau (...)
- 4 La Boëtie (Estienne de), De la servitude volontaire, ou Contr’un, édité par Malcolm Smith, Genève, (...)
1Torquato1 et Dévoration2, deux romans d’« un des écrivains les plus subtilement engagés de nos lettres »3, campent des sujets malmenés par les manœuvres de ceux « qui soutiennent [le puissant] pour avoir part au butin et être sous le grand tyran tyranneaux eux-mêmes »4. Deux histoires en marge de l’Histoire portent l’éclairage sur les zones d’ombre de personnages déchirés par les carcans qui leur sont imposés et cernent la façon dont les maîtres politiques et religieux de l’époque ont construit leur image et leurs discours, ainsi que les conséquences de leurs actes. La portée polémique et ironique des deux œuvres se développe dans une écriture limpide où le suspense s’allie au poétique. La fiction s’y déploie entre le projet romanesque de dénuder les semblants de l’Histoire avec leurs jouissances inavouables et une densité poétique qui fait bord entre le sens et ce qui lui échappe. La relation d’un fils avec une figure paternelle singulière, de même que la cohérence subtile avec laquelle l’écrivain noue ensemble fiction, Histoire et poésie, rapprochent deux romans dont le sujet, la construction romanesque, l’époque et le nouage significatif sont radicalement différents.
Torquato : une course-poursuite
2Dans Torquato, le récit de la vie du Tasse prend une forme allègre et ironique dans un rapport nouveau du roman à l’Histoire. La biographie de Torquato Tasso est recréée par André Sempoux à partir de longues recherches quasi indécelables, transfigurées qu’elles sont par la fiction. Porté par la lecture de livres, le récit s’approfondit avec la mise en scène de l’œuvre du Tasse, où sa vie intérieure se révèle encore plus que dans les actes qu’il a posés. C’est par sa création qu’il s’est multiplié, qu’il a compensé les douleurs d’une existence tournant en rond autour des mêmes itinéraires, des mêmes questions.
3Les deux premières parties du roman – « Dire Adieu (1544-1560) » et « Havres et fuites (1560-1579) » – et la quatrième – « Ombre et fumée, ô simulacre (1579-1595) » –exposent le destin du poète et la logique de son œuvre, tandis que la troisième partie – « Soucis princiers » – brosse l’environnement fait d’intrigues politiques, de débauches, de violence et de crimes dans lequel il a dû vivre.
4Né de l’interprétation de l’œuvre et de la vie du Tasse par le voyageur, le roman cerne, étape par étape, la difficulté d’être, adoucie par l’ouverture sur des moments de grâce poétique, du grand écrivain de la seconde moitié du xvie siècle pris dans les mécanismes du pouvoir de son temps. Une amitié, née d’une occasion de travail, éclôt à travers les âges entre un musicologue enthousiaste et le Tasse ; elle conduit notre contemporain, mis brutalement à la préretraite, à suivre à travers l’Italie les traces de celui qu’il s’autorise, la fréquentation assidue de son œuvre aidant, à appeler par son prénom, tel un ami « d’un autre temps » : « Le bulbe du couvent s’éloigne. La voiture traverse des bois de châtaigniers, des vignobles, des champs d’agrumes sous leur treillis de paille. Le nuage bleu des oliviers flotte sur une mer au pelage sombre. J’arrive à Salerne, où je passerai six semaines. Le service du prince l’impose » (p. 13), ou encore : « Trois jours dans la Ville Haute, qui à cette époque craignait encore les invasions des loups, et je redescendais à bride abattue vers Pesaro, résidence saisonnière des ducs d’Urbin » (p. 25). Sans érudition lourde ni longue description, ce trajet dans l’espace-temps s’accompagne d’une double vision des lieux. À la suite de Torquato, le narrateur emprunte les trajets de l’Italie des cours et des villes princières, lieux de pouvoir et de culture de la seconde Renaissance maniériste, hantés par la Contre-Réforme et l’Inquisition.
5Comme l’indique le titre de la deuxième partie, « Havres et fuites », ces lieux ne sont pas sûrs, de sorte que le Tasse, écartelé entre le vagabondage et le temps arrêté du cachot, les fuit autant qu’il les fréquente. Le narrateur s’essouffle, au volant de sa Gudule, à parcourir les chemins du banni, traversés d’échappées sur les paysages éblouissants d’une Italie de rêve : « Ses courses à travers l’Italie deviennent un supplice pour moi. J’ai le tournis des accélérations que m’imposent, toujours sur les mêmes chemins, ses inquiétudes. Mais une fatalité intérieure nous ramène aussi invariablement à Ferrare. » (p. 45) Le roman prend le rythme très rapide d’une course-poursuite, semée d’échos entre les vies des héros, le voyageur vivant « sur le mode mineur » le destin de son poète. En deuil d’une femme aimée, fuyant son pays et des tentations suicidaires, il se cherche en poursuivant Torquato, lui-même objet de bannissement, de poursuites, d’emprisonnement et de réel espionnage. Le voyageur reste cependant toujours au second plan. Présent surtout au commencement et à la fin du livre, il resurgit par moment, allège de son autodérision le destin du Tasse ou la cruauté du temps, casse d’un clin d’œil ironique tout effet mélodramatique ou sublime : « Dans quelques jours, il me faudra déjà quitter Sorrente dont les anciens avaient fait le séjour des sirènes et où mon programme a failli capoter » (p. 11). Mais il s’absente pendant des chapitres entiers et se laisse oublier par un lecteur pris par l’énonciation précise déroulant devant lui les fresques de la vie du poète et les grands moments de son œuvre.
6Renouant une seule fois dans ce roman, mais sur le mode comique, avec l’écriture de l’étrange qui caractérise nombre de ses nouvelles, André Sempoux fait se rencontrer réellement le poète excédé et celui qui lui « colle aux bottes » à Notre-Dame-de-Lorette, proclamée « patronne des aviateurs » par le pape Benoît xv, parce que « la maison de la Vierge, qui fuyait l’invasion musulmane, y [était] arrivée, portée par les anges […]. Lors de la fête de septembre, [les aviateurs] se livrent à des acrobaties appréciées. » (p. 73) Quels auspices ironiques pour un entretien avec l’auteur de La Jérusalem délivrée, inquiété, lui, par l’Inquisition catholique, que ce lieu marqué au sceau des deux religions rivales ! À moins que le Tasse n’emporte avec lui dans la mort, comme le veut la tradition fantastique, celui qui le hante ? Mais la rencontre est ratée. Torquato, de mauvaise humeur, reproche au narrateur de traiter son père avec injustice et aux érudits d’écrire des bêtises à son propos : un travail de sape humoristique et libérateur… Cette déception amicale infligée par un double idéal goguenard infléchira le parcours du moderne. Les deux personnages se succèdent ainsi dans les mêmes lieux, leurs destins s’entrecroisent par le biais de transitions souples et motivées, leurs temps se superposent avec une sûreté de dessin qui n’est pas sans évoquer l’art de la fugue. Des échos thématiques, des rimes entre les vies tissent entre le savant et le poète des liens intimes, allant parfois jusqu’à l’identification : « Les parfums et les couleurs de ses chemins allaient enfin me permettre de comprendre ce qu’on n’a jamais compris de lui : la vérité de sa mélancolie. Si je faisais correspondre à chacune de ses années une semaine de ma vie à moi, même son souffle deviendrait le mien » (p. 20-21).
