« Un mot » de Verhaeren. Une introduction aux Poèmes en prose (1887-1895)
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1Avant d’entreprendre une lecture des poèmes en prose d’Émile Verhaeren, je voudrais faire quelques remarques qui aideront à comprendre la place et les enjeux de cette forme poétique particulière à laquelle ont sacrifié la plupart des poètes modernes en France et en Belgique depuis que Baudelaire en a affirmé la toute-puissance libératoire.
2Verhaeren n’est pas pionnier en la matière. Il s’inscrit dans une lignée qui commence en France au milieu du xixe siècle avec Gaspard de la nuit (écrit en 1827, publié en 1842) d’Aloysius Bertrand, se prolonge avec Le Centaure et La Bacchante de Maurice de Guérin (1861) et surtout avec la publication, en 1869, des cinquante petits poèmes en prose du Spleen de Paris de Baudelaire dont la dédicace à Arsène Houssaye fournit un des premiers textes théoriques sur la question. À la fin du siècle, dans les milieux proches du symbolisme, chacun reconnaît dans cette forme poétique le parangon de l’écriture moderne.
- 1 La Vieillesse d’Alexandre. Paris, Maspero, 1978, p. 135.
3Le statut du poème en prose est double dans l’histoire des lettres françaises : d’une part, il cristallise une conscience émancipatrice du verbe poétique, ainsi débarrassé d’un carcan formel (prosodique et métrique) de plus en plus contraignant ; de l’autre, ses enjeux esthétiques ont souvent été minimisés par effet de champ : son anomie générique et surtout le principe contestataire sur lequel il se fonde l’ont marginalisé. Quelles lettres de noblesse réserver à cette poésie sans vers ? Voilà la question qui a relégué le genre à un statut purement expérimental. Terrain de jeux selon les uns, laboratoire selon les autres, le poème en prose a été le heu de recherches originales que le xixe siècle était loin de pouvoir intégrer dans sa logique des genres. Ne perdons pas de vue qu’il est, avec le roman policier, le seul genre qu’ait inventé la littérature moderne. Du côté de la réception, même effet : à défaut de reconnaître la spécificité du poème en prose, on l’a confondu avec ce qui chez un J.-J. Rousseau ou un Chateaubriand par exemple pouvait s’assimiler, sans risque de briser les frontières génériques, à de la « prose poétique ». C’est qu’on ne touche pas impunément au vers. Dans le livre qu’il a consacré à La Vieillesse d’Alexandre, Jacques Roubaud a rappelé « les deux possibles » du non-vers : « – ou bien désigner poésie ce qui ailleurs serait prose : c’est prose en poésie ; – ou bien, au contraire, brouiller les frontières du vers pour faire poésie en prose »1.
4C’est dire que ce non-genre par excellence apparaît dans l’histoire de la poésie moderne comme un idéal d’écriture qui tire sa spécificité de son incapacité de dépasser totalement la logique des genres qu’il conteste. En tout cas, dans la seconde moitié du xixe siècle, c’est à ce statut oppositionnel et marginal qu’il est réduit, au même titre d’ailleurs que d’autres projets, dont le vers-librisme, qui ont pour visée de redonner à la poésie une légitimité que la prose (romanesque tout particulièrement) lui a disputée de plus en plus chèrement. Au xxe siècle, les combats sont tous différents : Reverdy, les surréalistes (avec l’écriture automatique), Francis Ponge, Denis Roche, pour ne poser que quelques jalons, ont définitivement aboli les distinctions entre vers et prose. De sorte que le poème en prose, en tant que genre autonome, a cessé peu à peu de faire question. Aujourd’hui, il n’a même plus guère de sens : la notion de Texte, depuis les années 1960, revendiquée par beaucoup de poètes contemporains, a absorbé les clivages et a ainsi rendu le phénomène caduc, voire puéril. C’est que la poésie est ailleurs, nulle part et partout – pour schématiser outrancièrement quelques partis pris avant-gardistes. Les questions de forme ne se posent plus dans les mêmes termes dans les débats volontiers idéalistes sur l’« essence » de la démarche poétique.
