De Camille Lemonnier à Geneviève Mycke
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Isabelle SIX, Le Musée Camille Lemonnier. Bruxelles, 1996, 65 p.
1La brochure rédigée par Isabelle Six, histoirenne de lart, sous la direction d’Émile Kesteman, vice-président de l’Association des Écrivains belges, est préfacée par l’échevin de la culture d’Ixelles, Jean Breydel de Groeninghe. Elle est disponible au Musée.
2Dès sa création, en 1946, le Musée s’est installé au 150 de la chaussée de Wavre, dans un bâtiment offert par Eugène Flagey, alors bourgmestre de la commune d’Ixelles. Le patrimoine Lemonnier, cédé par Marie Lemonnier, fille du romancier, est toujours propriété de la commune, bien que l’immeuble ait été cédé à la Communauté française de Belgique en 1988. Les deux salles du rez-de-chaussée sont réservées à l’Association des Écrivains Belges. Le musée Lemonnier proprement dit occupe trois salles, dont l’une reconstitue le cabinet de travail du maître tel qu’il était rue du Lac en 1913.
3Le catalogue consacre quelques lignes à l’histoire du musée. Il passe ensuite en revue quelques-uns des artistes avec qui Camille Lemonnier était en relation et dont quelques œuvres sont exposées : Édouard Agneessens, Théodore Baron, Émile Claus, Constantin Meunier, Alfred Stevens, Théo Van Ryssdberghe, Eugène Verdyen et Isidore Verheyden. De nombreuses toiles de Louise Lemonnier, deuxième fille de Camille Lemonnier, sont signalées.
4Suivent une biographie succincte du « Maréchal de nos lettres », un catalogue des œuvres exposées (principalement des toiles, dessins, lithographies, mais aussi des lettres, des textes, des manuscrits, des photographies – dont les auteurs ne sont pas identifiés –, des sculptures, des écharpes commémoratives, du mobilier.., ) et une bibliographie des ouvrages consultés et des œuvres de Lemonnier (qui gagnerait à préciser les titres disponibles actuellement). Quelques reproductions en noir agrémentent ces pages.
5Dans Le Carnet et les Instants (n° 96, 15 janvier – 15 mars 1997), Thierry Horguelin souligne le dynamisme nouveau qu’Émile Kesteman insuffle à la maison. Espérons que cette brochure n’est qu’un premier pas et que les recherches se poursuivront. On se réjouit de voir bientôt des inventaires détaillés des archives du maître (manuscrits, correspondance, collections.., ) qui permettront la recherche et une analyse plus fouillée de son œuvre ainsi que de toute la vie intellectuelle et artistique de l’époque.
6Catherine Gravet
Jacques Marx, Verhaeren. biographie d’une œuvre. (Bruxelles), académie royale de langue et de littérature françaises, 1996, 675 p., ILL., ind.
7Le monument que Jacques Marx vient d’ériger à la mémoire du « poète national » que fut, entre autres dimensions, Émile Verhaeren, vient assurément à son heure. Quatre-vingts ans après la mort brutale de l’écrivain en gare de Rouen, cette publication rejoint d’autres entreprises récentes d’exhumation : l’exposition d’un Musée intime de Verhaeren à la Bibliothèque royale, une autre au Caillou-qui-bique, l’édition de la correspondance commencée par Fabrice van de Kerckhove, la constitution d’un Groupe Verhaeren autour de David Gullentops, l’édition critique de l’œuvre elle-même, l’apparition de Verhaeren au programme de certain concours en France et le lot de publications qui s’en sont suivies, le dossier d’études publié par Textyles, enfin. La convergence est manifeste et, comme il s’agit de toute évidence d’efforts non coordonnés au départ, elle mériterait assurément d’être interrogée. Redécouverte plus générale d’une fin-de-siècle qui connut une créativité artistique remarquable ? Nostalgie d’un Royaume unitaire où l’idée progressiste avait une consistance ? Ou plutôt recherche d’un modèle internationaliste et européen ?
8Le nationalisme n’est en tout cas pas la tasse de thé de Jacques Marx qui, ayant répudié une fois pour toutes ce genre de discours, se trouve fort mal à l’aise devant le dernier Verhaeren, celui des Ailes rouges de la guerre, Visiblement, il ne peut ou ne veut le comprendre, et tourne et retourne le problème en évitant comme la peste tout ce qui pourrait paraître justifier le combat d’un poète au secours de son pays « meurtri ». Par conséquent, au-delà de la condamnation de principe qu’inspire le non respect de la neutralité belge par l’Allemagne, et sauf, inopiné, l’adjectif « brutal » qui apparaît une seule fois, on fait l’impasse sur l’explication obvie : ce sont évidemment les comportements de la puissance occupante, tel que l’écho en parvenait au Havre et dans la presse internationale, qui permettent de rendre compte de la « haine » ressentie, voire ressassée par Verhaeren. En faisant silence là-dessus, l’auteur ne peut que déprécier le poète vieillissant, obéissant aveuglément à son affection pour le couple royal, ou en proie à une imagination pathologique, ou alors « complètement circonvenu » par Loyson, Il rompt ainsi une lance en faveur d’un dépassement des nationalismes et de l’« hystérie militariste » (p. 498) qui ont couté si cher à l’Europe contemporaine ; mais il n’est pas sûr que l’occultation a priori de certaines réalités historiques soit la meilleure lance, et il me parait que Verhaeren méritait à cet égard une écoute plus compréhensive, au sens que les sociologues donnent à cet adjectif et qui n’implique en rien une adhésion. Quoi qu’il en soit, l’hypothèse d’un retour psychologique à la période de « crise » (dont Jacques Marx, auparavant, avait comme d’autres critiques contemporains minimisé l’importance psychologique) est décidément peu éclairante, et l’auteur la reprend d’ailleurs sans la soutenir.
9C’est, disons-le immédiatement, la seule partie du livre qui laisse le lecteur sur sa faim, car le reste se tient, est suffisamment vectorisé par l’une ou l’autre thèse convaincante, est enfin abondamment documenté : ce Verhaeren est la somme biographique qu’on attendait, après les nombreux ouvrages déjà consacrés à l’écrivain par le passé, souvent grevés de défauts et bien sur indisponibles à l’état neuf. Comme le suggère _ maladroitement sans doute, car il ne saurait y avoir de « biographie d’une œuvre »– le sous-titre, le propos est utilement centré sur l’écrivain et le créateur que fut Verhaeren, plutôt que sur l’homme ; cela dit, rien d’essentiel dans l’existence de ce dernier ne parait avoir été négligé, et Jacques Marx taille avec un certain plaisir dans diverses anecdotes suspectes, ou à tout le moins non vérifiées.
10Si l’essentiel du parcours ainsi retracé souligne assurément le grand « rêve » d’un poète « européen », fraternel et enthousiaste, d’autres perspectives de synthèse que celle du Weltempfinder sont ouvertes. D’abord celle d’un Verhaeren essentiellement « visuel », ce qui rend évidemment compte de sa fascination pour les arts plastiques et ce qui ouvre opportunément le propos sur la dimension « visionnaire » de son écriture. Ensuite, celle d’un Verhaeren stratège au sein de l’institution littéraire. Sans doute la voie avait-elle été ouverte en ce sens par Paul Aron : Jacques Marx s’y engage en y déployant de colorées images, celle du décadent d’abord, ensuite celle de la Flandre et du « mythe flamand », consciencieusement construit à Paris par un Rodenbach dont Verhaeren a appris la leçon. S’agissant de ce dernier, depuis les travaux de Christian Berg, il est désormais hors de question de prendre au mot certains propos d’écriture – ceux de la « Trilogie noire » – pour des confidences biographiques : s’il ne faut pas évacuer l’influence réelle de l’air du temps et, par exemple, de la philosophie de Schopenhauer, sur le mental de l’écrivain, l’essentiel est cependant d’admettre qu’il y a dans la « crise » une construction, plus délibérée, plus artificielle dans le bon sens du mot, que les biographes préoccupés par l’homme n’ont souvent voulu l’admettre. S’agissant d’autre part des « irrégularités » commises par le « macaque flamboyant », l’idée est désormais bien illustrée d’un travail concerté. S’agissant enfin des « brumes du Nord » et de certaine imagerie rustique aboutissant au thème du « barbare » (cf. p. 308 sq.), la démonstration est désormais faite de leur plasticité, c’est-à-dire de leur fonctionnalité au sein d’un marché des signes et des stéréotypes d’où elles tirent leur valeur, où elles s’échangent. En particulier, J. Marx relève avec pertinence les enjeux du recours au discours pictural dans la rhétorique qui préside à la construction identitaire. La « germanité » de Verhaeren et le soutien qu’il trouve dans la peinture apparaissent ainsi comme les nœuds d’un processus de production-réception dont on tirera profit, spécialement, pour l’analyse globale de l’institution littéraire francophone dans une contrée périphérique (cf. « La Flandre est un songe. Construction et déconstruction identitaires au Royaume de Belgique », dans L’Histoire en partage. Usages et mises en discours du passé. Sous la dir. de J. Létourneau et B. Jewsiewicki. Paris, L’Harmattan, 1996, pp. 129-150).
11Plus généralement, l’ouvrage de J. Marx montre parfaitement comment l’œuvre « s’inscrit avec succès dans tous les courants culturels dominants du Jahrhundertwende », et ce n’est pas le moindre mérite du portrait ainsi brossé que cet équilibre entre avant- et arrière-plans. Le propos, estimeront d’aucuns, se déforce de se présenter sur un mode qui peut apparaitre quelquefois inutilement gonflé ou appuyé : est-ce que l’intentionalité est une chose si claire et si univoque, et est-ce qu’on peut construire, sur cet a priori d’une stratégie, une « génétique » de l’œuvre entière ? Et faut-il que cette « génétique » soit préalable à l’interprétation ? Il y a là une réduction un peu mécanique, qui tient sans doute plus au ton utilisé, surtout dans l’introduction, qu’aux attendus effectivement dégagés, lesquels sont opératoires au niveau où ils s’énoncent ; non dans l’ordre de ce qu’une théorie littéraire pointue » ferait de cette œuvre à divers égards « moderne », mais dans l’ordre de ce que Henri Moniot appelle la « factographie » et dans celui des enjeux institutionnels, y compris imagologiques. Forcément, une partie du débat va porter à présent sur le travail de Verhaeren, c’est-à-dire sur les manuscrits et les réélaborations ultérieures ; pour ces dernières du moins, l’édition entreprise par Labor apportera vraisemblablement un matériau décisif.
12Au-delà de ces divers aspects, et tout en saluant le travail considérable ainsi effectué par l’auteur, qui semble avoir tout lu sur le sujet, et qui en tout cas le manifeste par force citations, on peut être légèrement irrité par un certain négligé (certaine ponctuation, parfois certaine formulation curieuses), plus souvent par un certain emportement lisible à divers endroits, comme si le texte avait été rédigé avec un égal enthousiasme mais à des stades différents dans la maturation de son approche. L’auteur, qui taille quelques croupières à ceux qui ont confondu si volontiers la vie et l’œuvre, cède ainsi lui-même à cette tentation lorsqu’il assure que la « pièce “Les Pas” [...] révèle assez bien tout un mécanisme d’amplification transformant les bruits anodins entourant la maison natale en une sorte d’énigme » (p. 44). Il y a, certes, l’« amplification », qui est là pour assurer que le poème « n’est pas la conséquence mais le déploiement organisé » d’une « structure originelle » (p. 45) ; mais cette nuance semble l’aggiornamento d’une lecture qui reste mécaniste et dont la présence déforce l’idée, plus intéressante à mes yeux, de la construction institutionnelle (la question de savoir si elle est délibérée – « organisée »– et jusqu’à quel point est à cet égard seconde). Idem pour le « dynamisme appelé à s’incarner dans le régime d’écriture » (p. 46), ou encore de cette « forte illumination prismatique de l’esprit par le décor » (p. 31) ; et il est quelque peu paradoxal de relever que « ce qu’il y a en lui de plus flamand, ce ne sont pas ses origines, mais les dons extraordinaires [...] qu’il a hérités de la tradition picturale flamande » (p. 34). Un peu plus loin : « avec Dyserinck, nous pouvons estimer tragique l’effort de ces écrivains d’expression française mais de sensibilité flamande, qui furent les seuls à se croire réellement belges » (p. 37 ; cf. aussi p. 368), Si l’on adopte les vues d’Hobsbawm sur la construction des identités collectives, comme c’est le cas de J. Marx qui édifie sur cette base la part la plus intéressante de son ouvrage, alors on doit aussi renoncer à présenter les choses en ces termes, et l’on dira plutôt, quitte à ne pas pouvoir tirer cette révérence à Hugo Dyserinck, que l’effort de construction de ces écrivains pour se présenter comme « Belges » et comme « Flamands », nous ne voulons plus ou nous ne « croyons » plus pouvoir l’assumer après eux. Comment concilier l’idée que la fameuse « crise » est une construction littéraire avec l’affirmation que, « puisque le poète ressentait déjà les effets bénéfiques de sa rencontre avec Marthe Massin », « la crise était déjà finie » (p. 237) ? L’idée que la « Flandre » est une construction discursive, avec l’affirmation selon laquelle « le monde latin lui [V.] a toujours été en partie étranger » (p. 297), selon laquelle son « univers mental » a subi une « influence germanique » (p. 306) ou encore selon laquelle ses personnages sont « au demeurant bien réels et observés dans leurs attitudes naturelles » (p. 333) ?
13Cette « somme » biographique, à côté de ses indéniables qualités, souffre donc un peu d’être aussi une somme d’avancées dans des directions diverses et parfois mal intégrées. L’ouvrage multiplie les approches méthodologiques, sans jamais justifier ses choix. Il accorde un nombre de pages sensiblement égal à l’une ou l’autre question de détail, et aux faits d’importance capitale, comme si l’auteur, trop absorbé par les faits qu’il énonce, refusait à toute force de hiérarchiser son propos. Tantôt on retombe, mais c’est peut-être affaire de mots seulement, dans une sorte de biographisme, tantôt l’on mêle des apports socio-critiques à des apports de critique thématique, de critique interne, d’analyse institutionnelle ou d’anthropologie des collectivités. Si J. Marx s’est abondamment documenté, il semble parfois citer pour citer, et d’autres fois s’abstient ou de renvoyer pertinemment à certains travaux (pp. 57-59, par exemple, guère de renvoi en ce qui concerne les questions d’insécurité linguistique, ni en ce qui concerne la problématique des Irréguliers du langage), ou de renvoyer aux auteurs de la critique récente qui s’étaient avancés sur les mêmes terrains. Paul Aron, souvent cité, ne l’est pas toujours aux endroits où ses analyses sont vraiment proches de celles de l’auteur (p. 283, par exemple). Michel Biron n’est pas cité pour la question de la « modernité » (p. 101). Etc.
14Si certains passages paraissent en surcharge dans ce volumineux ouvrage (la récupération partielle d’un article consacré au voyage d’Edmond Picard au Maroc introduit ainsi un excursus), il manque en revanche un traitement plus explicite de la question des ressources matérielles du poète, qui n’est évoquée que fort tard et partiellement (pp. 404, 423). Savoir si cette dimension est anecdotique ou si elle a quelque effet dans l’élaboration d’une œuvre est évidemment engager toute une vision de la littérature. Par ailleurs fait également défaut un examen, même partiel, des innombrables textes de critique littéraire et théâtrale du Ver – haeren journaliste, que Jacques Marx, conformément à la tradition, continue de négliger.
15Plus gênante est la confusion entretenue par une biographie abondante certes, mais fondée sur « la tradition établie par les biographes » (p. 547), attitude bien imprudente de la part de celui qu’il n’a cessé de fustiger les lacunes de ses prédécesseurs. Cette biographie reprend en effet une série d’articles de L’Art moderne dont l’attribution reste éminemment douteuse, une chronique de la Revue rouge qui est de Lucien Jottrand, mélange les pré-originales avec les articles critiques tout en omettant par ailleurs de citer nombre de textes bien connus des spécialistes.
16Que les réserves émises ci-dessus n’aillent pas fausser la perspective : l’ouvrage est de poids, dans les deux sens de l’expression, et le vaste panorama qu’il brosse du tournant du siècle autant que la thèse majeure qu’il défend en font un ouvrage de référence qu’il sera longtemps utile de détenir.
17Pierre Halen- U.I.A.
Georges Garnir, Baedeker de physiologie bruxelloise à l’usage des étrangers. Suivi de Un Bruxellois d’adoption par Paul Delsemme. Bruxelles, Labor, coll. Bruxelles-Capitale n° 6, 1994, 92 p.
18S’inspirant sur le mode parodique d’une lignée de guides touristiques célèbres, ce « Baedeker » renoue avec la tradition des « physiologies », apparues en France vers 1840. George Garnir (1868-1989) y pose le regard amusé et complice d’un provincial sur Bruxelles, en évoquant la vie des habitants d’un quartier populaire au début du siècle.
19Constituée d’extraits choisis parmi quelques œuvres – Zievereer (1906), Krott et cie (1907), Architek ! (1910) –, cette amusante réédition s’accompagne d’une courte et intéressante étude consacrée à Garnir par Paul Delsemme. Elle restitue à cette production son cadre historique et littéraire, et contribue à attirer l’attention sur un auteur encore peu connu, mais dont la trajectoire professionnelle est assez représentative d’une classe d’écrivains, attachés à des genres moins consacrés par l’histoire littéraire, comme les revues théâtrales ou le journalisme.
20Marianne Michaux- U.L.B.
Ben Durant, Marcel-Louis Baugniet, peintre et designer. Préface de Jean-Pierre Maury, Bruxelles, Ed. Quadri Gallery (49, rue Tenbosch, B-1050 Bruxelles), 1995, 64 p., ill., bibl.
21Édité à l’occasion de l’exposition Marcel-Louis Baugniet et Mesures, qui avait été organisée par la Galerie Quadri du 6 décembre 1995 au 27 janvier 1996, ce beau catalogue mérite assurément mieux que le statut d’une publication de circonstance. C’est, entre autres, que Baugniet lui-même est « un artiste historique, capital et méconnu », selon les termes du préfacier : on redécouvre aujourd’hui une mouvance artistique née dans les années 20 et qui avait quelque peu souffert des prestiges accordés tant à l’expressionnisme « flamand » qu’aux surréalistes. On sait que celte « plastique pure », inspirée par le cubisme et tentée par une recherche absolue de rigueur, dut en quelque sorte se replier (si tant est qu’il s’agisse d’un recul) vers ce qu’on appelle les arts appliqués, à moins qu’il ne s’agisse d’une option plus délibérée (« le beau c’est l’utile »). Baugniet devint donc « ensemblier-décorateur » et connut une période de purgatoire avant de retrouver, comme peintre, un nouveau public à partir des années 1970. J.P. Maury observe qu’il y a là une communauté de destin avec les artistes russes des années 20, qui eux aussi resurgirent longtemps après, et reprirent leurs travaux là où ils avaient dû les laisser.
