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  • 1 VAN LERBERGHE (Charles), Lettres à Fernand Severin. Éd. Trousson (Raymond). Bruxelles, A.R.L.L.F., (...)
  • 2 Lettre de Van Lerberghe à Elskamp du 12 mars 1895 (citée d’après WARMOES (J.), « Huit lettres de Ch (...)

1Lorsque Van Lerberghe découvre Dominical de Max Elskamp, son attention se porte d’emblée sur la langue poétique singulière du poète anversois qui avait inventé une syntaxe dans la syntaxe, un « tour synthétique » résultant d’un long travail de simplification de la forme. Van Lerberghe se dit surtout frappé par des images comme « Maçons de ma communion » qui ne procèdent, estime-t-il, « ni de Laforgue ni de Maeterlinck »1. Dans une lettre, il félicite Elskamp d’avoir conquis une originalité foncière, une vision « si immédiate qu’il ne serait guère aisé de découvrir quels peuvent avoir été vos poètes de chevet » : « Vous avez su trouver cette chose rare : une vision, des images, des sensations, un style à vous »2.

2C’est sans doute ce rapport à langue poétique, accompagné d’une constante réflexion sur celle-ci, qui unit en profondeur les deux écrivains que nous présentons dans ce dossier et qui les caractérise bien mieux que les nombreux points communs qu’ils offrent à première vue. Certes, ils appartiennent strictement à la même génération ; ils sont tous deux Flamands et se réclament souvent de leur appartenance ethnique ; ils mènent une existence de solitaires et de célibataires ; ils restent en marge des systèmes littéraires tout en partageant les mêmes admirations et souvent les mêmes amitiés ; ils font partie du panthéon symboliste belge, tout en restant à l’ombre des « statues » (Maeterlinck, Verhaeren, Rodenbach). Mais ils partagent surtout une inquiétude profonde quant à la forme, une incertitude lancinante quant au langage, une recherche constante en matière de prosodie, de métrique, de syntaxe, une attention soutenue à l’image poétique. C’est ce qui les relie vraiment et les distingue en même temps de nombre de leurs contemporains.

  • 3 Voir ici même la contribution de SCEPI (Henri), « Le rythme du chant (à propos de Max Elskamp) ».

3Elskamp, porté par le rêve idéaliste de la fusion entre le sujet poétique et le sensible, cherche une langue poétique qui permet de s’enfoncer dans l’épaisseur des choses et soumet au substantif la structure métrique et syntaxique de ses poèmes. Mais il donne en même temps la mesure de ce que l’on peut saisir et de ce que l’on doit perdre, la « simplicité absolue » de sa phrase nominale reposant souvent sur un manque, une lacune, que les relances systématiques qui s’opèrent grâce aux conjonctions, aux redites, aux formules injonctives ou interpellatives3 ne parviennent pas vraiment à masquer.

  • 4 VAN LERBERGHE (Charles), Lettres à Fernand Severin. Op.cit., (lettre du 23 juillet 1899).
  • 5 Klinkenberg (Jean-Marie), « Charles Van Lerberghe », dans Jarrety (Michel) dir., Dictionnaire de po (...)
  • 6 C’est la conclusion du beau livre que Patrick LAUDE a consacré à La Chanson d’Ève (L’Eden entredit. (...)

4Van Lerberghe choisit de ne pas toucher au vers mais, tout en restant sans doute le plus classique de tous les symbolistes belges, il ne cesse de frayer la voie de son propre dépassement. Lorsqu’il s’attelle à sa Chanson d’Ève, il annonce fièrement à Fernand Séverin : « j’irai plus loin qu’Elskamp »4. Parti d’une esthétique de l’entrevoir, il veut apprivoiser l’« entre-voix » pour éviter toute lourdeur et tout didactisme à l’ample poème qu’il projette et qui deviendra la cime du symbolisme belge. Il se méfie de la métaphore – particulièrement de la métaphore en construction génitive si chère à Elskamp – et invente un phrasé aérien, fragile, attentif à la modulation, à la transformation, focalisé « sur des procès, non sur des choses »5. Mais la ductilité des grands poèmes de Van Lerberghe, si elle est traversée de lueurs qui éclairent les mots et les images, « se hâte de revenir à l’impondérable, au secret, à l’inexprimable »6 :

  • 7 La Chanson d’Ève, Paris, Mercure de France, 1952, p. 185 (« Crépuscule »).

Rien ne répond, et l’on s’enfuit
Terrifiées de ce silence7.