5Le poème en prose, pour le dire autrement, est un produit littéraire extrêmement marqué, en gros de la seconde moitié du xixe siècle : il est la résultante des forces qui ont structuré le champ littéraire moderne dans son procès d’autonomisation dont il représente emblématiquement, en quelque sorte, la clôture autotélique. À cet égard, il n’est certainement pas indifférent que ce soit les écrivains les plus en rupture avec les institutions qui se soient montrés les plus prompts à valoriser le poème en prose : Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud, Mallarmé. Chez eux, le poème en prose est l’emblème le plus réussi d’un genre nouveau, autonome, fonctionnant sur son absence de règles, en tout cas cassant les codes qui permettent de rapporter ces productions soit à de la poésie (en vers), soit à de la prose (narrative). Un genre « sans queue ni tête. Tout queue et tête », pour reprendre l’expression de Baudelaire, qui aurait la faculté subversive de décloisonner les classes de textes et d’introduire l’hybride dans des formes canoniquement bien étanches. Huysmans, dans À rebours, et, dans la foulée, bon nombre de romanciers de la décadence, ont célébré cela de la manière la plus nette :
- 2 À rebours [1884]. Éd. M. Fumaroli. Paris, Gallimard, coll. Folio, pp. 330-331.
De toutes les formes de la littérature, celle du poème en prose était la forme préférée de des Esseintes. Maniée par un alchimiste de génie, elle devait, suivant lui, renfermer dans son petit volume, à l’état d’of meat, la puissance du roman dont elle supprimait les longueurs analytiques et les superfétations descriptives [...]
En un mot, le poème en prose représentait, pour des Esseintes, te suc concret, l’osmazôme de la littérature, l’huile essentielle de l’art2.
- 3 Voir à ce propos l’ouvrage classique de Suzanne Bernard, Le Poème en prose de Baudelaire à nos jour (...)
6Si le poème en prose doit se définir avant tout par son inscription historique, cela ne suffit pas à rendre compte de son « suc cohobé ». Les théoriciens, et pour cause, ont beaucoup de mal à identifier ses constantes poétiques3. En l’absence de toute règle, si ce n’est celle de la non-versification, on est obligé de s’en remettre à une typologie grossière des traits les plus évidents. Reprenons-les rapidement, en montrant déjà comment la prose verhaerenienne s’inscrit, parfois en faux, dans ces catégories.
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Le poème en prose se caractérise souvent, mais pas toujours, par son absence de narrativité ; même s’il est tout entier fait de descriptions, de tableaux, de situation ; même s’il met en scène un ou plusieurs personnages, il se refuse à engager une intrigue. Ce premier critère est en fait peu fiable car très souvent une narrativité en creux, amputée certes, existe ; on le verra dans « Un mot » de Verhaeren.
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L’essentiel n’est sans doute pas dans la présence-absence de narration : ce qui est raconté ne vaut jamais en tant que tel, mais fait sens par son pouvoir évocateur, par sa force symbolique. En quoi la prose rejoint ici le vers : ce qui s’énonce se donne pour allégorique.
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Fragmentaire, souvent court, le poème en prose se nourrit de moments, d’événements, de portraits, d’anecdotes, de réflexions qui souvent dévoient leur visée référentielle au profit d’un ancrage métatextuel, voire autoréflexif plus ou moins marqué. L’allégorie se rapporte à un savoir et un savoir-faire poétiques, en même temps qu’à un idéal d’écriture.
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- 4 « La poésie sans le vers », dans La notion de littérature. Paris, Seuil, coll. Points, 1987, pp 65- (...)
Depuis Baudelaire, le poème en prose se présente comme la forme la plus adaptée à un thème : la vie moderne. Son propos serait de débusquer la poésie des villes, avec ses passants, ses foules, etc., et de faire réfléchir l’acte poétique au contact de ces incidents thématiques. C’est en effet une constante, mais elle n’exclut pas d’autres thèmes qui n’ont rien à voir avec la ville et trouve aussi à s’actualiser dans le vers. Pensons à Rimbaud qui écrit simultanément « Villes » et « Aubes ». Ce qui est neuf avec le poème en prose, c’est la vision du monde typiquement moderne qui se construit en dehors des codes poétiques convenus, en puisant du côté des autres formes de discours (un Laforgue, par exemple, écrira une « Grande Complainte de la ville de Paris », sous-titrée « Prose blanche », au moyen d’un collage parodique d’énoncés publicitaires, journalistiques et financiers). Cette vision moderne, post-baudelairienne, comme l’a montré Todorov4, s’appuie sur trois figures thématico-rhétoriques récurrentes, du moins dans les Petits poèmes en prose : l’invraisemblance, l’ambivalence et l’antidièse. Trois valeurs que Rimbaud et Lautréamont radicaliseront en coupant le poème en prose de tout effet de représentation.
