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Splendeurs de l’Idéal. Rops, Khnopff, Delville et leur temps. (Gand), Snoeck-Ducajou & zoon ; Pandora ; Bruxelles, Groupe de recherche en art moderne de l’ULB, 1996, 283 p., ill.

1Cet épais catalogue a été édité à l’occasion de l’exposition homonyme au Musée d’Art Wallon de la Ville de Liège du 17 octobre au 1er décembre 1996. Sous la direction de Michel Draguet, huit auteurs se sont donné pour tâche de renouveler la connaissance de la peinture d’idée, ce pan occulté de l’art pictural à la fin du XIXe siècle. Certes, on ne peut en vouloir au public contemporain d’ignorer un art frisant souvent le kitsch, confondant allégorie et mauvais goût, et engoncé dans les breloques pesantes de la mystique et du postwagnérisme. Les dérives actuelles du postmoderne et le melting pot du New Age californien, de fait nourries aux mêmes sources d’un syncrétisme hâtif entre l’art de l’Orient et celui du Moyen Age, ont pourtant produit des monstres esthétiques étrangement semblables à ceux que célébrait le Sãr Pëladan. Mais, d’un point de vue historique, le discrédit touchant les productions d’un Jean Delville, d’un Émile Fabry ou de certains artistes comme Léon Frédéric ne se justifie aucunement, Cécile Dulière montre dans sa contribution que Victor Horta privilégiait ce type d’œuvre comme un argument du manifeste architectural qu’il bâtissait pour son propre compte. Pour sa part, dans une de ses chroniques artistiques, Émile Verhaeren n’hésitait pas à comparer les deux tendances marquantes de la peinture novatrice de son temps. D’un côté, les héritiers de l’impressionnisme, les Seurat, les Signac, les Van Rysselberghe, qui bénéficient encore aujourd’hui de la considération du public et des historiens de lart. De l’autre, mais, selon le poète, nullement inférieurs aux premiers, il y avait les peintres plus littéraires, ceux qu’il appelait les idéistes et qu’il définissait en ces termes : « L’autre catégorie des peintres jeunes ne se sert de la nature qu’en tant qu’elle exprime leurs idées. Ils n’obéissent pas au dehors, ils le font leur obéir. Ils choisissent, ils corrigent, ils déforment. Un visage, à leurs yeux, n’est qu’un prétexte à expression, un paysage, un canevas où ils brodent une pensée. Ces peintres se servent de légendes, de livres ; ils conçoivent avant de se mettre l’œuvre ; ils inventent pour ainsi dire le poème auquel ils adapteront le vêtement des couleurs et des lignes. Ils auront recours aux synthèses, aux suppressions de réalités inutiles, aux simplifications nettes. Leur guide exclusif ne sera plus la nature, mais les maîtres anciens, les gothiques qui peignaient des dogmes et les faiseurs d’icônes, qui peignaient des prières. S’ils sont quelconques, ils archaïseront inutilement ; s’ils sont puissants, ils se créeront un style et renouvelleront les légendes humaines » [La Nation, 19 novembre 1892). Puisqu’un Verhaeren a pu sinon épouser leur cause, au moins prendre leurs souhaits au sérieux, ces « idéistes » ne méritaient-ils pas mieux que l’oubli ou le mépris ? C’est ce que se sont dit Michel Draguet et les organisateurs de l’exposition, qui ont été puiser dans les réserves des musées, mais aussi et surtout des collections privées, une moisson parfaitement représentative des avatars du mouvement en Belgique.

2Par ailleurs, et la chose est trop rare pour ne pas être signalée, le travail de ces chercheurs s’est effectué au croisement entre l’histoire de l’art, l’histoire des idées et de la littérature, la musicologie et l’Art décoratif. Un parti-pris d’ouverture, de jeux de répons et de miroirs rend ainsi parfaitement compte de ce qui fut la principale caractéristique des mouvements culturels inspirés par Wagner : un échange entre tous les créateurs pour aboutir à l’œuvre d’art totale, ce mythe suprême de la fin de siècle. « Idée, Idéa, Idéalisme : Figure du mythe », la contribution de Michel Draguet met d’ailleurs ce principe en œuvre, en soulignant l’aspiration de Rops et de Delville à réagir contre la déliquescence des valeurs sociales par l’intuition, l’illumination et la prophétie d’un héros artiste et prométhéen. Nourris de littérature, ces peintres, qui sont aussi souvent des illustrateurs, transcrivent sur leurs toiles ce qu’expriment Baudelaire, Lemonnier, Verhaeren, Rodenbach ou Maeterlinck en leurs textes. Cette proximité explique pour une part l’accueil réservé à Bruxelles aux fantaisies néorosicruciennes d’un Joséphin Péladan, dont les salons Pour l’Art, puis le Salon d’Art idéaliste connaissent un grand succès. Et comme les écrivains, les peintres oscillent entre l’allégorie sociale, le paysage suggestif ou l’énigme des symboles. Dans « Je dis une fleur...! », Christian Berg insiste d’ailleurs à juste titre sur les fondements philosophiques communs de tous ces créateurs, et rétonnant portrait photographique de Maeterlinck avec sa boule de cristal qui illustre son article ne peut qu’en renforcer la pertinence. L’analyse, précise et minutieuse, des trois Confessions de poète parues dans L’Art moderne au début de 1890 permet à Berg d’étalonner une sorte d’échelle des positions sur lesquelles se placent respectivement Verhaeren, Maeterlinck et Van Lerberghe par rapport aux impératifs schopenhaueriens.

3C’est une autre source commune d’inspiration qu’explore Laurence B rogniez dans son enquête très documentée sur « Les Préraphaélites en Belgique : d’étranges rêveurs... », première ébauche d’une thèse de doctorat en préparation. L’art de Ruskin et de Morris n’imprègne pas seulement la renaissance des Arts décoratifs. Il oriente les convictions de maints critiques, et en particulier celles des frères Destrée, dont le cadet, Olivier-Georges, avant de devenir moine bénédictin, fut un ardent propagandiste des poètes anglais et des artistes comme Edward Burne-Jones et Dante-Gabriel Rossetti. Ici encore, poètes et peintres s’accordent à admirer un art qui se fait « le réceptacle d’une conscience qui ne rencontre plus qu’elle-même dans les miroirs de la création ».

4Sébastien Oerbois analyse pour sa part la sculpture idéaliste, Roland Van DerHoeven explore les apports idéalistes au monde de l’opéra, tant par ses créations ambitieuses qui se heurtent toujours aux limites techniques de l’époque, que, a contrario, par les savoureuses parodies qui les tournent en dérision.

5Guy Vanbellingen trace dans « Les couleurs de l’idéal » un portrait de groupe des peintres de l’idéal. Son enquête chronologique lui permet de distinguer entre ceux pour qui l’idéalisme fut un moment éphémère de la carrière et ceux qui s’y vouèrent totalement. En complément, Judith Ogonovszky-Steffens insiste, dans « Un idéal de mur », sur les formes que les initiatives officielles en matière d’art décoratif monumental ont permis d’initier, et que l’on retrouve dans l’art de la fin du siècle. Les projets de décoration des arcades du Cinquantenaire par Delville sont symptomatiques d’une rencontre qui semble annoncer, dans un genre différent, la « récupération » officielle de Verhaeren après la guerre de 14. Quoique très clair et novateur, le propos pêche cependant – mais c’est un reproche que l’on peut adresser au catalogue et à l’exposition dans leur ensemble – par un manque de perspective comparatiste. Des œuvres semblables sont en effet exposées en France à la même époque. N’auraît-il pas fallu comparer les réseaux de diffusion et les formes privilégiées de cet art dans les deux pays, afin de mesurer plus précisément les spécificités locales ? C’est dire qu’il reste encore du pain sur la planche des chercheurs, en dépit de l’avancée indéniable que représente ce précieux catalogue.

6Paul Aron- F.N.R.S.-U.L.B.

Arnaud Rykner, L’Envers du théâtre. Dramaturgie du silence de l’âge classique à Maeterlinck Paris, José Corti, 1996, 367 p.

7Dévoilant patiemment un envers du théâtre, Arnaud Rykner nous offre un livre remarquable, tant par l’ampleur de son ambition et par l’originalité de son projet que par la finesse des analyses qui constituent l’essentiel de sa démonstration. L’impulsion initiale de cette recherche réside dans l’invention d’une question, une question a priori incongrue voire sans objet dès lors qu’elle est adressée à un art qui est d’abord et avant tout un art de la parole : quels sont la situation et le statut du silence au théâtre ? Pour répondre à cette question, l’auteur traverse le théâtre français, donnant peu à peu corps à son hypothèse : le silence serait le « pivot d’une esthétique théâtrale » qui s’affirme progressivement contre le précepte fondateur de la tradition française, à savoir la toute-puissance de la parole. Dans ce parcours, Maurice Maeterlinck fait figure de « point d’orgue » : ses textes constituent « l’aboutissement suprême d’une réaction longuement mûrie contre la primauté du verbe au théâtre » (p. 9). La place privilégiée ainsi accordée à Maeterlinck dans ce livre imposait que Textyles en rende compte.

8Dans son introduction, Arnaud Rykner définit le cadre précis où son hypothèse s’inscrit, celui de la dramaturgie. Le silence aurait eu, de ce point de vue, une véritable « fonction “historique” » : de façon continue, il aurait contribué à « ébranler le mécanisme trop bien huilé du dialogue dramatique » et, du coup, à « ouvrir la scène à l’appréhension d’autres forces, rebelles à toutes formes de “communication" » (p. 8). Le silence n’est donc pas envisagé ici comme un procédé parmi d’autres, « fonctionnant sur le même mode que la parole » ; au contraire, c’est parce qu’il ruine la logique même du dialogue qu’il en vient à s’imposer comme la « clef de voûte d’un système dramaturgique » (p. 9). « Une histoire du théâtre s’écrit alors en creux », affirme à ce moment Rykner, et cette histoire, il entreprend de l’écrire et d’en étudier les jalons principaux.

9Le premier d’entre eux n’est autre que l’âge classique, qui marque l’avènement de la parole triomphante, tant au plan éthique (voir le chapitre intitulé « une éthique de la parole », consacré à Descartes et à Port-Royal) qu’au plan esthétique (la parole devient le vecteur unique de l’action ; le personnage se construit non dans l’action mais dans l’acte de sa profération). Mais, d’emblée, le cadre classique se révèle friable : un « travail souterrain de “re creuse ment” de la forme » (p. 118) s’opère dans certaines écritures, notamment celle de Racine (qui confère au silence une valeur de plus en plus importante, au point d’en faire le principe paradoxal de l’action) et – ce qui est plus inattendu – celle de Marivaux (Rykner montre bien que le silence, en tant que rétention de la parole, donne son dynamisme aux pièces de Marivaux).

10Mais la « première mise en cause de la suprématie du verbe qui ait été revendiquée comme telle fut le fait de Diderot » (p. 175). Après avoir relevé les soubassements philosophiques d’une telle revendication (la mise en cause de l’adéquation du langage et de la pensée), l’auteur s’attache à montrer que toute la réflexion théâtrale de Diderot relève d’une esthétique du silence en tant qu’elle se fonde sur une mise à distance du « dramatique proprement dit, c’est-à-dire de la résolution entièrement dialogique de conflits interhumains » (p. 231). Diderot se présente ainsi comme le précurseur – longtemps incompris – de la révolution théâtrale qui s’opère à la fin du siècle passé, autour du « carrefour naturalo-symboliste » : Zola théorise l’insuffisance du processus dialogique et annonce, ce faisant, le « retournement maeterlinckien ».

11La dramaturgie du silence s’impose donc progressivement en réaction contre la primauté accordée, à l’âge classique, à la forme dialoguée. On ne peut manquer de noter ici la proximité qui relie l’analyse présentée par Rykner et la fameuse Théorie du drame moderne de Peter Szondi (Rykner reconnaît d’ailleurs sa dette, pp. 12-13). Cette proximité est si grande qu’on en vient à se demander parfois si l’angle d’approche choisi est bien celui qui convient : l’affirmation du silence au théâtre ne serait-elle pas simplement le symptôme de la crise du drame analysée par Szondi ou la conséquence de l’émergence d’une dramaturgie épique ? Il est révélateur, à ce sujet, de constater que le silence n’a pas toujours le même statut dans l’analyse qui nous est présentée : au plan strictement dramaturgique, il remplit des fonctions différentes chez Racine, Marivaux, Diderot ou Maeterlinck – et cela semble confirmer la pertinence de la question posée. Mais ce sentiment de perplexité, qu’on éprouve à certains moments au cours de la lecture, s’estompe dès lors qu’on prend la mesure de l’ouvrage dans sa globalité : on doit reconnaître en effet que des points de rencontre inédits entre les différentes écritures analysées apparaissent, qui n’ont de sens qu’en regard de l’angle d’approche adopté. Cela tient sans doute au fait que, si Peter Szondi étudiait le théâtre occidental, Arnaud Rykner se penche, lui, sur le seul théâtre français, spécialement attaché aux pouvoirs de la parole : le silence, sous toutes ses formes, se présente dès lors comme une dimension particulièrement significative au plan dramaturgique – la seule force qui puisse résister à l’emprise de la tradition logocentrique.

12Dans cette « histoire en creux », Maeterlinck occupe une place privilégiée : auteur-charnière, il réalise l’esthétique du silence annoncée dès le XVIIe siècle tout en préparant la voie à ceux qui le suivront. On peut même penser que, sans lui, ce livre n’existerait pas, que ce sont ses textes qui ont permis la lecture (rétroactive) du théâtre français que nous offre Arnaud Rykner. Celui-ci s’intéresse surtout, comme on pouvait s’y attendre, au premier théâtre de Maeterlinck – le second se caractérisant par le retour de l’éloquence. Dans ce théâtre, le silence acquiert un rôle déterminant : il n’est plus seulement l’envers de la parole, ce qui vient désigner l’insuffisance du dialogue ; il devient le noyau d’une esthétique nouvelle, à laquelle le dialogue lui-même vient se conformer. Rykner montre fort bien que tous les aspects de la dramaturgie maeterlinckienne, telle qu’elle s’exprime dans ses textes dramatiques mais aussi dans ses essais de théorie du théâtre, « posent en fait les bases d’une véritable poétique du silence » (p. 300), poétique dont le critique dégage les ressorts essentiels au cours d’une lecture attentive dAglavaine et Sélysette. Il parvient ainsi à situer à sa juste place la révolution dramaturgique opérée par le premier Maeterlinck. Cela avec la clarté et la rigueur qui caractérisent l’ensemble de son livre : ce n’est pas la moindre de ses qualités.