État mélancolique et persécution : la Canzone du Tasse entre les lignes du roman
7Au milieu – presque mathématique – du roman, André Sempoux explique à sa manière ramassée pourquoi le Tasse a laissé inachevée la canzone qui aurait dû apitoyer le duc d’Urbin, dont il avait été le compagnon d’études : « Torquato s’en va sans terminer l’élégie touchant au sublime qu’il voulait adresser à François Marie […]. La plainte de celui qui, tout jeune, a dû quitter sa mère pour suivre, comme l’Ascagne de Virgile, un père errant s’est étranglée sur une sanctification de l’homme qui le regarde du haut du ciel » (p. 51-52). En romancier, Sempoux ne cite ni n’analyse le poème du Tasse, mais il développe les tristes erreurs familiales évoquées par celui-ci. La construction du récit et les notations sur le ressenti intime du poète montrent qu’il a saisi la position subjective de son héros et a déchiffré sa canzone avec rigueur. Retournons à cette source majeure de l’inspiration de l’écrivain, dont des passages seront ici traduits, comme au noyau à partir duquel rayonnent les avenues du roman.
8À partir de son interprétation des premiers vers, le romancier met en valeur l’appel nostalgique à une figure paternelle capable de soustraire le poète au destin dont il est la proie. La canzone débute par une supplique, un appel à la protection paternelle, douce, stable et féconde du duc d’Urbin (lequel n’accueillit pas le poète), représentée par son blason. Le symbole du chêne illustre arrosé par un fleuve de l’Apennin, dont l’ombre tutélaire tamise les rayons du soleil brûlant sans plonger dans la nuit l’homme qui se réfugie dans sa fraîcheur, est mise en tension avec l’image du fugitif nocturne poursuivi par les yeux multiples de la cruelle Fortune :
- 5 Le poète s’adresse au Métaure, petit fleuve sur lequel, non loin de l’actuelle cité d’Urbin, fut dé (...)
- 6 Traduction personnelle de la « chanson » « Al Metauro » publiée dans Tasso (Torquato), Poesie, Mila (...)
Ô du grand Apennin
enfant petit, oui, mais glorieux,
et beaucoup plus illustre par son nom que par ses ondes,5
voyageur en fuite
à tes bords courtois et amicaux
je viens pour trouver sécurité et repos.
Que le haut Chêne que tu baignes et fécondes
d’eaux très douces, en sorte qu’il déploie
ses branches et envahit montagnes et mers,
me recouvre de son ombre.
Que l’ombre sacrée, hospitalière, qui ne refuse pas à autrui
aimable repos et siège dans sa fraîcheur,
me recueille et m’enferme au plus profond d’elle-même,
en sorte que je sois caché à cette déesse
cruelle et aveugle et qui pourtant me voit,
bien que pour lui échapper je me tapisse dans la montagne ou la vallée
et que par un chemin solitaire et ignoré
je porte mes pas la nuit ;
et elle me porte ses flèches de sorte que dans mes maux
elle montre autant d’yeux qu’elle a de traits.
[…]
Puissé-je avoir eu tombe ou fosse
au premier coup !6
9Dans l’œuvre majeure du Tasse, la Jérusalem délivrée, ce père symbolique protégeant ses enfants d’un réel insoutenable auquel la mort seule leur permettrait d’échapper sera incarné dans la figure de Godefroy de Bouillon, qui « sous les saintes enseignes rassembla ses compagnons errants » (vers 7 et 8 du « Chant premier »). Plusieurs des grands à la cour desquels Torquato servira joueront le rôle de substituts paternels, soit qu’il en espère l’amour, soit qu’il les provoque pour obtenir des avantages, le pardon, la punition. Il blesse un serviteur chargé de l’espionner, fuit, déguisé, dans le Vice-Royaume de Naples, terre interdite, fait du tapage pour récupérer un manuscrit séquestré. Ces attitudes contradictoires, les unes visant à être le fils en tout point conforme aux exigences idéologiques et religieuses de l’époque, les autres révoltées et provocatrices, ne s’équilibreront pas en sa faveur.
10À partir des vers suivants, étayés par d’autres passages de l’œuvre et de la vie du Tasse, de lettres et d’archives, le romancier déploie l’arrachement à une mère qui mourra, peut-être assassinée, après la séparation, puis le lien au père :
Du sein de ma mère la cruelle fortune
m’arracha tout enfant. Ah ! de ces baisers
qu’elle baigna de larmes douloureuses
et des prières ardentes que les brises
fugaces emportèrent, il me souvient
avec des soupirs : car je ne devais plus être accueilli
visage contre visage dans ces bras
avec des nœuds si étroits et tenaces.
Hélas ! Et je suivis d’un pied mal assuré,
comme Ascagne ou Camille, mon père errant.
En âpre exil et dure
pauvreté j’ai grandi au milieu de si tristes erreurs :
j’ai eu avant le temps la science du malheur ;
car avant la saison
l’âpreté des événements et des douleurs
a fait mûrir en moi la verdeur des années.
11L’écriture des premiers chapitres met en tension l’enfance mythique bercée de voix douces, de ciels printaniers, de saveurs de fruits, de parfums floraux et les adieux. Le paradis vole en éclats par les devoirs et la volonté d’un père. À l’époque de son mariage, rappelle sobrement l’écrivain, Bernardo Tasso est au service du prince Sanseverino de Salerne, alors que les provinces du sud de l’Italie se trouvent sous la botte espagnole. Déçu d’avoir été ravalé par le vice-roi de Naples à une fonction décorative, le prince soutient la révolte de son peuple contre l’Inquisition espagnole, plus féroce que les autres, échappant de peu ensuite à un assassinat fomenté par le fils du vice-roi. Il commet même l’erreur de sous-estimer la puissance de l’empereur Charles Quint au point de se rendre en France avec son fidèle Bernardo pour obtenir la levée d’une expédition navale contre le pouvoir espagnol du Sud, où sont restés la femme et les enfants de son secrétaire et poète. Les Français ne tiennent pas leur vague promesse ; Bernardo est déclaré rebelle et ses biens sont confisqués ; il fait quérir son fils à Naples et, malgré les supplications de sa femme, qui désire partager son sort, abandonne celle-ci avec leur fille dans un couvent – espérant encore par là récupérer la dot que sa belle-famille répugne à lui verser. La femme sans la dot ne l’intéressant pas, le père s’exile à Rome, seul puis avec son fils, et tous deux fuient à Urbino quand les États pontificaux sont attaqués par les Espagnols.
