Interview critique de Jacqueline Harpman
Texte intégral
1La critique littéraire oscille entre divers pôles selon les époques, les personnalités ou les événements historiques. Hippolyte Taine aura régné en maître avec ses concepts simples mais opérationnels : la race, le milieu, le moment. Proust donnera le signal d’un retournement de perspective. Désormais on considérera l’œuvre littéraire comme indépendante de l’insertion de l’écrivain dans son temps, son milieu ou sa lignée. De l’œuvre comme simple reflet des conditions économico-sociales qui l’ont vu naître ou l’ont produite à l’œuvre comme objet à déconstruire pour en analyser le fonctionnement, un espace s’ouvre qui laisse toute latitude au critique. En présence d’un auteur qui dérange, le recours aux catégories traditionnelles contribue aux premières balises d’un itinéraire.
2Jacqueline Harpman dérange-t-elle ? Pas à proprement parler, mais diverses questions provoquent le critique qui voudrait obtenir les réponses à la source, de la bouche même de l’écrivain. Il y a cette trajectoire en trois étapes : trois livres, un silence de vingt ans, puis à nouveau l’écriture. Il y a ce style élégant, presque grand siècle et qui semble avoir fait l’économie des agressions subies par la langue dans les dernières décennies. Il y a la psychanalyse, les origines sociales ou ethniques. L’œuvre est là, mais ne semble pas jaillir d’une nécessité intérieure. Jacqueline Harpman est une grande dame, svelte et élégante, souriante et affable. Les réponses sont brèves, teintées d’humour et sans mystère apparent. On cherche en vain la faille. Elle habite une élégante villa dans la périphérie bruxelloise, entourée de chats, de livres et de disques.
3Les origines ? Du côté paternel, un grand-père hollandais qu’elle n’a pas connu et dont elle ignore jusqu’à la profession, tout en le situant aussitôt comme juif. La grand-mère, née Abrahams, juive également, est musicienne. La famille paternelle s’installe en Belgique quand le père de Jacqueline, Andries Harpman, a treize ans. Devenu commerçant, celui-ci épouse en secondes noces (1919) Jeanne Honorez, dont la famille est d’origine paysanne. Le 5 juillet 1929, Jacqueline Harpman naît à Etterbeek. Le couple vit à Bruxelles dans divers appartements. Lors des fréquents voyages, une tante s’occupe de Jacqueline et de sa sœur aînée.
4Du fait des origines juives de sa famille paternelle, on peut poser la question suivante à Jacqueline Harpman :
5– Quand avez-vous pris conscience de votre judéité ?
6– Oh ! En vérité, selon mes amis juifs, jamais. Mais vu l’antisémitisme vigoureux qui régnait pendant la guerre et celui qui repeinte aujourd’hui, c’est une question de dignité de ne laisser jamais un moment oublier une telle appartenance par ceux qui ne sont pas juifs du tout.
La réponse est claire : sentiment d’appartenance trop faible aux dires des amis juifs, mais affirmation très nette face à l’antisémitisme.
7– Comment avez-vous appris que vous étiez juive ?
8– Dans ma famille, avant la guerre, les femmes observaient le kippour. Moi je détestais manger et comme on m’y obligeait avec ténacité, j’étais jalouse du droit de jeûner que s’accordaient ces femmes. Mais peut-on appeler cela une prise de conscience ? Quant aux contacts religieux proprement dits, je n’en ai eu aucun.
9– Avez-vous subi durant votre enfance ou votre adolescence des remarques désobligeantes à ce sujet ?
10– Oui, dans une circonstance bien particulière. Durant la guerre, Doriot était venu faire ce qu’on osait nommer une conférence au Théâtre Municipal de Casablanca où je vivais. La classe, toutes les classes, étaient obligées d’y assister. La causerie fut un déferlement d’infamies à l’égard des juifs, semblable à ce qui se disait dans ces années-là. J’avais treize ans. Je ne me suis pas encore remise de n’avoir pas eu le courage de me lever et de crier à l’abomination, mais on m’avait appris que les enfants ne coupent jamais la parole aux grandes personnes.