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Enfin, faculté souvent mise à l’honneur par les poètes eux-mêmes : le poème en prose, en raison de sa presque absence de contraintes, se présente comme la forme la mieux à même de faire droit à une oralité immédiate, voire de révéler l’inconscient dans et par le langage. L’écriture automatique des Champs magnétiques a montré toute la force poétique d’une prose non-dirigée, ce qui n’induit aucunement que celle-ci soit l’expression directe et brute de l’inconscient, comme on a pu le faire mythiquement croire.
Les poèmes en prose de Verhaeren
7En fait, la quarantaine de poèmes en prose que Verhaeren publie en revues entre 1887 et 1895 participent étroitement du lyrisme moderne que Baudelaire entendait injecter dans le genre. On y retrouvera donc les critères provisoirement dégagés ci-dessus selon un dosage et des écarts plus ou moins appuyés.
- 5 C’est dans ce volume que se trouvent réunis l’ensemble des poèmes en prose (Paris, Mercure de Franc (...)
8Les textes réunis dans la « Première série* des Impressions5 évoquent un ensemble de thèmes variés qui présentent cependant plusieurs lignes d’unité. La maladie, la misère, la déchéance, l’agonie, la folie traversent ces textes comme autant de tropismes obsessionnels qui affectent les lieux et les personnages tout ensemble, de la ville à la chambre, de « la cabine » à « l’aquarium ». Ces espaces, lieux quelquefois vastes mais toujours clos, sont perçus par un même regard très sombre, celui du je qui n’a de cesse de voir en toute chose ce que Verhaeren, à la suite de Schopenhauer, appelle « la douleur du monde », « je souffre d’une douleur de monde », lit-on dans « Mes Mortes » (p-96) : cette souffrance est littéralement nosographiée par le sujet des Poèmes en prose ; il en fait son propre mode de connaissance et d’existence, adoptant une posture qui oscille entre la compassion et le détachement quasi clinique. On notera que cette vision de l’être participe étroitement de l’épistémologie crépusculaire qui a affecté la plupart des discours de la fin du siècle dernier et pas seulement en littérature ou en poésie.
9Avec Verhaeren, on assiste à un renversement du rapport romantique entre paysage et Je lyrique : alors que la vieille poésie exaltait une sorte de communion entre le dedans et le dehors, entre l’âme et la nature, Verhaeren procède à un éclatement très violent de l’espace et du moi qui cessent d’entrer en correspondance. S’il reste une quelconque harmonie, c’est dans le reflet du néant que le paysage renvoie au sujet. Le poème intitulé justement « Tout seul », qui ne manque pas d’accents butréamontiens, avec son obsédante figuration du supplice et de la torture psychique et physique, indique bien le divorce quasi schizophrène du sujet dans le monde :
Nœuds tordus comme un supplice, flèches dardées comme des peines, croix larges comme des souffrances, tenailles titanisées comme des angoisses, clous parmi le sang, épines dans le crâne ; oh ! la passion totale à travers mon désir de crier, de pleurer, de mordre et de mourir, avec de la rage, de l’amour, de la bonté, de la terreur et du pardon ; la passion totale, en ma chair et mon âme, et surtout ni Dieu, ni ciel, ni rien – rien ! si ce n’est qu’une plaine vide, avec ses mares mirantes pour refléter et la épines et les clous et les tenailles et les croix et les flèches et moi-même, tout seul, infiniment, là-bas ! (p. 75).
10Ces motifs qu’il conviendrait de comparer à leurs variantes versifiées – on regardera, par exemple, en vis-à-vis « Les Villes » des Flambeaux noirs et celles des poèmes en prose – ne suffisent pas encore à dégager la spécificité des proses de Verhaeren. C’est que cette forme est pour lui l’occasion d’autre chose, de plus fondamental : le lieu d’un questionnement de la langue, du langage, pas seulement des mots et des phrases, mais de l’écriture en tant que geste et action sur le monde.
- 6 Cité par Ch, Berg dans sa « Lecture » des Villages illusoires, op.cit., p. 183.
