Le jeu comme métaphore de l’écriture chez Jean-Philippe Toussaint : de la règle au vertige
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- 1 Toussaint (Jean-Philippe), Monsieur, Paris, Minuit, 1986, p. 90, désormais abrégé M.
- 2 Ruffel (Lionel), Le Dénouement, Lagrasse, Verdier, 2005, coll. Chaoïd, p. 92-93.
1Fléchettes, football, scrabble, ping-pong, courses hippiques, billard, pétanque, échecs, bowling, etc. – sans oublier les jeux que le narrateur invente lui-même (« Monsieur arrivait maintenant […] à remonter dans son bureau sans ôter les mains de ses poches »1) : le dispositif du jeu se décline dans l’œuvre de Jean-Philippe Toussaint sous les formes les plus variées. Bien que son rôle dans le développement culturel et l’éducation morale de l’individu soit aujourd’hui parfaitement attesté, le jeu se définit traditionnellement comme une activité gratuite, ne visant d’autre but que le plaisir des participants qui s’y adonnent (le Petit Robert). Cette acception contraste toutefois avec l’attitude du joueur qui nous intéresse ici. Personnage nonchalant voire « involontariste »2, le narrateur des romans de Toussaint (ou son incarnation à la troisième personne dans Monsieur) se distingue par le rapport problématique qu’il entretient avec le réel et avec l’autre. Quel que soit le roman, cette relation ne va jamais de soi : le narrateur adopte une position de retrait vis-à-vis des autres, ne cessant de manifester son indifférence ou son incompréhension. Réticent à se plier au jeu des conventions sociales, il se dérobe continuellement, de façon à créer des situations de communication ou d’échange atypiques. Lorsqu’il joue, cependant, le narrateur se départit de son flegme pour s’investir totalement dans le jeu. Le voici qui se démène pour remporter la partie, pris soudain d’une hargne que nous ne lui connaissions pas. L’attitude compétitive qui le caractérise alors tranche avec le désintérêt insouciant qu’il manifeste habituellement pour toute interaction sociale. Comment expliquer l’antinomie entre le sérieux avec lequel ce narrateur joue et l’indolence qui signale sa manière d’être-au-monde ? Selon nous, le jeu fait partie des stratégies développées par le narrateur des romans de Toussaint pour se dérober à une confrontation directe avec l’autre. Le dispositif participe ainsi à l’entreprise d’épuisement du réel explicitée par le narrateur de L’Appareil-photo, lorsque Pascale met en doute la logique de son comportement.
- 3 Toussaint (Jean-Philippe), L’Appareil-photo, Paris, Minuit, 2007 [1989], coll. Double, n° 45, p. 14 (...)
Elle se méprenait en effet sur ma méthode, à mon avis, ne comprenant pas que tout mon jeu d’approche, assez obscur en apparence, avait en quelque sorte pour effet de fatiguer la réalité à laquelle je me heurtais, comme on peut fatiguer une olive par exemple, avant de la piquer avec succès dans sa fourchette, et que ma propension à ne jamais rien brusquer, bien loin de m’être néfaste, me préparait en vérité un terrain favorable où, quand les choses me paraîtraient mûres, je pourrais cartonner.3
2Dans L’Appareil-photo, le narrateur opère d’ailleurs lui-même un parallèle entre sa stratégie de vie et le jeu d’échecs. Ce rapprochement nous invite à étudier comment l’espace fictif ouvert par le jeu modifie le rapport du narrateur à l’autre et au monde. Cette relation est amenée, selon nous, à se modifier au fil de l’œuvre de l’auteur : le narrateur glisse peu à peu de la catégorie des jeux de compétition vers celle des jeux de vertige. La langue subit un traitement similaire, délaissant progressivement les assertions brèves et rigoureuses pour mimer le mouvement confus et perpétuel de la pensée.
L’impossible communication avec l’autre
- 4 Caillois (Roger), Les Jeux et les Hommes. Le masque et le vertige, Paris, Gallimard, 1991, coll. Fo (...)