22Ben Durant retrace plus en détail la vie de Baugniet, qui fréquente durant la guerre l’Académie de Bruxelles et y côtoie Magritte, Delvaux, Flouquet ; il découvre le travail de Klimt au palais Stoclet, reçoit les conseils de Khnopff, évoque la guerre dans divers travaux et débarque à Paris pour s’y laisser fasciner par l’abstraction. Revenu à Bruxelles, il y épouse la danseuse Akarova en 1923, l’année même où débute sa collaboration avec 7 Arts. C’est lui qui signe les décors de la fameuse pièce de Norge, Tam tam, créée en 1926, et, nous dit-on, signe le tract où les surréalistes dénoncent ses propres « turpitudes ». Ceci souligne une fois encore qu’on ne saurait étudier la littérature de l’entre-deux-guerres sans intégrer ses rapports avec les autres arts : la suite du parcours biographique le confirme. Ceci a des conséquences, par exemple, pour Magritte, qu’on a parfois tendance à trop isoler du milieu ici évoqué. Certains effets secondaires n’apparaissent pas ici : si l’on se souvient que Gaston-Denys Périer est un proche parent de Baugniet, on voit mieux d’où viennent les débats qui ont agité les débuts de l’art congolais ces années-là. En bref, un ouvrage aussi réussi qu’instructif, splendidement illustré, et que dépare à peine le traitement un peu sommaire du texte envisagé d’un point de vue graphique.
23Pierre Halen- U.I.A.
Ute Jancke, Le Temps-qu’il-fait, le Temps-qui-passe. Studien zum literarische Werk von Marie Geoers. Frankfurt a. M., New York, Peter Lang, Bonner Romanistische Arbeiten Bd. 57, 1996, 474 p.
24Comme l’auteur le rappelle dans son introduction, la bibliographie critique consacrée à Marie Gevers n’est pas abondante, et l’on a assez vite fait le tour des présentations générales de l’écrivain proposées par Adrien Jans ou, plus récemment, par Anne-Marie Mercier et Xavier Deutsch ; il n’y faut guère ajouter que la thèse de Cynthia Skenazi, dont une version élaguée parut naguère à l’enseigne de l’Académie, un certain nombre de mémoires de licence, quelques articles et autres « Lectures » – celles parues dans Textyles (n° 3) venant d’ailleurs d’être republiées. En somme, l’écart reste grand entre le relatif succès de l’œuvre au sein des collections patrimoniales (Passé Présent d’abord, Espace Nord ensuite) et, d’autre part, la curiosité réduite que les auteurs de véritables études lui ont accordée.
25Rien, à ma connaissance, sinon dans la grande presse, qui ait été publié en France. C’est d’Allemagne que nous vient la thèse d’Ute Jancke, travail qui relaie ainsi par sa provenance l’essai consacré en 1956 aux usages et superstitions (Brauchtum und Aberglaube im Romanwerk von Marie Gevers) par Oskar Niedermayer, ou encore l’intéressant article de Regina Esser (1995) sur La Comtesse des digues. Le travail de Ute Jancke offre deux pans d’appréhension, l’un critique, l’autre bibliographique, qui n’ont entre eux que des liens occasionnels.
26Au cœur de son essai critique, comme son titre l’indique, une nouvelle réflexion sur l’élément central que constitue le Temps dans l’œuvre et, par ailleurs, dans l’imaginaire et dans la réflexion de l’écrivain. Appréhendé sous la double forme du Temps-qu ’il-fait et du Temps-qui-passe – Wetter et Zeit –, le Temps avait déjà fait l’objet de divers commentaires, dont on ne peut pas dire que cet essai renouvelle vraiment l’orientation. Il les confirme plutôt, en les enrichissant par un examen systématique du document fondamental que constitue le fameux Mémorial du Naturaliste et du cultivateur (1872), ouvrage souvent cité par Marie Gevers elle-même. Ute Jancke, poussée dans cette direction par Paul Willems (« c’est un trésor »), présente cette fois de manière détaillée ce livre où sont aussi consignées les annales familiales de Missembourg, dont elle donne des extraits ; elle analyse aussi ses rapports, – parfois des reprises littérales –, avec l’œuvre et singulièrement avec Plaisir des météores. En outre, l’auteur complète de diverses manières les approches thématiques et symboliques qui avaient déjà été mises en œuvre, par Cynthia Skenazi principalement. Du côté des fleurs (et dès lors de Proust), du côté des animaux, ou, autres exemples, à propos du symbole de l’horloge ou de celui du château, on voit mieux se dégager la cohérence d’une écriture qui s’employa à faire, des savoirs traditionnels à propos de la Nature, une poétique romanesque. Les références critiques sont essentiellement constituées par les ouvrages consacrés à la symbolique et, bien sûr, par Bachelard, en plus de travaux publiés en allemand et qu’on gagne évidemment à connaitre. Le parcours, qui tient peu compte d’éventuelles évolutions, est globalisant : c’est de l’œuvre entière qu’il s’agit, y compris de son versant « africain », mais avec un certain respect des économies spécifiques à chaque titre.
27Le propos reste toutefois essentiellement présentatif. Il évite notamment le débat, pourtant essentiel, qui concerne la pertinence de cette vision du monde cyclique. Une note de conclusion (p. 229) fait de cette conception existentielle un élément précurseur par rapport à certains débats contemporains qu’on devine écologiques, mais s’abstient d’aller plus loin, pour la raison que l’écrivain ne s’est pas lui-même engagé sur la voie du politique. Ceci suscite deux questions : d’une part, le discours critique doit-il ainsi s’en tenir aux lieux qu’occupe le discours créatif ? D’autre part, Marie Gevers n’est pas si étrangère qu’il semble aux débats sociaux ; et, par exemple, on aurait aimé trouver ici un traitement de la question du statut de la femme, à propos duquel l’écrivain s’engagea par diverses réflexions publiées dans la presse, et qui pourrait bien être une pierre de touche dans ses spéculations sur les rapports de l’être humain avec le Temps, et avec son temps en particulier. Certes, on ne comprend rien à l’œuvre si l’on ne tient pas compte de la structure cyclique dont le paradigme est le Mémorial ; mais le conflit est constant entre cette structure réconciliante et, d’autre part, ce qui lui échappe et la menace, à savoir les figures du Mal (voir les apparitions du chat, notées p. 195 sq.), avec son éventuelle irréversibilité, et de la Douleur. De ce côté, d’ordre ontologique, comme du côté des ruptures historiques qu’imposent la guerre et, d’autre part, la technique, les limites de la vision cyclique sont plus que sensibles. Marie Gevers semble en avoir eu une conscience aiguë : de Guldentop à Vie et mort d’un étang, son écriture affronte, et pas toujours aussi victorieusement que l’assure U. Jancke (« So und nicht anders erfährt es durchgehend M.G. », p. 149), ce qui déstabilise la vision réconciliante. On pouvait attendre, dans une thèse, une plus nette mise à distance.
28Du côté bibliographique ou documentaliste, l’apport est tout autre (pp. 233-465). En fait de bibliographie, l’auteur reprend, à partir d’un critère alphabétique, l’inventaire de l’œuvre. Une telle base offre l’avantage de montrer que tel récit fut publié un nombre considérable de fois dans diverses revues : dans 11 périodiques différents, par exemple, pour « L’Affaire Bal » ! Mais on regrettera que certaines références ne soient pas plus complètes : de l’Almanach perpétuel des fruits offerts aux signes du Zodiaque, nous lisons ainsi qu’il a été publié en volume à Anvers en 1965, puis, en novembre 1966, dans L’École gardienne (« S. 86f. »). Cependant, nous ne trouvons pas l’éditeur du volume, le lieu de publication de la revue, ni la longueur ou la nature respective des deux versions. De « L’Absent », nous lisons que ce récit a paru dans La Vie, mais comme ce signalement est simplement collationné d’après une coupure qui figurait dans le Fonds de Missembourg, il faut que le lecteur se contente de la mention « s.d. ». Toujours sur la seule première page de cette bibliographie, nous trouvons mention d’un compte rendu publié par M. Gevers dans Cassandre le II mai 1935, mais la seule mention de ce titre : « Une amie de D.H. Lawrence », ne suffit pas à nous indiquer de quoi il retourne. Le contenu des recueils de récits n’est pas détaillé non plus : nous ne saurons pas dans quel volume « L’Affaire Bal » fut inséré. C’est trop peu. D’autres signalements semblent certes complets, comme celui des titres des poèmes formant suite publiée en revue, comme celui de la parution en feuilleton de La Comtesse des digues dans La Petite Illustration (mais ce n’est pas le cas de la parution dans Patrie suisse). Or, il a été assez montré que les recueils publiés par l’écrivain avaient une histoire aussi complexe que significative. En somme, s’il faut féliciter l’auteur d’avoir complété la liste publiée par C. Skenazi de diverses façons, le but qu’elle se propose, d’en donner une version aussi élaborée que possible (p. 20), est loin d’être atteint et les mentions « Ohne Seitenangabe » sont peu acceptables à ce niveau, au moins pour les périodiques accessibles. D’autant que des coquilles plus ou moins repérables sont demeurées : « Chanson pour mon merveilleux enfant » (p. 238) devient ainsi « Chanson pour mon meilleur enfant », Cassandre devient Cassandra (p. 241), Marie-Louise Bernard-Vérant devient Bernard-Verrant (p. 250)...
29Du côté des documents, il n’a pas été tenu compte de la correspondance, dont une mince sélection seulement a été publiée chez Labor. C’était là, à vrai dire, tout un continent. En revanche, on trouvera ici un inventaire du Fonds de Missembourg tel qu’il a été organisé, à l’époque de ses recherches, par Cynthia Skenazi en 32 classeurs, chacun abritant un certain nombre de dossiers. On dispose désormais d’un instrument de travail, compensant la relative difficulté d’accéder à ce Fonds, qui fut légué à la Bibliothèque Royale par l’écrivain avec la clause selon laquelle il serait conservé aussi longtemps que possible à Missembourg, L’organisation de ce Fonds a été opérée elle aussi sur une base alphabétique, quitte à recourir occasionnellement à d’autres critères, thématiques ou chronologiques (p. 302) : le résultat n’est pas toujours opératoire, mais U. Jancke, qui en convient et en donne des exemples (p. 303), publie d’ores et déjà le sommaire de ces classeurs (pp. 307-465). Tel quel, cet inventaire, dont C. Skenazi envisageait déjà la publication, est précieux, même si l’on eût aimé que le signalement des pièces soit un peu plus descriptif, moins lapidaire.
30L’ensemble de l’ouvrage est émaillé d’explications recueillies auprès des habitants de Missembourg, témoins privilégiés. C’est parfois pour enfoncer des portes ouvertes, comme lorsqu’on nous rappelle le rôle du Télémaque, déjà évoqué par maintes publications ; mais à d’autres endroits, les indications sont inédites. Certaines remarques occasionnelles concernant d’autres ouvrages que le Mémorial, ou marginales concernant tel auteur prisé par Marie Gevers (cf. p. e. la note 7, p. 228, sur Aldous Huxley) font à présent souhaiter qu’on s’intéresse à la bibliothèque de l’écrivain, à supposer qu’il soit possible de la délimiter. U. Jancke formule elle-même ce vœu dans sa conclusion. Ce relevé-là aurait sans doute fait coïncider plus adéquatement les deux pans critique et bibliographique.
31Le livre a été publié sans grand soin typographique dans une série vouée aux thèses, selon l’usage allemand. Il parcourt l’ensemble de l’œuvre et se donne aussi pour but de la présenter à un public nouveau : on ne peut que lui souhaiter, dans cette perspective, le meilleur succès.
32Pierre Halen – U.I.A.
Michel de Ghelderode, Correspondance. Tome iv : 1936-1941. Établie et annotée par Roland Beyen. Bruxelles, Labor, coll. Archives du Futur, 1996, 708 p.
33Ce quatrième volume de la correspondance de Ghelderode livre une double image du dramaturge conteur : d’abord, dans le prolongement de la période couverte par le volume précédent, l’image d’un créateur actif et extrêmement fécond, puis, dès la fin de l’année 1936, celle d’un homme malade et inconstant (à Paul Neuhuys, il écrit, le 15 janvier 1937 : « Je ne crois plus au théâtre. Il faut en faire, histoire de cesser d’en faire une fois... », mais il redit sans cesse, à mots à peine couverts, son désir d’être joué). On devine dès lors que le propos des lettres ici présentées est très souvent anecdotique : Ghelderode ne s’engage et ne se livre que très peu dans sa correspondance ; il prend plutôt ses distances à l’égard de ses écrits, répétant à qui veut l’entendre que la source est tarie. En 1939, il reçoit le Prix triennal de littérature dramatique, mais ne se réconcilie pas pour autant avec le théâtre ; encouragé par Hellens, il se lance dans une carrière de conteur, continuant d’écrire, assez laborieusement semble-t-il (on n’en saura pas plus), les Sortilèges. Bref, à quelques exceptions – notables – près, la plupart de ces lettres masquent le créateur là où on aimerait qu’il se révèle. On sait donc gré à Roland Beyen d’avoir opéré une sélection sévère parmi les lettres recensées, plus sévère que pour les deux premiers volumes, qui couvraient une période plus intéressante de la vie de l’écrivain.
34Le travail de l’éditeur reste quant à lui toujours aussi impeccable : des notes abondantes et souvent éclairantes sont présentées en fin de volume, avant le très utile répertoire des correspondants. Pour se faire une idée de la difficulté de l’entreprise, on lira par ailleurs avec intérêt la communication de M. Roland Beyen à la séance mensuelle du 9 décembre 1995 de l’Académie royale de langue et de littérature françaises : « L’édition de la correspondance de Ghelderode. Problèmes de sélection, de transcription et d’annotation » (dans le Bulletin de l’ARLLF, T. LXXIII, n° 3-4, 1995, pp. 271-286).
35Pierre Piret- U.C.L.
Michel de Ghelderode... Trente ans apres. Actes du troisième colloque international. Cluj-Napoca, 22-24 octobre 1992. Édités par Rodica Lascu-Pop et Rodica Baconsky avec le concours de l’Académie Royale de Langue et de Littérature françaises et de l’Université Libre de Bruxelles. Cluj-Napoca, Editura Clusium, coll. Sapientia n" 7, 1995, 221 p.
36Ce volume réunit les actes du troisième colloque international « Michel de Ghelderode », organisé du 22 au 24 octobre 1992 à l’Université Babes-Bolyai de Cluj-Napoca (Roumanie) par le Centre d’Études des Lettres belges de langue française. Il se divise en deux sections – « L’Écriture éclatée » et « La Tentation du théâtre »– lesquelles, à vrai dire, en définissent par trop lâ – chement le contenu. Les dix-sept contributions qui composent l’ouvrage semblent en effet plutôt se répartir selon trois axes privilégiés, selon qu’elles brossent des perspectives d’ensemble, qu’elles adoptent une démarche comparatiste ou qu’elles cherchent à cerner la modernité du dramaturge à travers l’étude d’une pièce ou d’un groupe de pièces caractéristiques.
37Une première série d’études rassemble ainsi les communications qui tendent à mettre en lumière un aspect fondamental du génie de Ghelderode, une orientation spécifique de son art, ou plus simplement un moment capital de sa carrière. C’est dans cette optique notamment que Roland Beyen procède à une mise au point concernant l’influence exercée par Marcel Wyseur sur le dramaturge. Précisant et parfois même corrigeant les idées développées dans ses introductions aux tomes I et II de la Correspondance, le biographe de Ghelderode établit que Magie rouge marque dans l’œuvre un tournant décisif qui, contrairement à ce qu’il a cru par le passé, doit finalement assez peu au poète de La Vieille Flandre. Il convient en effet de distinguer soigneusement les différentes facettes qui composent la personnalité de l’écrivain. Le dramaturge ne doit être confondu ni avec le prosateur ni avec l’épistolier. Seuls ces derniers ont été profondément marqués par Wyseur. L’homme de théâtre était finalement bien différent de celui qui, dans sa correspondance avec l’« ange Marcellus », dissimulait « ses hantises derrière un humour “zwanzeur”, plus brabançon que flamand » (p. 40). En laissant, dans Magie rouge, libre cours à ses fantasmes, il dut se heurter à l’incompréhension d’un ami auquel il avait révélé jusqu’alors un tout autre visage... C’est, sous diverses manifestations, cette même « hantise du masque » qu’explorent plusieurs autres contributions, Rodica Lascu-Pop, par exemple, examine les stratégies mises au point par Ghelderode dans les préfaces qu’il consacra à ses propres textes ou aux œuvres de tiers, et montre combien l’écrivain belge veille avant tout à se mettre en scène lorsqu’il accepte de parrainer le livre d’un ami. Dans un même ordre d’idées, Albert Mingelgrün esquisse une interprétation psychocritique de Sortilèges qui lui permet de repérer dans « le jeu du “Je” »« un espace privilégié où se croisent l’autobiographique et le romanesque » (p. 63). Pour autant, la personnalité protéiforme du dramaturge n’est pas la pierre de touche de toutes les réflexions. À travers une lecture cursive des Entretiens d’Ostende, Mircea Em. Morariu souligne également – en confondant parfois malheureusement mythe et réalité – la fonction centrale du regard dans la création ghelderodienne. Jacqueline Blancart-Cassou, de son côté, analyse le thème de l’enfant tué et montre de façon convaincante comment « le long cortège des enfants morts » reflète « l’évolution psychologique de l’auteur » (p. 77). Ghelderode, explique-t-elle, opte tout d’abord pour « une vision paradisiaque d’enfants angéliques » (ib.) et peint de pur[e]s orphelin[e]s retrouvant un Éden merveilleux. Mais, par la suite, le thème de l’enfant mort devient plus franchement métaphorique. Symbole d’un âge perdu, il s’imprègne un peu plus chaque jour de cruauté et finit par se confondre avec celui du mort-vivant et de la malédiction divine. Partant, il témoigne « du tourment religieux qui habite Ghelderode » comme des difficiles relations de celui-ci « avec un Dieu dont il n’est pas parvenu à nier l’existence » (ib.).
38Un second groupe d’études rassemble des communications à caractère plus ou moins comparatiste. Robert Frickx tente de la sorte une comparaison synchronique et limitée à la Belgique francophone à travers l’évocation rapide – et un peu superficielle – des « parcours parallèles » (p. 43) de Franz Hellens et de Ghelderode. Retrouvant trace de la pièce que signa le premier, Massacrons les innocents, dans deux œuvres du second : Le Sommeil de la raison et Le Ménage de Caroline, le critique témoigne de l’incompréhension et de l’aveuglement dont Hellens a fait preuve à l’égard du théâtre de Ghelderode, ne serait-ce qu’en affichant généralement une nette préférence pour les contes. Étendant la comparaison à une plus large diachronie, Raymond Trousson met en regard, quant à lui, les différentes interprétations de la ballade de Halewijn qu’ont données Charles De Coster, Herman Closson et Michel de Ghelderode. L’occasion est ainsi offerte de vérifier que les invariants structurant la légende : le Maudit, la Femme et la Mort, sont sujets à des traitements représentatifs de l’imaginaire de chaque auteur. Ils permettent à De Coster d’illustrer une simple moralité populaire, à Herman Closson de dépasser l’allégorie morale pour brosser des êtres avides d’absolu, à Michel de Ghelderode de mettre en scène « la primitive union d’Éros et de Thanatos » (p. 28) et de rester ainsi fidèle à cette dramaturgie de l’instinct dont Roland Beyen a démontré voici plus de vingt ans toute l’efficacité. David Willinger élargit encore le champ d’investigations en ouvrant la comparaison au domaine néerlandophone. Son évocation croisée de Hugo Claus et Michel de Ghelderode met en lumière une série de convergences thématiques ou stylistiques – rêve d’âges d’or et d’époques cruelles, recours aux morts-vivants, attirance pour le grotesque – mais également quelques différences particulièrement sensibles sur le terrain de la mystique – l’auteur néerlandophone ayant, à la différence de son confrère francophone, « lu et assimilé [la] littérature des illuminés » (p. 114), Un cap est ainsi franchi et la réflexion peut déborder le cadre de la Belgique pour se développer dans une perspective plus résolument comparatiste, à la fois sur le terrain de la réception et sur celui de l’image nationale. Jerzy Parvi évoque ainsi la fortune de Ghelderode en Pologne à travers l’œuvre de son principal introducteur, Jan Blonski, et celle de son traducteur, Zbigniew Stolarek. Estrella della Torre analyse le portrait de l’Espagne que brosse l’œuvre de Ghelderode, et y reconnaît la trace d’un ressentiment historique « flamand », empreint de partialité et de haine. Indubitable, l’aveuglement de Ghelderode à l’endroit de l’Espagne méritait peut-être cependant d’être traité sur un mode moins factuel. Confronter la vision du dramaturge à la réalité historique aurait pu conduire à s’interroger sur la place du référent espagnol dans le mythe ghelderodien de la Nation. L’Espagne sert en effet à la fois d’adjuvant et de repoussoir dans la structure nécessairement duale que met en place l’écrivain. Elle permet de rééquilibrer les tensions qui se font jour entre les registres constitutifs de l’identité ghelderodienne : flamand US français, passé vs présent, imaginaire US réel, en accusant plus ou moins sa distance à l’égard de l’un ou de l’autre.
