Une littérature qui semble aller de soi
Texte intégral
1À l’aube des années 1980, l’existence de notre littérature ne paraissait aller de soi pour personne. C’était entendu. C’était même sa singularité d’échapper à toute définition de type « national », de déjouer la référence explicative au modèle français dont elle partage tout au plus la langue, et encore. C’est dans ces termes, en parlant de « creux » et d’« absence », que Marc Quaghebeur, en tête d’un Alphabet resté célèbre, entendait interroger la spécificité de « nos lettres ». Et force est de constater que ces concepts ont permis de comprendre ce qu’était jusqu’alors, historiquement, socialement et culturellement, notre rapport à la littérature française ou francophone de Belgique, c’est selon. Non seulement de comprendre les dehors de l’institution littéraire belge, caractérisée, comme l’on sait, par son faible pouvoir fédérateur, mais aussi de lire les œuvres en ce que, d’une manière ou d’une autre, elles disaient cet état de chose. Mais surtout, d’avoir regardé la littérature d’ici sous le signe de l’absence et du creux a eu pour effet de mobiliser bon nombre d’acteurs autour de la problématique littéraire belge. Comme si, en fin de compte, il avait été nécessaire de désigner un manque pour que vienne le remplir une conscience moins malheureuse de l’identité. Il fallait que ce « creux »-là fût dit et redit pour qu’enfin nos complexes – qui ne furent pas seulement d’infériorité – se libèrent et s’émancipent.
2À regarder la récente histoire de cette littérature, c’est ce qui semble bel et bien s’être joué, À moins que nous ne soyons encore trop aveuglés par le seul champ de la littérature lequel n’explique pas tout. C’est que, parallèlement à ce qu’il convient d’appeler une prise de conscience, d’autres mutations, politiques et institutionnelles celles-là, se faisaient jour. 1980, c’est aussi le début d’une Belgique nouvelle, a-t-on dit, qui mettra une bonne quinzaine d’années à définir son statut, à encaisser la vérité de sa construction historique en sorte de générer des structures de pouvoir supposées en accord avec les sensibilités et aspirations des régions et des communautés. Ceci pour rappeler que la phase émancipatrice qu’a connue notre littérature durant les années 1980 doit aussi beaucoup à la mise en place d’un état fédéral, dans la mesure où l’espace francophone s’est vu doté d’une territorialité au sein de laquelle a pu se reconnaître et s’épanouir un large sentiment identitaire. La littérature de chez nous aurait ainsi, en quelque sorte, trouvé ses marques. Enfin, devrait-on ajouter : tout s’est passé comme si s’était peu à peu étiolée la vieille confusion unitaire qui empêchait naguère de définir une véritable appartenance et nous maintenait dans une position de repli.
3Quelque chose de fondamental aurait donc changé en quinze ans dans la littérature belge de langue française – on nous permettra de jouer avec des expressions aujourd’hui volontiers interchangeables et synonymiques, alors qu’elles inscrivaient naguère fermement les enjeux de tout un débat (littérature belge d’expression française, littérature belge francophone, littérature française de Belgique, ...). Ce quelque chose de fondamental, il est trop tôt encore pour le désigner clairement. On peut seulement l’indiquer, avec quelque réserve et sans triomphalisme, en faisant droit, sans le dénaturer, à ce sentiment qui se divulgue, souvent encore de manière feutrée, et qui est comme la reconnaissance d’un mieux-être quant à notre propre culture. Comme si celle-ci, somme toute, faisait moins question – ce qui ne signifie pas qu’elle ne reste pas, et tant mieux, drôlement problématique.
4Dans ses treizième et quatorzième livraisons – abondance de matière oblige – , Textyles, qui est comme chacun sait une émanation de la prise de conscience dont il est question ci-dessus, se devait de faire le point sur ce qui a changé. Sur ce qui change constamment, au fil de l’actualité, au point qu’il devient difficile quelquefois de rendre compte de la vitaluté qui caractérise la production littéraire. Le présent numéro répond donc à ce double vœu, au fond très modeste, de faire état – on dirait tout autant de prendre le pouls – de ce qu’est notre littérature depuis 1980 et de ce qu’est le discours qui l’entoure.