- 5 Huizinga (Johan), Homo ludens : essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, 1951, p. 33 (...)
- 6 Toussaint (Jean-Philippe), La Salle de bain, Paris, Minuit, 1985, p. 44.
- 7 Toussaint (Jean-Philippe), La Télévision, Paris, Minuit, 1997, p. 254.
3Dans un essai célèbre, Roger Caillois étudie la vocation sociale du jeu et montre en quoi il est créateur de culture. Caillois définit le jeu comme une activité libre (le sujet a le choix d’y participer), séparée (limité dans le temps et l’espace), incertaine (l’issue est inconnue), improductive, réglée et fictive4. Dans les années cinquante, Johan Huizinga insistait déjà sur le caractère normé du jeu : les règles de celui-ci déterminent l’univers dans lequel il peut se dérouler. Pour ceux qui entrent dans cette sphère (acteurs comme spectateurs), seule ces nouvelles règles importent : « [d]ans la sphère du jeu, les lois et coutumes de la vie courante n’ont pas de valeur »5. C’est donc le code sur lequel repose le dispositif qui libère momentanément le sujet des lois du monde réel en le faisant pénétrer dans une fiction aux règles explicites, qu’il partage avec les autres joueurs. En créant une interaction au sein de laquelle les lois qui régissent traditionnellement l’échange social n’ont pas cours, le jeu instaurerait-il une communication non problématique entre le narrateur et ses adversaires ? Le brusque changement d’attitude qui identifie l’entrée du narrateur dans le jeu semble indiquer qu’un échange a effectivement lieu. Pour nous en convaincre, rappelons-nous le commentaire dédaigneux du narrateur après la partie de Monopoly de La Salle de bain : « J’allai me coucher après les avoir écrasés (il n’y a pas de secret, au Monopoly). »6 Ou son cri de victoire dans La Télévision : « But ! T’as vu ça, dis-je. C’est une passoire, ton fils, dis-je à Delon […]. Mais laisse-le gagner, il a cinq ans ! dit-elle. »7 Outre l’effet indubitablement comique qui se dégage du sérieux avec lequel le narrateur joue, nous sommes frappés par l’attitude impitoyable qu’il adopte vis-à-vis d’autrui. Lui qui trouve toujours un moyen de se dérober affronte ses adversaires de jeu sans chercher à prendre la tangente. Toutefois, quel que soit le jeu auquel le narrateur de Toussaint participe, la communication échoue. Qu’il gagne ou qu’il perde la partie, Monsieur, par exemple, ne parvient pas à échanger avec autrui autre chose que des balles. Au football, il se tient « à l’écart du groupe » (M, p. 14). Lorsqu’il joue au ping-pong, sa défaite contre Hugo comme sa victoire contre le secrétaire d’État ne donnent lieu à aucune suite. Il propose « une revanche sans enthousiasme » (M, p. 62) au secrétaire d’État que celui-ci décline pour aller lire au soleil. Monsieur se retrouve à nouveau seul et endosse alors le costume du jardinier pour tailler quelques rosiers : soit un jeu de rôle, qui perd toutefois sa vocation sociale par l’attitude solitaire de Monsieur, s’étant volontairement mis à l’écart du groupe. Lorsqu’il tente d’apprendre à ses nièces à jouer aux échecs, celles-ci ne manifestent pas un intérêt réel pour ce jeu. La communication avec autrui échoue encore une fois : « Nous, on se comprend, hein, dit-il. Il s’assit à côté d’elles et, les bordant, hein, répéta-t-il avec tristesse. Qu’est-ce que tu dis, tonton ? Non, elles ne comprenaient rien. » (M, p. 72)
4Avec Anna Bruckhardt non plus Monsieur ne parvient pas à communiquer. Toujours sur le mode du jeu, il associe les étoiles qu’il observe aux stations de métro parisiennes :
Debout à côté de la chaise, Monsieur resta longtemps ainsi à regarder le ciel, et, à mesure qu’il s’en pénétrait, ne distinguant plus maintenant qu’un réseau de points et les lignes des constellations, le ciel devint dans son esprit un gigantesque plan de métro illuminant la nuit. (M, p. 93)