12On disait tout bas qu’après avoir été délaissée par son mari, la mère de Torquato avait été empoisonnée par ses propres frères, qui se dispensaient par là de verser cette dot longtemps réclamée. Torquato, encore enfant, entendit cela. Son imagination, dans la Jérusalem délivrée, allait se peupler de femmes douces et malheureuses. « Dans l’œuvre du Tasse, l’homme tue ce qu’il aime. Et la femme aspire à cette mort », écrit André Sempoux (p. 77). Et le Tasse lui-même écrit : « il n’y a presque pas d’amour à fin heureuse dans mon poème, je l’ai voulu ainsi ». Le cœur du Tasse va à ses héroïnes plutôt qu’aux guerriers chrétiens, à ces femmes dont les plus belles figures, orientales et mystérieuses, appartiennent au camp des infidèles. Elles inspireront pendant des siècles les peintres, les musiciens, les écrivains.
13La question de la filiation, traitée d’un point de vue individuel ou politique, traverse tout le roman et, en ce qui concerne les grands, révèle ses impostures dans « Soucis princiers ». Elle était, dans les cours, une véritable obsession : faute d’héritier mâle légitime ou sous le soupçon d’hérésie, les terres des ducs risquaient de revenir à la papauté. Par ailleurs, un courtisan comme Bernardo est amené à de multiples retournements de veste. L’influence française décline sur l’Italie, l’espagnole s’affirme. Le vieux Tasse travaille à une adaptation italienne de l’Amadis de Gaule, en y introduisant Philippe II, n’y gardant que les éloges touchant les Espagnols et utilisant la tournure hispanisante du « Lei » ; il habille son fils du pourpoint noir et de la collerette blanche à la mode. L’erreur d’hier devient la vérité d’aujourd’hui, les apparences masquent une réalité fuyante aux yeux d’un enfant ballotté au gré de discours trompeurs dont il n’est pas dupe. La souffrance qui en résulte se rebroussera en création dans une œuvre tout en échos et vertige recherchés.
14Mais Bernardo Tasso entretient son culte auprès de Torquato, fait le martyr, entend que son fils épouse sa cause et soit à son service. Sorte de Léopold Mozart surveillant continuellement son enfant, il veut en modeler la carrière sur celle qu’il a faite lui-même dans les cours ducales d’Urbino et de Ferrare, entre autres. Torquato accompagne son père, écrivain besogneux, courtisan docile et s’efforce de suivre la voie tracée : Venise, Padoue, Bologne, Mantoue, Ferrare, les études juridiques qui paient, le service du cardinal d’Este et de son frère, le duc Alphonse II, lesquels apparaissent comme l’image même de la barbarie catholique. Un poème chevaleresque, des sonnets pétrarquisants, le projet d’une épopée sur la croisade rendent tôt célèbre « le petit Tasse ». Il a sa paillasse au château de Ferrare, devient le spécialiste local de l’étiquette de cour et l’ordonnateur de quelques fêtes.
15À la mort de sa femme Porzia, le veuf écrit, se dédouanant de sa responsabilité : « Quel contentement d’ordre humain qui m’aurait fait lui souhaiter de vivre était-il resté à la malheureuse ? » (p. 23) Mais les vœux de mort du vieux poète si soucieux de son fils ne visent pas seulement son épouse. Quand sa fille devenue adulte et demeurée prisonnière des intrigues napolitaines se laisse marier (mais avait-elle le choix ?) au lieu de venir assister son père, il s’écrie : « elle saura ce que pèse la malédiction d’un père ! » Il accompagne désormais ses protestations de bonne foi d’un « puissé-je, si je mens, voir Cornélia dans les mains des Turcs et Torquato tomber mort devant moi ! » (p. 27) Le libre arbitre et les souhaits de ses proches sont décidément intolérables pour Bernardo Tasso. N’avait-il pas donné au garçon le prénom à l’antique d’un frère mort avant sa naissance ? Un consul romain, explique André Sempoux, avait reçu le nom de Torquatus pour avoir arraché son collier (torques) à un adversaire de combat, un Gaulois gigantesque. Pour rétablir la discipline, il fit mettre à mort son fils qui avait désobéi en dépassant son père en courage dans une bataille, sans avoir reçu l’ordre préalable d’attaquer. Torquato « sait maintenant ce que lui veut son nom », conclut lapidairement l’écrivain (p. 16). Le Tasse aussi, pourtant, dépassera son père en écrivant une œuvre supérieure à la sienne et transcendera par son talent sa position de courtisan. Sans avoir été aiguillé par personne sur le sujet, il écrira le poème de la croisade, le poème de la chrétienté menacée par les Turcs, de cette chrétienté qui jettera au cachot celui qui aura marqué l’imaginaire de son époque à un point rarement égalé. Infiniment plus audacieux dans la pensée et l’écriture que son père, il ne sera jamais en franche opposition avec lui, considérant qu’ils sont tous deux victimes de pouvoirs dont il perçoit les revirements et de discours qui, par leur vanité mensongère et l’indifférence face aux souffrances qu’ils provoquent, le blessent. Il défendra toujours le vieux courtisan contre les critiques, vénérera son portrait et épousera ses querelles, dont celle de la dot. Les enfants, pense-t-il, sont donnés aux pères pour les défendre et les aider dans leur travail. Mais ici encore, le roman développe finement l’interprétation de la suite de la canzone :
car avant la saison
l’âpreté des événements et des douleurs
a fait mûrir en moi la verdeur des années.
Je raconterai sa vieillesse affaiblie et dépouillée,
et tous ses maux. Or ne suis-je pas
assez riche de mes propres malheurs pour que cela puisse suffire
comme matière de deuil ?
Un autre que moi doit-il donc être pleuré par moi ?
[…]
Père, ô bon père qui me regardes du haut du ciel,
je t’ai pleuré malade et mort, tu le sais bien,
[…].