13Pierre Piret- U.C.L.

Auguste Grisay, Bibliographie des éditions originales de quarante écrivains belges de langue française. Bruxelles, Émile Van Balberghe Libraire et Claude Geysels Éditions, coll. Documenta et Opuscula, n° 20, 1996, 135 p.

14C’est sous une couverture bleu nuit d’une belle sobriété que le Libraire Émile Van Balberghe et son confrère Claude Geysels rassemblent cette bibliographie d’Auguste Grisay. « Rassemblent », car après être parue en « livraisons » dans la revue Le Livre & l’Estampe, un volume dactylographié avait été présenté par l’auteur pour les amateurs, pro manuscripto en quelque sorte. Enfin, la voilà réunie sous forme de livre, dans un état revu, corrigé et « définitif ». Les chercheurs, les libraires et les bibliophiles qui ne disposaient que de la bibliographie de l’Académie, toujours en cours de publication et peu précise quant aux descriptions des éditions originales, s’en réjouiront.

15Les auteurs dont on dresse la liste des éditions originales sont au nombre de quarante : André Baillon, Christian Beck, Charles Bertin, Jean de Bos schère, Achille Chavée, Fernand Crommelynck, Alexis Curvers, Charles De Coster, Eugène Demolder, Charles Dumercy, Georges Eekhoud, Max Elskamp, Paul Gérardy, Marie Gevers, Michel de Ghelderode, Iwan Gilkin, Franz Hellens, Hubert Krains, Camille Lemonnier, Grégoire Le Roy, Maurice Maeterlinck, Françoise Mallet-Joris, Melot du Dy, Henri Michaux, Albert Mockel, Paul Neuhuys, Marie Nizet, Geo Norge (Norge tout court selon la volonté du poète), Clément Pansaers, Odilon-Jean Périer, Charles Plisnier, Georges Rodenbach, Fernand Séverin, Georges Simenon, Marcel Thiry, Jean Tousseul, Henri Vandeputte, Charles Van Lerberghe, René Verboom et Émile Verhaeren.

16Auguste Grisay a évidemment établi un choix, son choix de bibliophile, et donc, sans considérer cette bibliographie comme une œuvre polémique, on peut s’interroger sur quelques options ou sur l’absence de certains noms. On relève la présence insolite de Marie Nizet, auteure totalement oubliée (encore que Pierre Béarn en fasse mention dans son livre sur L’Érotisme dans la poésie féminine. Des origines à nos jours. Paris, Pauvert, 1993, passini). Pourquoi ne pas avoir dressé la bibliographie des éditions originales de son frère, écrivain enfin redécouvert grâce aux rééditions parues dans la collection de poche de l’Académie (Les Béotiens) et dans la collection Bruxelles-Capitale des Éditions Labor (Bruxelles rigole..) ?

17Un regret en parcourant cet instrument de travail : pourquoi ne pas avoir fait précéder chaque notice de la liste des principaux ouvrages traitant des auteurs retenus, du moins des bibliographies existantes. Pour les principaux – Michel.de Ghelderode, Michaux, etc. – , il en existe de bonnes. Mais toute bibliographie est à la fois un enrichissement et une déception. Espérons que l’auteur poursuivra ses travaux et nous présentera bientôt une « suite » à ce volume qui est à ranger parmi les instruments de travail de base.

18Catherine Gravet

Pascal Durand et Yves Winkin, Marché éditorial et démarche d’écrivains. Un état des lieux et des forces de l’édition littéraire en Communauté française de Belgique. Bruxelles, Communauté française et Célic, 1996, 305 p.

19« Il n’y a pas d’édition belge d’expression française. Il n’y a que des éditeurs belges d’expression française ». Cette remarque conclusive donne le ton de l’étude réalisée par Pascal Durand et Yves Winkin : réaliste et donc, souvent sévère. Il serait vain en effet de vouloir faire de l’édition littéraire en Belgique francophone un espace autonome, faisant système indépendamment de la France, et de Paris en particulier, dont la griffe et le pouvoir de consécration restent quoi qu’on en dise inégalables en ce domaine. L’édition en Belgique forme une nébuleuse et, sous ce terme générique, se regroupent une multitude de pratiques et de conceptions du métier qui, pour beaucoup d’agents concernés, n’ont pas grand-chose à voir avec l’activité éditoriale des grandes maisons parisiennes de littérature générale.

20En cela, l’étude de Durand et Winkin ne fait peut-être qu’appuyer et éclairer un constat intuitif que tous les observateurs familiers de l’espace littéraire belge francophone auront spontanément tiré de leur expérience ou dans l’une ou l’autre circonstance particulière. L’originalité et la valeur du travail réside plutôt dans la rigueur sans complaisance avec laquelle les au-leurs ont voulu décrire les pratiques éditoriales rencontrées et démystifier le discours de la croyance tenu à leur sujet : on raconte qu’à l’époque de Jean Paulhan, le chuchotement était de règle chez Gallimard ; il en va sans doute de même pour l’édition tout entière ; c’est un monde feutré, où les conflits se règlent à voix basse, et où il importe surtout qu’auteur et éditeur coopèrent publiquement en vue de produire lillusio qui seule peut transmuer la valeur marchande de l’objet livre en valeur symbolique. Aussi l’étude de Durand et Winkin, qui a pris le parti de donner des chiffres et de nommer systématiquement les agents dont elle décrit les pratiques ou les discours, paraîtra-t-elle perturbante, voire sacrilège et iconoclaste. Mais cette petite dose de saine provocation, qui caractérise toute approche sociologique réussie, ne doit pas dissimuler la véritable inventivité méthodologique qui préside ici à la construction d’un objet aussi complexe que celui de l’édition. L’espace éditorial est en effet le lieu spécifique de l’institution littéraire où se négocient deux logiques à certains égards contradictoires, l’économique et la symbolique ; et la qualité du travail de l’éditeur réside dans sa capacité à équilibrer ces deux dimensions de sa pratique et à convertir avec profit une partie de la valeur économique de ses livres en capital symbolique et vice-versa. Dans cette perspective, le travail de Durand et Winkin aura consisté à démultiplier les angles d’approche de l’objet (historique, économique, symbolique ; quantitatif et qualitatif ; point de vue de l’éditeur et point de vue de l’auteur ; etc.), afin d’en cerner progressivement les contours et les dimensions, et de parvenir finalement à les articuler en une représentation cohérente.

21En résumant à grands traits les conclusions du travail, on indiquera que l’on est avant tout frappé par le faible degré de professionnalisadon des éditeurs en Belgique francophone. La plupart d’entre eux pratiquent un amateurisme presque sacerdotal, dont la composante idéaliste ne doit pas masquer la relative faiblesse des structures sur lesquelles ils s’appuient pour travailler : souvent seuls ou épaulés par des bénévoles, ils sont généralement conduits à assumer, outre le choix des textes, des tâches aussi distinctes que celles de l’impression, du démarchage auprès des libraires ou de l’expédition. Il est notamment patent qu’en Belgique francophone, la plupart des éditeurs ne peuvent pas ou ne veulent pas recourir aux services des intermédiaires qui traditionnellement assurent toutes les tâches de promotion et de diffusion des ouvrages, ce qui détermine pour une large part la faible visibilité de leurs productions en librairie.

22Par ailleurs, l’éditeur belge confond encore régulièrement son travail avec celui de l’imprimeur, en vertu d’un ethos « techniciste » ou « artisanal » dont Durand et Winkin montrent de façon convaincante qu’il remonte sans doute aux débuts de l’État belge, à l’époque de la contrefaçon, qu’il s’est maintenu et ancré dans les mentalités à travers l’édition de contrebande et qu’il se prolonge jusque dans l’aventure ambiguë de Marabout. Cet habitus techniciste se traduit chez beaucoup d’éditeurs par l’accent mis sur la fabrication du livre, souvent au détriment du travail de transsubstantiation symbolique de l’objet : soit qu’on continue à tenir que l’éditeur-imprimeur doit avant tout faire de beaux livres soignés, soit qu’on investisse excessivement dans les outils de fabrication du livre, obligeant l’éditeur, par souci de rentabilité, à multiplier les travaux d’imprimeur sans rapport parfois avec la littérature. Les ateliers de P.A.O. dont disposent aujourd’hui beaucoup de maisons d’édition pourraient d’ailleurs s’avérer la forme contemporaine de l’habitus techniciste : jadis terre d’imprimeurs-éditeurs, la Belgique tend aujourd’hui à devenir terre de graphistes-éditeurs... Quoi qu’il en soit, il importe surtout de voir ici que cette confusion des rôles, typique de notre espace éditorial, a surtout pour conséquence de doter la plupart des agents d’un faible « sens du jeu », c’est-à-dire d’une faible capacité à adopter les procédures et postures propres à produire l’illusio et à capter la légitimité symbolique qui en découle. Les auteurs pointent par exemple des maladresses récurrentes dans les catalogues des éditeurs qui tantôt insistent de façon un peu désastreuse sur les caractéristiques techniques du livre, comme par retour de l’habitus refoulé de l’imprimeur, tantôt exhibent, avec un excès qui trahit la gaucherie, les signes insistants de la légitimité (citations lettrées, etc.).

23Il faut enfin redire qu’une part de la faiblesse de l’espace éditorial belge francophone est aussi liée à sa dépendance par rapport au champ français, qui continue de capter le meilleur et le plus légitime de la production littéraire. La chose est particulièrement visible dans la répartition des genres. En tant que forme dominante, le roman reste l’apanage de Paris, ce qui conduit les éditeurs belges à faire de nécessité vertu et à privilégier les sous-genres romanesques, tels que le fantastique ou le policier, qui connurent en Belgique leur heure de gloire, ou encore le récit régionaliste qui reste ici bien vivant. Plus fondamentalement encore, le monopole parisien sur le roman produit en Belgique une sur-représentation des éditeurs de poésie, et dans une moindre mesure de théâtre : genre noble par excellence, mais en même temps passablement « démonétisé » par inflation des publications, la poésie, dont les coûts de fabrication sont faibles en regard de ceux du roman, reste par excellence le genre publié par la petite et moyenne édition en Belgique.

24Cette vision plutôt sévère de l’édition littéraire en Belgique, qui occupe la première partie de l’ouvrage, doit cependant être nuancée par la seconde, qui s’intéresse cette fois à la trajectoire éditoriale de trente et un écrivains belges. Chacun de ces portraits, qui concernent aussi bien des écrivains consacrés (Mertens) que de très jeunes auteurs (Ancion), n’a évidemment pas de prétention à l’exhaustivité et ne peut servir que de point de départ à une étude monographique. Il faut plutôt apprécier ici l’image globale qui se dégage de cet inventaire : à l’évidence, si nos éditeurs ont parfois des difficultés à trouver leurs marques, nos auteurs, eux, tirent avantage de la bi-dimensionnalité de l’espace éditorial qui s’offre à eux ; sachant parfaitement répartir leurs investissements, ils discriminent bien, et pour leur plus grand profit, ce qui, dans leur production, relève d’une logique éditoriale restreinte, belgo-centrée (poésie, nouvelles, textes « secondaires »), et ce qui demande au contraire l’inclusion dans la sphère éditoriale française (essentiellement, les romans). En un certain sens donc, les faiblesses relatives de l’édition littéraire en Belgique constituent paradoxalement la chance de nos écrivains, une possibilité qui leur est offerte de faire jouer à plein ce « sens du jeu » dont ils apparaissent, quant à eux, abondamment pourvus.

25En refusant de rêver sur un espace éditorial belge, sinon autonome, ou du moins capable de rivaliser avec Paris, Winkin et Durand rejoignent finalement un discours actuel sur la littérature francophone de Belgique, où l’affirmation identitaire et la question de la spécificité cèdent progressivement le pas devant des conceptions souples et plurielles de l’appartenance, ce qui autorise dans le même mouvement les écrivains à mettre pragmatiquement en œuvre leur sens du « placement » éditorial. Nos auteurs ont tout à y gagner, et loin de représenter un enfermement ou une limitation, leur appartenance simultanée au champ français et au sous-champ belge leur offre une liberté et une latitude dont la vitalité actuelle de nos lettres porte incontestablement témoignage.

26Benoit Denis – Université de Liège

Lettres de Belgique. Postface de Nicole Savy. Paris, L’École des loisirs, coll. L’école des lettres, 1997, 239 p.

27Dans le cadre des manifestations « Paris-Bruxelles », Nicole Savy a composé un savoureux recueil de lettres envoyées par des auteurs français au cours de leurs séjours en Belgique. Certaines sont bien connues, comme les notes de voyages de Nerval ou de Dumas. D’autres le sont moins, et ce ne sont pas les moins intéressantes. Le « Carnet d’un voyageur » publié par Joris-Karl Huysmans dans le Musée des Deux-Mondes en novembre 1876 et la « Lettre de Belgique » que Jules Vallès envoie à La Vie moderne en octobre 1879 révèlent en effet des sensibilités personnelles, qui doivent peu aux lieux communs habituellement diffusés par les Parisiens.

28Dans sa postface, Nicole Savy insiste avec raison sur quelques traits communs à la plupart des lettres. Les voyageurs français en Belgique tendent à intégrer le pays au monde allemand, même s’ils soulignent avec force la communauté linguistique avec la France. Ils soulignent également avec quelque complaisance la prégnance de la Flandre de jadis, si riche en pittoresque à leurs yeux.

29Publié dans une collection bon marché, mais très soignée sur le plan formel, cette petite anthologie rendra bien des services.

30Paul Aron- F. N. RS.-U.L.B.