11C’est comme espace de liberté créatrice que le poète conçoit son travail sur la prose, en prolongement des recherches amorcées dans les poèmes de ce qu’il est convenu d’appeler la « trilogie noire » : Les Soirs (1888), Les Débâcles (1888) et Les Flambeaux noirs (1891), trilogie où l’on retrouve les audaces d’écritures les plus inventives. Le poème en prose, écrit Verhaeren en réponse à l’enquête de Marinetti, confère à l’idée poétique « le droit de se créer une forme en se développant, comme le fleuve crée son propre lit »6. Le propos n’a rien de très neuf, ni la métaphore du reste, mais il accrédite l’idée que le poème en prose constitue l’aboutissement logique d’un travail d’émancipation sur le vers régulier que poursuit Verhaeren – rappelons qu’il a fait ses premières armes sous les drapeaux parnassiens avec Les Flamandes (1883) et Les Moines (1886).
12Il en résulte une prose qui présente trois caractéristiques combinées : elle tient, tout d’abord, d’un traitement singulier de la langue ; ensuite, d’une conception post-baudelairienne du rapport entre poésie et réalité – ce que j’ai déjà évoqué – ; enfin, d’un ton tout à fait particulier.
La langue
13Comme le montre déjà un texte comme « Tout seul », cité en extrait ci-dessus, la langue des poèmes en prose tend vers une double forme contrastée et quelquefois mêlée au sein d’un même texte. Ou bien elle est rapide, hachée, disloquée, énumérative, faite de cris et d’exclamations. Ou bien, au contraire, elle se déploie avec ampleur, reprenant en variantes des énoncés déjà performés, des structures phrastiques ou des formes lexicales. Le lexique épouse le même contraste entre des formes extrêmement courantes – les mots des pauvres gens – , et des termes rares ou des néologismes : « myriadaire », « ces lointains d’inexorablement », « les sortis de l’océan », etc.
14Dans un cas comme dans l’autre, cette langue use fréquemment de deux figures-clés, l’épanorthose, – – c’est-à-dire un procédé d’auto-correction, de reformulation : on revient sur ce qu’on dit pour adoucir, renforcer ou corriger les traits – et l’antépiphore – à savoir la répétition d’une formule (ou d’un vers) au début et à la fin d’une période. Ces deux procédés sont clairement mis en œuvre dans l’extrait ci-dessus. Ils ont pour effet de transformer le texte en un tissu très fermé, à l’intérieur duquel se mettent en place des connexions et un réseau de sens aux parcours multiples Toujours à l’étroit dans l’enveloppe phrastique, toujours en-deçà d’une intention qui h déborde, la langue de Verhaeren trouve dans ces procédures le moyen de démultiplier, en le faisant circuler, le sens du texte et d’illimiter l’expression d’un imaginaire. Mais ce qui caractérise sans doute le plus cette langue aux tempos très rythmés, c’est l’étroite correspondance qu’elle établit entre la forme et le sens : à la souffrance physique, à la torture mentale, à la déchéance du corps font écho un phrasé et un style déchirés, disloqués, démembrés dans cela même qu’ils entendent contenir et recoudre.
Poésie et réel
15Dans sa « Confession de poète », parue en 1890, Verhaeren définit en ces termes sa relation au réel :
- 7 Cité par M. MICHEL dans Émile Verhaeren. Bruxelles, Labor, coll Un livre – une œuvre, 1986, p. 19.
Contrairement à ceux qui se réfugient dans le rêve et s’y bâtissent des maisons d’or et de nuées, je n’ai jamais cessé de regarder la vie réelle et de me laisser tenter par elle. Elle m’intéresse comme un ennemi fort et subtil : je la hais avec toute ma haine, mais je considère comme une espèce de lâcheté et comme une désertion d’aller loin d’elle se bâtir un palais imaginaire, qu’on sait faux, et qui, par conséquent, ne porte aucun remède d ta morosité de l’existence7.
- 8 Sous le titre « Le peintre de la vie moderne ». Cf Ch. Baudelaire, Écrits esthétiques. Paris, U.G.E (...)
16Mis à part leur foi progressiste sous-jacente et leur sérieux très moral, ces propos auraient pu être de Baudelaire, trente ans plus tôt, lorsqu’il définissait le statut, le rôle et la place de l’artiste moderne à la fois comme homme du monde, homme des foules et enfant, dans son étude bien connue sur Constantin Guys8. Verhaeren, lui aussi, abandonne le vieux modèle romantique du poète-prophète éthéré, au-dessus de la masse : c’est plongé dans le siècle, à l’écoute de ce qui s’y passe, en lutte avec ses propres haines qu’il envisage le véritable artiste.