Tu connais le bonheur éternel, à toi on doit honneur, non deuil :
que ma douleur soit toute versée sur moi-même.
16L’interprétation du romancier ne rate pas le glissement grammatical de la canzone, la substitution des sujets grammaticaux (en grasses dans la citation) qui témoigne de l’aliénation, suivie d’un moment de révolte, de Torquato à son père Bernardo. Le court-circuit qui se produit entre la légende que le poète fait de sa vie et le destin parallèle de son père montre qu’il est question pour lui de la possibilité d’exister, de se penser indépendamment « du père par qui il parle et respire » : « par lui je suis et, si j’ai quelque chose de bien, écrit-il après l’instant de révolte, je le lui dois » (p. 38). Ce père, duquel il lui est impossible de se séparer, est un double paralysant dont il partage la condition de banni. L’écrivain ne s’y trompe pas ; son roman explore inlassablement l’indépassable impasse : être avec le père, c’est être renégat, alors que le père représente l’héritage symbolique. Il ne met pas en scène un père représentant de la Loi interdisant l’inceste, venu séparer le fils et la mère, mais un père lui-même banni par la loi de son temps, arrachant son fils à une mère qu’il voue à la mort, pour le faire vivre tyranniquement « en âpre exil », hors-la-loi comme lui, mais sous un contrôle redoublé de celui des puissants du temps. La faute du père est celle du fils, qui fuit, lui aussi :
Seul, avec mes pensées, implacables furies,
Je traînerai partout leur cortège abhorré.
J’aurai peur de la nuit : ses ombres ennemies
Représentent ma faute à mon cœur déchiré.
J’aurai peur du soleil ; sa perfide lumière
À mes regards troublés révéla mon destin.
J’aurai peur de moi-même : et toujours, ô misère,
À moi-même enchaîné, je fuirai ; mais en vain.
17C’est ce cri, issu de la Jérusalem délivrée (traduction Vinet), que Rousseau disait lui avoir été adressé personnellement par le grand romantique du seizième siècle.
- 7 Lacan (Jacques), Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, coll. Le Champ freudien, p. 558.
18Au chapitre huit, André Sempoux pointe une invention du jeune poète touchant cette faute forclose qui plombe sa vie. Un des premiers poèmes chevaleresques du Tasse, Rinaldo, met en scène un homme qui, à la chasse, tue sa femme par erreur, la prenant pour du gibier. Il la couche dans un cercueil de verre, se lamente et oblige par magie – comment dire mieux ce qu’est le savoir inconscient – son entourage à pleurer celle qu’il a tuée de ses propres mains, massacrant ceux qui ne s’exécutent pas. Rinaldo tue l’homme et délivre du maléfice les autres qui, désenvoûtés, ne savent plus pourquoi ils pleuraient. Dans cette fiction sont mis en scène les vœux de mort de Bernardo à l’encontre de son épouse et de ses proches, tandis que la figure du jeune justicier Rinaldo suggère une délivrance possible de Torquato vis-à-vis de celui qui a porté la perturbation « au joint le plus intime du sentiment de la vie » de son fils7.
La Jérusalem délivrée et le poète au cachot
19La Jérusalem délivrée est programmée dès son titre : nous savons où se situent le Bien et le Mal, le leurre et la vérité. Le sujet historique, illustre, reste suffisamment proche politiquement pour intéresser, vu les menaces turques du moment sur l’Europe : le siège de Vienne par les Turcs ne datait que d’une cinquantaine d’années. Suffisamment lointain, aussi, pour ne pas entraver la liberté narrative. Le Tasse concilie le roman, règne du multiple, selon Bakhtine, et l’épopée, règne de l’Un. Peintres et musiciens choisiront tout naturellement le premier, avec ses ouvertures, ses doutes, ses transformations imprévues. C’est le féminin qui fait vivre le poème, même si le masculin l’emporte à la fin. Le Tasse donne évidemment le beau rôle aux chrétiens, mais il les montre aussi avides et cruels à l’égard des femmes de leurs ennemis, répondant même aux critiques par une citation de Guillaume de Tyr : « on ne se gênait pas pour égorger les malheureuses comme des brebis ».
20Clorinde, méconnaissable sous l’armure, est tuée par Tancrède, prince chrétien follement épris d’elle. Au dernier moment, il enlève son casque, la reconnaît et la baptise. Aucun passage ne montre mieux que celui de la mort de Clorinde le caractère d’impossible que l’amour a pour le Tasse. Moins audacieuse et théâtrale que Clorinde, Herminie envie la liberté de son amie, dont elle emprunte en tremblant le casque et l’armure. Elle qui n’a qu’une pensée, un sentiment, un but est obligée de se déguiser pour entrer dans le camp des guerriers chrétiens et apercevoir, parmi les ennemis, Tancrède, qu’elle aime. Poursuivie et incapable de combattre, elle aboutit chez des bergers qu’elle effraie par son apparence guerrière. Peut-on imaginer succession plus fluide de moments invraisemblables, accumulation plus folle de malentendus justifiés ? « Fausse soldate, fausse pastourelle », ne coïncidant jamais avec elle-même, Herminie trahira son camp sans voir son amour pour son ennemi récompensé, puisqu’elle rend à la vie par ses herbes médicinales un Tancrède blessé qui ne la reconnaît pas. Que faire d’elle, se demande le Tasse : une religieuse ? Mais il est impensable de faire une couventine d’une musulmane, et son sort est laissé en suspens. Tout le baroque est en germe dans ces erreurs extrêmes et ces glissements de l’illusion à la réalité. Concurrence exacerbée entre l’art et la nature, surcharge continue de tension expressive, vertige recherché, antithèses, hyperboles caractérisent le style maniériste du Tasse. Malgré un gigantesque effort de construction, sa Jérusalem est un labyrinthe, elle épouse la diversité du monde et les méandres de l’irrationnel. Armide, la magicienne abandonnée par Renaud, crée, pour les détruire lors de leur séparation, le palais et les jardins paradisiaques de son unique amour. Quand le palais chancelle avant de s’écrouler, le soleil pâlit, le vent secoue la montagne. Le cosmos est un théâtre : celui de l’âme en proie à la douleur. « Un clair-obscur magique baigne le corps d’Armide, modelé pour le désir des chevaliers chrétiens ; ils entrevoient ses tétins fermes et leur pensée, aussi peu arrêtée par l’étoffe qu’un rayon de lumière par l’eau ou le cristal, vole aux lieux interdits. […] Torquato paiera cher le frisson que fit passer dans les cours le voile déchiré par lui sur l’âme humaine » (p. 43-44).