Reviews, Zeitschriften, Revues : Die Fackel, Die Weltbühne, Musikblätter des Anbruch, Le Disque Vert, Mécano, Versty, Edited by Sophie LEVIE. Amsterdam-Atlanta, Rodopi, (Avant Garde Critical Studies, 9), 1994.

31Cette publication trouvera sans aucun doute ses lecteurs ne fût-ce que par l’importance du panorama qu’elle dessine à partir de six revues qui ont marqué la scène culturelle et littéraire européenne au cours des années vingt et trente. Car à l’exception de Die Fackel, périodique animé par Karl Kraus de 1898 à 1936, toutes les autres relèvent pour ainsi dire exclusivement de la période de l’entre-deux-guerres. Il n’est pas dans mon intention de rendre compte ici de l’ensemble des études relatives à ces revues mais bien de m’arrêter sur celle que consacre Sophie Levie au Disque Vert

32L’intention de l’auteur ne semble pas être de nous proposer une nouvelle analyse qui révélerait des aspects insoupçonnés dont l’importance serait capitale pour la compréhension de l’activité éditoriale et des ramifications de la revue Le Disque vert au sein du champ littéraire belgo-français, non plus que la part respective jouée par les auteurs et critiques associés de près à cette publication. Il y a lieu de reconnaître, toutefois, l’utilisation d’une documentation disponible depuis quelques années qui vient éclairer certains aspects jusqu’alors restés dans l’ombre. Je pense en particulier à la correspondance Paulhan-Ponge. En se fondant sur la réédition de 1971 en quatre volumes, que l’on doit à l’attention de l’éditeur bruxellois Jacques Antoine, Sophie Levie a plutôt choisi de suivre pas à pas l’histoire de la revue avec ses interruptions et ses mutations, ses tendances et ses partis pris. Notons au passage que n’est pas prise en compte la tentative de ressusciter la revue alors que paraissent entre 1952 et 1955 plusieurs numéros de très grande qualité sous le titre Le Disque Vert, tant du point de vue des textes de création que des études critiques proposés aux lecteurs. Démarche légitime car l’époque n’est plus la même alors que l’on voit poindre toute une nouvelle génération d’auteurs et de critiques qui font de cette série son intérêt incontestable.

33Intimement associé au nom de Franz Hellens, Le Disque Vert a, à plusieurs reprises, changé d’intitulé. Sur ces changements, celui-ci s’est longuement expliqué dans la préface à la réédition, laissant par ailleurs clairement entendre que, malgré ces changements apparents, l’esprit initial, dont il était garant, restait au coeur de sa démarche, ce que conteste, en partie du moins, très finement Sophie Levie,

34Le premier numéro paraît le 1er mai 1921 et porte le titre de Signaux de France et de Belgique. Le comité de rédaction est composé de André de Ridder, Franz Hellens, André Salmon et Paul-Gustave van Hecke (le futur directeur de la revue Variétés et possible instigateur du Disque vert sous sa première dénomination, selon Sophie Levie). Après douze numéros, sa publication devait s’interrompre et reprendre sous le titre Le Disque Vert alors que le comité de rédaction se voyait profondément modifié. Si les noms de van Hecke et de Ridder disparaissent, viennent se joindre ceux de Jean Paulhan, Mélot du Dy, Odilon-Jean Périer, Paul Fierens, Léon Kochnitzky, René Purnal, Camille Goemans, Henry Michaux et plus tard ceux de Herman Closson et de Robert Guiette, alors que Hellens se voit confier la direction qu’il partagera avec Henry Michaux à partir de 1925 (4e série) pour l’assumer seul après une interruption de quatre années au moment où la revue prendra le titre de Nord (avril 1929-novembre 1930).

35Sans remettre en cause fondamentalement le cosmopolitisme affiché dès les débuts de la revue, Sophie Levie apporte sur cette question un jugement plus nuancé. Elle montre, en effet, que son évolution laisse voir une nette tendance vers un resserrement autour des auteurs français et belges. Ce resserrement se révèle aussi bien dans la série Nord (1929-1931), que lors des renaissances successives qui imposeront un rythme très épisodique des parutions de 1934 à 1941, et sous les titres successifs de Au Disque Vert (un numéro daté de 1934), puis Écrits du Nord (deux numéros datés de 1935), et enfin Le Disque Vert (un numéro daté de 1941) qui confirment cette tendance. Si les animateurs du Disque Vert n’ont jamais renoncé à cette ouverture sur la littérature internationale telle qu’elle s’était affirmée dans ses premières années, Sophie Levie montre bien, en reprenant de manière systématique les sommaires, que les résultats ne sont pas à la hauteur des prétentions et que les collaborations extérieures au monde francophone se font de plus en plus rares. En bref, l’étude de Sophie Levie constitue une présentation d’excellente tenue et très utile pour parfaire notre connaissance de cette expérience éditoriale qui a marqué toute une génération, d’autant que Le Disque Vert fit découvrir des auteurs appelés à jouer un rôle décisif dans le champ littéraire contemporain.

36Pierre- Yves Soucy

37Archives et Musée de la Littérature

Michel Otten (éd.), Prefuturismo belga. Bérénice, (Roma), Anno I, n° 2, pp. 177- 279.

38La revue italienne Bérénice a consacré plusieurs numéros à nos lettres. En 1985, Rosalba Gasparro dirigea ainsi un numéro Ghelderode. En 1991, c’est Letteratura belga : Paesaggi al crepuscolo qui permet à la spécialiste italienne de Paul Willems de donner un bel ensemble d’études allant du symbolisme à Thiry, et de Tousseul à De Bock – le tout accompagné d’inédits contemporains. Depuis 1993, la revue a changé d’éditeur, Pagine s’étant substitué à Lucarini. Le titre générique « Letteratura francesa contemporanea. Le correnti d’avanguardie » est devenu, avec la nouvelle série : « Rivista quadrimestrate di studi comparati e ricerche sulle avanguardie ». Le patron de la publication demeure, par contre, le professeur Bertozzi,

39Intitulé Frissons belges entre 1910 et 1914, le dossier rassemblé par Michel Otten est annoncé en couverture sous le titre, plus médiatique et plus évocateur pour des lecteurs italiens, de Prefuturismo belga. Trois remarques s’imposent. Et, tout d’abord, le contenu du dossier. Il concerne en fait les années 1900 à 1914, comme le signale d’ailleurs l’avant-propos de Michel Otten, et non les années 1910-14, même si celles-ci constituent la véritable prémice de l’après 1918. Ensuite, la question du titre italien. Le résultat des études ici colligées démontre que le futurisme stricto sensu ne fut pas vraiment à l’ordre du jour des auteurs belges de cette période bien qu’il y eût des contacts avec Marinetti ; et bien que l’on puisse retrouver, entre les préoccupations des uns et des autres, des convergences avec la dynamique des premières avant-gardes européennes. La différence parait toutefois plus importante. Elle atteste la spécificité belge des auteurs que le numéro met en exergue mais ne théorise pas. Certes, lorsqu’il parle de « frissons belges », Michel Otten cherche à définir métaphoriquement ce qui se passe pour l’essentiel – au travers d’une série d’œuvres et d’écrivains mineurs qui n’ont pas révolutionné le siècle. Il indique aussi, de façon elliptique et allusive, que ceux-ci ont pressenti ou esquissé du neuf ; mais qu’ils ne sont pas sortis d’ancrages bien plus profonds, dont ils étaient peut-être insuffisamment conscients.

40Victor Martin-SChmets, qui s’est attaché de longue date à ces figures, montre ainsi tout ce que Maassen doit à Verhaeren – ce que confirme le bel article de Jacques Marx consacré à « Verhaeren et le Sturm uni Drang moderniste ». Une coquille s’est glissée dans l’article de Victor Martin-Schmets. Elle date de 1991 les lettres de Marinetti à Maassen, conservées aux Archives et Musée de la Littérature. L’auteur montre bien par exemple, à travers les reprises verhaereniennes de Maassen, le besoin de paroxysme ressenti par cette génération qui se précipitera joyeusement – ou sera précipitée contre son gré – dans le premier conflit mondial. Ce paroxysme, dont Jeanine Moulin a fait l’attribut majeur de l’œuvre de Fernand Crommelynck, n’est par contre étudié par aucun des critiques qui ont participé à ce numéro chez fauteur du Sculpteur de masques ou des Amants puérils. Chez lui, dès avant 14, il y avait, il est vrai, plus qu’un frisson...

41Tout en montrant l’impact de l’œuvre de Verhaeren sur les expressionnistes allemands comme sur Marinetti, Jacques Marx approfondit une judicieuse remise en perspective de l’œuvre du poète des Forces tumultueuses. Il insiste ainsi, à la fois sur la dimension de participation postulée par l’esthétique verhaerenienne – dimension servie par sa puissance visuelle – mais aussi sur la profonde intériorité de cette œuvre dont les attaches mallarméennes demeurent, selon moi, à mettre encore en lumière. Surprenantes par rapport aux faits, – Ses premiers écrivains belges du XIXe siècle ne se sont pas privés de célébrer, en alexandrins, la révolution ferroviaire ! –, quoique justifiées littérairement, les remarques du critique sur l’impossibilité de célébrer en vers classiques la civilisation industrielle et sur l’adéquation de la forme de Verhaeren à cette dernière ! Il serait souhaitable qu’un jour, cette piste soit prolongée et renouvelée dans le droit fil, d’ailleurs, du constat sur la difficulté d’interprétation d’un modernisme qui célèbre à la fois la cité moderne anonyme et grouillante, ne renie pas l’individualisme et s’ancre dans la volonté de poéticité la plus pure

42Figure par excellence d’un ancrage dans le symbolisme et d’un fort dépassement de cette esthétique, Verhaeren figure encore dans ce numéro au travers des divers articles consacrés à Christian Beck – lequel recourt au titre d’un recueil du poète, Les Visages de la vie, pour lancer la revue à laquelle il entend confier le soin de remplacer Antée. Dans son article sur le Papillon de l’avant-siècle, Michel Décaudin prolonge ses réflexions sur Bouhélier, Beck et le naturisme, parues jadis dans les actes du colloque sur les Relations littéraires franco-belges de 1890 à 1914. Il balise les diverses étapes de cette trajectoire littéraire qui ne trouva jamais ses amarres. L’article, dans lequel se sont glissées quelques coquilles comme celle qui concerne l’orthographe du nom de Vielé-Griffin, montre bien « les ambiguïtés qui pèsent sur la pensée de Beck et sa formulation ». Mieux vaudrait dire : sur les leurres auxquels mènent une œuvre et une pensée profondément marquées par la Belgique et son champ littéraire, mais que l’auteur croit transhistoriques parce qu’il formule ses préceptes dans l’universel qu’est censé être le « génie linguistique français ».

43L’amorce des ravages, politiques et moraux, auxquels donnera bientôt lieu l’idée de littérature française de Belgique, trouve en effet chez Beck ses premières illustrations. Étienne Schelstraete analyse fort subtilement les racines psychologiques de cette attitude autodestructrice en scrutant les replis des Erreurs, roman que Beck publie sous le pseudonyme de Joseph Bossi. Il décrit bien « l’incorrigible fugueur [qui] ne pouvait reconnaître ni domicile ni paternité » ; l’irrépressible besoin qui fut dès lors le sien, d’une part, de « construire la fiction de sa biographie », et d’autre part, de « rassembler et (...) confondre » ceux qu’il mêlait à ses entreprises. Et de conclure : « le romancier des Erreurs était privé de vrai partenaire comme de véritable ennemi »...

44Marie-José Hoyet prolonge ce propos dans la lecture qu’elle donne du dernier récit fictionnel de Beck, Le Papillon. Elle ne manque pas de montrer que ce « “moderne” à l’identité fluctuante (...) hante un monde qui ne semble pas être le sien » ; ni de pointer le fait que de Boschère, Verhaeren ou Mockel saisissent, mieux que Gide, le point de gravité du livre. Que Beck ait été de ceux qui cherchent la « fusion des contraires » ne permet pourtant pas de faire l’économie, comme le suggère l’analyste, de « ce qui relève chez lui des différentes écoles et groupes ». Pour déterminer les clefs de l’alchimie à laquelle l’écrivain essaie de tendre, il faut en effet connaître les métaux qu’il entend fondre

45Pour sa part, Léon Somville évoque Henri Vandeputte, un des alter ego de Beck, qui finit par trouver plus tard, à Ostende..., un lieu de déploiement personnel et culturel. Convaincu de la faiblesse formelle de nombre de tentatives littéraires de l’immédiat avant-guerre, l’exégète réserve à l’écrivain une critique « explicative plus qu’appréciative ». Il décrypte donc les réseaux des poèmes du jeune Vandeputte, au style en effet fort convenu. En un sens, Pierre Masson procède d’une façon comparable avec son analyse du Mauvais Riche d’André Ruyters. Il parvient toutefois à bien dégager ce qui définit ce personnage au destin aussi complexe que celui de Beck, en pointant du doigt le masque au cœur d’une attitude qui privilégie « l’action par procuration », la construction de sou propre mythe à travers un « immoralisme ostentatoire, orienté surtout négativement, vers le refus de certaines valeurs », l’indifférence affichée envers ses compatriotes, ou le besoin de s’opposer aux femmes pour étayer sa propre force.

46Étrangement, et c’est un reproche que l’on peut adresser à ce dossier, par ailleurs fort utile, rien – ou presque – ne concerne, dans ces pages, les écrivains qui prendront bientôt un envol plus décisif : de Boschère ou Crommelynck. Robert Frickx ne fait pas mention de ce dernier dans son étude du théâtre post-symboliste : à travers la farce, il est vrai. Il réserve ses propos au Pan de Van Lerberghe, au Massacre des innocents d’Hellens et à lAdam de Beck – ce qui complète fort judicieusement les études que ce volume réserve au fondateur d’Antée. Nulle allusion, par contre, à la Tentation de saint Antoine de Maeterlinck, contemporaine, et qui fit alors les beaux jours des pays de langues anglaise ou germanique. Révélation par contre, l’article de Victor Renier sur La Gamme d’amour de James Ensor. Le critique explique fort pertinemment le troc du pinceau au profit de la plume chez le maître ostendais des Masques et des Coquillages, Renier explique en outre, fort bien, les raisons de l’interdit – relatif, mais sûr – qui continue d’entourer les Écrits d’Ensor : ceux-ci « tirent tout leur effet de la lettre » et constituent une « transposition littérale du dessin », Et Renier de montrer que l’œuvre écrite redistribue les catégories qui fondent la critique comme l’œuvre peinte l’avait fait pour le domaine plastique. Au prix d’une surdité, française et francophone, garantie... L’accentua sans doute la surprise de critiques qui virent retourner contre eux leurs propres armes. Comme quoi l’énigme Ensor est loin d’être close par l’officialisation ou/et par les tentatives de récupération linguistique d’une œuvre qui n’a cure de ses besicles. D’une œuvre qui va droit au cœur d’une des sources les plus constantes et les plus dérangeantes de l’activité littéraire en Belgique francophone.