5Prendre le pouls plutôt que faire une synthèse ou dresser un bilan. Peut-être parce que nous avons largué la question, certes cruciale mais aussi volontiers masochiste, de l’identité, nous sommes en plein régime de croisière, bien au-delà de la phase promotionnelle nécessaire au début des années 80. Des signes très visibles de cette mutation sont légion, tant au sein même des institutions que dans la productivité de notre littérature. Les budgets que le Ministère de la culture accorde aux acteurs de la vie littéraire (écrivains, éditeurs, chercheurs) sont en (légère) hausse ; des efforts sont consentis en vue de mieux faire connaître le patrimoine d’hier et d’aujourd’hui, ici et à l’étranger ; l’enseignement secondaire et universitaire ne rougit plus d’inscrire des auteurs de Wallonie et de Bruxelles dans ses programmes. Bref, il suffit de lire les pages du Carnet et les instants pour se rendre compte qu’une réelle volonté politique anime efficacement quelques-uns des responsables de la culture. Il suffit de consulter les mêmes pages pour s’apercevoir que la littérature d’aujourd’hui est d’une grande vitalité : les revues se multiplient, parfois dans un confinement paradoxal, les pôles d’animation littéraire se décentralisent timidement, avec des efforts louables pour ceux qui les dirigent contre vents et marées, des éditeurs parient sur du belge et en font même parfois leur atout majeur. Il n’est pas question ici ni dans les pages qui suivent de dire que tout va bien, mais simplement d’acter ces changements, impensables encore il y a vingt ans.
6Si tout ne va pas si mal, c’est peut-être aussi que la littérature des années 80 – et pas seulement chez nous bien sûr – s’est dégagée du poids qui durant plus d’un siècle de modernisme a pesé sur son mode de production et son statut. Derrière nous les avant-gardes et les luttes qui n’étaient pas qu’esthétiques mais tout au contraire portées par toute une vision du monde dont la Littérature n’était qu’une forme d’expression. S’il est une tendance que l’on peut repérer dans la production de ces dernières années, c’est probablement cette façon d’écrire comme si rien n’avait existé auparavant, à rebours des expérimentations qui ont jalonné le siècle – ce qui est une manière de dire que beaucoup d’écrivains ont incorporé l’histoire dans sa logique avant-gardiste. Qu’importe que l’on désigne ce fait du nom de postmodernité : il convient plutôt de prendre acte du fait qu’une littérature extrêmement babélisée dans son écriture se développe selon une logique à la fois éclatée et très homogène. Éclatée parce que chacun y va de sa parole sans trop se soucier de littérature. Homogène parce que, en dépit de ce qui oppose au fond chaque écrivain dans sa solitude, tous, à l’exception de quelques irréductibles, redisent un grand texte qui est tout à la fois l’expression, le plus souvent raréfiée, d’une perdition et d’un bonheur, d’un vide qui ne sait trop que faire de ce qui le remplit. Deux textes semblent emblématiquement dire ceci, qui déjà acquièrent une portée fédératrice comparable. Il s’agit de La Salle de bain de Jean-Philippe Toussaint (Paris, Minuit, 1985) et du Jour du chien de Caroline Lamarche (Paris, Minuit, 1996). Ces deux romans indiquent à leur façon ce qui a changé en une quinzaine d’années dans la littérature de Belgique. Ils le disent moins en tant que métaphores mais à un plan que l’on qualifiera de gestuel : ces deux livres-là, comme en témoigne le succès qui les aura entourés, ont une portée fédératrice en ceci qu’ils montrent un état de notre littérature – en termes bourdieusiens on dirait que ces deux romans, plus que tout autre, ce qui ne les dote pas d’une plus grande valeur, sont typiquement le produit de l’espace des possibles dont ils sont la révélation. Autant La Salle de bain – dont on a pu dire que toute une génération pouvait se reconnaître en elle – hypostasie, dans la foulée des dernières avant-gardes, une perte de sens, autant Le Jour du chien énonce de possibles, même si peu probables, dérisoires ou non souhaitables réseaux de signification. On dira un jour ce que ces deux textes doivent tout particulièrement aux dernières années du siècle.
7Si ces deux auteurs sont cités ici, ce n’est pas par précellence ou goût du classement. C’est tout simplement pour indiquer, en guise d’échantillon, comment il est possible de faire état des lettres du jour. C’est de cette manière que s’y prennent quelques collaborateurs qui ont cherché à tracer des lignes de force – on parlerait difficilement de courants, moins encore de mouvements.