17Le Moi mis en scène dans ses poèmes en prose relève de cette posture-là : la plupart du temps, on le découvre en situation, en train d’observer le monde et de se mêler par la pensée à toutes les pensées qui s’agitent autour de lui, pour paraphraser Baudelaire. C’est particulièrement visible dans des textes comme « Maison de fous » où sont croqués des aliénés mentaux, « Strophe en prose II » où est décrite une malade, à Biarritz, « Un soir » qui évoque un enfant aveugle chantant une complainte ou encore « Coïncidence » qui met en parallèle des événements de nature très différente, mais aux résonances tristes si proches (« un air disloqué d’accordéon », « une vieille image », des êtres chers disparus, la mer, etc.)
18Il s’agit donc de regarder le réel, de l’affronter sans détour dans un corps à corps qui n’évite pas le deuil et la tristesse des choses. Il s’agit même de le scruter, de l’examiner comme un malade pour mieux détecter les blessures de l’âme. Mais le regard de Verhaeren ne se contente pas d’enregistrer : il construit le réel, le métamorphose, le compose et le décompose d’un seul et même geste d’écriture, le défigure au rythme d’un moi éclaté. La finale de « La Cabine » est très explicite à ce sujet :
[...] j’ai mis mon corps en une case myriadaire d’ors, d’argents, de métaux et de pierres [...] et mon âme elle est par-dessus flottante, ne voulant plus sentir, ne voulant plus songer, ne voulant plus vouloir que la dispersion de mon être en parcelles de clarté, tout comme l’univers en globes et en astres tombés de leur premier soleil, afin de réaliser pour moi et en moi l’image de l’infini (p. 103).
19C’est à exprimer cette intermittence du sujet au monde que servent les mots de la prose et de la poésie. À engendrer des coïncidences dans la pluralité du réel ou, pour le dire avec Verhaeren, à faire « événement ou simplement anniversaire d’événement » (« Coïncidence », p. 98).
Le ton
20Largement, le ton fait la poésie, avec ou sans vers. Lieu privilégié d’inscription du sujet et de sollicitation de l’autre, il est la signature du texte dans laquelle sont donnés à lire une intention et un acte qui dépassent le sens même des mots. Le ton des poèmes en prose de Verhaeren est complexe, mais procède d’une unité toujours repérable qui transcende les textes au-delà de ce qu’ils disent, racontent ou décrivent. Quel que soit le motif traité, quelle que soit l’humeur lyrique du Moi, il y a dans ces proses un mélange de grandiloquence et d’humilité (que l’on retrouve dans le phrasé contrasté dont j’ai parlé). Un mélange de soumission, d’abdication devant la réalité et de volonté créatrice, de domination, d’appropriation des signes qu’envoie le monde dans son horreur et sa beauté modernes. Un mixte de douceur et d’hostilité, d’exaspération et de bienveillance. Ces modulations tonales, on en trouve un exemple très net dans « Strophe en prose ii ». Le Moi, lui-même malade, rencontre un soir une malade ; voici ce qu’il imagine lui dire, en guise de consolation :
Et, m’exaspérant, j’aurais voulu ajouter – car peut-être conservait-elle l’indéracinable illusion : “Les médecins qui te consolent sont payés pour te consoler, la garde qui te soigne a des mains habituées à ensevelir, la mer que tu regardes, si belle, n’est luisante et verte que du ton de ses naufrages ; les linges d’hôtel que tu emploies et que tu salis, on les brûle, à moins que l’un de ces linges rte t’ensevelisse, peut-être celui que tu tiens en main. Et tu pourriras loin de tes amis, en cette ville hypocritement hospitalière qui tue comme une autre, Allonge-toi donc, en le raidissement éternel, sur ton futur lit de cadavre, noue tes mains avec ton chapelet béni et laisse sur tes prunelles tomber les paupières tombales” (p. 79).