47On est loin d’avoir creusé certains des points de gravité vitaux de ce champ littéraire, dans son rapport à la langue, à l’image et à lAutre notamment. Pour chacun des auteurs qu’il commente, ce numéro y invite, presqu’au-delà des approches, forcément partielles, dont témoigne le collectif ; mais à travers ce qu’elles pointent par ailleurs. La lecture que Pierre Piret donne de La Cuisine des fous d’Hellens s’y inscrit tout autant puisqu’elle aborde un texte qu’elle situe fort justement entre symbolisme et fantastique réel. L’analyste fait bien de mentionner l’importance du terreau symboliste dans la genèse de ce concept qui ira de pair, de plus en plus, avec l’autonomisation de ce type d’univers. Il rappelle de même fort utilement le rôle fondateur de Picard dans l’invention de ce concept, même s’il cherche surtout à marquer les différences entre les deux auteurs.

48Paul Aron amène, quant à lui, à la lumière la figure de Mecislas Goldberg, anarchiste qui marqua de ses interventions le Congrès catholique « pluraliste » de La Lutte – en pleine affaire Dreyfus – et qui fut, avec Henri Vandeputte, un des animateurs du bimensuel Tablettes. Il y tentait, comme nombre des écrivains évoqués dans ce numéro de Bérénice, de relier l’art et la vie ; et d’ouvrir en Belgique une porte à une forme de libéralisation du discours.

49Belle invitation à poursuivre l’enquête sur le destin de ces tentatives de dialectique prise entre deux mondes et à retisser ainsi la complexité de notre tissu littéraire pris entre ses très vibratiles antennes et sa difficulté d’assumer en français sa part d’historicité qui le relie à la Belgique.

50Marc Quaghebeur

51Cellule Fin de Siècle

Paul Aron, La Littérature prolétarienne en Belgique francophone depuis 1900. Bruxelles, Éd. Labor, coll. Un livre Une œuvre, 1995, 222 p.

52Disons-le tout de suite, cette histoire de la Littérature prolétarienne en Belgique francophone depuis 1900, malgré son titre apparemment limitatif (mais en apparence seulement, car il y est aussi beaucoup question de la France), et malgré sa présentation modeste – dans une collection au format de poche et qui affiche une visée purement didactique – , est le livre que l’on était en droit d’attendre sur ce mouvement littéraire qui a dominé tous les débats dans les années 30 et qui reste toujours à l’écart, quand il n’est pas franchement écarté... des histoires officielles de la littérature.

53Paul Aron, qui s’était déjà illustré, chez le même éditeur en 1985, avec Les Écrivains belges et le socialisme (1880- 1913). L’expérience de l’art social d’Edmond Picard à Émile Verhaeren – qui constitue et qu’on devra donc lire comme le prélude de cette histoire –, non seulement prend la littérature prolétarienne au sérieux, et même s’il se voit contraint de constater que sa postérité est limitée, voire quasi éteinte (si nous le soulignons, c’est parce que c’est un des arguments dont « d’aucuns » s’autorisent pour pouvoir franchement la négliger) ; mais il a, si l’on peut dire, réussi l’exploit, dans l’espace restreint qui lui était imparti, de tenir ensemble histoire littéraire, analyse socio-économique et analyse idéologique. Et il y avait plus d’un « barrage » à franchir, à commencer par la mainmise de ceux qui revendiquaient détenir l’exclusivité du prolétariat...

54Il se démarque ainsi radicalement, et, pour reprendre un terme kantien, en les subsumant, de tous les essais partiels, et aussi partiaux, qui lui ont été jusqu’à ce jour consacrés. Pour prendre les ouvrages disponibles les plus récents, il déborde de loin le panorama dressé en 1985 par Jacques Cordier et Vital Broutout, qui ne prétendait d’ailleurs, comme son titre l’indique, à rien de plus qu’une « chronique » (Chronique de la littérature prolétarienne en Wallonie, Plein Chant, Bassac), et se démarque tant de l’Histoire de la littérature prolétarienne de langue française de Michel Ragon (Albin Michel, Paris, dernière édition 1987), purement littéraire, et qui a d’ailleurs eu bien du mal à s’affirmer (en 1947, Michel Ragon parle d’« écrivains du peuple », en 1953, de « littérature ouvrière et paysanne », c’est seulement en 1974 qu’il ose se réapproprier le terme de « littérature prolétarienne »), que du Dictionnaire des auteurs prolétariens de langue française de Thierry Maricourt (Encrage, Amiens, 1994), pur, ou plutôt impur ! dictionnaire, entaché d’un nombre plus que sensible d’insuffisances et d’erreurs, et atteint d’un rare confusionnisme.

55Soucieux tant du « texte » que du « contexte », maniant avec superbe ses grilles d’analyse, Paul Aron montre ainsi magistralement comment le prolétariat, avec, ou plutôt sans le P. C.B.... a connu en Belgique, autant, sinon mieux encore qu’en France, ses lettres de noblesse. « C’est en Belgique francophone, souligne-t-il, que s’est imposé le noyau des écrivains-ouvriers de la grande industrie dont Barbusse autant que Poulaille attendaient la venue avec impatience ».

56Il montre ensuite fort bien quel enjeu a représenté ce mouvement, tant dans son indissociabilité d’avec l’engagement politique que dans le front commun qu’il a constitué non seulement face à la littérature « officielle » mais contre la culture bourgeoise en général. Où l’on comprend ainsi comment les écrivains prolétariens ont pu se retrouver au coude à coude avec l’avant-garde artistique, au début des années 20 (autour de Paul Colin en Belgique, autour de l’avant-garde allemande pour Poulaille et Rémy) comme après le Front populaire (autour de l’éphémère FIARI). Et pourquoi aussi ces liaisons objectives ont été emportées par le vent de l’Histoire.

57Ce qui frappe alors, c’est combien ces écrivains, dans un mouvement apparemment collectif – et là encore, Paul Aron analyse fort bien les « circuits de la reconnaissance » –, se retrouvent finalement profondément seuls, et pas seulement à la suite d’errances politiques – que Paul Aron n’entend pas davantage cacher. Voyez l’itinéraire d’un Constant Malva, ou de celui qui s’est lui-même nommé Jean Tousseul.

58Dans un chapitre sans doute trop court (chap. 5 : « Écrire »), – mais cela nécessitait de multiplier les exemples –, Paul Aron souligne enfin les paradoxes indépassables auxquels l’écrivain prolétarien se trouve confronté, et qui achèvent d’expliquer la disparition du mouvement. Même un Henry Poulaille [avec non un « i » mais un « y », SVP] à la fin de sa vie ne croyait plus à l’entité « littérature prolétarienne ».

59Qu’il nous soit permis, après avoir fait ressortir tous les mérites de ce travail très maîtrisé, de relever quelques petites failles. Le recensement de Paul Feller [Nécessité, adolescence et poésie. Catalogue bio-bibliographique des auteurs ayant dès l’adolescence gagné leur vie du travail de leurs mains, Musée du Soir, 1960, préface de Henry Poulaille) mérite encore d’être mentionné. On ne saurait ensuite trop sous-estimer le rôle de l’Allemagne comme intermédiaire, et concurrent, entre, disons, Moscou et Paris. Enfin la question Barbusse, faute sans doute d’avoir pu consulter tous les documents (longtemps jalousement conservés par le Centre de recherches marxistes à Paris, et, côté Moscou, distillés aujourd’hui au compte-gouttes...), est ici mal éclairée et loin d’être éclaircie (Monde échappe au contrôle de Barbusse sinon en 1930, en tout cas à partir de 1932 – cf. L’Argent de Moscou, Victor Loupan et Pierre Lorrain, Plon, 1994). Le Cahier Poulaille consacré à la correspondance Barbusse-Poulaille (à paraître, Plein chant, Bassac, 1997) devrait lever un bon pan du rideau. Félicitons en tout cas Paul Aron d’avoir su lever les autres barrières.

60Jean-Paul Morel

61Cahiers Henry Poulaille

Guy Denis, Wallonie. Rapsodie. Essai sur l’identité d’un peuple. Bruxelles, Bernard Gilson Éditeur, 1996, 211 p.

62Dixit Le Robert : « Rhapsodie ou rapsodie : pièce instrumentale de composition très libre et d’inspiration nationale et populaire. Rapsodies hongroises, de Liszt ». Tel est bien le genre dont relève ce livre, fort bel objet du reste, avec une illustration de couverture, due à Félicien Rops, qui fait inévitablement songer à l’Angélus de Millet autant qu’à Meunier, Paulus, etc. On est sur le versant « populaire » de la célébration identitaire, menée au pas de charge en ce cas par un écrivain qui, n’était son dédain affiché des mœurs bruxelloises, apparaitrait tout de même fort apparenté à Verheggen, un peu de liberté en plus peut-être.

63D’où cette kyrielle de faits, de noms, de phrases en ordre paratactique et quelque peu bousculé, bousculant. Impossible à résumer : on y fait feu de tout bois, mais avec pas mal d’épicéa dans le fagot, de sorte que ça pète un peu dans tous les sens. cause est certes honorable : montrer que la Wallonie a une histoire, une culture, dont elle n’a pas à rougir, que du contraire. De là à poser comme une évidence qu’il existe un peuple wallon, malgré les précautions et les nuances dont on veut entourer une telle phraséologie, c’est une autre affaire, et peut-être que Guy Denis pèche par là-même où il séduit : ces débordements sincères, ces énumérations à la Prévert, cet emportement généreux. Par exemple : « Simenon, Michaux, Magritte... Quel peuple, aussi petit, présente une telle carte de visite ? ». Nous, on veut bien, mais pourquoi diantre ont-ils tous les trois délibérément fui leur terre ? Autre exemple : « ... la richesse wallonne passée dans les coffres du capitalisme belge ». Allons donc, il n’y aurait pas eu de bourgeoisie capitaliste en Wallonie ? Il faudra raconter celle-là à Plisnier. Le chapitre XI, consacré à l’identité, est sans doute le plus captivant, dans la mesure où l’on y suit l’assaut foisonnant, documenté et extrêmement attentif que Guy Denis fait donner à ses troupes de questions en direction d’une pensée recevable de la notion d’identité aujourd’hui.

64On ne perd en tout cas rien à considérer cette « rapsodie » d’un point de vue... littéraire : on y retrouve le Guy Denis d’Une Ardenne, et c’est une fête du langage en même temps qu’une création générique. Ceux qui observent le pourquoi mais surtout le comment de la constitution des discours identitaires trouveront quant à eux dans Wallonie – rapsodie un matériau d’observation de choix. La gageure étant, en l’occurrence, la tentative de concilier l’affirmation identitaire (et son réservoir de références historiques) avec des valeurs progressistes. Si on le laisse faire, Guy Denis arrivera à nous convaincre que la chose est possible sans tomber dans l’ethno-nationalisme.

65Pierre Halen- U.I.A.

Jacques Van Herp, Panorama de la science-fiction. Les thèmes, les genres, les Écoles, les auteurs. Bruxelles, Claude Lefrancq éd., coll. Volumes, 1996, 672 p.

66Claude Lefrancq réédite ce Panorama, paru en 1974 chez l’éditeur André Gérard. Jacques Van Herp précise les modifications apportées dans une « présentation » (pp. 9-21) : pas de remaniement en profondeur, de nombreuses corrections de forme, quelques additions et précisions en note qui font souvent suite à des remarques de lecteurs ou à des évolutions historiques. En 22 ans, la science-fiction n’a pas changé de contenu mais d’apparence seulement.

67Après une déclaration commune de J. Van Herp et de Pierre Versins (auteur de l’ Encyclopédie de l’Utopie, des Voyages extraordinaires et de la Science-fiction, 1973) qui écarte tout soupçon de plagiat entre leurs œuvre respectives, une dédicace à Jean-Jacques Bridenne, un humble avant-propos sur les manques de l’ouvrage et une introduction pour définir la science-fiction et le point de vue adopté dans le Panorama, on entre dans le vif du sujet. Tout cela n’est pas dépourvu d’humour.

68Occupent la majorité du Panorama, soit 557 pages, quatre grandes parties : « Les grand thèmes » (pp. 47-379), « Les genres » (pp. 383-437), « Les écoles » (pp. 441-499) et « Les problèmes » (pp. 503-602). Un chapitre séparé s’intitule « La science-fiction est-elle une littérature ? » (p. 635), il entrerait aisément dans la partie antérieure. Une liste de définitions et d’avis donnés par des écrivains ou des lecteurs au sujet de la S.-F., des index des auteurs et des titres complètent l’ouvrage. Pas de bibliographie.

69Même si l’idéal serait un classement chronologique (nous ne contemplons pas moins de 20 siècles de science-fiction, mais les dates de parution des romans sont souvent approximatives) et thématique, seuls les douze thèmes suivants sont répertoriés : conquête de l’espace et du temps, corridors de l’espace-temps, mondes défunts et cachés, cités futures, anticipation militaire, fins du monde, machines pensantes, race qui nous supplantera, homme modifié, immortels et ressuscités, vies artificielles et truquées, zone crépusculaire. On n’évite pas les recoupements et les glissements vers d’autres « genres », ainsi le fantastique dans le chapitre « zone crépusculaire » où l’hypnotisme et les expériences de Charcot constituent un point de départ à de nombreux romans (naturalistes ?)...