39Prolongeant ces perspectives comparatistes, un dernier groupe de communications rassemble les études qui tentent d’évaluer la modernité de l’œuvre, généralement à partir d’une pièce ou d’une forme dramatique particulière. C’est ainsi qu’Adriano Marchetti interroge la méthode selon laquelle l’avant-garde se met en œuvre dans Christophe Colomb. « L’héritage de Colomb, explique-t-il, est la question de la métaphysique » (p. 94) ; il suppose « une mise en question radicale et permanente de l’art » (p. 95) dont le modèle le plus approprié doit être recherché du côté de l’expressionnisme. De même, quoique de façon plus attendue, Vasile Voia définit la dimension avant-gardiste et expressionniste de La Mort du Docteur Faust. Thérèse Malachy poursuit cette analyse du théâtre de Ghelderode au filtre du modernisme et montre comment le dramaturge, à travers Sortie de l’acteur, revendique au nom du comédien « le statut de l’homme absurde défini par Camus » (p. 107). Catherine Gravet propose une étude sémiologique d’Escurial qui permet de prendre en compte toute la vocation signifiante d’un espace scénique promu au rang de personnage central. Dans une communication décousue, au négligé faussement savant, Jean Hormière tente de réhabiliter le Sommeil de la Raison en y repérant quelques thèmes obsédants : le mannequin, la chair mise à nu. Avec beaucoup plus de sérieux et d’acuité, Heinz Klüppelholz montre comment les pièces en un acte que signe Ghelderode laissent entrevoir une évolution continue. En concentrant de plus en plus l’action dans les parages de la catastrophe, le dramaturge belge met progressivement l’accent sur la dimension de rituel dont procède l’ensemble de sa production. Dans le même temps, il inscrit résolument son oeuvre dans une problématique littéraire moderne en plaçant au centre du débat la question de la poésie et de l’écriture. Ce faisant, tout en se rapprochant des surréalistes et des dadaïstes, il définit un aspect inattendu de la « cruauté ». Car en visant à « décentrer la ratio », les différentes formes de « collage » et de libre association qu’il pratique – mélange d’éléments historiques, folkloriques et picturaux dans Hop Signor !, association de dictons, de proverbes et de sentences bibliques dans Les Aveugles – « vont au devant du spectateur pour lui faire découvrir le domaine pré-rationnel de l’inconscient et du subconscient, qui constituera désormais la base d’un théâtre délittérarisé » (pp. 183-184). C’est cette même dimension, telle qu’elle se trouve mise en question dans L’École des Bouffons, qu’étudie avec finesse Anca Maniutiu. On comprend de la sorte que la scène finale de la pièce, répondant à la maladroite tentative des bouffons, inaugure une autre forme de théâtre, élémentaire et quasi orgiaque, qui donne sa véritable signification à la cruauté telle que l’entendent Folial et Ghelderode.
40Quelle qu’en soit la variété, le volume ne se réduit pas à ces dix-sept communications. Il se prolonge – le fait est devenu assez rare pour mériter d’être souligné – par la transcription d’un débat introduit et animé par Raymond Trousson, et s’achève sur un ensemble de conclusions (non signées, mais apparemment dues, là encore, à Raymond Trousson) proposant des pistes intéressantes pour des recherches à venir. Comme tel, l’ouvrage possède manifestement les qualités qu’on est en droit d’attendre des actes d’un colloque. Sans doute ne renouvelle-t-il pas significativement les études ghelderodiennes. Ainsi, le lecteur exigeant regrettera peut-être de voir les différents contributeurs trop souvent apprécier l’art du dramaturge à l’aune de la modernité, au moyen de concepts dont la pertinence est parfois douteuse. Le temps est venu d’admettre que la grandeur de Ghelderode tient moins à son modernisme qu’à son post-modemisme ; que les éléments qu’on qualifie trop aisément d’expressionnistes appartiennent souvent à un arsenal décadent dont l’auteur de Sortilèges assume toute la symbolique ; que la cruauté de ce théâtre, qui s’appuie plus sur le rituel que sur le rite, plus sur le fantasme de l’auteur que sur l’inconscient du spectateur, s’ancre profondément dans la tradition romantique...
41Il reste que Michel de Ghelderode... trente ans après apporte bien des précisions utiles et surtout explore, parfois plus finement qu’on ne l’avait fait jusqu’à présent, des pistes de recherche tracées par les meilleurs spécialistes de l’écrivain. Il constitue de ce fait une bonne mise au point sur l’ensemble de l’œuvre et offre l’occasion d’une réflexion stimulante que viendront sans doute enrichir les manifestations organisées en 1998 pour le centenaire de l’auteur.
42Éric Lysoe
43Université de Mulhouse
Traces. Travaux du Centre d’études Georges Simenon de l’Université de Liège, n° 7 (Les lieux de l’écrit), 1995, 398 p.
44Tous les deux ans, la revue Traces publie les Actes du colloque international qui se tient à Liège autour de la personne et des œuvres de Simenon. En 1994, la topographie simenonien ne fut à l’honneur, ce qui se justifie aisément puisqu’on connaît l’importance des lieux, décors et atmosphères chez ce créateur éminemment visuel. Se poseront dès lors toutes les questions liées à la géographie littéraire, sur la pertinence et les limites des inventaires topographiques, sur les enjeux littéraires du rapport au réel et de sa réappropriation dans la fiction, sur l’illusion référentielle à laquelle succombe parfois le chercheur. L’article de B. Alavoine est emblématique de ces options méthodologiques. En analysant Le Nègre, il se sent obligé de commencer par une recherche topographique in situ des lieux dont se serait inspiré Simenon, dans une démonstration accompagnée de clichés authentifiant les résultats de l’enquête. Puis il propose une lecture symbolique de ces lieux que Simenon aurait traités à la manière des impressionnistes. Il achève enfin par une partie intitulée « L’espace reconstruit », où l’espace apparaît surtout comme une occasion, pour le romancier, de marquer le parcours psychologique de ses héros et leur errance. Le critique doit donc convenir que « la Picardie est en effet quasiment absente du roman » et que « la poétique de l’espace simenonien » n’est pas pur ornement mais structuration cohérente du récit,
45Jean-Louis Dumortier évite ces écueils en fondant théoriquement son hypothèse de lecture interprétative des romans de Simenon, laquelle se baserait sur des stéréotypes spatiaux dont la récurrence imprègne l’esprit d’un lecteur ordinaire peu habitué à focaliser son attention sur les séquences descriptives. Cette perspective permet de sortir des analyses qui se limitent trop souvent à des inventaires des procédés utilisés par Simenon. On part ici de l’hypothèse nouvelle et forte que la fascination de lecture engendrée par ces romans (évoquée par nombre de témoignages) reposerait sur des représentations a priori de l’espace qui seraient entretenues et réveillées par l’écriture simenonienne de la topographie. Hypothèse séduisante, d’autant qu’elle ne se présente que comme une piste interprétative à développer par des recherches plus approfondies. H. Veldman prend plus classiquement un modèle bachelardien et jungien pour relever quels réseaux d’images, de rêveries et d’archétypes balisent le système narratif de Simenon. Il montre que prédominent les éléments enfermants (cachot, cachette, coin, rideau fermé...), lesquels délimitent un espace narratif organisé comme un parcours d’obstacles à franchir sans fin,
46G. Marinx inaugure une série d’interventions attachées à une topographie plus réaliste, puisqu’il inventorie les occurrences du « Carré » liégeois dans l’œuvre du romancier, puis des divers lieux parisiens mentionnés par Simenon. Il constate ainsi que les références parisiennes sont six fois plus nombreuses que les liégeoises. Parmi celles-ci, le quartier populaire d’Outre-Meuse semble le plus cher au romancier, tandis que la rive droite l’attire davantage à Paris, et plus particulièrement Montmartre et le Marais. Au départ de ces relevés, le critique développe une interprétation symbolique de ces choix, fondée sur des principes de sociologie urbaine qu’il avait déjà mis en place dans le numéro précédent de la revue. Pierre Deligny, lui, est moins un sociologue qu’un piéton de Paris, et c’est en marchant de lieux en lieux (la place des Vosges, le boulevard Richard-Lenoir, l’hôpital de Bicêtre...) qu’il confronte les descriptions romanesques à la réalité offerte à ses yeux de promeneur. Pour constater que les deux espaces se répondent parfaitement, puisque « l’imaginaire géographique de Simenon est solidement ancré dans le réel ». À vrai dire, nous n’en doutions guère.
47C’est la même voie que suit M. Lemoine, mais il s’agit là d’une voie d’eau puisqu’il recherche dans l’œuvre les traces du tour de France maritime effectué par la famille Simenon sur le « Ginette » en 1928. On peut faire confiance à la connaissance exhaustive de ce spécialiste pour retrouver la moindre référence au canal de la Marne, à la Saône, au Rhône, au canal du Midi, sans oublier la Garonne, le canal du Berry ou la Seine. Une fois de plus, on constatera combien chaque regard de cet explorateur de la France profonde qu’est notre romancier est mémorisé et réinjecté dans un récit ultérieur, avec une précision toute photographique. Claude Menguy s’attarde plus longuement sur les bords de la Seine où Simenon a situé l’intrigue de La Guinguette à deux sous. Un endroit qu’il connaît bien pour y avoir appareillé avec l’« Ostrogoth » en 1929. Menguy remonte d’ailleurs la piste comme un véritable détective privé, recherchant la trace du moindre bistrot ou de la véranda mentionnée dans tel roman ou nouvelle. Qu’il retrouve bien sûr, puisque Simenon est décidément un écrivain réaliste !
48J. Bedner part de la sympathie affichée par Simenon vis-à-vis des Pays-Bas, qu’il affectionnait, pour constater cependant que les romans « hollandais » mettent en scène des « révoltes impuissantes », des « évasions vouées à l’échec ». Comme si le climat du Nord ne pouvait être qu’asphyxiant. Mais sans doute est-ce une tendance plus générale qui parcourt l’ensemble de l’œuvre, et qui appartient davantage à l’univers mental de Simenon qu’aux Hollandais dont il parle toujours positivement dans ses Mémoires intimes.
49M.-P. Boutry renverse la problématique en cherchant à comprendre pourquoi une dizaine de romans se situent dans des « lieux sans nom ». Parce que ce sont des villes tellement communes qu’il n’est pas nécessaire de les situer outre mesure, parce que le débat intérieur l’emporte sur l’ancrage externe ? On peut dès lors chercher les indices permettant de situer malgré tout ces villes ou villages sur une carte de France (ce à quoi s’évertuent les tenants de la géographie littéraire) ou tenter d’interpréter quel autre type de fonctionnement romanesque suscitent ces non-lieux. Par exemple, jouer sur l’opposition symbolique entre ville haute et ville basse, jouer sur le sentiment d’appartenance ou d’exclusion des personnages par rapport à un espace. Dépasser le relevé de données objectives permet alors de proposer des hypothèses interprétatives plus riches de l’œuvre, comme le tente B, Denis en interrogeant « les lieux de la médiocrité ». Cette thématique traverse les récits, dans la banalité quotidienne des petites gens ou dans leur misère morale, psychologique ou sexuelle. Les Fiançailles de Monsieur Hire en offre un bel exemple, même si la fin n’en est pas « problématique » mais « consolante ». La béance qui s’ouvre est souvent déconstruite et dépassée. Les décors participent de cette même logique, par exemple dans les romans exotiques, où la moiteur asphyxie les protagonistes et accentue leur malaise psychique. Au point de les amener à une déréliction telle qu’ils doivent sortir de leur cadre pour enfin assumer leur échec. P. Mercier s’attaque pour sa part au roman La Porte dans lequel il met au jour et organise les structures géographiques pour y déceler, dans une perspective bachelardienne, les « correspondances plus ou moins secrètes avec des structures inconscientes ». Si la thématique de la porte permet d’envisager les situations borderline, comme le rappelle P. Mercier, celle des fenêtres l’autorise tout autant et amène A. Mathonet à développer le thème du voyeurisme, souvent évoqué à propos de Simenon, particulièrement dans des numéros antérieurs de Traces. On retrouve d’ailleurs ici certains aspects de la médiocrité psychique et sexuelle traités plus haut.
50N. Simsolo refuse d’emblée la classification géographique des œuvres (les romans africains, américains, flamands...) pour s’intéresser plutôt au « discours personnel et obsessionnel » de Simenon. Pour lui, le décor intéresse moins notre auteur que la saisie des pulsions individuelles, qui sont universelles. Ce qui compte, c’est l’homme nu, en proie à ses désirs, et non l’aspect documentaire qui n’a qu’un rôle d’encadrement. Comme le conclut le critique, non sans impertinence par rapport aux positions de nombreux autres intervenants du colloque : « Le fantasme s’embarrasse peu des vraisemblables géographiques ». Ni des analyses savantes, semble dire Alain Bertrand en finale, dans un propos évoquant la dimension humaniste de Simenon, à la fois comme auteur proche de ses personnages, et comme écrivain proposant des quêtes identitaires à ses lecteurs.
51Marc Lits- U.C.L.
Traces. Travaux du Centre d’études Georges Simenon de l’Université de Liège. N° 8, 1996, 260 p.
52La huidème livraison de cette revue uniquement consacrée à Simenon est toujours aussi copieuse, ce qui explique sans doute la diversité des objets traités et des approches. Les spécialistes de Simenon, ayant déjà abondamment arpenté les terrains d’enquête du commissaire Maigret, se penchent de plus en plus sur les textes antérieurs, publiés sous des pseudonymes divers, pour y rechercher les prémices de l’œuvre à venir. Michel Lemoine et Christine Swings apportent d’ailleurs de la matière nouvelle aux chercheurs en proposant en finale un « inventaire des contes et nouvelles de Simenon signés de pseudonymes » dans d’innombrables journaux et revues. S. Cesario ouvre cette voie avec audace puisque L’Homme à la cigarette, publié en 1931, annoncerait à la fois la figure de Maigret et préfigurerait Simenon vieux. Ce roman serait donc à la fois une pièce stratégique dans la genèse de l’enquêteur à la pipe et une vision prophétiquement autobiographique.
53L’autre voie explorée par les chercheurs est celle de l’analyse microscopique de fragments de l’œuvre. C’est ainsi que A. Mabrour tente de saisir les spécificités du système descriptif « dans quelques passages du Pendu de Saint-Pholien », en démontrant que les descriptions sont introduites par des séquences d’atmosphère « picturale » ou « psychologique » dont la définition reste assez floue. P. Mercier joue pour sa part de ces deux registres de recherche. Il montre comment la figure du Commodore, dans Le Relais d’Alsace, est fort proche du jeune romancier qui s’impose au public et au Tout-Paris comme un aventurier des lettres. Ce Commodore serait « la couverture qu’utilise Georges Simenon, par personnage interposé, pour imager sa vocation de romancier et ses débuts dans le roman populaire ». Il évoquerait ici « les projets secrets d’un romancier » condamné à gagner de l’argent pour réparer « la ruine » du grand-père maternel. Dans un second temps, le critique démontre que ce roman décrit très fidèlement le col de la Schlucht qui sert de cadre au récit, et que Simenon aurait visité « une fois entre 1928 et 1931 ». Ce souci descriptif de l’écrivain est d’ailleurs démontré, photos à l’appui.
54A ces hypothèses audacieuses ou peu fondées méthodologiquement, nous préférerons l’analyse plus systématique de B. Denis montrant, dans sa « Genèse du héros médiocre », comment le personnage simenonien évolue au fil des productions publiées chez Fayard, en se dégageant des codes du récit populaire, mais en développant toujours, avec diverses variantes, le motif thématique de la médiocrité. C’est d’ailleurs en se fondant sur cette médiocrité assumée que les héros de Simenon accèdent, paradoxalement, à une forme d’autonomie sociale et de liberté existentielle. Anne Mathonet a un projet moins ambitieux en analysant L’Homme qui regardait passer les trains selon les techniques narratologiques élaborées par Genette dans Figures III, mais cela permet au moins de faire apparaître la maîtrise stylistique de l’auteur.
55Ce n’est plus de dépouillement systématique, mais encyclopédique, qu’il faut parler à propos du travail minutieux de Michel Lemoine qui connaît par cœur les œuvres complètes de Simenon. Il relève ici les 350 références présentes dans les Maigret à propos du Quai des Orfèvres et de la brasserie Dauphine, pour nous rappeler combien Simenon avait le goût du détail précis, afin de mettre rapidement en place un décor devenu familier à tous les lecteurs.
56Deux articles s’intéressent à L’Horloger d’Everton. J. Bya choisit une approche empirique pour arpenter le terrain du roman, mais il discute autant de l’attaque de ce roman précis, balançant entre dispositif romanesque et écriture journalistique, que du rapport entre le romanesque et le réel. Cet arpentage mesure en fait la proximité qui s’installe entre « réalités rhétoriques » et « réalités romanesques » de manière générale, et comment, plus précisément se construit ici cette forme de localisation. D. Bajomée travaille plus précisément sur la triple torsion (géographique, historique et politique) qui résulte de l’adaptation de ce même roman par Bertrand Tavernier dans son film L’Horloger de Saint-Paul Elle montre particulièrement combien le film acquiert une dimension politique et philosophique très peu présente dans l’œuvre-source, mais qui est amenée à la fois par la situation politique française du moment du tournage et par les options de Tavernier, déjà présentes dans ses films antérieurs.
57B. Alavoine s’intéresse aux occurrences significativement dominantes de la couleur rouge dans une dizaine de romans de Simenon. Que ce soit dans les petits objets qui meublent les décors, dans les voitures, mais aussi sur les visages ou dans les vêtements, le rouge connote souvent l’émotivité, l’érotisme et la sensualité. C’est un autre motif thématique, celui des gares, que M. Carly guette dans la production si – menonienne. Il identifie tous ces lieux, en les classant comme espaces de passage ou d’attente, et en cherchant comment Simenon les décrit. Le volume se termine par un amusant relevé des cotes morales octroyées aux œuvres de Simenon dans les différents répertoires des bonnes (et surtout des mauvaises) lectures publiés par l’Église catholique dans les années trente. Il n’est guère surprenant que ces romans policiers soient déconseillés pour leur climat malsain et morbide, sauf par un certain S.-A. Steeman qui, en 1931, estime que le Liégeois « s’en tire tout à son honneur », même s’il « sacrifie trop facilement son intrigue à l’atmosphère ». Hommage discret, mais réservé, d’un confrère à la fois proche et éloigné.
58Marc Lits – U.C.L.