5La force de ce passage naît du contraste entre la trivialité de l’image qu’il crée et sa poésie. Monsieur n’agit pas conformément au stéréotype du sujet perdu face à l’immensité du ciel qu’il contemple et qui lui renvoie son insignifiance. Désireux de rationaliser à l’extrême son rapport avec l’inconnu, il crée un espace de médiation construit autour d’une règle simple : chaque étoile est assimilée à une station de métro, afin que les constellations qu’elles forment dessinent la carte du réseau souterrain parisien. Monsieur recourt au dispositif du jeu pour ne pas être saisi de vertige : l’univers insaisissable dans la contemplation duquel il pourrait se perdre est réduit aux dimensions d’une réalité que son esprit peut appréhender. Toussaint échappe au cliché en associant l’étendue infinie et éternelle du ciel avec l’espace confiné et précaire des constructions humaines. Sous le couvert de l’humour, il crée une image d’une belle intensité. Anna Bruckhardt, cependant, ne saisit pas la superposition que Monsieur opère entre les étoiles et le plan du métro :
S’arrêtant sur la place, Monsieur, la tête levée, tendit le bras en direction du ciel et suivit lentement du doigt la ligne Sirius-Aldébaran en expliquant à Anna Bruckhardt que l’Odéon dans son esprit était cet astre-là, Aldébaran. Lequel ? dit Anna Bruckhardt. Là, dit Monsieur, sous le A retourné, l’étoile presque orange. Non, je ne vois pas, dit Anna Bruckhardt, qui n’écoutait pas vraiment, du reste, en continuant de scruter le ciel à côté de lui. (M, p. 111)
6Monsieur et Anna Bruckhardt ne partagent pas le même code de références et l’incompréhension qui en résulte renforce le gouffre qui les sépare. L’artificialité de leur relation rend encore plus visible l’isolement de Monsieur.
- 8 Caillois (Roger), Les Jeux et les Hommes, op. cit., p. 135.
7La codification du jeu ne permet donc pas à Monsieur d’échanger avec l’autre, mais révèle au contraire le caractère arbitraire de toute loi et l’impossibilité pour le sujet d’établir une communication transparente avec autrui. En jouant, Monsieur se soumet librement à une règle explicite ou en invente une : il s’interdit, par exemple, de sortir les mains de ses poches pour remonter dans son bureau. Monsieur saisit tellement bien le caractère arbitraire de la règle du jeu qu’il se permet de la modifier : lorsqu’il joue au football, il remonte le terrain pour se placer « en embuscade en face des buts adverses » (M, p. 14-15) alors qu’il est défenseur ; il laisse les Parrain tricher au scrabble ; il accorde des points d’avance à son adversaire au ping-pong… A priori, ce comportement est étrange, puisque le jeu ne fonctionne que si tous les participants acceptent de se soumettre à la règle fixe sur laquelle il repose. Cependant, Monsieur, en inventant et en transgressant les règles du jeu, souligne leur caractère arbitraire. Le jeu se distingue donc du monde réel puisque, contrairement à ce dernier, il est reconnu comme une fiction par l’ensemble de ses participants et révèle la nature conventionnelle des règles qui permettent son fonctionnement. Le recours au jeu, de la part de ce personnage qui se caractérise par sa méconnaissance des coutumes sociales ou son refus de s’y plier, révèle par analogie le caractère tout aussi arbitraire de la Loi sociale. Caillois et Huizinga rappellent par ailleurs que toute institution était autrefois un jeu dont il a fallu instaurer les règles8. Tandis que l’ordre social s’efforce de masquer le vide originel sur lequel il repose, le comportement de Monsieur vient souligner ce vide.