70Dans « Les genres » sont répertoriés le space-opera (l’école de Burroughs et celle de Hamilton), l’heroïc-fantasy (enfantée par William Morris, « sous-genre » auquel la revue Phénix, publiée par le même éditeur, a consacré son n° 40, d’avril 1996), la science-fiction mythologique ou poétique (Merritt et Lovecraft) et la science-fiction pour enfants (qui se heurte à de nombreux écueils, du didactisme au bluff scientifique, et s’est surtout développée aux Etats-Unis). L’épopée n’est jamais loin quand on touche aux chefs-d’œuvre.

71Que les influences entre l’école américaine (entendons des U.S.A.) et l’école européenne ou française existent et qu’elles soient réciproques, nul n’en doute. Cependant les États-Unis semblent avoir l’avantage d’une production continue quand les Européens procèdent plutôt par « pulsions spasmodiques » (p. 463). Il n’a pas fallu la levée du secret sur les Archives de l’U.R.S.S. pour que l’Occident découvre la science-fiction soviétique : optimisme de rigueur, didactisme et schématisation des personnages, manque de fantaisie, sujets tabous mais humour, les défauts « officiels » ne devraient plus occulter les chefs-d’œuvre. Une note de 1995 n’ajoute pas de références mais tend à démontrer le côté subversif de la science-fiction. On aurait souhaité une plus grande ouverture aux textes venus d’ailleurs : Chine, Japon, Amérique du Sud... Les anthologies de Jacques Bergier, notamment, laissent croire à une production abondante.

72La partie consacrée aux « Problèmes « pose beaucoup de questions en ce qui concerne les rapports de la science-fiction avec la science, l’occultisme, la religion, la morale (le roman de science-fiction n’est jamais amoral mais la morale explicite d’un auteur et celle, implicite, qui se dégage à la lecture sont parfois contradictoires), l’utopie et la société (la science-fiction peut-elle, oui ou non, mettre en garde contre le « consommisme » ?), mais aussi avec la littérature (la science-fiction était littéraire entre les deux guerres ; en 1935, avec l’apparition des bandes dessinées de science-fiction américaines, les boucliers se lèvent).

73Conscient de l’aspect arbitraire, subjectif et approximatif de sa démarche, Jacques Van H erp effectue un travail qui repose sur une mine impressionnante de lectures et de fiches. L’ouvrage, qui s’accompagne de nombreuses réflexions d’ordre sociologique, moral, politique ou philosophique, révèle une culture non moins extraordinaire sur un sujet qui a (re)conquis aujourd’hui ses lettres de noblesse. Une lecture rêvée pour les amateurs d’histoires, néanmoins soucieux d’analyses et de classifications, qui trouveront des allusions à plus de 650 litres et 450 auteurs issus de (presque) tous les horizons. Parmi eux, des Belges francophones, non identifiés comme tels : Jean Ray y tient une place enviable, Henri Vernes, les frères Rosny, Marcel Thiry, H.-J. Proumen, Pierre Nothomb, Robert Poulet... (mais pas Charles Bertin qui écrit Les Jardins du désert dédié à Jules Verne, ni Philippe Ébly, ni Jean-Gaston Vandel, ni Alain Dartevelle... que mentionne Dominique Warfa dans son histoire de la science-fiction belge).

74Catherine Gravet

Stéphanie Dulout, Le Roman policier. Toulouse, Milan, coll. Les Essentiels Milan, 1995, 64 p., ill.

75Comme l’indique le titre de la collection, le petit livre s’avise de présenter à quiconque cherche à se documenter sur le roman policier des textes clairs et précis livrant l’essentiel ainsi qu’une iconographie complétant cette information. Le guide en question retrace, en trois grands chapitres, l’évolution historique du genre. Vu l’ampleur du phénomène, il est impossible d’en rendre compte dans son intégralité. Il convient, cependant, de retenir que des définitions concises n’accompagnent pas seulement ce parcours de lecture, mais en font de surcroît un précieux instrument de travail.

76Le premier chapitre s’ouvre sur le « roman à énigme » (pp, 4-23), pour rappeler tout de suite les signes avant-coureurs du genre dans les tragédies antiques et dans la Bible, sans oublier le « roman gothique » du XVIIIe siècle ou le « roman frénétique » du XIXe siècle. D’Edgar Allan Poe à Agatha Christie, les auteurs cherchent, certes, à tenir le lecteur en haleine, mais le laissent bien souvent participer à l’élucidation du crime. Les vingt règles du roman policier en lesquelles Van Dine réunit les ingrédients de la recette idéale, Stéphanie Dulout ne les reproduit malheureusement pas dans son livre (cf, à ce sujet Josée Dupuy, Le Roman policier. Paris, Larousse, 1974, pp. 98-102). La situation change dans les années vingt du XXe siècle, parce que le sordide fait désormais partie intégrante du « roman noir » (pp. 24-39), auquel est réservée la partie médiane de ce petit livre. Un nouveau type de détective fait son entrée dans la littérature, car pour rendre la pareille à ses clients des quartiers mal famés, il faut qu’il aille quelquefois jusqu’à employer des méthodes qui frôlent l’illégalité. Comparée à son prédécesseur générique où le mystère plane encore sur les affaires, la série noire lui substitue une action parfois rocambolesque. Le troisième chapitre se consacre entièrement au « polar » (pp. 40-57) qui contribue à l’internationalisation du genre dans les années septante et qui ne le libère pas seulement de l’influence anglo-saxonne, mais lui permet au surplus d’adopter n’importe quel autre genre littéraire, sous réserve bien sûr qu’il garde une tendance psychologique. Du thriller classique aux puzzles virtuoses, il y a bien des inclassables dont le nombre semble aller croissant, parce que le polar s’immisce partout. Ce qui constitue pourtant un dénominateur commun à toutes ces expériences de laboratoire, ce sont les profondeurs de l’âme humaine que s’avise d’arpenter la nouvelle génération d’auteurs policiers afin de la présenter avec une minutie implacable.

77Le présent livre, qui s’enrichit, d’une part, de deux bibliographies rassemblant et les éditions du roman policier et les études y relatives, et, d’autre part, d’une explication des termes techniques du « polar » et d’un index fort utile, constitue un manuel qui ne devrait manquer ni sur l’étagère de l’étudiant en lettres, ni dans la boîte à livres du profane féru de littérature policière.

78Heinz Klüppelholz

79Université de Duisbourg

Frédéric Fontaine, La Science-fiction. Toulouse, Éd, Milan, coll. Les Essentiels, 1996, 63 p.

80Cet ouvrage fait connaître mieux un genre contemporain, souvent décrié, mais qui a désormais ses classiques, ses courants, ses critiques attitrés. L’auteur recherche d’abord les origines de la science-fiction et, d’accord avec le romancier et critique Brian Adliss, indique le Frankenstein de Mary Shelley comme le premier texte du genre. Suivent les vrais pères fondateurs de la littérature d’anticipation que sont Jules Vernes et H.G. Wells ; puis les deux âges d’or de la S.F., séparés, aussi bien en France qu’aux États-Unis, par l’explosion atomique d’Hiroshima. Les derniers chapitres concernent la S.F. américaine, qui a imposé sa présence depuis les années 1960 en trouvant, entre autres, un prolongement dans l’art cinématographique. Fontaine propose enfin une sélection de dix romans, dix films et dix bandes dessinées d’orientation science-fictionnelle et énumère plusieurs définitions du genre, parmi lesquelles nous n’avons pas trouvé celle de Gérard Klein.

81Comme beaucoup de spécialistes français de la S.F., Fontaine déplore le « mépris » des Français pour ce genre, affirmant que l’antagonisme entre littérature générale et S.F. est moins évident aux États-Unis. Ayant souvent entendu l’inverse outre-Atlantique, je me demande si l’effet de la greener pasture ne joue pas dans ces affirmations. Le livre de Fontaine est un instrument utile pour se familiariser avec la S.F. dans ses grandes lignes. Certes, des choix, forcément subjectifs, s’imposent pour la rédaction d’un tel panorama ; il est cependant regrettable que Fontaine n’ait pas élargi son sujet à toute la francophonie au lieu de se limiter à la France. Cela aurait évité l’omission, entre autres, des Canadiens et, ce qui nous intéresse particulièrement ici, des Belges (Rosny aîné, né à Bruxelles, apparaît sous « L’âge d’or français »). Ceux-ci ne sont mentionnés que dans le chapitre sur la B.D. (Hergé, Edgar P. Jacobs, André Franquin). D’autre part, la « fausse anticipation » et la fiction uchronique ont été brillamment illustrées en Belgique par Marcel Thiry et Simon Leys.

82Grâce à l’ouvrage de Frédéric Fontaine, le public lettré se rendra compte de ce que la S.F. est en passe de devenir le mouvement culturel dominant de la fin de ce siècle et de ce millénaire.

83Michèle K. Langford

84Pepperdine University

Actes du colloque “Initiation aux littératures francophones (Afrique, Amérique du Nord, Europe)". 20, 21, 22 déc. 1990. Sous la direction de Arlette Chemain-Degrange. Nice, Université de Nice – Sophia Antipolis, 1993, 208 p. (diffusion Les Belles Lettres).

85Ce recueil de communications souffre de deux faiblesses criantes. D’abord sa présentation graphique et son manque de soin rédactionnel, peu conformes à ce qu’on est en droit d’attendre d’une publication universitaire, a fortiori dans le domaine de la littérature en langue française. Ensuite ses attendus bien-pensants, qui insistent lourdement, dans les seuils et dans les textes mêmes, sur la francophonie comme espace de rencontre interculturel et sur l’écriture au service « d’un monde plus juste et plus solidaire ». Tant mieux s’il peut y avoir rencontre, s’il peut y avoir justice, mais enfin, doit-on ainsi charger moralement, a priori, un discours scientifique ? Outre la brève description du roman de l’émigration en Belgique que propose Fulvio Caccia (pp. 95-96), deux contributions, parmi la grosse vingtaine de communications, intéressent les lettres belges. Apparemment, il n’y a pas eu d’épreuve, et ces textes souffrent des défauts graphiques signalés ; en revanche, il est intéressant de voir qu’ils échappent au prêchiprêcha interculturel.

86Dans un de ces panoramas historiques dont il s’est fait une spécialité, Marc Quaghebeur évoque « L’énigme de la phase actuelle » en Belgique (pp. 59-67), qu’il semble faire remonter à la rupture de 1960 (« Au début des vingt dernières années [, ] la Belgique vient d’accorder l’indépendance à ses diverses possessions africaines »). Le fait que ce texte date de 1990, soit avant la grande exploration de l’« Empire du silence » par la Cellule Fin-de-siècle que l’auteur va mettre en place, explique certaine approximation : « De toutes ces affres [de la colonie], comme à l’accoutumée, peu de traces dans le corpus littéraire belge de ces années troublées ! Un seul roman, quelque peu nostalgique, de Daniel Gilles [sic] : La Termitière (1961) [1960] ». Du moins l’importance de ce tournant historique est-elle pointée. S’ensuit un tableau de l’évolution politique et mentale du pays, avec l’hypothèse que ce sont les « chamboulements » de 1960, répercutés sur le plan communautaire, qui ont en quelque sorte déterminé l’émergence d’une génération nouvelle parmi les écrivains, désormais caractérisée par l’« impossibilité de faire l’économie de l’histoire et de ses contradictions ». La notion de belgitude est ensuite explorée dans ses attendus et ses réalisations.

87Paul Aron (« Pour une approche méthodologique des catégories littéraires de la francophonie », pp, 69-72) propose en quelques pages une réflexion programmatique, qu’il a eu l’occasion de mettre en œuvre ultérieurement avec succès. Il est plus important peut-être en ce contexte de pointer l’originalité de son propos, qui s’interroge sur une méthode, donc s’abstient aussi de se présenter en porte-parole responsable d’une collectivité, et enfin ne juge pas utile d’enfoncer la porte ouverte d’une francophonie dont le destin serait d’édifier les hommes par son sens du dialogue. Mieux, il considère la proclamation identitaire comme une contrainte inhérente aux rapports de force à l’intérieur de l’institution francophone. Il en tire cette conclusion que le jeu des étiquettes esthétiques, à l’endroit des œuvres non françaises, pose toujours problème, dans la mesure où ces étiquettes sont forgées, avec leurs découpages chronologiques et génériques, en un autre lieu et pour d’autres œuvres, selon des critères qui forcément négligent la contrainte imposée à l’écrivain francophone, d’être « différent ». Il s’agit de « faire du ghetto un avant-poste » : on sait que tel fut par la suite le programme communicationnel des Irréguliers du langage. Paul Aron en montre l’application dans le jeu des étiquettes naturaliste et symboliste, puis surréaliste. Il pose ainsi les bases d’une étude de l’institution en termes de champs, de sorte que soient analysables à la fois les contraintes du champ central et celles des champs périphériques, le jeu entre les deux instances s’exprimant chaque fois dans des situations particulières. L’hypothèse rebondit plus loin au cours du débat (pp, 75-76), lorsque l’auteur prend le contrepied d’une vision qui serait « consensuelle » de la littérature.

88Pierre Halen- U.I.A.

(En) jeux de la communication romanesque. Hommage à Françoise van Rossum-Guyon. Suzan van Dijk et Christa Stevens éds. Amsterdam, Rodopi, 1994, 343 p.

89Ce volume d’hommages a été offert à Françoise van Rossum-Guyon à l’occasion de son départ de l’Université d’Amsterdam où elle était professeur au Département de français. Il présente une réflexion collective « sur les puissances du roman », inspirée par les nombreux travaux de la critique et par les cours de l’enseignante, notamment sur le nouveau roman du XXe siècle et sur celui du XIXe, auquel la mise au jour des « laboratoires d’écriture » de ses contemporains l’avait inévitablement ramenée. Organisé selon des thèmes qui révèlent les paramètres d’une méthode, le volume traite des fondements de toute critique qui ouvre à une réflexion sur « l’état de la littérature », notamment par Charles Grivel, et vise en outre le procès de la communication romanesque, du lecteur, du « roman du romancier », de l’intertextualité et du paratexte, à travers des études portant sur des problématiques diverses, de Rousseau et Riccoboni à Cixous, en passant par Balzac, Sand et Proust, entre autres.