Georges Simenon, Long cours sur les rivières et les canaux. Édition établie par Alain Bertrand. Avec des photographies de Hans Oplatka. Cognac, Éd. Le Temps qu’il fait, 1996, 114 p. Dix ans d’Amérique. Bruxelles, Les Amis de Georges Simenon, 1997, 102 p.+ 18 p. d’illustrations (= Cahiers Simenon, n° 10).
59Les reportages constituent une part non négligeable de l’immense production écrite de G. Simenon. Pour être souvent des écrits de circonstances, ils n’en figurent pas moins une mine précieuse pour la recherche, soit que l’on y trouve le cadre de nombreux romans, soit qu’ils livrent une vision du monde originale et des analyses sociologiques souvent prémonitoires. On pense ici à la visite de l’URSS (1933-1934) et des U.S.A. (1946), à de grands reportages sur l’Afrique (1932) ou sur des métropoles comme Londres et New York (1945-1946), ou encore sur « Les peuples qui ont faim » (1934).
60Ces écrits sont dispersés dans de multiples revues et journaux ou sont restés inédits. Une première bibliographie a été tentée par Claude Menguy dans le numéro 4 des Cahiers Simenon : Du petit reporter au grand romancier (1990). Un grand nombre de ces reportages ont été rassemblés dans les trois volumes intitulés Mes apprentissages et publiés dans la collection 10 / 18 ; I.
61la découverte de la France (1970, 446 p.) ; II. À la recherche de l’homme nu (1976, 443 p.) ; III. À la rencontre des autres
62(1989, 446 p.). Les textes de ces trois volumes ont été recueillis par Francis Lacassin et Gilbert Sigaux qui livrent également préfaces et bibliographies.
63Alain Bertrand a rassemblé cinq récits du tour de France que fit Simenon sur les canaux et rivières en 1931-1932. Deux de ces reportages avaient déjà paru en volume (Une France inconnue ou l’aventure entre deux berges, Long cours sur les rivières et canaux) et trois le sont pour la première fois (Au fil de l’eau, La France souriante, Marins pour rire, marins quand même). La postface éclaire ces textes d’un jour nouveau. A. Bertrand montre que Paris n’a pas répondu aux vœux de Simenon et qu’il a entrepris ses navigations, en France d’abord, pour fuir la désillusion et le désappointement. Simenon, jeune « fabricant de copies », a cru percer par l’excentricité, mais le monde littéraire lui a collé une étiquette dont il aura peine à se défaire. Il est un habile compositeur mais il lui manque « l’épaisseur dans le rendu, une écriture inspirée, une approche personnelle du monde et des êtres en prise sur les émotions natives de l’enfance » (p. 99). L’auteur reparcourt les étapes du voyage et conclut : « C’est au fil de l’eau, à bord du Ginette et de l’Ostrogolh, que le petit Sim devient Georges Simenon, qu’il acquiert la liberté de dire en étant soi » (p. 111).
64Le dixième des Cahiers Simenon est intitulé Dix ans d’Amérique. On sait que Simenon a vécu dix ans aux U.S.A. et au Canada (1945 – 1955). Il a d’abord sillonné ce continent de long en large puis, après un séjour au Canada, s’est fixé dans le Nord-Est des États-Unis, à Lakeville. Si l’on excepte les dernières années en Suisse, c’est le plus long séjour de Simenon au même endroit. Bernard Alavoine, dans You hâve to belong, analyse le paradoxe d’un Simenon instable qui désire s’insérer dans la société américaine mais en est radicalement incapable parce que « I did not belong. Je n’“appartenais” à aucun groupe », comme le dit le héros du Passage de la ligne. C’est un constat d’échec. L’éternel nomade viendra s’installer en Suisse et quittera la scène internationale. Gaston Marinx abonde dans le même sens en analysant, dans « Montréal, un passage obligé... », les notions d’acculturation, d’intégration, d’appartenance et d’attachement. Montréal n’a été qu’une étape vers les États-Unis. Mais Simenon n’est de nulle part, il est citoyen du monde.
65L’étude la plus longue et la plus substantielle est celle de Michel Lemoine : « État des lieux des États-Unis » (pp. 41-92). Selon son habitude, l’auteur s’y livre à un travail de bénédictin. Tous les romans où figure l’Amérique défilent avec leur cadre spatial, leurs toponymes, les dates de composition, les occurrences globales chiffrées, y compris dans les romans autobiographiques et les récits de jeunesse. Les chercheurs trouveront ici, pour de nouvelles analyses, une mine inépuisable et rigoureusement présentée.
66Ce volume laisse le lecteur sur sa faim. En effet, à partir des « realia » rassemblés par Michel Lemoine, on aurait espérer quelques analyses de la production simenonienne de cette décennie américaine. Quelle place tiennent le décor et la société américaine dans l’imaginaire de Simenon ? Y a-t-il projection de ses fantasmes obsessionnels ? Etc. Il reste bien des choses à découvrir, Le volume se termine par quelques textes américains inédits dont un est très savoureux et perspicace : L’Odeur de l’Amérique. L’intuitif Simenon s’y révèle, comme souvent, un remarquable observateur. Rappelons que les Cahiers Simenon peuvent être commandés aux « Amis de Simenon » (c/o Michel Schepens, Beigemsesteenweg, 291, B-1852, Beigem-Grimbergen, tél. : 02 / 269.47.87).
67René Andrianne
68Université de Mayence
[Collectif], Les Années Plisnier. Mons, Les Éditions du Sablier, 1996.
69Dans le cadre de la première manifestation « Patrimoine et Création », centrée sur la personnalité de Charles Plisnier, cet ouvrage de 150 pages en papier glacé offre un aperçu général des divers événements culturels organisés à Mons, dans le courant de 1996 et au début de 1997. Après les multiples notes apéritives, très officielles (« Avant-propos », pp. 3-9), une introduction de dix pages évoque la personnalité du premier Prix Goncourt belge (textes de Maurice William, Carl Norac et Jean Louvet, pp. 11-20). Les pages 21 à 47 accompagnent l’exposition « Charles Plisnier, une vie et une œuvre à la pointe du siècle », dont elles reproduisent plusieurs documents. Viennent ensuite le texte dramatique de Luc Dellisse, Iégor, d’après la nouvelle de Faux Passeports, (pp. 51 -78), et les diverses contributions originales de cinq jeunes écrivains belges francophones, invités en résidence à Mons du II juin au 16 juillet 1996 : Pascale Tison, Nicolas Ancion, Bruce L. Mayence, Jean-Louis Lippert et Yves Wellens (pp. 79-110). Un dernier texte (Iégor – Le retour, par Roland Hourez, pp. 111- 122) précède le petit catalogue de l’exposition « 1896. Génération en recherche » (pp. 123-151). Y sont reproduites et commentées quelques oeuvres de douze « Artistes contemporains de Charles Plisnier », dont Jean Leroy, Victor Leclercq, Marcel-Louis Baugniet et Louis-Herman De Koninck.
70Damien Grawez
71Aspirant du F.N.R.S. / U.C.L.
Charles Bertin, Charles Plisnier. Une vie et une œuvre à la pointe du siècle. S.I., Talus d’approche, coll. Essais, 1996, 128 p.
72Un siècle après la naissance de Charles Plisnier, et tandis qu’elles font paraître Meurtres dont la dernière édition remonte à 1946, les éditions Talus d’approche publient un essai qui évoque l’écrivain sous la plume autorisée de son neveu, Charles Bertin. Celui-ci entend « rendre justice » (p. 10) à l’homme en montrant la constance d’un projet littéraire voué au culte de la vérité et de l’amour. À cet effet, l’accent est mis, du moins dans un premier temps, sur la production poétique de Plisnier, injustement négligée par la plupart des lecteurs « généralement fort ignorants de [s]a poésie » (p. 37). Mais le livre ne prétend pas pour autant remédier à cette ignorance ; le lecteur désirant en savoir plus risque d’ailleurs de se heurter à la concision d’un texte ponctué de questions oratoires (« Faut-il rappeler que », etc.) ou de formules similaires (« On sait que », « Pour des raisons demeurées dans toutes les mémoires », etc.). Il devra se reporter aux textes, pourtant quasi introuvables quant à leur versant poétique. C’est que l’essayiste a préféré suivre une approche empathique d’un écrivain qui a profondément marqué sa propre expérience, notamment littéraire. Il a choisi de le placer d’emblée parmi les grands auteurs de ce siècle, plutôt que d’inciter progressivement son lecteur à partir à la (re)découverte d’un auteur peu à peu délaissé – la liste des rééditions en Belgique depuis 1952 (p. 120) et celle des rééditions françaises en sont des indices significatifs.
73Peut-être a-t-il manqué de place pour apporter au chercheur ou au lecteur initié quelques raisons supplémentaires d’étudier plus assidûment l’écrivain. Décidé à battre en brèche la thèse d’un Plisnier empreint de contradictions, Bertin rappelle que son modèle était animé d’un idéal éthique qui procurait à sa vie, certes placée sous le signe de l’« ubiquité », voire de l’« écartèlement » (p. 16), une complexité cohérente. Mais si l’on ne s’attendait pas nécessairement à voir l’essayiste ouvrir de nouvelles perspectives sur « l’oeuvre », il était permis d’espérer, de la part d’un témoin privilégié, quelques éclairages insoupçonnés sur « l’homme ». Cela n’aurait fait que contribuer à une meilleure connaissance d’un parcours qui demeure difficile à appréhender dans sa diversité. Sans doute l’engagement du croyant au sein du P, C. est-il suffisamment détaillé ; et son « fédéralisme » n’est pas non plus oublié, à l’heure où ce dernier est devenu « la loi de tous » et où Plisnier peut passer pour un précurseur auquel « la partie française de notre pays « devra un jour « rendre justice » (pp. 65, 67). Il n’en demeure pas moins que la question de l’articulation de tous ces aspects demeure posée. Il est vrai, par exemple, que Plisnier « fut fédéraliste quand la Belgique officielle se rêvait toujours unitaire » (p. 29), mais, outre qu’il n’était pas seul, y compris dans les milieux littéraires officiels, l’exposé ne permet pas d’entrevoir l’un ou l’autre point précis de convergence entre le discours politique (même oral ou épistolaire) et le discours (méta) – littéraire.
74Malgré sa sobriété et son caractère achevé, peu susceptibles donc de (r) éveiller tout l’intérêt des différents lecteurs, l’essai demeure sensible à l’énigme Plisnier et pose notamment cette question : « D’où tenait-il ce charme étrange qui vous bousculait le cœur, cette puissance de persuasion [...] ce don d’éveiller les consciences [...] ? » (p. 18). Comme pour y répondre, plusieurs aspects sont évoqués – l’enfance, la place de la mère, le « don de divination » (p. 15), etc. – qui, toutefois, ne débouchent sur aucune hypothèse. À l’image de cette question restée sans réponse sur la volonté de persuasion qui caractérisait des pratiques très diverses, l’essayiste cite à deux reprises, mais sans non plus l’approfondir, l’hommage d’Albert Béguin, le fondateur d’Esprit, peu après la mort de Plisnier : celui-ci, rappelle Béguin, parlait politique « avec cette éloquence qu’il avait acquise au barreau et que l’on reconnaît chez ses personnages jusque dans le dialogue amoureux » (p, 43), Ainsi, ce livre, trop bref, a le mérite de soulever implicitement, jusque dans la présentation finale du texte extrêmement agonique « Danger de mort » de 1948, la question du rôle de ce qui paraît le plus éloigné de l’oeuvre et qui est très rarement pris en compte : les dispositions de l’avocat, fondamentales chez Plisnier et répandues dans les milieux littéraires qu’il représente.
75Paul Dirkx – Collège de France
Jean Ray – John Flanders. Dossier réalisé par Murielle Briot. Bruxelles, Claude Lefrancq, coll. Les Dossiers de Phénix n° 3, 1995, 359 p. + ill.
76Pour l’essentiel, l’ouvrage reprend une livraison de la revue Phénix, parue en septembre 1992 (n° 32). Limitée au « dossier Jean Ray », mais enrichie de quelques nouveautés, cette réédition, partiellement débarrassée des innombrables coquilles, fautes d’orthographe et solécismes qui entachaient le texte original, se divise désormais en cinq sections : interviews, articles, nouvelles écrites en hommage à l’auteur, textes de Jean Ray /John Flanders, éléments de bibliographie. Mieux articulée et, malgré tout, un peu plus lisible, elle ne s’en impose pas moins comme un consternant amalgame du meilleur et du pire.
77À en croire la préface de Murielle Briot, l’ambition du recueil consiste avant tout à répandre – sans doute auprès d’un grand public qui l’ignore encore – le mythe qui s’est développé autour de la personnalité de Raymond De Kremer, alias Jean Ray, John Flanders et quelques autres. De fait, sous prétexte de livrer le témoignage de lecteurs exemplaires, la première section rassemble une série d’entretiens accordés par treize « fous de Jean Ray » – c’était le titre du dossier original. Quitte parfois à se mettre en scène et même à s’attribuer le beau rôle, chacun rivalise ainsi d’anecdotes destinées à entretenir une atmosphère de légende autour de l’auteur de Malpertuis. De ce fatras, fait de souvenirs cent fois remâchés, de conceptions simplistes sur l’œuvre rayenne, sur le fantastique, sur la littérature... ou sur la Belgique, émergent néanmoins quelques pages qui incitent à ne pas abandonner la lecture. On s’attardera particulièrement de la sorte à l’interview que donne Lieven Tavernier. L’auteur d’Over Water définit en effet avec clarté la stratégie linguistique de Jean Ray, chez qui le français s’est imposé comme moyen de s’inscrire dans une tradition étrangère à la culture néerlandaise. Puis, montrant combien à travers son activité de journaliste, le Gantois a toujours témoigné d’un vif attachement pour les lieux de son enfance, Lieven Tavernier en vient à formuler l’hypothèse selon laquelle jean Ray s’imposerait comme le dernier surgeon d’une tradition orale typiquement gantoise. Sans doute faudrait-il ici nuancer et surtout développer l’argumentation. Mais il est indéniable que Jean Ray construit autour du personnage de Wantje Dimez, la sage-femme et conteuse qui aurait présidé à son accouchement avant de lui révéler les mystères du folklore gantois, un mythe originaire qui mériterait d’être étudié plus à fond. Après ces propositions stimulantes, on prêtera volontiers attention aux remarques d’André Verbrugghen. Le méticuleux bibliographe fait ici le point sur les patientes recherches qu’il a menées autour de l’œuvre de Jean Ray. Il évoque ainsi, au hasard de ses souvenirs, la découverte qu’il fit du seul roman flamand de John Flanders à être réellement destiné à un public adulte, Geierstein. Plus loin, il donne quelques exemples de la légèreté avec laquelle on réédite et surtout l’on remanie les œuvres d’un auteur auquel on refuse obstinément le statut d’écrivain. Autant de témoignages précieux de l’importance que revêt l’établissement d’un véritable canon rayen, fondé sur des textes originaux expurgés des manipulations, toilettages ou caviardages éditoriaux.
78Dans la deuxième section, on retiendra surtout les articles que proposent Michel Lamart et Denis Labbé. Le premier, avec « Jean Dickens, lecteur de Charles Ray », livre une série de notes visant à repérer dans la production rayenne un certain nombre d’emprunts et d’allusions à l’œuvre de Dickens. On regrettera simplement que le critique n’ait ici pour objectif que d’ébaucher la réflexion autour de ce jeu intertextuel. Il s’en tient en effet à des constats d’ordre trop général pour permettre d’apprécier à leur juste valeur non seulement l’influence exercée par Dickens sur Ray, mais encore la fonction véritable de ce système de références. Il est bien hasardeux, par exemple, de rapprocher les deux auteurs du fait de « leur goût pour l’onomastique » (p. 127) ; à ce compte, bon nombre d’auteurs passeraient pour frères. Et il n’est pas moins téméraire de poser qu’« il existe une parenté réelle entre les paysages des Flandres [...] et la campagne anglaise » (ib.) pour expliquer le rapprochement. Ce sont, malheureusement, les mêmes idées reçues, le même manque de rigueur qu’on retrouve dans les trois esquisses de poétique rayenne que Denis Labbé consacre successivement à la femme, à l’ombre et à la mer. Le premier article entend montrer que les portraits féminins, dominés par des figures de « femmes animales » (« La Princesse Tigre ») et de « femmes déesses » (Elfrida Smith, dans « La Malédiction »), procèdent d’une vision particulière. Mais en raisonnant de la sorte, Denis Labbé commet l’erreur de comparer l’auteur de Malpertuis à certains de ses contemporains anglo-saxons, sans voir que, pour l’essentiel, l’écrivain belge s’inspire d’une tradition française du fantastique, élaborée notamment à partir des traductions d’Hoffmann et de Poe. La femme animale comme la déesse toute-puissante participent de cet héritage et renvoient à des représentations de la féminité fort répandues à la fin du XIXe siècle. Ce n’est donc assurément pas à travers ces images, telles qu ’elles sont décrites ici, que se manifeste l’originalité de l’Imaginaire rayen. Les deux autres articles que signe Denis Labbé ne figuraient pas dans l’édition originale. Ils n’en présentent pas moins les mêmes défauts que le premier. En s’attachant au thème de l’ombre ou à celui de la mer, leur auteur semble ne pas réaliser, là encore, à quel point l’œuvre de jean Ray s’ancre dans une tradition – évoquée pourtant en conclusion d’un des essais, où les grands noms de la « littérature fantastique européenne » (p. 166) sont, nous dit-on, Théophile Gautier, Nerval et... Huysmans ! Denis Labbé se contente, trop souvent, d’évoquer quelques nouvelles sur un mode impressionniste, agrémentant le propos d’observations d’une accablante banalité. Ici, une fenêtre projetant sa lumière sur un mur noyé dans l’ombre (« Irish Whisky ») ne constitue guère plus qu’un symbole de la connaissance. Là, l’élément marin, vomissant monstres et mondes terraqués, n’est rien d’autre qu’une représentation de la mauvaise mère. Ce maigre bilan constitue néanmoins l’essentiel de la contribution qu’apporte l’ensemble du volume à l’analyse textuelle de l’œuvre rayenne. Il est heureusement complété par une série de documents où l’on découvre, pêle-mêle, les extraits d’un reportage sur la prison de Gand que Jean Ray / John Fianders publia en 1931, peu après sa remise de peine, l’un des multiples billets signé John Flanders, deux passages des Aventures de Harry Dickson, l’un dû à Jean Ray, l’autre à un traducteur anonyme, et enfin un choix de lettres adressées à Jacques Van Herp.
79Prolongeant la première partie centrée sur le mythe de Jean Ray, la troisième section, qui recueille quatre nouvelles en forme d’hommage, montre combien Jean Ray est devenu un personnage de roman. Il suffit d’ailleurs pour s’en convaincre de songer au « Cimetière de Bernkastel », que Thomas Owen recueillit en 1966 dans son Cérémonial nocturne, ou encore aux exploits de « Tiger Jack », contés par Henri Vernes dans deux de ses Bob Morane. Ici toutefois, les témoignages d’admiration sentent trop souvent l’écrit de circonstance pour qu’on s’y intéresse longuement Seule, peut-être, la courte nouvelle de Jean-Baptiste Baronian, « Les Griffes du diable », échappe à la médiocrité générale et témoigne d’une inspiration véritable comme d’un réel talent d’écrivain.