5Les dix études ici rassemblées reprennent sur nouveaux frais la lecture de ces deux symbolistes tardifs. Tardifs en ceci que leurs œuvres se déploient bien après le mouvement français, une quinzaine d’années pour le moins, et résolument dans ses marges : La Louange de la vie paraît l’année de la mort de Mallarmé (et de Rodenbach) ; La Chanson de la rue Saint-Paul est contemporaine de la revue Littérature qui donnera naissance au surréalisme ; La Chanson d’Ève des débuts d’Apollinaire… Mais « tardifs » ne signifie pas « attardés » : le symbolisme en Belgique se perpétue au tournant du siècle et jusqu’à la Première Guerre mondiale, tout en intégrant ce qui ailleurs en Europe (en Allemagne, en Italie, en Suisse, en France) se signale, avant-garde oblige, sous d’autres -ismes. Van Lerberghe et Elskamp sont en ce sens, mais de façon singulièrement opposée, sur les traces d’un Verhaeren qui plie son verbe aux accents poétiques du moment en tirant le symbolisme du côté de l’expressionnisme et du futurisme ; ils témoignent surtout, l’un comme l’autre, de l’indépendance de leur esthétique à l’égard des modes. D’autant plus que l’un et l’autre ont saisi, comme un prétexte, l’ancrage profond dans la réalité flamande pour la transfigurer dans un monde imaginaire, avec ce paradoxe au fond plus romantique que symboliste (la référence à Novalis y est pour beaucoup) que l’anecdote la plus locale (quoi de plus circonscrit que la rue Saint-Paul ?) génère des effets d’harmonie universelle.

6Nouvelles lectures, donc, qui ne prétendent pas à une totale redécouverte ni à des rapprochements singuliers. Ceux-ci naîtront éventuellement des points de vue qui se croisent çà et là. Ainsi sera-t-il question, à propos de Max Elskamp, de son entrée en poésie (O. Bivort), de ses procédés de réécriture de textes populaires flamands (Ch. Berg), de sa poétique du rythme (H. Scepi), de la thématique du mouvement et de l’immobilité (M. Viegnes), de l’influence de l’image et de la peinture (D. Laoureux), et même de cette curieuses prose de 13 pages qu’est « Le Stylite » (M. Otten) – le tout étant complété par un intéressant document sur la correspondance inédite entre Elskamp et Neuhuys (H.-F. Jespers). Van Lerberghe, lui, est pris de biais, par sa prose plutôt que par sa célèbre Chanson d’Ève : une analyse détaillée de deux Contes hors du temps, « La Belle et la Bête » et « Immoralité légendaire » (Ch. Lutaud) est suivie d’une étude sur l’influence des préraphaélites (L. Brogniez) et d’une autre sur son Journal de voyage en Italie (J. Paque).

7Si Elskamp bénéficie d’une audience plus forte que son contemporain Van Lerberghe, et dont témoigne la proportion des études de ce dossier, c’est qu’il est l’objet d’une attention plus publique qui l’a préservé de l’oubli : Elskamp a laissé derrière lui un ton unique, à la fois ironique, savant et faussement populaire. Van Lerberghe, lui, auquel ont pourtant été consacrés de récents travaux, est quelque peu victime de la rareté de son œuvre et de l’atypicité de sa trajectoire d’écrivain : non moins exigeants que ceux de l’Anversois, ses livres convoquent des codes de lisibilité peu canoniques où se mêlent tout ensemble prose et poésie, récit et spéculation philosophique. Comparaison n’est certes pas raison, mais on peut dire qu’Elskamp poète est à Laforgue ce que Van Lerberghe conteur est à Villiers de l’Isle-Adam : les premiers sont inventeurs d’une langue poétique sans pareil, les seconds raconteurs d’histoires qui s’imposent surtout dans leur puissance allégorique. Les deux dossiers qu’on va lire sont moins étanches qu’il n’y paraît ; les questionnements monographiques qui y sont menés se recoupent souvent, ne serait-ce que parce que les deux poètes, au même moment, sont travaillés par la même obsession de trouver une voix et une vision bien à eux.

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Notes

1 VAN LERBERGHE (Charles), Lettres à Fernand Severin. Éd. Trousson (Raymond). Bruxelles, A.R.L.L.F., 2002, pp. 56-57 (lettre du 12 mai 1892).

2 Lettre de Van Lerberghe à Elskamp du 12 mars 1895 (citée d’après WARMOES (J.), « Huit lettres de Charles Van Lerberghe à Max Elskamp », dans Le Thyrse, 1962, n°s 5-6, p. 220.)

3 Voir ici même la contribution de SCEPI (Henri), « Le rythme du chant (à propos de Max Elskamp) ».

4 VAN LERBERGHE (Charles), Lettres à Fernand Severin. Op.cit., (lettre du 23 juillet 1899).

5 Klinkenberg (Jean-Marie), « Charles Van Lerberghe », dans Jarrety (Michel) dir., Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours. Paris, P.U.F., 2001, p. 847.

6 C’est la conclusion du beau livre que Patrick LAUDE a consacré à La Chanson d’Ève (L’Eden entredit. Lecture de La Chanson d’Ève de Charles Van Lerberghe. New York, P. Lang, <Belgian Francophone Library>, 1994, p. 148.

7 La Chanson d’Ève, Paris, Mercure de France, 1952, p. 185 (« Crépuscule »).

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Pour citer cet article

Référence papier

Christian Berg et Jean-Pierre Bertrand, « Présentation »Textyles, 22 | 2003, 7-8.

Référence électronique

Christian Berg et Jean-Pierre Bertrand, « Présentation »Textyles [En ligne], 22 | 2003, mis en ligne le 07 février 2013, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/2277 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/textyles.2277

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Auteurs

Christian Berg

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