21C’est de ce ton hybride, pareil à celui de la mer évoqué par le poète, qu’est faite la poésie en prose de Verhaeren. Elle a ceci de singulier qu’elle est à la fois célébrative et anti-célébrative : ce qu’elle célèbre, c’est la douleur qui se cache au fond de toute chose, derrière l’apparence de la beauté illusoire. Si on ne peut jamais parler d’abjection à propos du ton de ces textes, c’est qu’ils ne sont pas portés par un mouvement de rejet primaire ou spontané, mais qu’ils sont comme guidés par une sorte de lente pénétration au cœur des choses. Alliant complaisance et rationalité, le sujet parvient ainsi à juguler son attirance première, notamment pour le morbide, et apprend à faire corps avec elle. Ces textes ne font pas horreur, contrairement par exemple à l’effroi que produit l’abject maldororien, parce que leur fascination reste contenue, bridée même, par un surmoi constamment en éveil.
« Un mot » pour ne pas le dire
22Les indications fort générales que j’ai développées à propos de l’ensemble des poèmes en prose de Verhaeren, on les retrouve partiellement dans un texte qui, assurément, se dégage du recueil par sa modernité, même s’il reconduit bon nombre de thèmes, de motifs et même d’expressions que j’ai évoquées. Ce texte s’intitule « Un mot », il a été publié en 1888 dans La Société nouvelle. Étant donné sa longueur (plus de trois pages), on ne le reproduira pas ici ; il figure dans l’anthologie des poèmes en prose que Chr. Berg a proposée dans le volume des Villages illusoires (pp.80-83).
- 9 Selon S. Bernard, ce texte, « plus proche de la confession ou du conte morbide à la manière de Poe (...)
23Ce texte tient de la nouvelle brève, sa forte narrativité rappelant certaines histoires de Poe : un récit se noue et se dénoue sur une sorte d’énigme9. On passe ainsi, de manière très linéaire, de l’argument anecdotique – la rencontre d’une mystérieuse enseigne publicitaire – à son déchirement incertain – ses « lettres dégrafées » ont l’apparence des « plus petits ressorts d’une mécanique très vieille » – pour aboutir à une interprétation linguistico-symbolique – « Étymologiquement il ne désignait ni un cercueil ni une draperie, mais des sons de cloches et d’orgue, et des échevellements de torches jetaient leur drame à travers ». Plus curieusement encore, ce mot, qui n’était que « chose froide, en bois », se personnifie : « désormais quelqu’un, il ne se sépara de moi », Curieux ami qui finira par vampiriser l’univers immédiat du poète, sa chambre, son lit, ses livres, ses portraits et, finalement, le poète lui-même :
Et moi-même, je me sentais m’en aller, cloué en bière, entouré de cierges, hélé par les tombes, descendu dans la terre, tandis que lui, le mot, on le plaquait noir sur noir, contre la pierre de mon cerveau.
24Quel est ce fameux mot, caché et si présent qu’il finit par ne plus être vu, un peu comme la non moins fameuse « Lettre volée » de Poe ? Posé comme une devinette, le mot résiste à se laisser découvrir, en dépit des indices (sémantiques, étymologiques, graphiques, discursifs) qui s’avouent comme autant de fausses pistes. Très paradoxalement, ce mot se présente comme la désignation de quelque chose d’innommable. S’il réfère à la mort, il vaut surtout, dans son indétermination même, comme une entité englobante et fatale, une instance transcendantale, une force qui, dans le vocabulaire de Schopenhauer, se serait appelée Volonté et, dans celui de Hartmann, Inconscient.
- 10 À titre comparatif, il serait intéressant de mettre ce poème en rapport avec le « drame cérébral » (...)