80La quatrième section regroupe douze textes « rares » de Jean Ray / John Fianders : « Le Singe-fantôme », conte de Noël inédit en français, Aux lisières des ténèbres, roman préfigurant « Le Grand Nocturne » et certains épisodes de Malpertuis, puis une série de contes brefs : « Krasmussen, Groo et Ku Ku Lu », « Le Fantôme de Sunbeam », « Le Kirsebar de Copenhague », « La Sonnette », « Ports », « La Maison des trois cours », « Le Cap Horn », « L’homme qui avait peur de la nuit », « La Vapeur dans la forêt », « Maintenant que je suis saoul ». Sans doute ces différentes pièces sont-elles d’un intérêt inégal. On regrettera néanmoins que l’éditeur n’ait pas jugé nécessaire d’en préciser l’origine ou la date de parution, ni même – ces textes dans leur grande majorité étant tirés de l’ceuvre flamande – le titre néerlandais ou parfois encore le traducteur. Était-il impossible de signaler par une note que « De Spookaap » [Le Singe-fantôme] figurait au sommaire du Dag le 25 décembre 1935, qu’Aux lisières des ténèbres fut publié pour la première fois en 1980, dans le Cahier de l’Herne consacré à Jean Ray, ou que les autres textes parurent les uns dans Ons Land entre 1928 et 1935, les autres dans Bravo en 1938 ou dans Zonneland en 1946 ? On notera par ailleurs que le dossier Phénix original comportait un poème qu’on semble avoir ici oublié de reprendre : « La Ballade du bateau ivre » [De Ballade van het Dronken Schip], parue dans Ons Land le 29 juillet 1928. Simple et bien involontaire omission ou peur d’effrayer le lecteur en lui révélant que Jean Ray / John Fianders non seulement faisait des vers, mais qu’il se plaisait même à jouer avec des références rimbaldiennes ? C’est à chacun de choisir...
81La cinquième partie rachète un peu l’ensemble. André Verbrugghen y présente « une facette moins connue de Jean Ray : ses partitions musicales » (p. 321), puis établit, en collaboration avec Francis Goidts, le relevé méthodique des scénarios de bandes dessinées dus à Jean Ray. Bernard Goorden enfin propose une bibliographie sélective d’une soixantaine d’ouvrages (éléments bibliographiques et critiques, romans et recueils rassemblant plus de trois cents titres de nouvelles). Si ce travail n’a pas l’ampleur de la monumentale Bibliographie / Bibliografie d’André Verbrugghen et de Francis Goidts (2 vol., Kuurne, Sailor’s Memories, 1993-1996), il permet néanmoins au néophyte de tracer sa route parmi les plus récentes rééditions de l’œuvre du Gantois.
82Ces dernières pages ne parviennent cependant pas à faire entièrement oublier les faiblesses de l’ensemble. Et comme tel, l’ouvrage témoigne finalement du déplorable état de la critique rayenne. Certes, on objectera qu’une publication de ce type est parfaitement dénuée de prétentions scientifiques, qu’elle s’adresse avant tout au grand – au très grand public. Mais précisément, comment accepter qu’on méprise à ce point un lecteur qu’on entend initier et un conteur qu’on prétend célébrer ? Aimer un écrivain, n’est-ce pas d’abord respecter ses textes ? Dès lors, comment n’être pas confondu par le peu de soin avec lequel certains de ces « fous de Jean Ray » traitent l’œuvre de leur idole ? Ne risquent-ils pas en effet de dégoûter le lecteur un tant soit peu exigeant et d’enfermer encore un peu plus « leur » auteur dans le ghetto de la paralittérature ? À moins que, pour vivre et se vendre, certains aient absolument besoin de maudire les poètes...
83Éric Lysoe
84Université de Mulhouse
Les Ailleurs d’Henri Michaux. Actes du colloque [de] Namur, 10-21-22 octobre 1995. Sous la direction d’Éric Brogniet. Namur, Maison de la Poésie, 1996, 246 p., illustré (= Sources, n° 17, octobre 1996).
85Les « ailleurs » se réfèrent manifestement aux voyages réels et imaginaires accomplis par l’écrivain. Mais, à vrai dire, les extraordinaires périples rêvés qui font l’objet de quatre ouvrages parus en 1948 (Voyage en Grande Garabagne, Au pays de la magie. Ici, Poddéma et Meidosems) ne donnent lieu à aucune étude, à part quelques allusions dans les pages de M. Segarra, Y. Peyré et G. André-Acquier.
86Les voyages réels, eux, sont attentivement commentés par Adriana Castillo de Berchenko (pp. 46-55 : « Image et contre-image : H.M. en Amérique latine ») et Sylviane Goraj (pp. 81-91 : « H.M. : sur la voie orientale »), Rappelons qu’il y eut quatre voyages en Amérique du Sud : escales du matelot Michaux à Rio de Janeiro et Buenos Aires (1920), séjours en Équateur (1927-28), dans la région du Rio de la Plata, en Urugay et en Argentine (1936-37), au Brésil (1938), Seuls le deuxième [Ecuador, Journal de voyage, 1929) et le troisième (lettres et fragments divers) de ces voyages produisirent des retombées littéraires. La haute société – haute par la naissance aussi bien que par la culture – que Michaux fréquenta à Quito (autour du poète Alfredo Gangotena) et à Buenos Aires (chez la poétesse Victoria Ocampo) lui inspira des sentiments de curiosité et de rejet : voilà ce qu’Adriana Castillo nuance intelligemment dans sa communication. L’autre continent inspirateur de Michaux touriste est l’Asie : le « voyage d’expatriation » en Indonésie, en Inde et en Chine, évoqué dans Un Barbare en Asie (1932), fait sentir l’Orient comme un « contre-Occident » dont l’écrivain apprécie surtout la peinture, la musique et la religion, et qui lui dicte aussi les expérimentations graphiques d’Idéogrammes en Chine (1973). Dans la foulée de l’article de Sylviane Goraj, Geneviève André-Acquier s’intéresse plus spécialement à « H.M. et les langues orientales » (pp. 92-108) : le sanscrit, langue sacrée et langue parfaite, l’hindi, le tamoul et le chinois pictographique représentaient pour le voyageur un charme auditif et visuel bien particulier. Sur le sujet d’Ecuador, carnet de route, et d’Un Barbare en Asie., reportage-essai, Jamel Guermazi revient, lui, dans l’optique de la sémiologie (pp. 109-123 : « La poétique du signe du voyage dans Ecuador et Un Barbare en Asie »).
87Mais d’autres « ailleurs » demandent encore notre attention. L’article de Victor Martin-Schmets (pp. 7-27 : « H.M. en Belgique : à Namur et ailleurs ») est une enquête extrêmement minutieuse, du point de vue chronologique et topographique, sur les années passées par l’auteur de Plume dans la ville mosane ainsi qu’à Bruxelles, Putte (en Campine), Beverloo, Dinant, Chimay, Schadeck (province du Luxembourg)... La parenthèse de l’embarquement de Michaux à bord d’un charbonnier, vers 1920, est passée sous silence.
88D’autres contributions ne se rattachent au thème général que par un tour de force ou un jeu de mots. Ainsi, Yves Peyré (pp. 28-45 : « Permanence de l’ailleurs ») considère l’elsewhere en bloc sous diverses formes d’altérité et d’identité. Béatrice Ouvry-Vial (pp. 56- 66 : « De quelques influences dans la recherche de l’écriture ») affirme que la recherche littéraire et langagière chez Michaux, partagée avec quelques rares écrivains qu’il admirait, est aussi une quête d’un ailleurs, d’une altérité. Colette Roubaud (pp. 67-80 : « Parcours du prince Bradamine ») exhume un texte peu connu, La Jeunesse du prince Bradamine (1931), qui serait une autre projection d’un ailleurs du poète. Pour Marta Segarra (pp. 124-135 : « La réalisation de la métaphore chez H.M. »), le mécanisme de la métaphore connecterait l’espace du dedans et l’espace du dehors, celui-ci étant forcément un ailleurs. Jean-Pierre Martin (pp. 136-142 : « Lettres du lointain, ou l’insularité salutaire de la littérature ») examine chez Michaux le genre pseudo-épistolaire : missives du genre Je vous écris d’un pays lointain et messages quasi oraux comme By, tout de suite, écoute, destinés par définition à un(e) Autre (même imaginaire), donc à une altérité, située nécessairement ailleurs. Anne-Élisabeth Halpern (pp. 143-157 : « Ne pas être imbécile trop tôt ») commente l’éloge paradoxal que Michaux a fait de l’imbécillité, qu’il ne faudrait pas entendre comme bêtise ou non-savoir, mais plutôt comme un contre-savoir : il s’agirait d’un * ailleurs absolu » de l’écrivain, Pierre Loubier (pp. 176-186 : « Travail de l’origine ; M. et la préhistoire ») ne propose pas un ailleurs géographique, mais une plongée temporelle : « La préhistoire est au Temps ce que lailleurs est à l’espace » (p. 176). Mêmement, pour Jérôme Roger (pp. 158- 175 : « La catégorie de l’avenir »), la projection de l’écrivain dans un futur prévu, interrogé, appréhendé, est encore un ailleurs temporel. Madeleine Fondo-Valette (pp. 198-209 : « M. lecteur des mystiques ») accroche la lecture de Ruysbroeck, Hello, Eckhart et Saint Joseph de Copertino à la thématique de l’ailleurs : la mystique serait un savoir « aux confins de l’altérité » et représenterait une « expatriation » hors de soi-même.
89Sur le même sujet, mais sans références au thème du colloque, insiste Jean-Luc Steinmetz (pp. 187-197 : « Le démon d’H.M. ») ; selon lui, la lecture des mystiques occidentaux corrobore l’aspiration de Michaux à la sainteté et à son contraire, le démoniaque, ou bien encore au double positif de celui-ci : le démonique. Un autre participant me semble sorti du sujet : c’est Claude Fintz (pp. 210-219 : « La voie de M. : posture intérieure et pratique esthétique ») ; il étudie les rapports entre spiritualité et esthétique qui se font jour dans la seconde période (1950-1984) de l’itinéraire de Michaux.
90Enfin, Geneviève André-Acquier, dans sa seconde contribution au colloque, présente les quatre ouvrages qui relatent les expériences faites avec la mescaline : Misérable miracle (1956), L’Infini turbulent (1957), Connaissance par les gouffres (1961) ; Les Grandes Épreuves de l’esprit (1966) ; il s’agit, pour ce critique (pp. 221-234 : « Les enseignements de la mescaline ou la cale et le gouvernail »), d’« un voyage dans l’espace du dedans cette fois » (p. 223). Dans l’ensemble, la revue Sources nous a offert, avec ce numéro spécial, un vaste choix de textes fouillés et intéressants, même si certains collaborateurs, jeunes ou moins jeunes (par exemple, MM. Guernazzi, Roger et Fintz) ont encore un effort à faire pour paraître, à l’avenir, un peu moins prolixes et amphigouriques, et un peu plus lisibles...
91Jean-Paul de Nola
92Université de Palerme
Méthodes et savoirs chez Henri Michaux. Études réunies par Gérard Dessons. Poitiers, UFR Langues et Littératures, 1993, 164 p. (= La Licorne).
93Gérard Dessons assure la coordination de ces neuf études parues il y a quatre ans déjà, ouvrant une voie peu arpentée jusqu’ici, et cernant la dimension épistémique de l’insaisissable Michaux.
94J. Roger inaugure brillamment le volume par une analyse de « l’essai ou le “style morceau d’homme” », tel que le donne à lire Les Rêves et la jambe. Détournement du genre « essai », cet opuscule est aussi un montage de cas cliniques œuvrant à l’hybridité de l’écriture. Ruptures de ton, sauts typographiques, interventions du je au sein d’une rhétorique propre à l’essai scientifique qui l’exclut, et pratique de la pa – rataxe qui confine à l’art poétique, voilà les caractéristiques de cette écriture d’essayiste. Même si Michaux en demeure à cette unicité de l’essai dans son œuvre, il en retient une pratique renouvelée par la suite : l’étude de cas. Trois sont analysés ici (dans Les Grandes Épreuves de l’esprit. Bras cassé, « Chronique de l’aiguilleur ») et illustrent le fait que l’homme est « avant tout un opérateur ». Le texte est lui aussi marqué par ces opérations, cette « turbulence », ce cheminement qui signent l’écriture de Michaux, caractérisée comme « un défi d’époque au discours d’école ».
95Jean-Pierre Martin ne le cède en rien en finesse à J. Roger dans son étude sur « L’“homme d’os” » : l’expérience de soi est chez Michaux avant tout l’expérience du corps, dans tous ses états, de la morbidité à la sainteté. « Le savoir médical est une des médiations qui vont lui permettre d’aborder la littérature de façon excentrique » (Michaux doit en particulier beaucoup à Ribot, par exemple). J.-P. Martin, en une suite de mouvements, dissèque les étapes du « corps disloqué », du « corps chantier », du « corps tremblement » et enfin des postures méditatives qui sont comme les « sports de l’âme ». L’intégrité s’acquiert de la sorte par l’épure, jusqu’à cet « homme d’os », « préservé de la nécrose », filiforme et unicellulaire. Et J.-P. Martin de conclure que, pour Michaux : « son autoscopie est enfin possible : il a fini de s’écorcher ; il s’est rejoint ».
96C’est encore le corps, comme altérité manifestée par le mouvement, qu’envisage Maurice Mourier. Michaux, « cinémane et cinématicien », fait figure d’original, au début du siècle, par son enthousiasme pour le cinéma naissant. Chaplin en particulier et les films burlesques plus généralement en constituent les emblèmes. Les films font ainsi office d’exorcismes, car la « projection-identification », chère à E. Morin, y est pleinement à l’œuvre. Plus encore, Michaux retient du cinéma sa dynamique. M. Mourier souligne justement combien la peinture de Michaux est celle d’un « rythmicien », entre son et image, tout comme le cinéma est une « combinatoire subtile du geste qui s’inscrit dans l’espace (...] et du rythme qui l’accompagne ». C’est ainsi que Michaux s’essaie à l’écriture « compulsive », un « cinéma des mots » qui procède par chocs et convulsions.
97Gérard Dessons lui aussi, lie écriture et peinture, par le vocable de « trait » dans « La manière d’Henry, prolégomènes à un traité du trait », car il existe un Michaux « linguiste » dont la pensée sur le langage « passe chaque fois par le graphisme de l’écriture ». Intégré à la ligne, le trait permet ce continuum auquel aspire Michaux : « le phrasé même de la vie dit, par le trait, l’inscription graphique de la vie comme phrase, de la vie comme non-mot ». La poésie de Michaux se définit alors comme une « parole du déplacement », un « traité du trait » s’élaborant au fur et à mesure des recueils. L’enjeu est de taille : le sujet lui-même, ce « je ne sais quoi » diffus dont l’analyse de l’énonciation par G. Dessons est très pertinente. Au trait graphique s’ajoutent naturellement la figure chorégraphique et les traits du visage, signatures du corps. Le visage en particulier fonde une figure, au sens rhétorique et, de la sorte, une identité au sens psychologique du terme, G. Dessons analyse enfin un trait particulier, la rature : « Nier graphiquement ne signifie pas effacer, mais imprimer un discours, le discours du non. La rature accède alors au statut de trait-phrase ».
98Deux textes rares de Michaux (« Ratureurs » et « L’écorché ») marquent une pause dans ce recueil d’études, accompagnés de deux hommages de Supervielle à Michaux.
99Jean-Michel Maulpoix reprend le fil critique du volume avec une « Apologie de la précarité » lisant les cinq premiers Poteaux d’angle du poète. Le premier donne le ton : il enjoint au combat avec les armes de la rêverie et de l’inaction. Le deuxième « poteau » invite au désapprentissage sur lequel renchérit le troisième qui prône les « défauts » moraux. Les deux suivants invitent alors à conserver (« Garde... ») ce que la morale ordinaire vise à éliminer. La morale à rebours proposée ici est bien celle de la « précarité », du « désaisissement », que l’écriture tente de saisir. Ces fragments inauguraux de Poteaux d’angle fonctionnent comme « la parole propre d’un être sans cesse menacé de rupture ».
100Défiant à l’égard de toute morale imposée, Michaux œuvre dans une écriture de la non-linéarité. Mais son parcours va néanmoins dans le sens d’une accession, difficile, à la sérénité et « la figure qui l’emblématise, c’est l’exorcisme » dont Brigitte Ouvry-Vial élucide les formes. Véritable arme de Michaux, l’exorcisme prend d’abord la forme de la fable, puis du voyage, réel ou imaginaire, et de la peinture. Mais il se voit bientôt canalisé par la drogue : les livres qui sont consacrés à ces troubles volontaires fournissent une sorte de grammaire de l’exorcisme.
101Patrick Kremer, dans son alerte étude de « l’arrachement » du poète « en quête de repos », nous convie à une lecture du cheminement de Michaux aspirant à « déserter l’odieux compartimentage du monde ». Encombré d’un corps-prison, cœur faible et « carcasse de poulet », Michaux n’aura de cesse de s’arracher à sa condition, par le voyage certes, mais aussi par l’opposition systématique qui prend la forme de « l’utilisation énergétique » du milieu hostile. Son écriture aussi fonctionne comme « soumission dans l’opposition » : si Michaux éprouve l’irrépressible besoin d’écrire, il demeure également critique à l’égard des mots. Sa pratique du néologisme, particulièrement, œuvre au dynamitage du langage, comme sa peinture l’aide à se « déconditionner du verbal ». L’idiolecte comme arrachement à la langue et pour renouer avec l’avant-Babel, telle est, nous dit P. Kremer, la leçon de Michaux empruntée à Par des traits.
102Ce sont des « fragments d’un Dieu-Michaux » que suggère Xavier Bordes dans un article dense, ne reculant pas devant calembours et contrepèteries et révélant – au sens religieux du terme – les méthodes de Michaux démiurge. Cherchant « un être à envahir », le poète inverse le mouvement qui l’a fait naître et retourne à une naissance symbolique et linguistique. Il joue véritablement avec les mots : le nom du poète est crypté, sa signature se lit dans Emme (et son parasite), l’Emanglom, et son prénom est bien celui de qui « en rit » (j’y ajouterais volontiers l’homme qui croyait avoir un dépôt de (Mi) chaux dans le ventre...). X. Bordes élucide le rapport de Michaux au divin, fondé sur l’envahissement par faiblesse. Il s’agit d’un intéressant renversement de l’en / théos (l’enthousiasme antique) en ek / théos qui consiste à « jaillir au sein de l’incommensurabilité du dieu ». L’être à envahir pourrait bien être le langage lui-même et il s’agirait « d’envahir l’inspirateur, envahir le vent ». Michaux incarne ainsi une figure de dieu particulière, une figure rhétorique : la métonymie. Grâce à des « métamodèles », Michaux s’efforce de désapprendre tout ce que la « machine herméneutique » avait, au cours des siècles, bétonné, Désapprentissage, mais aussi désorientations physiologiques, détournements linguistiques, affabulations que véhiculent principalement l’anacoluthe et autres figures « suspensives ou de réticence ». Pourtant, c’est à une unification avec ce monde qu’œuvre Michaux : le poète se « refraye un trajet herméneutique » dans tout ce qui est et parvient ainsi à une « coïncidence métonymique (du moi et du “tout") » et finit par réussir l’inouï : « Je me suis uni à la nuit / À la nuit sans limites ».