21À mesure qu’il progresse dans la rédaction de la Jérusalem, le Tasse, au sommet de sa gloire, mais inquiété par les critiques de ses réviseurs, s’interroge : est-il bien dans l’esprit du concile de Trente, ne met-il pas, comme on le lui dit, trop de touches sentimentales et d’érotisme dans un sujet sacré ? Son intériorisation surmoïque de la faute du père le met en échec, le pousse, par une recherche de punition ou d’absolution, à faire exister, enfin, un Père, tout en soupirant : « Quel malheur est le mien que chacun veuille faire le tyran sur moi. » Mais il se tyrannise aussi lui-même, cherchant à mettre un nom sur cette faute innommable à laquelle il s’identifie : « N’a-t-il pas, au fond de lui, douté de tout : de la création du monde par Dieu, de l’Incarnation, des sacrements, de l’autorité papale, du Salut ? » (p. 43) Il se lance dans un profond remaniement de son poème, dont le titre deviendra La Jérusalem conquise, et demande à être entendu par l’Inquisition. L’inquisiteur, sensible aux beautés du texte et à l’honnêteté scrupuleuse de l’homme, le rassure. « Je reçus l’absolution, écrit le Tasse dans une lettre, plutôt comme péchant par humeur mélancolique que comme suspecté d’hérésie. » Mais l’inquisiteur, serviteur de deux maîtres – le pouvoir temporel et le pouvoir religieux –, choisit d’avertir le duc Alphonse ii plutôt que le pape des dangers que son poète attitré lui fait courir. Les scrupules religieux de celui-ci pourraient faire porter la suspicion sur les grands qui l’hébergent et qui s’accommodent des exigences de l’époque. Le Tasse ne lui avait-il pas expliqué que le cardinal Louis d’Este, frère du duc, ne croyait à rien ? Lui qui veut bien faire provoque, alors que ce n’est pas son but, des effets subversifs ; il montre l’envers des discours des maîtres du temps, touche à l’image que les princes et leurs valets se construisent savamment. Prendre à la lettre les usages, les préséances, les croyances avec bonne volonté et scrupules dévoile la nature de semblant des pouvoirs. Le duc Alphonse ii ordonne de l’enfermer comme fou. Pendant deux ans, il partage dans des sous-sols immondes le sort des furieux auxquels le sacrement de communion est refusé – nouveau bannissement –, puis, pendant cinq autres, attend l’heure de sa libération dans une chambre de l’hôpital. On s’approprie son texte et on le corrige pendant son emprisonnement, pour qu’il puisse être lu dans les couvents. André Sempoux choisit, pour expliquer l’enfermement, l’interprétation politique et les persécutions réelles subies par son poète en minimisant les envoûtements, allusifs seulement dans le roman, dont le Tasse emprisonné se sent la proie, les conditions infernales du cachot pouvant suffire à les expliquer. Ne pas traiter à son tour de fou un homme dont l’œuvre transcende les souffrances de la vie relève d’une décision éthique. À quarante-deux ans, le Tasse est un vieillard : « ô ma vie, qui n’en fut pas une », fait-il dire à un personnage, « ombre et fumée, ô simulacre de vraie vie ». De nouvelles errances ont commencé, de Mantoue à Naples, où le gouverneur ferme les yeux sur la vieille condamnation au bannissement. Alors que les musiciens composent sur les textes de la Jérusalem délivrée, que l’œuvre est lue dans les cours et suscite des projets de fresques, le Tasse poursuit la récriture de son poème dans un style cette fois vraiment baroque et lui donne une orientation plus édifiante, guerrière, dogmatique ; les relations de père à fils y éclipsent la fascination pour le féminin et l’étranger. Herminie y perd le privilège de guérir un prince chrétien. La magicienne Armide est laissée pour toujours enchaînée à un rocher de son île au palais détruit. Le Tasse meurt avant que le pape Urbain viii ait eu le temps de faire couronner au Capitole, comme un nouveau Pétrarque, celui qui a retravaillé son œuvre majeure dans un sens plus étroitement catholique. « Je veux, écrivait le Tasse, qu’un poème enlève crédit à l’autre ». Néanmoins, on calmera Alphonse II, vexé (lui qui avait jeté le poète au cachot) de n’être plus le dédicataire du poème réformé, en lui disant que personne ne lit la Jérusalem conquise…
22Au quinzième chapitre du roman, André Sempoux indique la position d’objet persécuté par l’Autre que le Tasse occupa souvent dans la réalité et ressentit toujours. Il évoque un palio de la région d’Urbino, au cours duquel les jeunes gens courent en poussant une brouette avec à bord une grenouille. Le vainqueur est celui qui franchit la ligne d’arrivée sans que sa grenouille ait pu s’échapper de l’engin dont il a dû recalculer sans arrêt l’inclinaison : « On finit par les manger, avec respect. Ne nous représentent-elles pas dans nos élans, nos tentatives de fuite et l’immanquable échec de la fin ? Quelques artistes comme Torquato ont été, entre les mains des grands, des grenouilles magnifiques. » (p. 76)
« Il avait disparu, mais la chambre restait éclairée de sa lumière céleste »
- 8 Sempoux (André), L’Aubier, poème, Bruxelles, Les Éperonniers, coll. Feux, 1996, p. 39.
23À la fin de ce voyage, imaginaire dans le temps mais réel dans l’espace, le voyageur pousse l’identification jusqu’à vouloir mourir dans le lit de mort de Torquato : « J’ai compris que mon voyage avait le même sens que le sien et devait finir avec lui » (p. 50). S’être laissé enfermer la veille de l’anniversaire de la mort du poète, muni de barbituriques, dans le petit musée romain de Saint-Onuphre qui lui est consacré, pour se supprimer au cours d’une nuit passée dans son lit, le conduit au contraire à se lever ragaillardi, guéri de sa mélancolie. « La fraîche lumière de Rome [inonde] la pièce », et il soupire – quel délice ! (p. 84) ; il donne aux Tsiganes tous ses vêtements et vend sa Gudule pour trois fois rien. C’est aussi de sa faute fantasmée qu’il s’allège, comme le Tasse, mais celui-ci, malheureusement, tout à la fin de sa vie. « Une étoile commençait sa navigation solitaire. Je sentais mon cœur aussi vivant qu’elle, et Sandra souriait. » (p. 85) Le Tasse scelle une nouvelle alliance avec la vie pour celui dont l’existence s’était arrêtée à l’heure de la mort de sa jeune femme. « La lumière est ici / nous la buvons / comme une faute », écrivait André Sempoux, dans le recueil L’Aubier8, qui synthétise son parcours de poète. Mais la vie n’explique pas l’œuvre, ni l’inverse. Vie et œuvre sont traversées par la même question, dont l’acte d’écrire lui-même constitue une résolution.