8Toutefois, bien que la Loi soit arbitraire, elle demeure indispensable ! Si le narrateur ne parvient pas à communiquer avec l’autre au moyen du dispositif, seul le caractère normé de celui-ci lui permet de se sortir des situations inextricables qui résultent de sa confrontation avec le réel. Lors de son dîner avec Anna Bruckhardt, Monsieur ne parvient pas à décider s’il doit payer la totalité de l’addition ou la moitié. Le fait que sa compagne lui assure qu’il n’y a « pas de règles en la matière » ne fait qu’accroître son désarroi. Puisqu’il n’a « aucune idée de ce qu’il con[vient] de faire dans ces cas-là » (M, p. 107), Monsieur fait appel au discours sans défaut des mathématiques et suggère une solution tout à fait insolite qui est « de diviser l’addition en quatre et de payer lui-même trois parts (c’est le plus simple, dit-il, d’une assez grande élégance mathématique en tout cas). » (M, p. 108) Monsieur recourt à la règle (ici mathématique) pour se sortir d’une situation des plus banales : au-delà de son caractère comique, ce « raisonnement irrationnel » insiste sur la nécessité de la Loi, qui sert à Monsieur de garde-fou pour lui éviter de basculer dans le gouffre de sa « perplexité » (M, p. 108).
De la compétition au vertige
9Tant que le narrateur contrôle l’univers normé du jeu, il reste calme et maître de lui-même. Il va jusqu’à afficher une assurance que nous ne lui connaissons pas. Cependant, il lui arrive de s’engager excessivement dans la compétition et d’abolir la distance entre lui et son adversaire. Il investit tout son être dans le jeu et lutte avec acharnement, se transformant peu à peu en un autre homme.
Monsieur avait remonté ses manches et ôté ses chaussures. Pieds nus, hargneux, complètement en sueur (mais vous devriez arrêter de jouer, s’écria Mme Pons-Romanov, vous êtes tout rouge), il s’accrochait pour tenir tête. Hugo jouait d’une manière très technique, souple et mobile, liftant, liftant, smashant – imparable. Furieux, s’acharnant, Monsieur, un autre homme, le regard épouvantable, releva les jambes de son pantalon, puis enleva sa montre pour reprendre son souffle un instant. (M, p. 54)
10Absorbé dans le jeu au point d’en oublier la nature fictive, Monsieur tombe dans une sorte de transe. Le fait qu’il se débarrasse de sa montre n’est pas anodin : il pénètre dans une réalité qui n’est plus régie par les lois spatio-temporelles du monde réel. Ce basculement est renforcé par le dérapage de la narration : d’ordinaire objective et rigoureuse, la langue mime ici le rythme de l’action. Elle multiplie les qualificatifs et les appositions pour donner au lecteur une impression de rapidité et de débordement. Le sentiment de vertige est d’autant plus fort qu’après un bref retour à la ligne, Toussaint nous impose une nouvelle partie de l’ouvrage de cristallographie du voisin Kaltz, dont la platitude et l’opacité contrastent avec la fluidité de la langue du paragraphe précédent.
- 9 Ibidem, p. 273.
11Nous avons jusqu’ici centré notre étude sur Monsieur pour montrer comment le dispositif du jeu y assume une fonction double, maintenant le sujet à distance des autres tout en lui offrant le recours à une règle qui lui évite d’être happé par le vide sur lequel repose toute loi. Néanmoins, à mesure que nous avançons dans l’œuvre de Toussaint, l’impression de vertige s’intensifie peu à peu, jusqu’à atteindre son apogée dans ses trois derniers romans gravitant autour du personnage de Marie. Pour reprendre la terminologie de Caillois, nous glissons progressivement de la catégorie des jeux de compétition (agôn), régis par le respect de la règle, à celle des jeux de vertige (ilinx). La loi s’estompe et la distance ironique qui luttait contre les effets de transe ou d’hypnose est tempérée9. Le caractère séparé du jeu est renforcé : le narrateur est transporté dans un espace-temps qui diffère de celui du monde réel :
- 10 Toussaint (Jean-Philippe), Fuir, Paris, Minuit, 2005, p. 99-101, désormais abrégé F.