25L’astuce de ce texte, somme toute assez ludique, en dépit d’un propos grave, est de ne pas révéler ce qui relève de l’indicible tout en faisant croire que le mot en question est connu10. La double signification qu’il aurait ne devrait faire aucunement problème : à la fois, il s’agit d’un mot bien réel, aux usages sociaux bien déterminés (sur une enseigne, sur une tombe), mais surtout, il se nimbe d’une symbolique insaisissable qui le déborde au point de contaminer existentiellement l’environnement du sujet. Car il ne faut pas perdre de vue l’intentionnalité fondatrice qui est prêtée à ce mot : c’est en raison de ce dernier que l’écriture advient et devient vitale :
[...] il est là devant moi, taciturne, effrayant, comme un grand malade, qui, certain, par la seule fixité de ses regards, d’être obéi, impose : – « Écrivez. »
26Inutile alors de chercher à résoudre l’énigme, par exemple en s’échinant à identifier ce qui peut s’écrire effectivement sur une enseigne publicitaire et sur un tombeau. Ce qu’il importe de comprendre, dans ce poème, c’est la fable qu’il donne à lire. Une fable sur la naissance de l’écriture, sur les impulsions vitales et profondes dont elle est le lieu et qui font se rejoindre un même désir de vie et de mort. À défaut alors de trouver le mot, il convient sans doute plus pertinemment, poétiquement s’entend, de corréler ce mystère avec d’autres textes qui mettent en scène l’écrivain au travail. Un éclairage tout à fait singulier se dégage, par exemple, du poème intitulé « Pour soi », qui fournit comme une réponse à l’énigme du mot :
Donc, avec les livres amis et la plume et le papier et certes avec le silence plein d’inconnu, enfermons-nous. C’est l’heure où, du haut des fenêtres, l’on se croit seul au-dessus du monde, parmi les astres. L’éternel passé lointain repose dans la cendre sous ces mêmes étoiles qui regardent, debout encore, les Sphinx et les Pyramides. L’éternel avenir fixera ses mêmes prunelles d’or et mourra de leur mystère, un soir, comme nous. Et l’on pense, hors du moment, rien : sinon pour ces inévitables yeux de feu de l’inévitable cosmique ruine, mais glorieux de soi et même de l’inanité avouée et bénie du vers que l’on écrit (p. 74).
27Réponse qui n’en est pas une et invalide même tout questionnement ; c’est du mystère (de tout, de la vie ou de la mort) qu’il s’agit dans l’allégorie du mot. C’est peut-être même ce mot mystère qui est caché. Se refusant, et pour cause, à se dire, n’évoquerait-il pas pourtant, « étymologiquement », « des soirs de Dies irae interminables, clamés interminablement en des ténèbres de cryptes ou d’absides par des prêtres, sous l’oblique tranchant d’effrayants luminaires » ? Rien n’est moins sûr. Ce qui l’est, en revanche, c’est « l’inanité avouée et bénie du vers que l’on écrit », fût-il en prose.
Notes
1 La Vieillesse d’Alexandre. Paris, Maspero, 1978, p. 135.
2 À rebours [1884]. Éd. M. Fumaroli. Paris, Gallimard, coll. Folio, pp. 330-331.
3 Voir à ce propos l’ouvrage classique de Suzanne Bernard, Le Poème en prose de Baudelaire à nos jours. Paris, Nizet, 1959.
4 « La poésie sans le vers », dans La notion de littérature. Paris, Seuil, coll. Points, 1987, pp 65-84
5 C’est dans ce volume que se trouvent réunis l’ensemble des poèmes en prose (Paris, Mercure de France, 1926). Par commodité, les citations renvoient, sauf exception, à l’anthologie de Christian Berg dans Émile Verhaeren, Les Villages illusoires. Bruxelles, Labor, coll. Espace Nord n° 23, 1985. pp. 71-111.
6 Cité par Ch, Berg dans sa « Lecture » des Villages illusoires, op.cit., p. 183.
7 Cité par M. MICHEL dans Émile Verhaeren. Bruxelles, Labor, coll Un livre – une œuvre, 1986, p. 19.
8 Sous le titre « Le peintre de la vie moderne ». Cf Ch. Baudelaire, Écrits esthétiques. Paris, U.G.E., coll. 10-18, 1986.
9 Selon S. Bernard, ce texte, « plus proche de la confession ou du conte morbide à la manière de Poe que du poème [...] décrit un cas d’hallucination verbale qui n’est pas sans rappeler le Démon de l’analogie de Mallarmé » (op.cit., p. 481, note 74).
10 À titre comparatif, il serait intéressant de mettre ce poème en rapport avec le « drame cérébral » que Baillon a écrit sous le titre Des mois (dans Délires. Éd. F. De Haes. Bruxelles, Jacques Antoine, coll. Passé présent n° 30, 1981).
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Référence papier
Jean-Pierre Bertrand, « « Un mot » de Verhaeren. Une introduction aux Poèmes en prose (1887-1895) », Textyles, 11 | 1994, 99-108.
Référence électronique
Jean-Pierre Bertrand, « « Un mot » de Verhaeren. Une introduction aux Poèmes en prose (1887-1895) », Textyles [En ligne], 11 | 1994, mis en ligne le 11 octobre 2012, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/2079 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/textyles.2079
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