24Aussi le narrateur perçoit-il finement la mélancolie du Tasse et se laisse-t-il prendre, selon les moments du voyage, par ses souvenirs à lui ou par le destin du poète qui n’a pu vivre et imaginer que des amours finissant dans les larmes. En témoigne ce passage hautement poétique, inspiré d’un sonnet du Tasse, qui évoque l’émotion qui point son jeune héros à la fin d’un bal donné à la cour d’Urbino :
« La vie lui souriait alors. Et pourtant, il avait été pris par une mélancolie sans remède lors d’un bal.
Une torche passait de main en main au rythme lent de la dernière danse. Chacune des dames avait le droit de l’éteindre quand elle le voulait, et de mettre ainsi fin à la fête. Ce soir-là, les désirs du poète s’étaient fixés sur une suivante qui lui rappelait l’ange musicien d’une peinture naïve contemplée dans l’enfance. Quand la flamme lui échut, il sentit qu’elle tenait sa vie au bout des doigts ; et ce fut elle qui l’éteignit. » (p. 50)
- 9 Freud (Sigmund), « Deuil et mélancolie », dans Métapsychologie, traduction par Laplanche et Pontali (...)
25L’idéalisation marque le destin du voyageur comme de Torquato et traverse tout le roman sous la figure d’une morte, sanctifiée dans la culpabilité et le deuil non fait, figure dont la disparition éteint le sentiment de vie de celui qui l’aimait. Il s’agit de la jeune épouse du narrateur et de la jeune mère de Torquato, toutes deux tôt disparues, dans des circonstances bien différentes. Comment ne pas évoquer ici la mélancolie, qui vient, selon Freud, de ce que l’ombre d’un objet perdu reste portée sur toute l’existence de celui qui se l’incorpore ?9 Les hypothèses précises du grand précurseur consonnent ici avec la tradition littéraire qui lie l’artiste et la figure du mélancolique.
- 10 Sempoux (André), « Les héros de mes histoires », dans La Francophonie : espace ou frontières, Iasi,(...)
26Libéré de l’appel à rejoindre dans la mort celle qu’il avait perdue, le narrateur sent, dans la chambre baignée de fraîche lumière, affluer en lui les palpitations de la vie. S’il se dégage de sa fascination pour le destin du Tasse, un lien plus profond demeure, et pour toujours, avec l’œuvre. L’exergue du roman – « Il avait disparu, mais la chambre restait éclairée de sa lumière céleste » –, phrase prise à un dialogue philosophique du Tasse, parle du messager avec lequel le poète s’entretenait fréquemment depuis le temps de la prison. Ces conversations semblent le contrepoint spirituel des voix, bris d’objets, imitations de cris d’animaux qui tourmentaient le Tasse au cachot autant que la voracité des rats. Quand les malveillants ont vu dans le dialogue élevé et réconfortant avec cet esprit familier un signe de dérangement mental, le Tasse a simplement évoqué Platon. Le romancier met en scène ces entretiens spirituels en s’appuyant sur la biographie rédigée par un admirateur qui y aurait assisté, et auquel le poète aurait dit : « Tu as vu et entendu plus, peut-être, que… » (p. 87). Du message, une part échappe, se perd, est intransmissible. Cette rencontre asymptotique, ce message interrompu, énigmatique, cette expérience impossible à dire peut néanmoins s’écrire. Aussi, à l’orée de l’œuvre, la phrase – « il avait disparu, mais la chambre restait éclairée de sa lumière céleste » – pourrait à la fois désigner Le Tasse lui-même et condenser ce que représente la littérature pour André Sempoux. L’exergue s’inscrirait alors comme l’une des rimes thématiques qui font le charme du roman : le messager serait au Tasse ce que l’œuvre du Tasse est à l’écrivain. La fiction ne compare-t-elle pas Torquato à un ange ? « Les grands, eux, se donnaient une consigne particulièrement cruelle pour cet être céleste dont les ailes étaient faites de mots : on l’entourait de silence et, comme une règle sévère interdisait à l’inférieur de parler le premier, il devait se taire, lui aussi. Sa mère, avait-on raconté, était morte comme ça, sans pouvoir dire un mot en vingt-quatre heures. » (p. 49-50) L’aveu suivant accrédite notre interprétation : » J’ai pensé, disait André Sempoux lors d’une conférence donnée à l’invitation de sa traductrice roumaine, à la lumière dont continuent de nous baigner les œuvres d’art après que leurs auteurs ont disparu. Au fond, les puissants de l’époque n’existent plus pour nous, mais les grands poètes, oui. »10
Dévoration : une fiction sur fond d’Histoire
27Dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale et de la collaboration belge, se lève le spectre mythologique dévorant sa progéniture.
28Les narrateurs des deux romans sont totalement différents. Si la vie personnelle et professionnelle d’André Sempoux est présente en filigrane du premier roman et si son livre se fonde sur les archives et documents faisant foi de la vie et de l’œuvre du Tasse, le narrateur du second, François, de même que son père, n’a à voir ni avec André Sempoux ni avec sa famille. Ces choix d’écriture, sur le fond d’une histoire suffisamment proche pour être connue et donc pouvoir rester à l’arrière-plan du récit, marquent clairement le caractère de biographie imaginaire que l’écrivain a voulu donner au personnage mythologique du dévoreur, qui incarne une figure dictatoriale paternelle et monstrueusement sans limites, dimension qu’illustre aux yeux de son fils fasciné le célèbre tableau du Prado peint par Goya, Saturne dévorant son enfant. Mais en même temps, « l’ex-futur ministre de la Culture » (p. 18) ne se présente pas comme une figure importante de la collaboration : il n’est qu’un petit dévoreur, un dévoreur avec un « d » minuscule, comme se plaît à l’écrire François dans sa pauvre vengeance, la seule d’ailleurs qu’il exercera contre lui, un maître déchu qui, secondé par sa jeune maîtresse nazie, joue dans un bac à sable après la défaite la grande mise en scène qu’il aurait voulu jouer sur le théâtre de l’Histoire. C’est dire qu’il n’occupe pas le devant de la scène. Il s’exprime très peu ; ce sont les autres qui parlent à sa place, et notamment sa jeune compagne, prêtresse de celui qui aurait voulu seconder le maître du monde de l’époque : « Surtout ne parle de rien. C’était sa phrase. Je n’ai parlé de rien, jusqu’à la dernière fois. Lui non plus, qui nous menait ainsi où il voulait » (p. 23). Le vrai héros est le fils, le narrateur. Après vingt années de silence, il livre le secret ravageant qui a décidé de ses choix de vie. L’élément subjectif et l’élément politique se rejoignent dans ces pages par le biais des effets du secret sur l’esprit et la vie sentimentale de François ; la figure dévorante du père surgit par le silence qu’il fait peser sur son fils.