Depuis que je jouais, j’étais transporté dans un autre monde, un monde abstrait, intérieur et mental, où les arêtes du monde extérieur semblaient émoussées, les souffrances évanouies. Peu à peu s’était tu autour de moi le turbulent vacarme de la salle, le tumulte de la musique et la vaine agitation des joueurs. J’étais seul sur la piste, ma boule à la main, le regard fixé sur l’unique objectif du moment, ce seul endroit du monde et ce seul instant du temps qui comptaient pour moi désormais, à l’exclusion de tout autre, passé ou à venir, cette cible stylisée que j’avais sous les yeux, géométrique, et par là même indolore – car la géométrie est indolore, sans chair et sans idée de mort –, pure construction mentale, rassurante abstraction, un triangle et un rectangle, le triangle des dix quilles blanches et rouges bombées que j’avais sous les yeux et le rectangle de la longue allée de bois naturel presque blanc de la piste qui s’étendait devant moi, lisse et à peine huilée, comme une invitation à lancer la boule et la regarder rouler en silence, au ralenti, la suivre, l’accompagner et la porter en esprit au bout de la piste en ne pensant plus à rien, et plus même à la mort du père de Marie, avec l’esprit se détournant enfin de la pensée de la mort du père de Marie – cela faisait plus de vingt heures maintenant que j’attendais ce moment de ne plus penser à la mort du père de Marie – la boule qui continuait de rouler et allait se fracasser dans les quilles en les renversant toutes en me procurant un bref, et violent, spasme de jouissance.10
- 11 Saussure (Ferdinand de), Cours de linguistique générale, publié par Bally (Charles) et Sechehaye (A (...)
- 12 Dans les entretiens qui ont suivi la sortie de La Vérité sur Marie, Jean-Philippe Toussaint a évoqu (...)
12Le dispositif du jeu suspend le temps et efface les limites de l’espace qui entourent le narrateur, « tel le tremblé ouvert d’un contour de Rothko » (AP, p. 93). Tendu vers « ce seul endroit du monde et ce seul instant du temps », il n’entend plus les sons du monde et n’en perçoit plus les formes. Dans cette longue phrase, dont l’ampleur, la souplesse et le rythme contrastent tellement avec l’écriture de Monsieur, nous comprenons que la pensée du narrateur se fond dans le mouvement de la boule de bowling. Grâce au jeu, le narrateur canalise la « masse amorphe et indistincte »11 que forme la pensée. Tandis que la boule roule sur la piste et renverse toutes les quilles, sa pensée se dénoue : il parvient un instant à ne plus penser à la mort du père de Marie. Paradoxalement, le narrateur ne cesse de rappeler cette mort alors qu’il prétend s’en détacher. Comme la boule qui roule sur elle-même, l’écriture revient trois fois sur ces termes (« la mort du père de Marie ») et son mouvement de ressassement (qui évoque l’acte sexuel) permet alors au narrateur de se libérer en « un bref, et violent, spasme de jouissance ». La concision de ces derniers mots, scandés par la ponctuation, tranche avec la fluidité de la phrase qui les précède. Ce contraste libère une « énergie romanesque »12 qui transporte le lecteur au paroxysme de cette spirale cinétique, pour l’emporter soudain par la force centrifuge de l’explosion aux marges du paragraphe, encore hébété par le choc.