90Les points forts nous paraissent concerner le « roman du romancier », précisément, celui qui se lit dans le métadiscours ou se transmet moins directement par la représentation textuelle, par l’allusion du hors-texte ou par l’implicite du paratexte ; celui aussi qui s’inverse ou se déforme, sous l’action de lectures partiales qui l’ont censuré ou mal interprété. Parmi ces effets qui pervertissent un roman au point qu’il échappe à son auteur, Suzan van Dijk montre combien la réception, masculine au premier chef, a pu pervertir la communication romanesque des écrivaines au dix-huitième siècle (« Transformations opérées sur un roman de Marie-Jeanne Riccoboni : la communication entravée »). Quant aux (en) jeux du métadiscours, ostentatoire ou caché, ils sont analysés notamment dans deux articles qui traitent de Marguerite Yourcenar.

91Evert van der Starre, dans « Métadiscours et mise en abyme : Marguerite Yourcenar et le livre dans le livre » (pp. 150-161), s’attache aux références faites par l’auteur à un livre, réel ou imaginaire, dont il cherche à identifier les « procédures d’autoreprésentation ». Le « livre dans le livre » est le topos inverse d’un autre topos, celui du « grand livre du monde ». Balançant entre la qualité du vérifiable et celle du faux-semblant, le statut de cette référence est ambigu, car elle est le plus souvent négative. Ce livre cité fonctionne, pour Yourcenar, comme un repoussoir vis-à-vis du sien qui s’affirme ainsi comme la seule autorité. Yvette Went-Daoust compare, dans « Quai ? L’Éternité de Marguerite Yourcenar : le particulier et l’universel » (pp. 175-184), les biographies familiales aux biographies fictives de l’auteur, les premières étant le lieu d’une invention romanesque, autant sinon davantage que les secondes. Sont détaillés, dans le dernier volume du Labyrinthe du monde, le nivellement des événements, la primauté du général, la neutralité ou l’effacement du je de l’enfant au bénéfice du je de la biographe, exactement comme dans les romans historiques les matériaux documentaires sont dramatisés par la seule version qui compte, celle de la narratrice.

92Est-ce ainsi que les femmes écrivent ? Cela se voudrait une réponse plutôt qu’une question.

93Jeannine Paque

94Université de Liège

Ben Durant, À couteau tiré. Surréalisme et avatars. [Catalogue d’exposition. Précédé de « Les surréalistes, citoyens du monde », par Pierre Demarne. Suivi de « André Breton : changer la vie – changer la vue » par Édouard Jaguer]. Bruxelles, Quadri Gallery, 1996, 68 p., ill.

95Pour fêter le 10e anniversaire de la galerie Quadri, une exposition placée sous le signe du surréalisme et de ses avatars s’est tenue en mars et avril 1997. L’ambition du maître des lieux, Ben Durant, a toujours été de faire la jointure entre la création contemporaine et les avant-gardes « historiques » du XXe siècle. L’œuvre des « survivants » est ainsi amenée à irriguer les œuvres à naitre. Ce fut le cas singulièrement pour Marcel-Louis Baugniet, mais aussi pour l’art construit, pour les membres de Cobra et ceux de Phantomas, pour des individualités inclassables comme Camille de Taye, pour d’autres qui furent marquées par le primitivisme ou l’africanisme, plus récemment pour des artistes qui eurent partie liée avec le surréalisme. Un autre équilibre remarquable apparait dans cette activité de la galerie Quadri, entre les productions belges et étrangères, tant il est vrai qu’un certain internationalisme bien compris fait naturellement place aussi à l’histoire de ce qui se cherche dans l’ici.

96Revisiter le surréalisme consiste en l’occurrence à proposer au public de se frotter à une quarantaine d’oeuvres – peintures, collages, objets, dessins...–, dues sans doute à des tempéraments différents, mais toutes se rappelant avec force et fraîcheur à la sensibilité contemporaine. En témoigne ce joli catalogue imprimé pour l’occasion, préfacé de quelques souvenirs sur le Breton d’après-guerre, évoqués par Pierre Demarne. Parmi les artistes, épinglons les noms de Marcel-Louis Baugniet, de Robert Willems et de son oncle Paul Colinet, de Paul Joostens, de René Magritte (pour une étiquette dessinée à l’intention de la maison de couture Norine, qui appartenait à l’épouse de P.G. Van Hecke...), de Marcel Mariën, d’Armand Simon... L’ouvrage se conclut par le texte d’une conférence prononcée durant l’été 1996 par Édouard Jaguer à propos de l’œuvre plastique d’André Breton.

97Pierre Halen-U.I.A.

Renée C. Fox, Le Château des Belges. Un peuple se retrouve. Préface d’Eugen Weber. Postface à l’édition française par Renée C. Fox, Traduit de l’anglais par Christine Pagnoulle (et alii). Édition scientifique du texte établie par Yves Winkin. Bruxelles, Duculot, 1997, 368 p.

98Une Américaine s’est intéressée à la Belgique depuis la fin des années 1950, dans le cadre de recherches en sociologie médicale. De ses multiples rencontres avec divers responsables mais aussi avec des familles belges, elle a fini par tirer un livre consacré à un Royaume où, selon elle, tout ce qui est important se joue dans un château, de préférence royal. Dont les habitants, du simple citoyen à René Magritte, sont de farouches amateurs de briques. Dont l’identité, toujours mise en doute par eux, n’en existe pas moins, comme le suggèrent non seulement cette sempiternelle remise en cause, mais aussi divers évènements récents. L’ouvrage touche un peu à tout, relevant pour une part d’une observation participante sans réelle prétention scientifique, pour une autre part de la relation de voyage et même, à certains moments, de la composition littéraire. La conclusion qui prêche en faveur d’une « belgianité » n’est peut-être pas fausse, mais elle est extrêmement fragile, non seulement parce qu’elle se dégage de l’intuition plutôt que de la démonstration (on déplorera entre autres l’absence de toute perspective comparée), mais aussi parce qu’on sait que, n’en déplaise aux sentiments éprouvés et même quelquefois exprimés par les uns et les autres, les orientations politiques de ce pays sont en réalité prises par une poignée d’éditorialistes capables de mauvaise foi.

99On relèvera un chapitre consacré à Ghelderode, rencontré en ses dernières années, alors qu’il se déclarait Belge et qu’il était explicitement tenté par une certaine religiosité. Avec de substantiels extraits de quelques lettres inédites adressées à l’auteur.

100Enfin, on ne comprend pas très bien pourquoi l’on a accolé ici à Yves Winkin l’étiquette d’« éditeur scientifique », surtout que la traduction française, apparemment établie par les étudiants d’un séminaire à l’Université de Liège, laisse à désirer à beaucoup d’endroits.

101Pierre Halen- U.I.A.

« Femmes en lettres », Sextant. Revue du Groupe interdisciplinaire d’Études sur les Femmes, n° 6, 1996, 217 p.

102La dernière livraison de la revue Sextant, éditée par Paul Aron, Madeleine Frédéric et Éliane Gubin, donne à lire un copieux dossier sur l’écriture des femmes. Outre les articles d’Aline Loicq sur la parole féminine à la Renaissance et de Laurence Brogniez sur l’énigmatique et étrange Marc de Montifaud, qui ne concernent pas précisément notre objet, trois contributions devraient requérir l’attention des lecteurs de Textyles.

103Dans un article qui semble bien augurer de la thèse de doctorat qu’elle prépare, Marianne Michaux trace le portrait des femmes de lettres belges de 1850 à 1880 qui ont rédigé des romans ou des nouvelles réalistes. Issues d’un groupe aux caractéristiques sociales homogènes, la moyenne ou la grande bourgeoisie, qui compense le déficit symbolique inhérent à la condition de la femme à l’époque, elles conjuguent dans leurs œuvres l’exposé des thèses du monde libéral _ dénonciation des préjugés, bienfaits du travail et de l’éducation – avec des thèmes « féministes » comme l’art d’échapper aux contraintes du mariage par lémancipation économique. Comme l’auteure le fait observer, cette génération d’écrivaines réalistes n’aura guère de descendance : le caractère plus acerbe des luttes symboliques au temps de la Jeune Belgique semble les priver du terrain qu’elles avaient semblé conquérir alors qu’il ne constituait pas encore un enjeu de qualité aux yeux des jeunes gens issus du même milieu social.

104Pour sa part, Pierre Van Den Dungen s’intéresse à « l’écriture et les femmes en Belgique au tournant du siècle ». Il montre la place singulière que les femmes occupent dans l’œuvre d’un Camille Lemonnier, que l’on a pu à bon droit qualifier de romancier féministe, tant ses héroïnes échappent aux rôles et aux comportements que l’époque assigne au sexe dit faible. Nombre de romanciers reproduisent par ailleurs les stéréotypes sociaux les plus ordinaires quand ils évoquent les femmes ; ils portent aux nues de frêles et candides héroïnes, et décrivent, avec force détails, les errements des « créatures » plus libres. Reste que la complaisance avec laquelle le « vice » est ainsi décrit semble contredire le discours affiché. Quant aux romancières, elles trouvent difficilement la voie d’une idéologie de rupture, et le contraste est grand entre les personnages qu’elles peignent dans la fiction, et le geste qu’elles-mêmes ont dû poser pour accéder au statut d’écrivaines. Au total, c’est le portrait d’une fin de siècle en proie aux profonds bouleversements de la remise en cause des fonctions sociales que dresse la littérature, entre convention, crainte de l’exclusion et prescience des transformations à venir.

105Michèle Goslar dresse enfin une manière de bilan de l’attitude de Yourcenar envers la question féminine. Prise entre le sentiment instinctif de sa différence à l’encontre des femmes ordinaires – qui lui ont valu le reproche d’être misogyne – et le refoulement de la problématique, l’écrivaine recherche moins la femme idéale que l’être humain parfait, La voie de la sagesse, chez elle, s’ancre dans le refus profond des femmes qui l’ont faite, dans le dépassement de l’immonde qu’elle voyait en elle-même.

106Ajoutons que le dossier se complète par la publication annotée du manuscrit inédit d’Élise Soyer sur l’histoire du féminisme en Belgique : un passionnant document déjà amorcé dans la précédente livraison de Sextant, qui fait intervenir un très grand nombre de figures de femmes intellectuelles belges. La revue du GIEF (CP. 175 / 01, 50, av. F. Roosevelt, 1050 Bruxelles), trop peu connue des littéraires, balise ainsi un champ de recherches du plus haut intérêt.

107Paul Aron- F.N.R.S.-U.L.B.

Gaston Compère, O Promenades. Bruxelles, Le Cri éd., coll. Les Évadés de l’Oubli, 1996, 344 p.

108Gaston Compère, sorte de Voltaire belge et grincheux, moderne péripatéticien, rapporte anecdotes, discussions, réflexions qui ont lieu lors de promenades datées (plus de quinze et demi) dans les rues et parcs d’Uccle. Neuf textes ont déjà été publiés (parfois sous d’autres titres) dans des revues comme In ’hui. Alternatives Théâtrales ou Revue Nouvelle. Cinq sont inédits.

1090 Promenades tient du théâtre par ses nombreux dialogues, le plus souvent entre « Moi » et Cornélius, mais aussi avec Solange, psychanalyste, ancienne élève de « Moi » et néanmoins amie, Mosicht, historien et néanmoins peintre tourangeau, Luci[l]e et Germaine, épouses respectives de Moi et Cornélius. Le poète montre le bout du nez par un goût prononcé pour le calembour, l’alexandrin, la contrepèterie, l’invention verbale en somme. Sans doute ce « texte » est-il plutôt un essai puisqu’il aborde d’innombrables sujets de réflexion : le manque de sommeil, la marche, la musique rock, la jeunesse, la vieillesse, les femmes, le mariage, les saisons en région tempérée, la zoolâtrie, la politique et la corruption, la mort du roi Baudouin et le sexe d’Hitler, Arafat, De Haene et Giscard, Bruxelles enclavée, la féminisation des noms de métier, Bernard Tapie, Marie de Bourgogne et Charles le Téméraire, le Lavazza et les crocus du GB...

110Que de cons (prononcez khons) ici-bas : les historiens, les linguistes, les surréalistes, les faiseurs de colloques, les artistes, les médias... Mais quel étalage de culture aussi puisqu’à chaque page son lot de noms illustres, des centaines d’auteurs, de Platon à Rimbaud, de Madame de Sévigné à Alphonse Allais, n’en jetez plus ! Les Belges sont du nombre : on retrouve Michaux, en bonne place, Scutenaire, Verhaeren, Maeterlinck, Guy Vaes et Gaston Compère lui-même.

111La plume s’aiguise en fleuret quand il s’agit d’attaquer le « paysage culturel », les « poétesses subsidiées », tous ces « Oronte qui se prennent pour Zorro ». Martin Quaré, alias Ciorano, est un Gaudissart qui « baise à la parisienne », une « langouste poilue » qui écrit des poèmes d’une « immarcescible astriction » et « de redoutables articles abscons où il privilégie des copains décédés ». Marie-Anne Dumons, « axonge chaude », a pondu L’Usine essentielle, dont les pages, illisibles, servent à envelopper les fruits sur les marchés d’Afrique centrale. Hénia Awelcovicz, professeur de littérature française dans une université polonaise, disserte du « myriadaire assaut des tiques quaréennes ». Quant à celui qu’on nomme « le trou de balle grisâtre », il se fait attribuer des prix officiels, très intéressants sur le plan financier... Compère s’en donne à cœur joie dans ses propos d’« entrepreneur de démolition » de confrères « régnant en despotes très peu éclairés au Royaume de l’Officialité ».

112Catherine Gravet

Y van Dusausoit, La Mer du Nord du Zoute à La Panne. T. IV : Les écrivains et l’imaginaire du lieu. Bruxelles, Pré aux sources / Bernard Gilson, 1996, 299 p., ill.