103Jean-Luc Steinmetz clôt cet ensemble critique sur « l’indéfinitif », Lu, relu, décortiqué par « les formalistes ligoteurs » et par « les longs dissertateurs sur les effets de la drogue », Michaux n’en demeure pas moins inexplicable souvent à cause même de sa fausse simplicité. Car si Michaux est * indéfinitif » (j’aime pour ma part beaucoup ce nouveau mode grammatical et ontologique...), c’est parfois pour des raisons en apparence contraires à cette infinitude, telles les répétitions valant comme « pratique boxante de la littérature ». Répéter, réitérer, autant de pratiques qui aboutissent, plus qu’à l’entassement, à l’exténuation : Meidosems, créatures de l’insuffisance, embryons de vie, les monstres de Michaux sont des réalisations in-finies d’une volonté de régression antéutérine, de n’être pas né, des créatures dont la caractéristique biologique est souvent une ouverture sur l’ombre du non-dit ou de l’indicible, l’immonde de ce qui n’advient d’ordinaire pas au monde.
104On l’aura compris, ce volume d’études appartient à ceux qui font date dans la bibliographie critique sur Michaux. La manière Michaux, qui serait sa méthode, est ici déclinée en une suite qui apporte de quoi alimenter notre appétit de connaissance,
105Anne-Élisabeth Halpern
Thiry (Marcel), Œuvres poétiques complètes. [Avertissement de Charles Bertin. Introduction de Bernard Delvaille. Corrections et variantes, par Christian Delcourt]. Tome 1 : 1924-1938 ; Tome 2 : 1950-1969 ; Tome 3 : 1969-1977. Bruxelles, ARLLF, 1997, 376 + 441 + 555 p.
106La publication, en trois volumes, de ces Œuvres poétiques complètes est assurément de nature à faire date. Elle coïncide avec le centième anniversaire de la naissance d’un écrivain dont la reconnaissance, depuis le premier essai que lui consacre Paul Dresse en 1934, a toujours été caractérisée par une double tendance : d’une part, l’hommage de confrères, et aussi l’engouement profond de toute une famille de lecteurs qui, de loin en loin, s’y retrouvent mais ne l’ébruitent guère ; d’autre part, un relatif défaut de succès éditorial et critique. L’écart entre les premiers et le second a souvent suscité une déploration tournée vers Paris : c’est encore le cas dans le Marcel Thiry publié à la même occasion par Charles Berlin et, ici-même, sous la plume de Bernard Delvaille en même temps que sur les bandes-réclames qui reproduisent ce propos d’Éluard : « Comment, vous ne connaissez pas ? Ce n’est pas possible ! Un des plus remarquables d’aujourd’hui ». Un peu comme si une inexplicable injustice était faite, par les instances de légitimation parisiennes principalement, à l’égard d’un écrivain qui, entre autres pour avoir beaucoup sacrifié à la France, « méritait » pourtant leur attention. Ce lamento n’est pas sans fondement, mais les choses sont de toute évidence plus complexes, dont une analyse institutionnelle encore à constituer, et qui engloberait les « intercesseurs » belges, rendrait probablement compte. Relevons néanmoins, au passage, lassez convergente relecture qui est faite aujourd’hui du prosateur Thiry : c’est du côté des sciences sociales et de la philosophie que l’œuvre narrative suscite, en France d’ailleurs comme en Belgique, de nouveaux intérêts ; si l’ouvrage que j’avais proposé en 1990 (M.T Une poétique de l’imparfait, Éd. Ciaco) trouvait son angle d’attaque du côté de Baudrillard, les études de Rudy Steinmetz et de Françoise Chenet (Textyles, n° 7- 1990), et celle d’Antonia Birnbaum (dans ce volume) les trouvent respectivement du côté de Jacques Derrida, de Claude Simon et de Gilles Deleuze ; ceci confirme le sentiment que Pascal Durand exprimait au sujet de la « modernité » du prosateur.
107Quant au poète, voilà érigé, en trois beaux volumes de belle allure extérieure, un monument qui consacre l’étendue, la variété et néanmoins la fidélité à elle-même d’une œuvre qu’on savait importante : les dix-huit ou dix-neuf recueils, étalés de 1919 à 1977, plus quelques textes parus hors recueil. En félicitant l’Académie royale d’avoir élevé ce monument, on regrettera néanmoins, avec elle je suppose, qu’un éditeur plus conventionnellement commercial et pour tout dire plus légitimant aux yeux du public le plus large, n’en ait pas pris et assumé l’initiative. Car c’est ce dont à mon sens a le plus pâti déjà la postérité du poète, de n’avoir pas été « relayé » au bon moment par les bons acteurs. La Pléiade, effectivement, a de moins intéressants écrivains à son catalogue, mais, sauf le cas de Yourcenar, guère d’écrivains belges.
108Cette édition pallie l’épuisement de la précédente : les Œuvres poétiques (1924-1975), dont on se rappelle sans doute le gros volume bleu publié par Pierre Seghers en 1975, surmonté du titre fameux : Toi qui pâlis au nom de Vancouver, , , Celle-ci a cependant été conçue sur une base très différente. Non pas encore comme une véritable édition critique : il y manque la confrontation avec les manuscrits et les pré-originales, et, d’autre part, un appareil de notes plus substantielles. Mais on s’en rapproche, car le plus grand sérieux a été de mise pour l’établissement du texte, qui n’allait pas de soi, tandis que, sous la houlette de Christian Delcourt également, une liste des « Corrections et variantes », précédée d’une précieuse description des éditions antérieures, figure à la fin de chaque volume. Le principe de base qui a été adopté rompt avec la tradition de se référer à la dernière version publiée du vivant de l’auteur ; au contraire, sauf dans deux cas justifiés, les éditeurs proposent ici le texte des originales. On ne peut, en ce cas, que les approuver. D’abord parce que Thiry avait la manie – c’est son mot – de modifier ses poèmes chaque fois qu’ils étaient réédités : c’était un « essayeur » invétéré. Par exemple, les vv.3-4 du poème « Toi qui pâlis au nom de Vancouver, / Tu n’as pourtant fait qu’un banal voyage ; / » étaient en 1924 : « Tu n’as pas vu les grands perroquets verts, / Les fleuves indigo ni les sauvages. // ». En 1957, ils deviennent : *Tu n’as pas vu la Croix du Sud, le vert / Des perroquets ni le soleil sauvage, // ». En 1964 : « Tu n’as pas vu le grand perroquet vert, / La Croix du Sud ni le soleil sauvage. // ». L’édition de 1975 revenait à la leçon de 1957. Or, ces modifications, non seulement n’ont pas toujours été jugées comme des améliorations, mais elles procédaient de poétiques ultérieures, de sorte qu’était en partie faussée la relation du poème avec le temps où il avait d’abord mûri. En outre, même dans le volume non anthologique de 1975, Thiry a procédé à des suppressions qui ont le même effet dommageable, même si certaines d’entre elles paraissent justifiables en fonction du sentiment esthétique que quelques textes nous laissent aujourd’hui ; par exemple, le poème « Cet Amour est si haut dans le ciel de ma joie... » (T. I, p. 68). Quitte à admettre des répétitions, les recueils ont été rétablis dans leur composition originale (à l’exception bien entendu des poèmes de Marchands) ; sur ce point, les éditeurs ne manquent pas d’invoquer l’autorité de Thiry lui-même : « Un livre de poèmes doit être une poésie ».
109Conséquence de tout cela : l’œuvre ne commence pas avec « Toi qui pâlis... », mais avec « Jeune fille comme un bouleau ». Et certains effets de répétition apparaissent, comme ces « seins des négresses débardeuses » (T. I, pp. 185, 189). Le recueil Le Cœur et les sens (1919), renié par son auteur, figure, exhaustivement cette fois, en annexe du Tome III. On peut regretter que les poèmes qui apparaissaient dans le roman Le Goût du malheur (1922, lui aussi renié par l’auteur) ne bénéficient pas du même traitement que ceux qui apparaissaient dans Marchands (1936) et qui sont ici édités à l’intérieur du recueil où ils ont été repris par ailleurs par l’auteur, ou, sinon, sous l’intitulé Marchands.
110Plutôt que de risquer d’abimer les originales que je possède, et qui ne sont pas toutes vaillantes, je me suis souvent servi du volume récapitulatif de 1975, qui semblait pouvoir faire autorité : il n’y fallait ajouter que la posthume Lettre du cap pour avoir l’ensemble, j’avais tort, la présente édition me le montre, qui me fait découvrir un autre écrivain. D’abord le poète-artisan, qui cent fois sur le métier remet son ouvrage et à qui il arrive de commettre, à ses débuts surtout, de moins bons poèmes, La consultation des variantes successives illustre assez le travail de l’« essayeur », qui apparait aussi dans Le Poème et la langue, ainsi que dans la correspondance encore inédite : grâce à Christian Delcourt et à ses collaborateurs, nous pouvons suivre à la trace les tâtonnements du poète à la recherche du meilleur mot, du meilleur vers, et cette observation est évidemment passionnante lorsqu’on en prend le temps. Quant aux pièces qui avaient été supprimées en cours de route, elles nous en apprennent, entre autres, sur la dimension amoureuse, érotique, voire à certains endroits coquine, de l’écriture thiryenne. Ici encore, telle hypothèse de lecture de Pascal Durand, à propos du calembour de Besdur, se voit confirmée. De même, Charles Berlin, dans son récent ouvrage, a souligné cet aspect, qui prend des allures de blason. Exemple de poème ici restitué, cet « Air » qui, dans Statue de la Fatigue, croise les deux thématiques érotique et marchande :
On vend de l’air en Suisse et sur les plages.
On vend la chair pour tous les esclavages,
Tel vend sa fille et tel vend son honneur,
Nous sommes tous marchands et nul donneur ;
Tel vend de l’or, et tel encor des âmes,
Ali-Baba te vendra ses Sésames
Et, faisant tope au fond d’un bar fleuri,
L’amant revend sa maîtresse au mari.
111Les quelques coups de sonde pratiqués confirment la fiabilité de cette édition. Christian Delcourt, par exemple, a été jusqu’à respecter l’accent aigu que Georges Thone place sur * Liège » dans le colophon de Plongeantes proues. On s’explique mal, dès lors, le fait que les variantes n’ont été relevées que dans les volumes publiés respectivement en 1957 par les Éditions universitaires, en 1964 dans la collection des « Poètes d’aujourd’hui » et en 1975 pour la somme parue chez Seghers : c’eût été vraiment peu de chose que d’ajouter à ces trois éditions les Poèmes choisis publiés en 1939 dans la série des Cahiers du Journal des Poètes, dans la mesure où l’édition alors proposée reproduit quasiment, comme celle-ci, le texte des originales (faut-il en conclure que Thiry n’y aurait pas mis la main lui-même ?). Mais cet ouvrage est curieusement ignoré, ce qui fait aussi que, du poème « Je nomme Carignan » qui sera la matrice d’Astrale automobile et qui y est publié sous le titre « Vers inédits », le Tome II ne nous précise pas qu’il remonte à 1939. Pour le reste, le texte des Poèmes choisis ne se caractérise, il est vrai, que par un ordonnancement tout particulier, sans doute dû à Paul Dresse, ainsi que par quelques graphies : « San-Francisco » (p, 34), « rêts » (p. 38), « bout-à-bout » (p. 51), « shelling » (p. 59), « eau de vie » (p. 80), « Lune » (p. 83) ; dans l’établissement des démarcateurs entre strophes, sa consultation eût cependant été profitable (voir les poèmes « Venlo » et « Dimanche », dans les Trois proses en vers ; « Tournée » et « Années-lumière » dans Statue de la fatigué) .
112Je ne disputerai pas l’intérêt d’avoir repris l’introduction générale de Bernard Delvaille, qui a été légèrement retouchée pour l’occasion, mais pas au point d’intégrer les quelques analyses proposées depuis 1975. On rêve cependant à ce qu’un commentateur avisé comme André Sempoux aurait pu donner, à cet endroit ou en postface, si ne serait-ce qu’une partie de l’investissement consenti pour l’établissement du texte avait été consenti aussi pour renouveler le sujet et, notamment, pour tirer parti des variantes inventoriées par Christian Delcourt.
113Quelques remarques doivent être faites, qui concernent la présentation générale. Remercions d’abord les éditeurs d’avoir accordé aux textes – mais aussi aux titres, etc. – l’espace qu’ils méritaient : chaque début de poème se trouve ainsi sur une nouvelle page, ce qui nous change de la présentation ramassée de l’édition de 1975. Mais l’impression elle-même n’est pas à la hauteur de l’entreprise : aurait-on fait l’économie de films ? Et n’avait-on pas une police de caractères un peu plus distinguée ? Jules Destrée et Émile Verhaeren auront été mieux soignés, récemment, par les graphistes de l’Académie. La position trop haute de certaines suites de poèmes n’est pas très heureuse non plus. Circonstance atténuante : la mise en page de poèmes, surtout lorsqu’ils sont longs et divisés en strophes, pose le problème des démarcateurs, auquel Ch. Delcourt a été attentif dans ses « Corrections ». La présentation graphique de la partie méta-textuelle, par contre, qu’il s’agisse de l’introduction ou de l’appareil critique, ne peut invoquer de circonstance atténuante : si l’on peut s’accommoder des blancs excessifs et des pâleurs d’impression de la première, il est pénible de chercher rapidement son bien dans le second, tout simplement parce qu’on a inopportunément multiplié les blancs qui brouillent le regard dans des listes proposées d’enfilade, sans retours à la ligne par poème ; pour quelques pages de plus... Nous ne sommes pas encore dans La Pléiade, hélas.
114En revanche nous disposons là, quant au contenu, d’une édition rigoureuse, cohérente et complète, qui prendra place aux côtés des Poésies complètes de Maeterlinck et de la Poésie complète de Verhaeren, en cours de publication chez Labor. On y trouve en outre, en annexe à la fin du Tome III, le texte de la préface à Astrale automobile, composée en 1942 et souvent citée par Charles Bertin dans son essai ; également : L’Imparfait en poésie (1950), Second métier (1957), et enfin le texte complet de Le Poème et la langue (1967), (La méconnaissance des Poèmes choisis de 1939 explique peut-être pourquoi l’on n’a pas droit aussi à la brève réflexion : De la poésie civique, qui y était republiée). À choisir, et plutôt que ces trois essais qui occupent près de 200 pages, j’aurais assurément préféré que plus d’espace soit dévolu à l’opérabilité des « Corrections et variantes » et à leur exploitation. Un quatrième volume aurait pu rassembler, de manière plus homogène, les écrits critiques. Mais enfin, ne boudons pas notre plaisir et réjouissons-nous d’avoir désormais à notre disposition ces trois tomes d’une œuvre qui n’a pas fini d’attirer sur elle de nouvelles lectures ; entre autres, on attend de voir le parti que pourrait tirer Christian Delcourt, ne serait-ce que pour l’aspect lexical, de la saisie de l’ensemble du texte à l’intérieur de la banque de données Beltext.
115Pierre Halen – U.I.A.
« Ce qui est attirant est beau ». Irène, Scut, Magritte and C°. Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, 1996, 557 p., ill.
116Ce copieux catalogue bilingue publié sous la direction de Cisèle Ollinger-Zinque fait l’inventaire du legs des œuvres d’art offertes aux Musées royaux par Irène Hamoir. Il rassemble donc une part des trésors collectionnés par Louis Scutenaire et sa femme au cours de plus d’un demi-siècle de fréquentation des artistes et écrivains de la mouvance surréaliste. L’autre part de ce legs, la bibliothèque de Scutenaire, dont on ne peut qu’espérer qu’elle fasse également l’objet d’une publication et d’une exposition, est allée à la Bibliothèque royale, tandis que les Archives et Musée de la Littérature héritaient pour leur part des archives manuscrites. L’ensemble constitue, faut-il le dire, une exceptionnelle masse de documents sur l’histoire du surréalisme en Belgique, sur les goûts des membres du groupe, et sur les relations qui les unissaient.
117Grâce à la générosité d’Irène Hamoir, le Musée de Bruxelles peut s’enorgueillir de posséder à présent la plus grande collection publique d’œuvres de Magritte. On ose croire que celle-ci contribuera à faire acquérir par cette noble institution davantage de tableaux d’artistes vivants, qui sont aujourd’hui ce que Magritte fut hier : un novateur sans concessions à l’égard des modes commerciales... Ne serait-il pas en effet regrettable d’attendre chaque fois des legs posthumes ?
118Du même geste, le Musée a par ailleurs acquis une série d’œuvres collectionnées par Scutenaire, dont on se demande si elles accéderont à ses cimaises permanentes. Le poète et son épouse avaient en effet non seulement l’amitié généreuse, mais surtout un mépris tout surréaliste pour la « belle œuvre ». Chez eux, Aline Magritte côtoyait l’homonyme célèbre avec lequel elle n’avait rien de commun, ni par le talent, ni par la famille. On a beaucoup débattu du choix de « tout » montrer, le meilleur et le pire, même si, du point de vue scientifique, le parti adopté est incontestablement le seul qui s’imposait.
119Quoi qu’il en soit, le présent ouvrage dépasse assurément, par son ampleur et par les renseignements qu’il offre, le simple hommage dU à un généreux donateur. Il comporte une exceptionnelle documentation sur ce que l’on peut appeler le « réseau Scut », qui recoupe étroitement le cercle des amis de Magritte et de Nougé, tout en possédant toutefois sa singularité. L’essentiel de l’ouvrage est effet constitué par une série de notices biographiques sur « Les amis » du couple (pp. 159-475). Rédigées par une vingtaine de collaborateurs – mais parfois dépourvues de signatures –, celles-ci sont naturellement de qualité fort inégales. On appréciera surtout celles qui livrent des renseignements sur des artistes peu connus comme Rachel Baes, Jane Graverol, Armand Permantier, Pierre Sanders, Max Servais ou Armand Simon. Les notices consacrées à Magritte ou à Marcel Mariën sont également riches en détails inédits. Le maître d’œuvre de l’ouvrage a, semble-t-il, déterminé la longueur des biographies des amis en fonction des « relations qu’ils ont entretenues avec le couple Scutenaire » ou « de l’importance qu’il nous a semblé devoir accorder à chacun » (p. 17). Si telle est bien la méthode de travail qui a été suivie, elle aboutit à un résultat injustifiable. Tandis que Paul Nougé, Tom Gutt ou Marcel Lecomte se voient gratifiés d’une maigre page chacun, un Alechinsky, un Paul Delvaux, un Laurent Delcol ou une Aline Magritte bénéficient de trois ou quatre fois plus de place. Ni la notoriété, ni, surtout, la proximité avec les Scut ne peuvent expliquer ces choix. Que dire enfin de la note complaisante consacrée à Marc E. Eemans, certes intime d’Irène, qui n’a jamais renié l’amitié qu’elle lui portait, mais dont l’attitude sous l’Occupation aurait mérité plus qu’un commentaire euphémisé. De manière générale, d’ailleurs, aucune consigne ne paraît avoir été donnée aux collaborateurs. Certains évoquent donc complaisamment des souvenirs personnels, tandis que d’autres réalisent de douteuses compositions alternant la première et la troisième personne (« Jean Raine », p. 399). Enfin aucune synthèse ne tire les leçons de cet inventaire disparate, comme si, tous comptes faits, l’historien de l’art ne pouvait que demeurer bouche bée devant tant d’hétérogénéité.
120Un « abécédaire » sur feuilles bleues suit la longue série des notices. Il contient peu de renseignements inédits. Par contre, le bref article de Catherine Daems (« Scutenaire-Hamoir et la littérature »), s’il ne tient pas toutes les promesses que son titre suggère, ouvre la passionnante analyse du compagnonnage d’écrivains du couple. Il suggère, non sans arguments probants, que le roman Boulevard Jacqmin et les contes de la Cuve infernale que signe Irène ne sont pas seulement le résultat d’une collaboration, mais bien, ainsi que l’avait suggéré Marcel Mariën, l’œuvre du seul Scutenaire, qui se livrait, pour l’occasion, à un véritable pastiche de l’écriture de sa compagne (p. 133). En revanche, on aurait souhaité en savoir plus sur les interventions d’Irène dans la dactylographie des Inscriptions : seule une note (p. 135) nous laisse deviner que, là aussi, la lecture des manuscrits laisse entrevoir quelques découvertes.