13Nous avons vu que le caractère réglé du dispositif sert de parapet pour éviter au narrateur de glisser dans le vide. Dans la partie de bowling reprise ci-dessus, la cible géométrique assume cette fonction : « indolore, sans chair et sans idée de mort », cette « rassurante abstraction » empêche le narrateur de basculer dans la souffrance que lui cause la mort du père de Marie. À la manière des danseurs qui fixent un point immobile pour ne pas perdre totalement le contrôle de leur corps, le narrateur, transporté dans le « monde abstrait » aux frontières floues du jeu, focalise son regard sur la cible, « ce seul endroit du monde et ce seul instant du temps » qui comptent pour lui à ce moment. Si ce point disparaît, le jeu se transformera en transe et le narrateur sera emporté dans une extase semblable à celle des derviches tourneurs.
14Le narrateur, d’abord réticent, finit par être gagné par le jeu, au point que toute son attitude s’en trouve transformée. Motivé par la présence de Li Qi, il s’investit de plus en plus dans la compétition avec Zhang Xiangzhi. Soudain, la sonnerie d’un téléphone portable – porteur de mort (F, p. 44) – interrompt le jeu.
Debout sur la piste, immobile, les yeux intenses, je fixais cette unique quille à l’extrême droite de la piste, je la fixais de toute la puissance de mon regard, et je respirais doucement, calmement, j’essayais de faire le vide dans ma tête, de détendre ma main et d’accorder ma respiration à l’instant qui passait, quand j’entendis soudain un bruit derrière moi – un bruit à peine audible, vibrant, répétitif, comme étouffé sous une épaisseur de tissu –, le bruit d’un téléphone portable qui résonnait dans la poche de chemisette de Zhang Xiangzhi. (F, p. 108)
15Le narrateur est alors violemment entraîné par Zhang Xiangzhi et Li Qi dans une fuite à moto dont il ne comprend pas l’enjeu. Brusquement privé de la « rassurante abstraction » de la règle (« cette unique quille à l’extrême droite de la piste ») comme de tout repère linguistique et culturel, il pénètre dans un monde de sensations vertigineux. Sa perception décalée du monde ne capte que des couleurs et des sons.
J’avais l’impression que nous faisions du surplace sur l’autoroute, comme figés, pétrifiés, statufiés, arrêtés là dans cette position de recherche de vitesse vertigineuse, nos trois corps penchés en avant sur la moto […], nos trois corps inclinés qui semblaient n’appartenir qu’à une seule créature tricéphale affolée et fuyante, aplatie sur cette vrombissante structure d’acier qui filait dans la nuit dans le rugissement ininterrompu du moteur, mais qui semblait ne pas vraiment s’éloigner des lieux que nous venions de quitter ni se rapprocher de ceux vers lesquels nous nous dirigions, paraissant rester sur place sous l’immense voûte céleste qui enrobait l’autoroute, comme si nous n’avancions plus et que c’était seulement les lumières des phares qui bougeaient autour de nous, qui nous croisaient et venaient nous aveugler, des traînées vertigineuses de blanc ou de bleu électrique qui filaient dans la nuit et montaient au ciel en faisant vaciller l’horizon. (F, p. 113-114)
16Paradoxalement, la vitesse de l’action suspend le temps. Le narrateur perd les limites de son être pour se fondre dans cette « créature tricéphale affolée et fuyante ». Il devient spectateur d’un univers sur lequel il n’a plus prise. Les traînées de couleurs et les sons étouffés nous rappellent la vision du monde qui s’offre à nous lorsque nous tournons à grande vitesse dans un manège de fête foraine, évoluant hors du temps et de l’espace réels. La juxtaposition des détails sur lesquels le narrateur focalise son regard crée une impression de vertige qui saisit le lecteur, pris dans le tourbillon de l’écriture de Jean-Philippe Toussaint. Cette fuite s’apparente au vide et à la mort et prive le narrateur de sa position de sujet pour le réduire à un objet pris dans le mouvement du monde. Pourtant, il s’en dégage quelque chose de l’ordre du sublime, capable de capter « la fulgurance de la vie » et « l’élan furieux » (AP, p. 113) que le narrateur dit savoir porter en lui dans L’Appareil-photo.