113Qui douterait de l’importance du thème littoral dans les lettres belges n’aurait qu’à se reporter à quelques publications récentes : la Correspondance de Michel de Ghelderode, publiée par Roland Beyen, la biographie de Verhaeren par Jacques Marx ou celle de Marcel Thiry par Charles Berlin, Ces écrivains fort différents l’un de l’autre font un étrange trio dont le seul lieu commun est peut-être Ostende. C’est dire que la « Côte » est un lieu privilégié de la convergence nationale, observation qui se dégageait aussi de l’essai publié il y a dix ans par Jean-Marie Klinkenberg dans La Revue nouvelle (n° 7-8, 1987) : « Un pays né d’une Côte ». Son analyse, aussi drôle que pertinente, parlait à tout un chacun de son enfance, des cuystax et des crevettes à décortiquer devant un Pale-Ale, mais ne s’attardait pas aux œuvres littéraires. De celles-ci, j’avais tenté une approche l’année suivante, esquissant ce qui paraissait une véritable poétique collective (« Ostende, un port sans départs », dans R. Antoine et G. Jaeger, éd., Les Quais sont toujours beaux. Thonon, Ed. L’Albaron, 1990).

114Le bel album concocté par Y van Dusausoit pour clôturer la série : La Mer du Nord du Zoute à La Panne, vient joliment illustrer cette poétique, sans prolonger autrement ces deux analyses. Après un premier tome qui constituait une introduction touristique générale. un deuxième consacré à la peinture et un troisième à l’« art de vivre », ce quatrième volume est tout entier consacré à la littérature et à l’imaginaire du lieu. Il apparait bien comme un monument érigé en l’honneur d’une culture belge spécifique qui comporte ses socialités et ses langages, et où entrent autant d’habitus que d’œuvres d’art, les uns disant les autres. Son érection signifie-t-elle que cette culture appartient à un passé belgicain révolu ? Il se pourrait bien que non : d’une part, la fécondité du thème ostendais dans la littérature belge ne s’est pas démentie ces dernières années : voyez les romans de Francis Dannemark, de Jacqueline Harpman ou d’Éric De Kuyper, et leur non moins significative réception. D’autre part, de semblables entreprises éditoriales ont déjà eu cours dans le passé, sans constituer des chants du cygne. Y van Dusausoit fait grand cas, ainsi, d’un numéro spécial de la revue Tribord consacré à Ostende ; il aurait pu en faire autant avec le numéro spécial, plus intéressant encore à mon sens, de la revue Variétés, et ce ne sont là que deux échantillons significatifs dans une vaste production imprimée, où l’ illustration – dans les deux sens du mot – joue à plein.

115Le livre, en dépit de son sous-titre : « essai », est en réalité composé comme une promenade sur la digne, selon un plan plutôt souple, où l’on s’accorde le loisir de repasser aux mêmes endroits. De chapitre en chapitre (« Lumière dorée de l’insouciance », « Il fait dimanche sur la mer », « La Jeune Belgique à la plage », « Les chroniques du Carillon », etc.), le lecteur est ainsi invité à se promener entre des citations éloquentes et des illustrations qui ne le sont pas moins. En fin de parcours, il peut découvrir deux entretiens, avec Dominique Roi in et avec Henri Storck. Le tout est fort soigné, et joliment mis en page par Frédérique Gilson (à l’exception de ces pages intermédiaires entre les chapitres où du texte est parfois peu lisible sur un fond de ripple-marks, et d’un index qui renvoie à des numéros de chapitres... qui ne sont pas numérotés). Si l’on a un peu abusé des portraits de Dominique Rolin, l’iconographie est remarquable.

116L’album se conclut par une « Liste proposée des ouvrages dans lesquels intervient la Mer du Nord », dont on regrette qu’elle ne mette pas assez en évidence les publications collectives comme les deux numéros spéciaux que nous avons cités, les périodiques culturels concernés et les points de passage entre littérature et arts visuels (la répartition thématique des quatre albums a pour effet de masquer en partie cet enjeu important, ceci étant il est vrai compensé par le jeu des illustrations). La brochure d’Edmond Picard – Ostende, centre d’art (1906) –, par exemple, n’y est pas reprise, alors qu’elle intervient dans le corps du texte. Il y a bien d’autres absents : les deux articles publiés par Marcel Thiry dans Le Soir (« Fugue à Ostende », 1.1.1960 ; « Mort d’Ostende », 23.6.1964), tel livre de Liliane Schraûwen (La Mer éclatée, 1991) ou de Joseph Delmelle (Obstination de la mer, 1959), tels noms d’auteurs qui en écrivirent (Michel Joiret, Ariane François-Demeester, Jean-Luc Wauthier, Renée Brock...). À vrai dire, de sérieux obstacles s’opposaient à l’exhaustivité : d’abord, la multitude des témoignages, leur diversité générique et leur situation fort variée en termes de légitimation. Ensuite, le fait que l’explicitation d’une thématique littorale, ostendaise ou côtière s’effectue dans beaucoup de cas par la bande ou sous une forme incidente dans les œuvres littéraires : l’ombre d’Ostende plane sur les Inaccessibles amours de Paul Emond (1992), c’est par un écart épisodique que la narration des Bons offices de Pierre Mertens s’attarde à la Côte (1974), que celle du Reste du monde d’Anna Geramys s’y conclut (1987), pour ne citer que des titres non repris dans la liste. Un certain nombre d’absences peuvent donc se comprendre ; une seule, en réalité, n’est guère compréhensible et est même de nature à fausser un peu la perspective : celle des surréalistes bruxellois et d’E. Moerman, quand bien même la digue et les dunes leur ont donné matière à quelques images fameuses.

117De tout ceci, on tirera que l’album ne propose pas une somme exhaustive de témoignages, encore moins une théorisation des enjeux ; et s’il remet les documents cités dans leur contexte historique, ce n’est pas pour s’interroger sur une périodisation (je ne prétends pas qu’elle ait un sens ici ; simplement la question reste à poser). Mais, sous une forme évidemment conçue pour notre plaisir, il accumule des matériaux ; il multiplie aussi les observations qui seront utiles à qui voudra dresser le cadastre imaginaire de la Côte, et celui de la belgité qui y a été produite à grands renforts d’habitus, d’encres et d’huiles, de notes d’hôtel et de photographies de groupes plus ou moins allongés dans les dunes.

118Yvan Dusausoit ouvre de place en place son corpus aux écrivains néerlandophones et étrangers. Il serait intéressant de disposer d’une étude comparée des deux littératures belges de ce point de vue : les quelques extraits ici fournis de Hugo Claus, de Karel van de Woestijne ou de Karel Jonckheere sont évidemment intéressants, mais une enquête plus étendue permettrait d’établir si, en l’occurrence, il y a ici une « Belgique à deux vitesses » ou non. Quant aux écrivains non belges, de Balzac à Joyce, leur apport à la poétique littorale n’est sans doute pas mince, et eux aussi purent être fascinés par les ciels et quelques autres motifs. Mais, en dehors de ces aspects qui relèvent du pittoresque, il semble bien qu’ils n’aient pas, et pour cause, poussé à bout les éléments de belgité côtière qui devraient à présent, sur la base de si nombreux matériaux, être systématisés.

119Pierre Halen- U.I.A.

La Belgique artistique et littéraire. Une anthologie de langue française 1848-1914. Textes réunis et présentés par Paul Aron, avec la collaboration de Jacques Aron, Isabelle Dumont et Roland Van der Hoeven. Bruxelles, Complexe, coll. Bibliothèque Complexe, 1997, 751 p.

120C’est fort opportunément que Paul Aron et les éditions Complexe publient La Belgique artistique et littéraire. Une anthologie de langue française 1848-1914, au moment où s’ouvre à Paris puis en Belgique une saison franco-belge autour de l’exposition Paris-Bruxelles, Bruxelles-Paris qui a entraîné dans son sillage d’autres expositions, de nombreuses publications, bref le renouvellement pour certains et l’émergence pour d’autres d’un sujet passionnant. Les dates sont les mêmes : 1848-1914, soit la période pendant laquelle les échanges entre les deux pays, de la littérature aux beaux-arts, passent du voyage et du voisinage amical et condescendant de la part des Français à une véritable imbrication des hommes, des courants et des productions, jusqu’au trou noir de la Grande Guerre, En l’espace d’un demi-siècle, Bruxelles, qui ne regardait que Paris, est devenue l’une des grandes capitales culturelles européennes avec la naissance du symbolisme et de l’Art nouveau. C’est dire que la question n’est pas symétrique : c’est de la Belgique qu’il s’agit, se construisant une identité nationale et culturelle en débattant du modèle français – évident pour elle en 1848 pour mille raisons – dont elle s’affranchit ensuite progressivement pour devenir à son tour productrice autonome et s’ouvrir à d’autres influences européennes.

121Paul Aron a voulu retracer cette histoire, croisée et commune à la fois, à travers les textes écrits par ceux qui en furent les témoins ou les acteurs : textes nombreux, de notoriété fort variable, d’une grande diversité de nature, de statut et de ton, regroupés en ordre thématique. Regards français et belges d’abord, sur la Belgique et les rapports entre les deux pays ; peinture, architecture, arts décoratifs, littérature, théâtre et musique sont ensuite parcourus, avec deux chapitres consacrés plus spécialement aux rapports entre art et politique, et aux revues. Ensemble complet, éclairé par des notices introductives denses et précises, et des indications bibliographiques. S’il faut énoncer un regret, c’est l’absence d’un minimum de notes qui eussent parfois été bienvenues ; par exemple sur Le Guide du touriste en Belgique de 1845, dont est citée une présentation générale du pays qui n’est évidemment pas de la plume de Victor Hugo, donné comme auteur, avec d’autres, de l’ouvrage.

122L’ensemble se lit avec un intérêt qui tient tout d’abord à la force des contrastes, caractéristique de ce XIXe siècle où la critique pouvait atteindre des degrés de virulence bien oubliés aujourd’hui. Encore Paul Aron fait-il à la France l’amabilité d’oublier Baudelaire, auteur de ce que l’on a pu écrire de pire sur la Belgique, à attribuer sans doute à l’état de solitude et de maladie pitoyable que le poète connut tout au long de son séjour bruxellois.

123Contraste entre ceux qui acceptent le modèle français et ceux qui le récusent, tous obsédés par la question nationale et l’urgence de construire une indépendance culturelle. Le peintre Wiertz veut faire – sur ce point précis, l’histoire ne lui donnera pas tort – de Bruxelles la capitale de l’Europe et veut libérer son pays de l’influence française. Le moyen ? un tournoi nationaliste pour comparer les mérites des écrivains des deux pays, établir la supériorité des Belges et récompenser le vainqueur... d’une toile de Wiertz. Également réjouissant dans un autre style, Albert Giraud, combattant le régionalisme et le naturalisme, traite l’artiste de mollusque et le critique de cocotte pour prôner l’idéal petit-bourgeois et offenbachien de Choufleuri, l’homme qui sait rester chez lui : « Il faut penser en Belge et écrire en Belge ». À l’extrême de ce nationalisme, on trouve Edmond Picard qui, dans une prose lyrique de la terre aux accents véritablement barrésiens, chante l’âme belge tout en sachant mieux que personne ce qu’il doit à la langue et à la littérature françaises. De l’autre bord, Rodenbach, qui loue la fécondité de l’air de Paris, son « électricité vivante », ou Félicien Rops qui se moque d’être un Belge vivant à Paris, et critiqué comme tel, et juge plus important de se livrer à une défense étincelante de la modernité tout en ne peignant, joyeusement, que ce qu’il voit. Dans la vie musicale apparaît la question flamande : François-Joseph Fétis, directeur du Conservatoire de Bruxelles, met en garde les partisans d’une musique flamande contre la musique française : d’abord ce n’est pas de musique qu’il s’agit mais de paroles, ensuite ils ne seront joués nulle part ! Cependant qu’Henri Pirenne invente patiemment la nation belge, qu’il fonde sur l’histoire et non sur la race, développant un patriotisme de politique et de civilisation.

124En corollaire de cette question identitaire posée avec tant d’acuité, contraste entre ceux qui chantent l’art belge avec confiance, comme Francis Nautet, et ceux qui poussent l’autocritique jusqu’à la dérision et la haine de soi. Dans Les Béotiens, roman à clefs de 1885, Henri Nizet décrit méchamment Jeancoi, alias Camille Lemonnier, qui « plaçait sa prose surpayée, étirait le macaroni de ses articles », ou « Les Jeunes Académiciens [...] barnums audacieux d’une revue puérile, panier mal vanné où l’adolescence versifiante à la lune jetait ses gourmes ». Ensor, roi du pays de Narquoisie et styliste de grand talent et virulence, dresse l’acte de décès de l’art flamand, et tourne en dérision ses contemporains : « Nos grands peintres belges descendent de l’étranger, il faut bien le reconnaître ». A vrai dire, il n’épargne guère plus les Français, jugeant que les impressionnistes ne sont que des « brosseurs superficiels » et rejetant « les procédés secs et répugnants des pointillistes »,

125Par-delà la question nationale, les enjeux et les débats sont esthétiques : pour ou contre le réalisme, l’impressionnisme, l’art pour l’art ou l’art social, le théâtre naturaliste ou le wagnérisme. C’est au nom du symbolisme que le jeune peintre Delville combat le naturalisme et ne voit dans l’impressionnisme que « névrose de l’œil » et « peinture de cabanon », ou s’en prend au sculpteur Jef Lambeaux, « le Michel-Ange du ruisseau », qui réduit son art à l’animalité et produit une « sculpture de gorille ». La passion de l’Idéal n’est pas incompatible avec une virulence particulièrement énergique... Octave Maus, grand défenseur de l’Art Nouveau, pourfend le conformisme de la mode et des sujets convenus, et Max Waller, le charabia décadent au nom de l’exigence du style. Edmond Picard assigne à l’art une mission combattante et fait de l’écrivain un athlète : « pronostics de bookmaker », répond Max Waller qui ne voit là que fatras de juriste ignorant... Mêmes combats au théâtre. Maus trouve ridicule la Salammbô de Reyer : « Ce n’est pas Carthage, c’est Carthonnage ». Rendant compte de La Princesse Maleine, Verhaeren dénonce le conformisme du théâtre et de la critique dans sa langue inimitable : « Pour ces platitudes où est recuisiné pour la millième fois le fade potage du théâtre bourgeois, le journalisme, le noble journalisme, a laminé des articles aussi longs que des queues de comète. Les prairies des gazettes ont blanchi sous les bandes de cotonnade qui sont la prose de ces messieurs ». Et s’il s’avoue déconcerté par la pièce de Maeterlinck, il est touché par son étrangeté, sa sorcellerie, sa charge d’angoisse et de mort : deux des plus grands inventeurs de la littérature belge sont en train de se reconnaître. « Il faudrait peut-être écarter entièrement l’être vivant de la scène », se demande Maeterlinck qui rêve à remplacer les acteurs par des masques grecs ou des figures de cire.