121On attendait également beaucoup de l’analyse de la bibliothèque de Scutenaire, bibliophile maniaque et collectionneur averti. Las, Christian Bussy se borne à faire transcrire une interview de Scut datant de 1969,
122L’ouvrage comporte enfin des rubriques consacrées à la chronologie et la bibliographie d’Irène Hamoir et de Louis Scutenaire, dans l’ensemble complètes et pertinentes. Il forme, répétons-le, et en dépit des faiblesses que nous avons signalées, une réelle contribution à l’histoire du surréalisme en Belgique.
123Paul Aron- F.N.R.S.-U.L.B.
Madeleine BOURDOUXHE, Sous le pont Mirabeau. Lecture de Marie-Julie Hanouille. Bruxelles, Editions Labor, coll. Espace-Nord n° 115, 1996, 100 p.
12410 mai 1940 : la Belgique est agressée par l’Allemagne. Rien ne semble pouvoir retenir l’envahisseur, qui contraindra les dirigeants belges à capituler, dix-huit jours plus tard. C’est le début de l’exode vers le Sud pour de nombreuses familles qu’effrayent l’avancée des troupes ennemies, la perspective d’une existence soumise aux diktats d’une puissance étrangère. Madeleine Bourdhouxhe participe au mouvement général : elle quitte le Royaume avec son mari, Jacques Muller, et sa fille Marie, âgée d’à peine quelques jours. Les jeunes parents gagnent la France en passant par La Panne et Dunkerque ; ils poursuivront leur route plus bas que Bordeaux – avant d’opérer un retour au pays natal, vers la fin du mois de juillet.
125Tel est l’arrière-fond autobiographique qui inspire librement . Sous le pont Mirabeau. Terminé en juillet 1943, ce court récit (une bonne quarantaine de pages) parut à la fin de la guerre, en Belgique, aux Éditions Lumière. L’ouvrage, tiré à 516 exemplaires, fut imprimé en juillet 1944 pour constituer le sixième volume de la collection « La Flèche d’or », Celle-ci comptera au total douze titres publiés entre 1944 et 1946, signés entre autres par Franz Hellens, Denis Marion, Marcel Arland, François Mauriac, Clara Malraux... – et tous ornés de six planches hors texte dessinées par divers artistes belges : Paul Delvaux, Edgard Tytgat, René Guiette, Olivier Picard, Blanche Van Parijs... Madeleine Bourdouxhe, pour sa part, bénéficia de la complicité de Mig Quinet, dont les dessins non seulement ne figurent pas dans la réédition que nous propose Labor (option qui peut se défendre), mais ne bénéficient même pas d’une seule mention à l’usage du lecteur. Oubli ou choix délibéré de l’éditeur ? L’on ne sait, mais l’accumulation de petites négligences en tous genres, trop regrettables pour n’être pas indexées, nous font malheureusement pencher vers la première hypothèse. La réédition de Sous le pont Mirabeau ressemble en effet à un travail bâclé, indigne de ce beau texte, fort et attachant, et des exigences qualitatives minimales assignables à une collection de poche.
126Et tout d’abord, l’acquéreur de ce cent-quinzième volume d’« Espace-Nord » ignorera l’épigraphe de l’édition originale, ces vers d’Apollinaire : Sous le Pont Mirabeau coule la Seine / Vienne la nuit sonne l’heure / Les jours s’en vont je demeure. Cette omission, qui ne manquera pas d’irriter les théoriciens de la lecture, n’empêchera heureusement pas la compréhension du récit (comme ne l’altère nullement l’absence de toute allusion aux dessins de Mig Quinet). On regrettera donc, tout au plus, que la lecture de Marie-Julie Hanouille s’ouvre précisément sur l’évocation de cet exergue, selon une ironie du sort qui, par chance, n’est pas rédhibitoire (p. 67).
127Rédhibitoires ne le sont sans doute pas non plus les multiples erreurs de transcription, impossibles à distinguer des corrections apportées par Labor : ces dernières, nombreuses en matière de ponctuation et d’orthographe, ne sont jamais signalées comme telles. Dès lors confondues dans la seule catégorie des « variantes », les unes et les autres jalonnent les quarante-cinq pages du récit, comme nous l’a révélé une comparaison, rapide et non exhaustive, des textes de 1944 et de 1996, Au risque de paraître chicaneur :
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« Elle prête l’oreille aux bruits extérieurs », p. 9, se lit dans l’édition originale, beaucoup plus logique sémantiquement : « Elle prête l’oreille aux bruits intérieurs » (p. 17).
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Les « grâces » de Marie, au pluriel en 1944 (p. 17), se voient en 1996 réduites à leur expression singulière : « Je vous salue, Marie, pleine de grâce... Sainte Marie pleine de grâce n’était pas si douillette » (p. 10).
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L’odeur « du bois des meubles » (p. 12), était, aux Éditions Lumière, lodeur « du bois de meubles » (p- 21).
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« J’ai une boîte de lait condensé, je lui en donnerai un peu [...] » (p. 24), se lisait en 1944 : « J’ai une boîte de lait condensé avec moi, je lui en donnerai [...] » (p. 36).
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Pareillement, « Y aura-t-il au monde de tendres jours ? », p. 43, se lisait : « Y aura-t-il encore au monde de tendres jours ? » (p. 58).
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« Si je dois mourir avec mon enfant dans cette guerre, que ce soit tuée par la foudre véritable du ciel » (p. 45), néglige le pluriel de l’adjectif « tuées » dans l’édition originale (p. 62).
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Le « pot à café » (p. 51) se lisait en 1944 « pot de café » (p. 67), Etc.
128Quant aux multiples interventions en matière de ponctuation et d’orthographe (e.a. pp. 11, 14, 18, 48... : à chaque reprise, les nuances sont minimes), une courte note initiale les eût utilement justifiées ou tout simplement annoncées. De même, quelque indication du type « Note de l’éditeur » eût clarifié avec bonheur le statut particulier des notes infrapaginales, destinées à expliquer au lecteur d’aujourd’hui la signification des sigles « DCA » (Défense contre avions) (p. 9), « TSF » (Télégraphie sans fil, i.e. radio) (p. 38) et « AC » (Autocanon) (p. 50). – Mais pourquoi, dans le même esprit, ne pas expliquer en deux lignes, à l’usage des jeunes générations, le « sabordage de la flotte », « nouveau sacrifice à l’esprit de la défaite » (p. 52) ?
129De l’accumulation de ces détails, jamais déterminants lorsque pris isolément, ressort une impression d’inabouti, d’inachevé : de désinvolture éditoriale. Doit-on, pour s’en convaincre un peu plus, signaler la confusion qui s’instaure dans l’analyse de Marie-Julie Hanouille – dont le discours n’emporte pas toujours l’adhésion ; mais cela est une autre histoire (cf. par exemple à propos de l’« écriture belge », pp. 78- 79) – lorsqu’elle intervertit août 1914 et mai 1940 (qui deviennent donc mai 1914 et août 1940, p. 73). Il s’agit là d’une erreur d’inattention, nous n’en doutons pas, mais qu’une simple relecture consciencieuse aurait permis d’éviter. Comme le reste.
130Au total, la déception pour ce petite volume de 80 pages. Et le vif espoir de voir la mémoire de Madeleine Bourdouxhe, une prochaine fois, honorée avec plus de sérieux.
131Damien Grawez
132Aspirant du F.N.R.S. / U.C.L.
Jean Mogin, Poèmes choisis. Portrait par Jean Tordeur. Préface par Michel Ducobu. Bruxelles, ARLLF, coll. Poésie / Théâtre, 1995, 205 p.
133Depuis un certain nombre d’années, sous l’impulsion de Jean Tordeur, les activités éditoriales de l’Académie se sont sensiblement accrues. Plusieurs collections nouvelles sont venues s’ajouter à ses publications traditionnelles : citons les collections « Histoire littéraire » et « Poésie Théâtre », dont la vocation est de rendre justice à un certain nombre d’œuvres inédites, oubliées ou injustement méconnues de notre patrimoine littéraire.
134C’est à une anthologie de la poésie de Jean Mogin que l’Académie a consacré un de ses derniers titres. Un « Portrait » de Jean Tordeur et une préface de Michel Ducobu précèdent d’importants extraits des six recueils de l’auteur d’À chacun selon sa faim et une vingtaine de textes inédits. Le volume est complété et enrichi par des éléments biographiques, une bibliographie de l’ensemble de l’œuvre et un panorama critique où l’on retrouve notamment les noms de Franz Hellens, de Charles Plisnier, de Roger Bodart, de Pierre Seghers et d’Alain Bosquet.
135Il suffit d’interroger les titres des livres qui jalonnent l’itinéraire poétique de Mogin pour découvrir les repères fondamentaux de son paysage intérieur : La Vigne amère, Les Vigiles, Pâtures du silence, La Belle Alliance, Le Naturel, Maison partout. Plus que tous les autres, ce dernier titre revêt la valeur d’un signe : il marque d’une ultime balise la conquête obstinée et inlassable que l’écrivain n’a cessé de faire de son domaine intérieur. Ce lyrisme d’arpentage têtu, d’appropriation hautaine résonne aux oreilles du lecteur avec l’insistance d’une véritable revendication cadastrale.
136L’entêtement ennemi de toute compromission dont cette poésie est le reflet met en œuvre quelques vertus dont notre époque semble avoir perdu l’usage : le don de l’écoute, l’exercice de la méditation, la volonté de retrouver coûte que coûte, sous les écorces de la vie sociale, la pureté primitive, instinctive, « édénique », couronnée, au sommet de sa plénitude, par les extases de l’amour humain.
137Mais ce n’est pas uniquement sur cette recherche que se fonde l’originalité de Jean Mogin : sa poésie, apparemment si solide sur ses assises, si carrée dans ses fondements, si ferme dans son parler volontiers bourru, si assurée dans l’insistance qu’elle met à évoquer l’âge d’or perdu, est en même temps le lieu d’une incessante interrogation métaphysique : c’est Dieu qui y est mis constamment en question, sommé de se faire entendre, enjoint d’adresser à sa créature un signe de sa présence. Comme Roger Bodart l’a noté, le dialogue tourmenté qui nourrit cette poésie rappelle d’autres dialogues qui ne relèvent pas de la littérature, mais d’effusions beaucoup plus pures ; « C’est aux Confessions de saint Augustin qu’il fait penser, à certaines pages de saint jean de la Croix ou de Pascal ». « Lumière de Dieu, pourquoi n’être qu’une soif de nos yeux au fond de la nuit ? ».
138Sur le plan formel, c’est dans la grande ode sans rime et sans frontières que cette poésie de la quête spirituelle trouve sa respiration naturelle : une ode hérissée d’interrogations et de perplexité, qui rejette la prosodie et ses contraintes pour entreprendre de vastes monologues lyriques où nulle préoccupation étrangère à son office ne vient distraire le choryphée de son invocation.
139L’anthologie que nous proposent les éditions de l’Académie a le très grand mérite de nous remettre en mémoire cette voix véhémente et pure qui s’est toujours attachée à dénoncer l’entreprise de désacralisation dont notre siècle s’est institué le complice.
140Charles Bertin
Paul Willems, Théâtre (1954-1962). Préface de Marc Quaghebeur. Bruxelles, Labor, coll. Archives du Futur, 1995, 283 p.
141Trois pièces de Paul Willems ont été réunies dans ce volume, trois pièces datant d’une période essentielle dans la gestation de cette œuvre complexe et multiforme. On ne peut que s’en réjouir, d’autant que deux de ces textes étaient – curieusement – inédits : Off et la lune (1954-1955), qui avait pourtant enthousiasmé le public du Théâtre National, et Marceline (1960) ; et que le troisième, La Plage aux anguilles (1959), était devenu introuvable.
142Dans sa préface, courte mais dense, Marc Quaghebeur précise avec justesse la situation de chacune de ces pièces dans l’itinéraire dramatique et poétique de l’écrivain : par leur diversité de ton, elles font apparaître la complémentarité qui relie les différentes facettes et les différentes « périodes » de la création selon Paul Willems. On pénètre en quelque sorte dans le laboratoire où se préparent les pièces plus célèbres du dramaturge, depuis Il pleut dans ma maison jusqu’à Warna.
143Mais ces pièces ne s’adressent pas pour autant aux seuls spécialistes de Willems : si elles révèlent quelques paysages, restés dans l’ombre, de « l’arrière-pays » de l’écrivain, si elles mettent au jour certains sentiers de la création, leur valeur tient surtout à leur qualité intrinsèque. En ce sens, on peut s’interroger sur l’opportunité d’éditer ces trois pièces dans la collection « Archives du futur », laquelle, certes, a aussi pour vocation de rendre à la vie publique des œuvres inédites ou introuvables – mais avec Willems, en sommes-nous encore là ? Bien sûr, le champ éditorial demeure fort limité en Belgique et je ne sais si d’autres solutions pouvaient être trouvées. Le prochain numéro de Textyles nous donnera sans doute des éclairages à ce sujet
144Pierre PireT- U.C.L.
Henry Bauchau, Diotima e i leoni. Firenze, Giunti, 1993, 82 p.
145Ce petit volume contient la traduction, judicieuse, malgré la présence de quelques rares gallicismes, de Diotime et les lions (1991). Elle est due aux élèves d’une école de traduction de Florence, dirigés par M. Giuseppe Guglielmi, et est suivie d’une conversation d’Henry Bauchau avec Adriano Marchetti : nous apprenons ainsi que le personnage de Diotime fait partie du roman Œdipe sur la route (1990) du même auteur et que celui-ci avait cru opportun d’en extraire le chapitre racontant la jeunesse de Diotime pour en faire un récit autonome.
146Diotime est partagée entre l’affection pour Cambise, son grand-père et roi de la tribu, qui l’initie, tout en violant la tradition clanique, à la chasse aux lions, et l’amour pour Arsète, qui devra lutter contre le roi de ces fauves pour mériter la main de l’adolescente. Mais un lien ancestral relie ces deux rois, le félin et l’humain, et la mort de l’un entraîne la mort de l’autre. C’est seulement grâce à l’aide du Vieillard-Enfant – figure mystérieuse juchée sur un buffle noir – que le secret de ce lien sera dévoilé et l’amour des deux jeunes gens béni.
147Dans Diotime et les lions, les mythes de la Grèce antique confluent avec des éléments orientaux (Asie Mineure, Égypte, Perse, Inde, Chine) ; une relecture postfreudienne éclaire le tout. Un contrepoint moderne ne manque pas : les sports violents que pratique la virile Diotime trouvent un reflet chez les jeunes Suissesses, skieuses intrépides, que Bauchau eut pour élèves à Gstaad dans les années 50 et 60.
148La sombre beauté et la poésie barbare de cette affabulation ne font pas de doute. Comme l’image de Diotime qui chevauche dans les bras du puissant Cambise, les images d’un temps révolu défilent sur un rythme sauvage et saccadé. La curiosité vient au lecteur de connaître, à travers Œdipe sur la route, la suite de la vie de Diotime, future thérapeute, et guide, avec Antigone, du Voyant aveugle.
149Diana Martinez-Raposo
150Université de Palerme
Frédéric KIesel, Thomas Owen. Les pièges du Grand Malicieux. Ottignies, Quorum, 1995, 174 p.
151Les études sur Thomas Owen sont trop rares pour ne pas être regardées avec intérêt. La bibliographie finale de cet essai, exhaustive, recense trente-trois titres, mais y compris les brefs articles de journaux et de revues ou les mémoires de licence en philologie romane. En fait, il n’existe que quelques rapides dossiers introductifs ou parties de chapitres dans des ouvrages collectifs sur les lettres belges, et des numéros de fanzines comme celui de Séries B ou de Phénix. Une étude d’ensemble de cette production littéraire importante, puisqu’elle comptera trois forts volumes dans les « Œuvres complètes » en cours de publication chez Claude Lefrancq, est donc toujours attendue. Est-ce parce que cette œuvre est trop simple et lisse pour être saisie par la critique (hypothèse défendue par Kiesel quand il avance : « On peut imaginer une lecture psychanalytique. Cela risque de briser les ressorts instinctifs de la création et du plaisir de lire. C’est un des périls à éviter en lisant Thomas Owen », p. 59), ou parce que cette apparente simplicité cache une profonde complexité (autre hypothèse, contradictoire avec la précédente, défendue plus loin par Kiesel ; « Facile à lire, cet auteur est malaisé à décrypter », p. 122 ; ou encore : « cet auteur atypique est profond malgré lui », p. 124) ?
152On le voit, le critique éprouve des difficultés à se situer face à un auteur pour lequel il éprouve manifestement une grande admiration, voire même de l’affection. Dès lors, le propos vaut surtout par l’éclairage biographique qu’il donne d’un personnage protéiforme, jouant sur trois identités, suivant qu’il exerce son activité professionnelle d’industriel, qu’il excelle dans la critique d’art journalistique ou qu’il avance masqué dans le roman policier et le conte fantastique. Il n’y a guère ici de révélation sur une vie sans mystère, sinon l’évocation du « traumatisme enfantin », puisque la naissance d’Owen « a suivi celle d’un petit garçon mort-né dont il croit avoir été un “ersatz", aux yeux de sa mère » (p. 13). Kiesel avance là l’ébauche d’une interprétation psychanalytique de l’inspiration fantastique de l’auteur, mais sans creuser cette piste interprétative. Pourtant, à plusieurs reprises, les romans et contes sont expliqués par des parallélismes avec la vie de l’auteur, mais sans que soit dépassée la simple contextualisation. Affleure l’idée d’une nostalgie du paradis enfantin, qui traverserait lœuvre, sans plus. La prédilection d’Owen pour un érotisme très sage n’est guère analysée non plus, ni les rapports entre son activité de critique d’art et son écriture de fiction, sinon selon une approche thématique de son « art de la vue » et dans une appréciation du « conteur-peintre ».
153La plupart des analyses sont construites en référence aux propos de lauteur sur ses textes, tels qu’il les a tenus dans divers articles et entretiens, ou dans les interviews accordées dans le cadre de cet essai. Mais aucun modèle théorique ne nourrit ces présentations des œuvres et des grands thèmes qui y sont développés, ce qui est d’autant plus regrettable que des motifs y sont particulièrement récurrents, et donc significatifs. L’écriture d’Owen elle-même est peu prise en compte, puisqu’elle est jugée d’une « perfection classique, hors du temps » (p. 125). Dès lors, cette brève étude a pour principal intérêt d’analyser sommairement les romans « littéraires » moins connus d’Owen, comme Les Espalard ou Les Grandes Personnes, où surgissent quelques-unes des expériences existentielles et des angoisses qui seront retraitées peu après dans les contes fantastiques rédigés par celui qui a abandonné le genre romanesque au moment où il semblait le maîtriser. Cet essai est surtout destiné au grand public curieux de connaître un auteur très lu, et régulièrement réédité, mais il ne représente pas encore l’analyse systématique qui devra être entreprise, d’une œuvre qui marque la tradition fantastique belge.
154Marc Lits – U.C.L.
Nicole Malinconi, Hôpital silence suivi de L’Attente. Préface de Marguerite Duras. Lecture de Jean-Marie Klinkenberg. Bruxelles, Labor, coll. Espace Nord n0 110, 1996, 213 p.