Fatiguer le réel
17Contrairement à ce que nous avions pressenti, la règle qui fonde le dispositif du jeu ne facilite pas la relation du narrateur à autrui, mais renforce sa position de dérobade qui le maintient à distance du réel sans toutefois l’en exclure. Selon nous, ce comportement atypique participe de la stratégie d’épuisement du réel décrite dans L’Appareil-photo. Isolé dans les toilettes de la station-service, le narrateur laisse sa pensée suivre son cours et, à partir d’un problème d’échecs, revient sur le motif de l’olive, que nous avons évoqué en amont :
Personne n’était venu me déranger jusqu’à présent, et je m’attardais là tranquillement, songeant à ce problème d’échecs qu’avait composé Breyer où toutes les pièces étaient en prise, ce qui tenait au fait que lors des cinquante derniers coups aucun pion n’avait été déplacé ni aucune pièce capturée. Ce problème […] représentait à mes yeux un modus vivendi des plus raffinés. Dans ses parties officielles, du reste, Breyer faisait montre de la même courtoisie, confinant sagement toutes ses pièces derrière des lignes fermées et préparant des plans d’attaque à très long terme qui, dans un premier temps, consistaient simplement à accroître avec de minuscules raffinements infinis le degré de dynamisme potentiel de ses pièces (et dans un deuxième temps – à massacrer). Bien qu’elles aient été confirmées par de tels succès obtenus à l’épreuve de la réalité, les idées de Gyula Breyer suscitaient le scepticisme en général, voire une certaine suspicion, parfois, tant elles donnaient lieu à des lignes de jeu paradoxales, où les desseins poursuivis n’étaient jamais clairement définis et où les pièces, suivant une logique déroutante d’accumulation d’énergie mise sans fin en réserve, manquaient systématiquement à tous leurs devoirs de recherche d’espace et de liberté. Et, tandis que je continuais de m’attarder dans cette cabine en suivant tranquillement le cours de mes pensées, je sentais confusément que la réalité à laquelle je me heurtais commençait peu à peu à manifester quelques signes de lassitude ; elle commençait à fatiguer et à mollir oui, et je ne doutais pas que mes assauts répétés, dans leur tranquille ténacité, finiraient peu à peu par épuiser la réalité, comme on peut épuiser une olive avec une fourchette, si vous voulez, en appuyant très légèrement de temps à autre, et que lorsque, exténuée, la réalité n’offrirait enfin plus de résistance, je savais que plus rien ne pourrait alors arrêter mon élan, l’élan furieux que je savais en moi depuis toujours, fort de tous les accomplissements. Mais, pour l’heure, j’avais tout mon temps : dans le combat entre toi et la réalité, sois décourageant. (AP, p. 49-50)
18Dans ce passage, Toussaint n’utilise pas la métaphore des échecs pour comparer le jeu au modus vivendi de son narrateur ; ce dernier laisse son esprit s’attarder sur ce problème et sa stratégie de vie devient la stratégie de jeu de Breyer ! Ainsi, le virtuel du jeu d’échecs se confond avec le réel du personnage. À la lumière de ce passage, nous comprenons que le narrateur vit constamment sur le mode du jeu. Le dispositif fonctionne comme un tiers médiateur qui permet au protagoniste de « fatiguer le réel », seule stratégie possible pour ce dernier puisqu’il ne peut ni saisir la réalité qui l’entoure ni s’en extraire. La « courtoisie » dont il fait preuve, ainsi que le caractère « jamais clairement défini » de ses desseins, font partie de sa manière détournée d’aborder l’autre et le monde. Les détours que réalise le narrateur miment ceux qu’emprunte l’écriture de Toussaint. Détruisant le carcan rigide du récit traditionnel, l’auteur tisse la narration des petits riens de la vie d’un homme.