Une lettre pour justifier une vie
29Du point de vue de l’écriture, l’art du sous-entendu, qui a pour effet de redoubler le thème du secret, caractérise Dévoration. Sont communs aux deux romans une syntaxe dense adoucie d’instants poétiques, le rythme rapide qui seconde la thématique des voyages. Mais les déplacements du narrateur ont l’allure d’une course en vrille que la forme de la lettre-confession épouse, une course après les bribes de sa vie. Une course, aussi, qui ne vise pas à suivre, mais à fuir ce père dont il ne peut se séparer. S’en éloigner, c’est se donner chance de vivre ; s’en rapprocher, se détruire. Torquato présentait linéairement, de la naissance à la mort, la vie du Tasse, dont le narrateur suivait, étape par étape, le déroulement. Des souvenirs personnels traversaient le voyageur, en écho décalé avec les expériences qui jalonnaient la vie de son poète, vrai héros de l’œuvre. Le narrateur poursuivait le Tasse au point de souhaiter se fondre en lui : le souffle du poète allait devenir le sien. Tout en rétroaction, au contraire, Dévoration, dont le récit se déroule en trois jours, prend la forme d’une longue lettre envoyée, quelques heures avant son suicide programmé, par le narrateur à son amant. Cette confession écrite en « tu » dévoile les secrets qui expliqueront au destinataire, qui en a pâti (comme au lecteur, censé les découvrir en même temps que lui) la logique qui a présidé à « l’insignifiance de [la] vie anachronique et délabrée » (p. 36) que le narrateur s’est forgée dans une relation à un Autre qui se révèle indigne. Ce fils qui, enfant, craignait que le monde ne disparaisse après le coucher du soleil, quand personne ne le voyait plus, projette de se noyer pendant la nuit, de s’engloutir dans l’ombre que jette sur lui celui qui a démérité en connaissance de cause.
30Aux voyages du dévoré – ceux, solitaires et secrets de Normandie et de Suisse, ceux, professionnels et vacanciers, en compagnie de son amant, en France, Espagne, Angleterre, Italie et à New York –, font pendant les prisons métaphoriques du secret et les prisons réelles des demeures. L’espace clos de la pension maintenue par les religieux loin des bruits de l’Histoire, le temps arrêté sur la défaite allemande de 1945 dans la maison normande du dévoreur reclus et satisfait parmi ses livres d’art et ses partitions musicales, rappellent le thème stendhalien de la prison heureuse, en opposition au séjour ultérieur, terrifiant, du dévoré dans un hôpital psychiatrique. Les représentations picturales de l’île d’amour et du palais rond d’Armide, choisies comme sujet de mémoire par l’étudiant en histoire de l’art, conjoignent les merveilles des jardins clos et l’échappée dans l’utopie consolante. Une Italie idéalisée par les deux narrateurs belges jette un pont de plus entre les deux œuvres. Discrètement, ici, l’art, et particulièrement celui du Tasse, apaise et élève ; sur ce seul point, les goûts du fils rejoignent ceux du père. Mais, masochiste, le héros ne fera rien de sa culture, alors que la musique, la peinture l’aident à vivre. Le tableau, peint par Bellini, de saint François en extase et la sculpture louvaniste de l’âne entrant à Jérusalem avec le Christ sur le dos, témoignages de l’humble mystique chrétienne et de l’art populaire, s’opposent à la religion culpabilisatrice et dogmatique du pensionnat, au catholicisme guerrier du père.
Un secret peut en cacher un autre
31Même si les deux romans abordent la thématique de la filiation, la question de l’inavouable secret oriente différemment le second.
32Le « défaut de sens » (p. 33) qui troue la vie d’un narrateur salonard et snob est fomenté inconsciemment par lui comme le pendant inverse des certitudes criminelles de son père. L’interdiction de comprendre découle de l’absence des paroles qui lui auraient permis de savoir d’où il vient et, donc, où il va. Le roman met en scène un héros emmuré dans le silence, d’abord imposé, puis devenu une forme jouissive d’autopunition, sur la collaboration de son père avec les nazis, un père qui vit encore, incognito, ayant échappé à la condamnation après la défaite de son camp, sans renoncer à ses idées ; on peut même croire (le sous-entendu ne permet pas au lecteur de trancher) qu’il contribue à alimenter l’extrême droite d’après-guerre par le biais de retraits d’argents annuels effectués auprès d’une banque suisse. Les religieux du pensionnat belge où François a fait ses études secondaires, admiratifs de son père, lui ont dicté l’identité d’emprunt qu’il aurait à porter désormais : orphelin muni de faux papiers. Or, seule sa mère avait été tuée, quand il était encore enfant, lors de l’accident d’une voiture pilotée trop sportivement par son père. Ici, l’analogie s’impose avec le destin de la mère du Tasse.
33Le silence concernant le père se complique de l’énigme que représente aux yeux du lecteur la personnalité de François, ajournant jusqu’à la fin l’explication due à son compagnon. Quel secret scelle la parole de François, même dans la conversation privée avec un homme qui l’aime ? Et pourquoi, sur le chemin qui le conduit vers un père déclaré mourant par Ingrid, le moment de livrer, enfin, ce secret, par lettre, à son ami, correspond-il avec le projet de suicide ?
34La construction du roman épistolaire lève une partie du voile. À la fin de la première section, François, faute d’avoir su refuser, devient (c’est le tournant) complice de la jouissance coupable de son père en se pliant à l’ordre d’aller retirer annuellement à Bâle l’argent inavouable. À la suite d’Ingrid qui assurait sans doute, avant lui, les voyages : « La honte pour elle et moi me happa comme une gueule d’enfer » (p. 25). Ici se repère, eschyléenne, la contamination du fils par le crime du père. « Avec le passé que nous avions… », écrit François : la faute de l’un devient celle de l’autre.