155Les Éditions Labor de Bruxelles ont réédité, en 1996, deux textes de Nicole Malinconi, auteur belge d’origine italienne, dont la production pour n’être pas volumineuse vaut par sa qualité : Hôpital Silence paru initialement en 1985 dans la collection « Documents » aux Éditions de Minuit et L’Attente paru à Bruxelles chez Jacques Antoine, dans la collection « Le vice impuni » en 1989 se trouvent réunis dans ce volume. Une juxtaposition fort intéressante puisque ces deux textes sont issus de la même veine thématique. Il y est question de femmes, plus précisément de détresses de femmes, et N. Malinconi met au service de ces esquisses ses cinq années d’expérience d’assistante sociale en milieu hospitalier. Les courts récits d’Hôpital silence – dont la longueur varie entre quelques pages et deux lignes – sont tout à la fois entités littéraires achevées, avec ce que cela comporte de travail des mots, et témoignages fondamentalement proches du vécu et du vu. En somme, la dimension littéraire devient instrument du réel, donne à ce livre une poignance d’autant plus remarquable que le style en est extrêmement dépouillé. Car cette écriture, comme l’indique le titre, est celle du silence : silence froid du milieu hospitalier, silence du tabou, silence de l’interdit – ces écrits de Malinconi datent d’une période où l’État belge n’avait pas encore dépénalisé l’interruption volontaire de grossesse – mais aussi silence de l’indicible douleur physique et morale, un anti-cri par excellence, tout aussi violent et dramatique que le cri « légal » et strident de l’accouchement. Avec quelques mots simples, sans commentaires ni jugements, N. Malinconi sait lui donner toute son expression, sait matérialiser ces vides de paroles et ces absences, de l’homme, de l’enfant, et l’absence à elles-mêmes parfois de ces femmes que la machinerie hospitalière réduit à des corps, à des ventres, à du sang. Comme si Malinconi voulait en chaque lecteur insinuer le malaise, nous faire ressentir le gouffre happant ces femmes dépersonnalisées dans le récit. Ses moyens sont d’une déconcertante simplicité : elle, on, peut-être, des phrases courtes à la syntaxe brisée, brisée comme ces vie envahies par la douleur ; celle qui témoigne qu’un avortement n’est jamais un luxe, jamais une entreprise facile, mais une détresse qui vient se substituer à une encore plus grande détresse.
156Mais il n’y a pas dans Hôpital Silence que l’avortement, il y a aussi l’accouchement, l’arrivée de l’enfant. Expériences de douleur toujours, de solitude souvent et pulsions de haine parfois : Malinconi irrésistible dans la sobriété anéantit le mythe de l’amour maternel, de la naissance heureuse, de la beauté de la venue au monde.
157Au niveau narratif, le texte de LAttente diffère d’Hôpital Silence en ceci qu’il présente l’histoire suivie d’une seule protagoniste, la seule d’ailleurs à être dotée d’une identité. La nouvelle L’ Attente relève donc à l’évidence beaucoup plus de la fictionalité que du témoignage. L’attente, c’est celle de Louise Blanc, qui attend le retour de l’enfant. Louise Blanc est ce que l’on appelle couramment un cas social, fille-mère en ménage avec un alcoolique (l’homme), et de retour après une « fugue » à la ville. Ce temps de l’attente est aussi le temps de la reconstitution de cette zone obscure du passé de Louise Blanc au travers des hypothèses émises par l’épicière et une femme du quartier : le conditionnel, qui devient ici un des principaux modes de la narration, reconstruit pierre à pierre, presque impitoyablement, l’histoire de la prostitution puis celle de l’avortement, sans que ce dernier terme ne soit d’ailleurs jamais prononcé. Comme chez M. Duras (on se rappelle les errances d’une autre fille-mère dans le Vice-Consul), le conditionnel devient un mode du récit à part entière, un mode de reconstitution du réel et en dit plus que n’importe quel indicatif.
158L’écriture de Malinconi, qui fonctionne sur ces reconstructions imaginaires, implique le lecteur tant techniquement qu’affectivement : il n’y a aucune échappatoire pour lui, qui ne peut refouler la réalité, ne peut refuser l’interprétation – ni même l’image de l’enfant troublante, neutre et traumatique à la fois, relevant d’un attachement douloureux et d’un détachement violent _ puisque c’est lui qui les crée mentalement
159La force de N. Malinconi est dans la violence du dénuement stylistique. Durassien a-t-on dit ; peut-être plus fort encore parce qu’il porte le poids du témoignage, parce que sous ce travail de style perce à chaque mot le réel, parce que la littérature, et elle seule, est en mesure de rendre compte du drame, ainsi que le souligne Marguerite Duras dans la préface qu’elle donne au volume. Il faut dire que les deux auteurs, outre la proximité formelle du style du dénuement, ont en commun une vision de la femme et une façon d’aborder les tabous auxquels elle est encore soumise, notamment ceux de la maternité. Mais l’évidente parenté avec certaines modalités de l’écriture durassienne (emploi du conditionnel comme mode narratif, dépersonnalisation des protagonistes, esthétique du dépouillement tant au niveau lexical que syntaxique) ne doit en rien faire passer au second plan l’identité scripturale forte de N. Malinconi ni la richesse d’une œuvre encore trop confidentielle. Ajoutons, pour terminer, que le livre se clôt sur une « Lecture » de Jean-Marie Klinkenberg, qui commente les textes à la lumière de l’histoire de la médecine et des hôpitaux. Un volume donc, dont l’enrichissant paratexte met en valeur deux œuvres fortes. Les éditions Labor donnent au public une seconde chance de les lire... au public dans son ensemble, pas seulement aux femmes !
160Véronique Porra Universität Bayreuth
Vincent Baudoux, Les Dessous du Chat. Modave, Le Hêtre pourpre, coll, La Bibliothèque d’Alice, 1996, 99 p.
161En nonante-neuf pages de formules bien tassées, Vincent Baudoux, professeur de communication visuelle à l’ERG, circule parmi les Chats de Geluck avec autant d’érudition et d’esprit qu’en requérait le sujet. Un beau titre racoleur pour laisser attendre que se dévoilent – sinon quelques perversions cachées de la créature – au moins les secrets de fabrication du créateur.
162En cela, l’essai décevra, qui se veut moins un livre de recettes qu’un livre-promenade, assaisonné de zwanze comme de tout ce qu’un théoricien de la Communication se doit d’évoquer pour avoir l’air belge et sérieux. Le Chat gagnant sa place dans un univers où MM. Watzlawick, Bergson et McLuhan côtoient la pipe de Magritte qui n’en est pas une. De quoi combler Philippe Geluck, promu objet d’étude esthético-littéraire au même titre, par exemple, que Hergé (dont il assume l’héritage de la ligne claire) ou que Woody Allen (dont il se rapproche par ses jeux sur le métalangage).
163Où l’on apprend ainsi – pêle-mêle – que la force comique du Chat naît de brusques changements de code ; comment l’autosatisfaction assied la notoriété ; que le dessinateur, acteur de formation, affirme son amour de la scène par la frontalité du personnage ; qu’il procède souvent par « mises en abîme, rébus, métaphores, métonymies, allitérations, anagrammes, enallages et catachrèses » ; mais aussi que le premier public de Philippe Geluck est Dany, la femme qu’il aime [dixit Jacques Mercier signant la préface).
164Un peu de tout, donc, à apprécier dictionnaire en main pour les non-spécialistes, pile de recueils du Chat à proximité pour tout le monde. En analyste patenté, Vincent Baudoux caresse son sujet dans tous les sens du poil – et il doit aimer chat le bougre –, avec un amour qui confine au lyrisme, énormément de roublardise et, toutes les dix pages, des accès de pertinence valant à eux seuls le détour.
165Bien sûr, on eût apprécié en apprendre un peu plus sur les valeurs qui sous-tendent le discours de la bestiole (au fond, ce Chat si péremptoire est-il de gauche ou de droite ? Pour qui vote Philippe Geluck ?) et un peu moins sur l’évolution de son poids (entendez : de sa ligne) au fil des Soir, Bien sûr, à force de voir des syllepses partout, Vincent Baudoux nous pousse à rêver de ce que serait la dissection du Chat par un logicien plus pointu. Mais faut-il disséquer un animal aussi complexe que l’illustre félin ? C’est un sujet qui en vaut beaucoup d’autres... répondra le chœur des penseurs en quête de matière à penser. Essayez pour voir, ricanera le Chat qui, comme l’humour, parviendra toujours à leur échapper.
166Luc Malghem
Jean-Claude Pirotte. Un aller-simple au quotidien. Portrait d’un écrivain belge de la Communauté française de Belgique. [Cassette audio]. Bruxelles, Les Grands Lunaires, [série Des livres... et l’être], 1996.
167« Je ne peins pas l’être, je peins le passage ». Montaigne, amateur de bons vins, s’est trouvé un fils qu’on ne lui soupçonnait peut-être pas : Jean-Claude Pirotte, né, comme Rimbaud, un 20 octobre (en 1939) et, comme Michaux, à Namur. La filiation de Pirotte n’est cependant pas évidente, non seulement parce que cet écrivain « fugitif et latitant », « paresseux » par profession, ne se peut réduire à d’autres qui lui auraient simplement ouvert la voie, mais encore parce qu’il se réclame lui-même de nombreux pères littéraires plus que biologiques. S’il est une famille de Pirotte, elle a nom Dhôtel, Chardonne, Jaccottet, Perros, Réda, Galet, Thomas, Follain et MacOrlan – autant de marcheurs, voyageurs, expatriés, piétons ou motocyclistes liés à des paysages bien particuliers, Ce sont eux que mentionne Pirotte dans l’entretien qu’il accorde à Christine Van Acker à qui l’on doit les quatre portraits radiophoniques produits par « Les grands lunaires » (Pirotte, Ayguesparse, Moreau et l’incomparable Verheggen),
168Le projet de ces cassettes est de restituer une ambiance, en faisant parler l’écrivain lui-même dans un entretien sans contrainte, dans la lecture de passages de son œuvre (dont deux textes inédits ici), en faisant intervenir famille et amis qui se chargent également de lire des extraits de leur choix : ainsi Alain Dantinne choisit-il Sarah feuille morte, La Vallée de misere et Journal moche ; Marc Quaghebeur lit quelques phrases de Un été dans la combe ; Xavier Esse préfère plusieurs extraits de Fond de cale. Ces paroles, même lorsqu’elles proviennent des livres publiés, résonnent ici tout autrement : elles s’animent d’une vie, de la présence d’un homme et l’on va bien « des livres à l’être ». Enfin, Jean-Pierre Sondag, médecin, se plaît à louer les peintures de Pirotte, leur « petit côté schizoïde », leur dimension « auto-destructive ».
169Le projet de C. Van Acker est de « dessiner la carte des lieux pirot – tiens » ; mais « nous sommes tous des exilés », prévient d’emblée Pirotte qui constate sans la revendiquer particulièrement son errance, sa « cavale » qui tient plus à sa nature de loup errant qu’à une aberration judiciaire. Qui tient davantage encore à l’espace lui-même : « les lieux sont incertains » et « c’est dans l’incertitude qu’on est le mieux ». Même s’il se sent chez lui dans les Ardennes, il lui faut toujours, homme « de nulle part », reprendre sa vie de nomade : il est parti à la recherche des ciels de Chardonne en Charentes, du plateau de Mazagran de Dhôtel. À cet égard, le bruitage de la cassette, essentiellement de vélo qui freine, repart, ou dont le mouvement fait crisser quelque gravillon, est parfaitement adapté. Cependant, « il n’y a pas de fin du voyage, il n’y a que des passages », et les bistrots constituent d’idéaux lieux de passage. Voilà pourquoi on s’y arrête volontiers dans les œuvres de Pirotte, qu’il s’agisse de textes peu ou prou autobiographiques ou de Sarah feuille morte qui est (faut-il le rappeler ?) un grand livre. Marc Quaghebeur voit même en Sarah « le plus pirottien des personnages, sublime dans la déchéance ». Des bistrots donc, où l’on boit moins que l’on ne rencontre des « ombres fraternelles », de ces noctambules qui partagent avec Pirotte les joies et douleurs de l’insomnie, de ceux qui savent que « la nuit éveille des lueurs vraies, l’esprit y est plus aiguisé aux découvertes des choses banales mais qui ne se montrent pas le jour ». Poète d’une certaine géographie, tant physique que mentale, Pirotte sait, après d’Urfé et Chaillou, que « l’amour n’est pas dissociable d’une géographie ». Toute son œuvre, d’Un mourant paysage à Un voyage en automne, élabore ainsi une cartographie du tendre et du désespéré, légendée par les livres eux-mêmes puisque « la littérature est plus vivante que la vie ».
170« La vie c’est la nuit et pas le jour », et pourtant c’était des « petits matins » que le poète choisissait de conter la Légende en 1990, et comme dans les contes, se retrouve le chat, Barbare, qui partage la sauvagerie, les nuits sans sommeil et l’immobilité de celui qui, dans son fauteuil, noue avec l’attente « un lien quasi-conjugal ». La référence à la littérature est constante dans cette Légende des petits matins aujoud’hui rééditée par ailleurs (La Table Ronde, 1997) ; non seulement dans le « souvenir des bistros » qui « dessine une guirlande éminemment littéraire », mais encore sous les traits du Gide de Paludes auquel Pirotte n’a pas le « front » de se comparer, de Cingria qu’il n’avait pas lu lors de sa fugue à bicyclette en Hollande, de Fargue seul capable de « chanter sur le ton juste » ces « petits matins de noctambules », Michaux dont « une phrase à demi-oubliée » permet d’« attendre le misérable miracle de l’aube au bistro », Henri Thomas, Perros en filigrane dans l’éloge de la paresse, Verlaine, Larbaud, etc.
171« L’absolue originalité n’existe pas », disait Pirotte dans l’entretien radiophonique, définissant la vraie tradition comme l’« amour de ce qui précède » et se voyant en « ersatz de poète moulinant de trop vieux mots ». Certes, mais cette œuvre a indéniablement un ton, une couleur, une robe comme ce La Grâce-Dieu 1973 dont la consommation retardée ouvre la possibilité d’écrire, justement. Y a-t-il une ivresse de l’écriture ? Écrire, pour Pirotte, conjure en partie l’absence de ces femmes qui ont accompagné sa vie, Claire surtout, Hélène, et quelques autres. S’adressant à elles, le discours reste une conversation solitaire, ou une lettre adressée à qui ne la recevra probablement jamais. Kafka, dont le pessimisme fut aussi « la fleur navrée qui naît des amours de la solitude et de l’à-quoi-bon », disait : « Écrire des lettres, c’est un commerce avec les fantômes, non seulement avec celui du destinataire, mais encore avec le sien propre, qui grandit sous la main qui écrit »,
172« J’ai beau parler bien bas, je tombe toujours de haut », constate Pirotte et l’écriture destinée à trouver « un certain bonheur », « ce coup de foudre pour la vie malgré tout », ne tient pas plus ses promesses que l’amour. Le poète « jamais n’arrive à temps aux rendez-vous qu’[il se] fixe » et il lui reste indéfiniment cette « ardoise » qu’il se sent devoir acquitter. La dette est effacée, monsieur Pirotte, et La Légende des petits matins est celle, devenue réalité, de la reconnaissance du lecteur.
173Dans l’entretien radiophonique avec C. Van Acker, la « dernière volonté » de Pirotte était d’être jeté dans la fosse commune : il y a peu de chance qu’il soit obéi, cette fois, lui dont l’écriture n’est pas si commune, lui qui fait notre bonheur, si ce dernier, comme pour Sarah, « est la détresse, et l’ennui plus poignant que le reflet dans lœil bleu d’un clochard, d’une vie incurable », Il y a bien un bonheur de cette navrance-là et sans doute étions-nous créés, Sarah, Pirotte et chacun de nous, « seulement pour écouter s’évanouir le frémissement de la pluie, s’effacer de nos mémoires l’écume d’une musique, et regarder mourir l’éclat feutré des jours ».
174Anne-Élisabeth HALPERN
Geneviève Mycke ou la passion foudroyée. Le Rêve des dragons, suivi de La Folle de mer, Les Anges maladroits, Femme éteinte. Présentadon d’André-Marcel Adamek, Alain Bertrand, Ady Francot. Photographies de Franco de Nigris. Bruxelles, Bernard Gilson éditeur, 1996, 189 p. Geneviève Mycke, Les Anges maladroits. Suivi de Femme éteinte. Préface d’Alain Bertrand. Articles de Pierre Maury et Laurent Robert, Érezée, Memory Press, [1997], 74 p.
175Une jeune femme se tue en voiture à l’âge 34 ans, en décembre 1995. Un accident sans doute. Le manuscrit qu’elle avait auparavant envoyé à l’éditeur Bernard Gilson – Le Rêve des dragons – n’aurait peut-être pas été publié comme tel sans cette circonstance tragique, et néanmoins il révélait, au seuil d’une oeuvre, une évidente sensibilité d’écrivain. Le livre posthume publié par l’éditeur en témoigne. On y trouve d’abord une version du Rêve des dragons, mise au point par Ady Francot sur la base du manuscrit de 1994 et de notes ultérieures laissées par l’auteur. Ce récit fascinant, qui fait inévitablement songer, par certains aspects, aux Fruits tropicaux d’Anna Geramys – autre écrivain « foudroyé » –, on a l’impression qu’il est l’ébauche seulement du grand roman qui aurait été l’aboutissement du travail éditorial. André-Marcel Adamek, qui préface l’ensemble du livre, semble en convenir. La même remarque vaut, me semble-t-il, pour les poèmes généreusement introduits par Alain Bertrand. Mais on comprend fort bien qu’un « cercle d’enthousiastes » se soit rassemblé pour permettre cette édition, à l’enseigne d’un éditeur dont les coups de cœur font la réputation.
176La nouvelle reprise dans l’ouvrage – La Folle de mer – est à mon sens le texte le plus achevé de cet ensemble qui, assurément, avec les belles photographies de Franco de Nigris et l’évocation biographique d’Ady Francot, partage une émotion. Mais les textes de Geneviève Mycke ont d’autres vertus. Parler de « passion foudroyée » est en effet choisir la perspective un brin romantique de l’hommage au « poète disparu », quand il y a bien autre chose ici que la passion pour un objet et que le foudroiement massif d’un destin littéraire ; plutôt une sensibilité à fleur de peau, sinon d’écorchée, et des dégoûts, de l’abjection même, jusqu’à l’évidence provocante de meurtres relatés avec complaisance. Et tout cela ne laisse pas de parler d’un manque radical, abondamment souligné par Alain Bertrand qui l’érige en valeur esthétique. De quoi, ce manque, ce n’est pas le lieu d’en disserter ici, mais à coup sûr a-t-il à voir, comme chez Geramys d’ailleurs, avec une sexualité où le pôle masculin radicalement déçoit, ce qui pourrait bien être, à lire dans une certaine littérature des femmes, la critique d’un temps sans ouverture historique.
177Une plaquette a été publiée séparément, reprenant les poèmes de Geneviève Mycke, leur présentation par Alain Bertrand et deux articles suscités par la parution de ce premier et ultime ouvrage. (Rens. Mme Ady Francot, rue du Skerpia, 1, 5150 Floriffoux).
178Pierre HALEN
Pour citer cet article
Référence papier
« De Camille Lemonnier à Geneviève Mycke », Textyles, 14 | 1997, 251-293.
Référence électronique
« De Camille Lemonnier à Geneviève Mycke », Textyles [En ligne], 14 | 1997, mis en ligne le 12 octobre 2012, consulté le 06 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/2182 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/textyles.2182
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