126Pour la musique, c’est bien sûr autour de Wagner que les combats sont les plus ardents, d’autant que La Monnaie est la grande scène wagnérienne que Paris a refusée au compositeur. Octave Maus évoque lyriquement le pèlerinage de Bayreuth et le souvenir de Wagner, en même temps que les combats à coups de brocs de bière au café voisin du théâtre... Lucien Solvay écrit, à propos de L’Anneau des Niebelungen : « ... jamais Wagner ne pourra aller plus loin dans l’art d’assommer le public. Ceci dépasse la mesure et je comprends maintenant pourquoi le théâtre de Bayreuth a été construit à côté d’une maison de fous ».

127En même temps que ces textes de combat, l’on peut lire ici des manifestes fervents pour un catholicisme politique et moderne, ou pour le peuple et Part social : Jacques Gueux s’émerveille devant la Maison du Peuple, véritable Palais de la Lumière ; Jules Lekeu y voit l’Avenir. Van de Velde, lui, définit son œuvre comme un véritable apostolat. « L’art meurt d’une soif impure de renommée et d’argent », dit-il, noyé dans « l’eau glacée des réalités »– a-t-il lu Marx ? – alors qu’il faut, sous l’égide de William Morris, faire l’art pour tous au lieu de réserver des œuvres uniques aux riches. Pour le socialiste Jules Destrée, l’État doit servir l’art et non s’en servir ; il doit assurer la liberté artistique, encourager Part par des commandes, assurer ses missions d’enseignement, d’accroissement du patrimoine, de gestion des musées et des publics, et de conservation des sites et monuments. Programme incroyablement moderne, comme ce texte écologique sur l’aménagement et le fleurissement des remblais de chemin de fer qu’on commence seulement à mettre en œuvre aujourd’hui...

128Lecture vivifiante, donc, avec beaucoup de textes marqués par la jeunesse et la passion, loin du provincialisme académique dans lequel on enferme trop souvent la Belgique. Les textes essentiels sont là aussi : les pages célèbres de Taine sur la délicatesse des ciels qui fait les peintres coloristes, les manifestes des principales revues de la « renaissance » des années 1880, ou l’article d’Octave Mirbeau célébrant, dans Le Figaro, l’été 1890, l’apparition d’un nouveau Shakespeare en la personne de Maurice Maeterlinck. Ayant vérifié que les grands artistes écrivent les plus belles pages, on se laissera aller sans remords à une parodie de 1907, publiée dans La Gazette, qui clôt le volume : Pelle Jas et Mélie Cendre, « drame tiré par les cheveux », qu’on ne saurait assez recommander au lecteur.

129Nicole Savy- Musée d’Orsay

La Belgique fin de siècle. Romans, nouvelles, théâtre. Eekhoud, Lemonnier, Maeterlinck, Rodenbach, Van Lerberghe, Verhaeren. Édition établie et présentée par Paul Gorceix. Bruxelles, Complexe, coll. Bibliothèque Complexe, 1997, 1160 p.

130On doit aux éditions Complexe deux anthologies de la littérature belge « ifn de siècle » : lune, La Belgique artistique et littéraire (1848-1914), et l’autre, cette Belgique fin de siècle réunissant des œuvres connues (Bruges-la-Morte, Pelléas et Mélisande) mais aussi des textes à redécouvrir (Contes hors du temps, La Vie belge).

131L’introduction générale de Paul Gorceix – dont on connaît la qualité des travaux consacrés notamment à Maeterlinck et plus généralement au symbolisme belge – est d’une grande clarté, définissant les différentes tendances auxquelles s’est nourrie cette littérature « fin de siècle » : le lecteur aura, après ces quelques pages, un bagage concis et suffisant pour apprécier les textes qui composent ce volume. Chaque livre est précédé d’une rapide introduction fixant les conditions d’écriture et de publication, et de quelques « Références bibliographiques » ; de précieux « Témoignages et jugements » prolongent la lecture de chaque texte ; une rapide biographie des auteurs ainsi qu’une succincte bibliographie critique complètent l’apparat critique sobre et efficace de ce gros volume souple, maniable et très lisible.

132En « Ouverture », un extrait du Émile Verhaeren de son ami Stefan Zweig rend hommage au dynamisme de cette « Belgique moderne » : « L’art d’une belle race, si solide et si saine, ne peut manquer d’être lui-même plein de robustesse et de vitalité ». Et La Vie belge de Lemonnier qui lui fait immédiatement suite offre, par petites touches, un témoignage à la fois vivant et passionnant de ce qu’était la vie artistique en Belgique à la fin du XIXe siècle. Le lecteur sera ravi de lire dans ces souvenirs des anecdotes, des portraits et mille notations sur la terre et les gens. À côté des artistes belges, les représentants de « la France en exil » sont incarnés par Barbey qui semblait s’être fait « friser au petit fer chez le coiffeur des ombres », par Baudelaire, le dandy qui traite l’auteur de « Clampin » et se mire dans ses souliers, par Hugo, qui dînait À l’aigle parce qu’il « se sentait encore chez lui, c’est-à-dire sur une cime », sans oublier Poulet-Malassis, Hetzel, Proudhon et tant d’autres proscrits des arts ou de la politique pour lesquels la Belgique fut terre d’accueil. Car c’est non seulement un pays généreux, mais encore truculent que décrit Lemonnier, où la population aime « la gaudriole salée » et ne répugne pas « aux trivialités charnelles », sans pour autant se départir d’une certaine modestie dont fait preuve l’incomparable Charles De Coster auquel Lemonnier paie ici une dette émue. Les silhouettes des peintres tels Théodore Baron le « paysagiste puissant » et Eugène Verdyen à l’impressionnisme « subtil et inspiré », Rops, Max Waller, Albert Giraud, Alfred Stevens, Constantin Meunier et même Rodenbach au rire si franc et possesseur de « huit hauts-de-forme gris », Verhaeren et ses « quintes de rire » dont la « gaîté soufflait en tempête », Maeterlinck le « grand taiseux contemplatif » et « ce styliste affiné » qu’est Maubel, etc., hantent ces pages. Au-delà des anecdotes, Lemonnier pointe quelques caractéristiques de la vie littéraire belge, comme cette Direction des Lettres qui ressortit au Ministère de l’Agriculture, manquant donc d’argent pour les livres parce qu’il en fallait pour les porcs ! La Belgique, dépossédée par ailleurs de confiance en elle, « constamment mit la plus déroutante obstination à s’ignorer ». C’est, ironise amèrement Lemonnier, qu’en réalité « la vie littéraire n’existe pas en Belgique : on y fait des livres, en sachant qu’on ne sera pas lu ».

133Un mâle prouve le bien-fondé des dires de Lemonnier quant à la générosité humaine des artistes belges : roman naturaliste, ce puissant récit de la vie et mort du braconnier Cachaprès n’en est pas moins marqué par un réel lyrisme et un ton épique qui va au-delà des exigences zoliennes (sauf à considérer un roman comme La Faute de l’abbé Mouret).

134Beau roman donc dont l’humanisme est bien supérieur à la fresque sociale et politique retracée dans La Nouvelle Carthage de Georges Eekhoud. Car à côté des pages émouvantes sur les émigrants par exemple, ou féroces contre les nantis ou les politiciens véreux, on trouve dans ce roman une accumulation de lieux communs et manichéens sur la vertu du pauvre et les ravages du progrès, ou contre les Juifs que Eekhoud préfère appeler les « youtres » et dont les doigts sont bien évidemment « crochus et moites comme des ventouses » ! Les écrivains du XIXe siècle appartiennent à une tradition antisémite, certes, maïs ici la virulence n’est plus culturelle (au sens où un Balzac ridiculisait ses banquiers juifs, mais où il proposait par ailleurs des prostituées juives au grand cœur...), mais personnelle : Eekhoud, pourtant connu pour ses positions pacifistes pendant la première Guerre Mondiale, avait pris le parti du laid et revendiquait son « hermaphrodisme racique »,

135Le second volet de cette anthologie est tourné vers le symbolisme et s’ouvre par le théâtre de Maeterlinck dont on ne retient trop souvent que l’admirable Pelléas et Mélisande (qui figure ici) ou L’Oiseau bleu. L’Intruse et Les Aveugles, deux volets d’une « petite trilogie de la mort » à laquelle manque ici Les Sept Princesses, sont deux petits bijoux du théâtre symboliste ou plutôt d’une poésie symboliste dramatisée dans laquelle les silences et les répétitions instaurent un climat « d’inquiétante étrangeté » particulier qui serait comme l’expression de notre intériorité et de notre obscure conscience des choses : le fait que, dans les deux pièces, la cécité soit au centre du propos y entre pour une part non négligeable. Cet art de la suggestion, de l’oppression jamais dite mais lentement, sourdement instillée, fonde le charme puissant de Pelléas, lui aussi illustrant le « dialogue inutile » qui, chez Maeterlinck, dit l’ineffable. Si l’on retrouve dans le recueil d’articles philosophico-spirituels qu’est Le Trésor des humbles cette quête de l’ineffable, le ton en est moins désespéré que dans le théâtre, plus didactique aussi parfois. Il est bon de relire ces pages sur le silence (« la parole est du temps, le silence de l’éternité *) dont la qualité seule révèle « la qualité de votre amour et de vos âmes » ; les pages aussi sur Ruysbroeck, Emerson, Novalis et cette aspiration à redéfinir ce qu’est l’amour pour transcender le « tragique quotidien », retrouver la « bonté invisible », reconnaissant en les femmes « les sœurs voilées de toutes les grandes choses qu’on ne voit pas » parce qu’elles ont « conservé jusqu’ici le sens mystique sur notre terre » (soit...).

136L’« étude passionnelle » que constitue aux dires mêmes de son auteur Rodenbach le célèbre Bruges-la-Morte évoque un type de femme parente des amoureuses idéalisées de Maeterlinck. Ce roman poétique établit une série de rapprochements (le héros est possédé du « démon de l’analogie », du « sens de la ressemblance ») entre la femme morte, véritable sainte auquel son veuf voue un culte éperdu, la femme vivante qui ne pourra jamais, même au prix de grimages et de volonté d’illusion, égaler la première, et la ville. Cette dernière accède dans la conscience de Hugues Viane au statut de « personnage essentiel », « presque humaine » puisque « toute cité est un état d’âme ».

137La poésie des villes n’est pas étrangère non plus à Verhaeren dont on connaît bien mieux des recueils comme Les Villes tentaculaires et Les Campagnes hallucinées que ces admirables poèmes en prose que sont les Impressions dont nous trouvons ici un choix tout à fait représentatif. Là encore intervient l’analogie, puisque l’observation du réel (principalement des paysages dans divers pays européens, et notamment l’Espagne, croquée avec alacrité) éveille aussitôt dans l’àme du poète en proie au doute, voire au désespoir, une floraison d’images denses que rythment souvent des anaphores mélancoliques ou terrifiantes : « Ce soir, seul avec moi-même, je descends aux caveaux de mon cœur », « Éprouvez-vous la peur des tours, des tours énormes, de mille ans ? », « Les moins mélancoliques, ce sont eux, les petits cimetières badois en Forêt-Noire ». Comme d’autres poètes qui ont senti passer sur eux « l’aile de l’imbécillité » Verhaeren s’interroge sur la vanité et la douleur de la création : « Et quelle fleur de rime, quel intangible aile de rythme, croissant ou volant autour de son travail, ne retombe aussitôt ? » La « Chanson de fou » qui revenait, litanique et variée dans Les Campagnes hallucinées, devient dans Impressions celle d’un errant de la vie en proie à une « tristesse immémoriale et plombante ».

138L’anthologie s’achève sur une note plus enjouée avec trois des onze Contes hors du Temps de Van Lerberghe dont La Chanson d’Ève surtout reste dans les mémoires (le rôle des mélodies de Fauré y est sans doute pour beaucoup...). Les aventures du Prince de Cynthie et de son serviteur Saturne sont l’occasion pour l’auteur de faire la preuve de son alerte plume, dont la fantaisie et la délicatesse poétique ne le cèdent en rien à l’humour : la « sélection naturelle » par laquelle le Prince, en quête des mots qui combleraient son âme, se débarrasse de ceux qui, trop encombrants, trop bruyants ou prétentieux, surchargent dangereusement sa barque, finit par jeter Dieu lui-même, mot « très lourd » et moins précieux au fond que « l’Amour, le Bonheur, l’Espérance même ». Van Lerberghe, c’est le Rabelais des « paroles gelées » au pays des fées et des sirènes (puisque c’est là que se retrouvent nos héros dans le conte « Du Pays du Sommeil au Pays du Réveil »).

139Plus qu’à la stricte chronologie des œuvres, achever cette anthologie sur cette note poétique doit à la volonté de maintenir le lecteur sous le charme de cette Belgique sensible et vigoureuse dont la fin de siècle fut plutôt un élan formidable vers la modernité, jeune nation dont les artistes ont fondé un avenir qui est encore, peu ou prou, le nôtre.

140Anne-Élisabeth Halpern

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Pour citer cet article

Référence papier

« Généralités »Textyles, 14 | 1997, 218-249.

Référence électronique

« Généralités »Textyles [En ligne], 14 | 1997, mis en ligne le 12 octobre 2012, consulté le 09 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/2181 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/textyles.2181

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