35Dans le dernier tiers de l’œuvre, il apprend que son père le tient en laisse de loin, en le faisant espionner. Le dévoreur est au courant de la déchéance professionnelle de son historien d’art recyclé dans la brocante et servant les rafraîchissements dans une galerie à la mode ; il a découvert à ce bernard-l’hermite un choix sexuel abhorré des nazis, opposé au culte du corps et du sport, éloigné des images insoutenables de femmes juives dénudées dans les camps, dicté par l’horreur de sa propre masculinité arrogante. Dès que le dévoreur a été interpellé par son fils et qu’il est sorti de son silence, parlant avec exaltation de l’offensive Von Rundstedt et de « l’arme absolue », François décide de ne plus transporter les « coupons du traître » (p. 46). Cette séparation enfin accomplie et sans doute mal vécue pendant dix mois, il est appelé par Ingrid auprès de son père déclaré mourant, comme s’il l’avait tué, non symboliquement, mais dans la réalité. Ne pouvant imaginer rencontrer un père repenti, ce qui aurait été la seule solution, il ne supporte pas non plus l’idée des autojustifications ou des paroles de reproche d’un mourant, voire – l’art du sous-entendu règne sur ces pages – d’un pseudo-mourant. Ici encore, le flou dans la signification induit dans le chef du narrateur l’idée d’un chantage possible ou encore le sentiment que la figure angoissante du dévoreur est indestructible. Dans l’impossibilité d’affronter ce gouffre de signification au moment où se pose la question de la mort du père, il veut s’y précipiter tout entier en livrant son secret et en laissant le lecteur, à son tour, sur le trou de sens que représente sa propre mort. Il méprise désormais une vie qu’il a « tordue comme on se tord les mains » (p. 50) pour atteindre, en une seule cible, son père et lui-même. Si le fils lève le secret concernant la faute du père, il répète aussi la façon dont il s’est identifié de tout son être à cette faute. Et, seul dans la nuit, il forme le projet de se suicider d’une manière théâtrale, dans une mise en scène qui emprunte le style grandiloquent du dévoreur. Il ne serait pas ainsi le seul à être détruit ; il vise et veut tuer du même coup en lui l’Autre haï qu’il a introjecté, ce père indestructible et indigne dont il a toujours pensé qu’il n’avait pas le droit de vivre.
36Mais la dernière page rebat les cartes. François, après la planification de sa mort expliquée par lettre à son compagnon, semble se réveiller du cauchemar que fut sa vie. Une rêverie fait suite à un rêve nocturne de fin ou de commencement du monde, qui représente la fin ou le commencement de son monde à lui. Le narrateur se voit prendre, avec son ami, le chemin de la maison normande. Mais, leur dit-on, il n’y reste plus personne ; on a vu la veille un cortège de voitures la quitter.
37Quel désir révèle cette rêverie ? Sans doute, elle indique que la lettre a levé la solitude et la lourdeur du secret non partagé. Plutôt qu’aller au rendez-vous avec un père dit mourant, il voulait se noyer. Maintenant, dans sa rêverie, c’est épaulé par son compagnon, mais toujours hésitant, qu’il s’apprête à la rencontre décisive. Mais la veille on a fait disparaître son père, mort ou vivant, avec toute sa documentation. François rêve-t-il par là que l’affrontement n’ait pas lieu ? Ira-t-il pousser la porte dans la réalité ? Trouvera-t-il quelqu’un ou plus personne, s’il la pousse ? L’interprétation du lecteur, qui s’était refermée sur l’annonce du suicide, est suspendue et relancée.
38Mais ce suspens est aussi une menace : le père n’est pas déclaré mort, il a disparu. Et François, prétendu orphelin de père alors qu’il ne l’était pas, l’est-il cette fois devenu vraiment ? Ni mort ni vivant, le père disparu garde bien son statut mythique. Cette annulation du temps est aussi une éternisation de la faute, la sienne, mais aussi celle, imaginaire, de son fils. La première version de Dévoration, parue en 2003 sous le titre Le Dévoreur, se bouclait sur le suicide du narrateur. La finale de Dévoration n’est un adoucissement qu’en apparence. La rêverie portant sur la disparition d’un père dont le fils n’arrive pas, même d’une manière ambivalente, à souhaiter la mort, scelle l’impossible séparation entre eux et rejoint les craintes du Tasse croyant entendre « les trompettes du Jugement et l’“Allez, maudits dans le feu éternel” » (Torquato, p. 42-43). Certes, ici, le roman se termine sur un temps suspendu humain et laïque – contemporain – et le feu infernal de la faute dévore un narrateur bourreau et juge de lui-même. N’empêche. Là réside l’homologie entre les deux œuvres, à ceci près que les dernières pages de Torquato s’ouvrent sur la « lumière céleste » de l’écriture qui rebrousse la souffrance en création.
Notes
1 Sempoux (André), Torquato, Avin, Éditions Luce Wilquin, 2012. (Nouvelle version profondément remaniée du roman Torquato, l’ami d’un autre temps, publié aux mêmes éditions en 2002.)
2 Sempoux (André), Dévoration, suivi de Nuit blanche, Avin, Éditions Luce Wilquin, à paraître en mars 2013. (Dévoration est la nouvelle version profondément remaniée du roman Le Dévoreur, publié avec d’autres textes dans Le Bol à moustaches, Éditions Luce Wilquin, 2003. « Nuit blanche » est une nouvelle inédite.)
3 Ainsi s’est exprimé Jacques De Decker lors de la remise, en juin 2010, du prix Alix Charlier-Anciaux à André Sempoux.
4 La Boëtie (Estienne de), De la servitude volontaire, ou Contr’un, édité par Malcolm Smith, Genève, Droz, coll. Textes littéraires français, 1987, p. 68.
5 Le poète s’adresse au Métaure, petit fleuve sur lequel, non loin de l’actuelle cité d’Urbin, fut défaite l’armée carthaginoise.
6 Traduction personnelle de la « chanson » « Al Metauro » publiée dans Tasso (Torquato), Poesie, Milan-Naples, Riccardo Ricciardi, coll. La Letteratura italiana, Storia e Testi, n° 21.
7 Lacan (Jacques), Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, coll. Le Champ freudien, p. 558.
8 Sempoux (André), L’Aubier, poème, Bruxelles, Les Éperonniers, coll. Feux, 1996, p. 39.
9 Freud (Sigmund), « Deuil et mélancolie », dans Métapsychologie, traduction par Laplanche et Pontalis, Paris, Gallimard, coll. nrf Idées, 1968, p. 158.
10 Sempoux (André), « Les héros de mes histoires », dans La Francophonie : espace ou frontières, Iasi, Éditions universitaires Alexandru Ioan Cuza, 2003, p. 189-195.
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Référence papier
Ginette Michaux, « Histoire et Roman : faute de Père », Textyles, 43 | 2013, 139-156.
Référence électronique
Ginette Michaux, « Histoire et Roman : faute de Père », Textyles [En ligne], 43 | 2013, mis en ligne le 20 février 2014, consulté le 18 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/2368 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/textyles.2368
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