8Le présent numéro se compose de deux types de contributions Les premières sont transversales ; elles visent à montrer que la fructueuse disparate de la littérature d’aujourd’hui trouve quelquefois à se polariser. Ainsi de la littérature féminine qui assurément s’est diversement épanouie au cours des années 80 et 90 en dépassant les luttes identitaires auxquelles elle restait naguère souvent attachée. Personne ne niera que le dynamisme de nos lettres, on le doit prioritairement aux écrivaines. Ainsi, et quelquefois au croisement de la production féminine, du roman policier, série noire ou autre, qui marque d’un ton nouveau le genre en interrogeant son désormais incertain statut paralittéraire par une radicale remise en cause de sa mécanique. Cette hybridation des genres serait-elle peut-être un effet de ce qu’il est convenu d’appeler la postmodernité ? Celle-ci sera bien évidemment interrogée, au-delà de l’étiquetage commode qu’elle occasionne, dans son pouvoir d’essaimer là où on ne la soupçonnait pas, transcendant les traditionnelles classes de textes, déplaçant les accents de la légitimité littéraire liée aux genres (dans tous les sens du terme). Autre résurgence symptomale : la littérature post-coloniale, qui nous met en face de la réalité africaine après un long et pesant silence, au moment où d’anciennes colonies – la nôtre au premier plan – sont abandonnées à leur triste sort. Dans une même perspective panoramique, on n’a pas oublié le théâtre, qui sera évoqué dans ce qu’il a apporté de plus neuf, notamment au niveau de la dramaturgie, de la mise en scène, mais aussi de l’écriture. À côté de ces parcours transversaux, certains auteurs, parfois une œuvre unique jugée marquante, seront étudiés, texte à l’appui. On découvrira ainsi ce que chacun doit ou ne doit pas à l’air du temps.
9Occasion de dire que les auteurs analysés et commentés ne sont ni plus ni moins importants que d’autres qui ne le sont pas en ces pages. Il y en a de jeunes et de moins jeunes ; les uns comme les autres ont eu une présence particulière au cours des années 80, soit que ces années aient été celles de leur confirmation, soit qu’elles aient été le moment de leur émergence, soit encore que certains écrivains, professionnalisation oblige, donnent d’eux-mêmes une image plus médiatisée que par le passé, À aucun moment nous ne nous sommes donné la consigne de parler à tout prix de tel ou tel pour telle ou telle raison ; nous avons sollicité des collaborateurs, ils ont proposé ce qu’ils avaient à dite – ce qui explique aussi la diversité de ton et d’allure des articles. Il y a donc forcément des absences, grandes ou petites ; elles n’ont pas nécessairement tort.
10L’étude des écrivains actuels nécessitait deux autres entreprises. Tout d’abord, que les auteurs soient présentés, très simplement, en mentionnant d’où ils viennent, qui ils sont, ce qu’ils ont fait et écrit : de là l’idée d’actualiser l’« Alphabet des Lettres belges de langue française », mais en ne retenant que trente-six noms, l’arbitraire ayant quelquefois ses vertus. On lira cet ensemble de notices bio-bibliographiques dans Lettres du jour (II). Ensuite, il fallait que cette matière vive soit mise en perpective, ne serait-ce que sous la forme d’un questionnement ou de propositions : de là l’interview de Marc Quaghebeur qui sait de près comment les choses se passent ; de là aussi, l’interrogation historiographique de Damien Grawez.
11Afin de donner un maximum de cohérence à la vision que nous voudrions donner de la littérature qui est en train de s’écrire, nous avons conçu ces livraisons de Textyles selon un cheminement construit qui, n’empêchant pas les traverses, a pour objectif le repérage – en espérant que ce qu’il y a toujours d’atypique dans la littérature ne soit pas écrasé. Ainsi, on commencera par l’étude d’une série d’œuvres et une réflexion sur ce qui s’est joué au cours de seize années, au plan institutionnel comme au plan historiographique. Ensuite les trente-six auteurs se feront connaître. Puis quelques œuvres de certains d’entre eux et d’autres passeront également au crible de l’analyse critique. Ce qui nous permettra de les confronter avec les grandes orientations qui semblent s’être dessinées au cours de cette fin de siècle. Quatre parties donc, en bonne méthode, de l’approche interne à l’histoire littéraire, de la documentation aux essais de synthèse sur la littérature féminine, post-coloniale ou policière. Qui seront par ailleurs prolongées dans une prochaine livraison de la revue, consacrée à l’institution littéraire belge.
12Bref : ni synthèse, ni panorama, ni bilan, ces numéros de Textyles se voudraient un recueil d’études dont l’unité est directement proportionnelle à la diversité de l’actualité des lettres du jour. Chacun y fera son marché.
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Pour citer cet article
Référence papier
Paul Aron et Jean-Pierre Bertrand, « Une littérature qui semble aller de soi », Textyles, 13 | 1996, 7-11.
Référence électronique
Paul Aron et Jean-Pierre Bertrand, « Une littérature qui semble aller de soi », Textyles [En ligne], 13 | 1996, mis en ligne le 04 avril 2013, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/2117 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/textyles.2117
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