19Contrairement au récit traditionnel, l’œuvre de Jean-Philippe Toussaint évolue au rythme des anecdotes de la vie du narrateur. Privé de début et de fin au sens classique, ses romans sont à l’image de leur protagoniste : « Monsieur, un puits d’anecdotes. » (M, p. 101) Est-ce à dire que Toussaint ne poursuit, en écrivant, aucun autre dessein que l’accumulation de détails insignifiants ? Au contraire, il transpose la stratégie décalée du jeu de Breyer à l’écriture pour suivre « une logique déroutante d’accumulation d’énergie mise sans fin en réserve ». Toussaint s’efforce lui aussi de « fatiguer le réel » afin de pouvoir « cartonner ». Le dispositif du jeu fonctionne donc comme métaphore du dispositif langagier.
- 13 Saussure (Ferdinand de), Cours de linguistique générale, op. cit., p. 125-127.
20Cette hypothèse est renforcée par la comparaison que fait Saussure entre les échecs et la langue pour démontrer la primauté de la perspective synchronique sur la perspective diachronique. Le théoricien explique que la valeur d’une pièce est établie à l’avance, de façon arbitraire et ne prend son sens que par rapport à la valeur des autres pièces présentes sur l’échiquier. Le jeu d’échecs, comme le langage, fonctionne donc bien comme un système au sein duquel les unités se combinent et s’articulent les unes par rapport aux autres. Ce système évolue dès qu’une seule des unités change de position dans le système. Ce changement, si minime soit-il, provoque des répercussions sur l’ensemble du système, dont les joueurs (ou les usagers) ne peuvent prévoir les limites13. Faisant sienne la stratégie de Breyer, Toussaint dispose habilement les unités langagières les unes par rapport aux autres pour accumuler entre elles, par d’infimes déplacements, une énergie capable de dire cette chose « inextricablement enfouie dans les profondeurs inaccessibles de [son] être », « l’élan furieux » (AP, p. 113) que le narrateur porte en lui.
Notes
1 Toussaint (Jean-Philippe), Monsieur, Paris, Minuit, 1986, p. 90, désormais abrégé M.
2 Ruffel (Lionel), Le Dénouement, Lagrasse, Verdier, 2005, coll. Chaoïd, p. 92-93.
3 Toussaint (Jean-Philippe), L’Appareil-photo, Paris, Minuit, 2007 [1989], coll. Double, n° 45, p. 14, désormais abrégé AP.
4 Caillois (Roger), Les Jeux et les Hommes. Le masque et le vertige, Paris, Gallimard, 1991, coll. Folio essais, n° 184, p. 42-43.
5 Huizinga (Johan), Homo ludens : essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, 1951, p. 33.
6 Toussaint (Jean-Philippe), La Salle de bain, Paris, Minuit, 1985, p. 44.
7 Toussaint (Jean-Philippe), La Télévision, Paris, Minuit, 1997, p. 254.
8 Caillois (Roger), Les Jeux et les Hommes, op. cit., p. 135.
9 Ibidem, p. 273.
10 Toussaint (Jean-Philippe), Fuir, Paris, Minuit, 2005, p. 99-101, désormais abrégé F.
11 Saussure (Ferdinand de), Cours de linguistique générale, publié par Bally (Charles) et Sechehaye (Albert), Paris, Payot, 1982, p. 155.
12 Dans les entretiens qui ont suivi la sortie de La Vérité sur Marie, Jean-Philippe Toussaint a évoqué à plusieurs reprises sa recherche d’une « énergie romanesque pure », qui nous semble faire très justement écho à la « logique d’accumulation d’énergie mise sans fin en réserve » telle qu’elle est présentée ci-après.
13 Saussure (Ferdinand de), Cours de linguistique générale, op. cit., p. 125-127.
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Référence papier
Alice Richir, « Le jeu comme métaphore de l’écriture chez Jean-Philippe Toussaint : de la règle au vertige », Textyles, 42 | 2012, 145-155.
Référence électronique
Alice Richir, « Le jeu comme métaphore de l’écriture chez Jean-Philippe Toussaint : de la règle au vertige », Textyles [En ligne], 42 | 2012, mis en ligne le 16 janvier 2014, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/2313 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/textyles.2313
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