Lorsqu’on lui demande si la judéité joue un rôle dans sa création littéraire et lui pose un problème d’identité, elle répond avec netteté : non. Mais elle ajoute : sauf inconsciemment et mon analyste est seul à le savoir. L’œuvre porte en filigrane certains faits, secondaires certes, mais peut-être révélateurs. Dans La Plage d’Ostende, par exemple, la grand-mère d’Emilienne est juive, sa mère également et l’on entend plusieurs observations à ce sujet, mais Émilienne est « déjudéisée », elle n’a aucun sentiment d’appartenance et se marie religieusement à la cathédrale de Bruxelles.
Sans doute l’histoire tragique pèse-t-elle lourdement dans la balance. Les parents de Kalisky et de Grumberg ont disparu à Aussdiwitz. Des écrivains comme Primo Levi, Jean Améry ou Elle Wiesel étaient des rescapés. J. Harpman vivait au Maroc durant la guerre :
11– Y a-t-il des membres de votre famille qui furent exterminés en tant que juifs durant la guerre et en avez-vous été affectée ?
12– Il semble que oui, mais je ne les connaissais pas. Je suis affectée par tout racisme, par tout ce qui pue.
L’enfance de J. Harpman semble avoir été heureuse. Elle fréquente l’école communale. Avec ses parents, les relations sont « quelconques » dit-elle. Ni bonnes ni mauvaises. Y a-t-il là une réponse « quelconque » qui dresse, sans faille, une barrière devant toute incursion indiscrète ? Elle grandit pour ainsi dire comme une enfant unique ; sa sœur, qui a neuf ans de plus, jouera un grand rôle dans son initiation littéraire.
En 1939, Andries Harpman décide de quitter l’Europe et obtient un visa pour le Maroc. La famille, sauf la sœur de Jacqueline, y reste cinq ans. Les études secondaires se déroulent d’abord au collège Mers-Sultan de Casablanca où elle a comme professeur Jacqueline Barthes, dont elle ignore la destinée ultérieure, mais à laquelle elle doit son enthousiasme pour la littérature et l’amour de la langue, particulièrement de la langue et de la littérature classiques. Ces études se terminent à Bruxelles et sont des études « modernes », comme on disait à cette époque en Belgique, c’est-à-dire sans étude des langues anciennes. Ici à nouveau le destin rencontre la judéité, puisqu’il semble qu’au Maroc certains lycées qui, eux, enseignaient les langues anciennes, refusaient l’inscription aux jeunes juives, « donc ils paraissaient infréquentables à ma mère », ajoute J. Harpman.
13– Quelle fut votre formation intellectuelle ? Entendons, plus particulièrement à cette période de votre vie, vos lectures. Quelles furent vos lectures enfantines ?
14– Je lisais beaucoup et j’ai lu très tôt. Ce fut d’abord la bibliothèque de l’école communale où j’ai lu à peu près tout ce qui s’y trouvait. J’ai le souvenir de La Petite Princesse mais je ne pourrais plus vous citer l’auteur. J’ai lu Le Petit Lord de Fauntleroy de Frances Hodgson Burnet mais La Petite Princesse avait ma préférence. De beaux souvenirs restent attachés à Sans famille et En famille d’Hector Malot parce qu’on y trouve l’histoire d’une petite fille.
15– Par la suite et dans le registre plus sérieux, quels furent vos premiers enthousiasmes ?
16– Je vais vous étonner mais c’est Racine, chose peu fréquente chez de jeunes adolescentes. Voici comment j’y suis arrivée. Ma sœur adorait Racine et, comme bien des jeunes filles, elle voulait faire du théâtre. Par mimétisme je voulais en faire autant. Nous lisions donc Racine. Ma sœur, de neuf ans mon aînée, estimait qu’elle avait un droit d’aînesse sur le premier rôle. Elle se réservait le rôle de Phèdre par exemple et me laissait avec condescendance celui d’Œnone, ce qui m’agaçait prodigieusement. Ensuite lorsqu’elle était absente, je jouais Phèdre pour bien lui montrer que j’en étais capable.
17– Et les romanciers ?
18– À cette époque, je lisais tout ce que je pouvais trouver et, comme dit le proverbe, tout fait farine au moulin. Parmi tous les romanciers, celui que j’ai retenu et celui qui m’a influencée le plus, c’est Stendhal. Je l’ai rencontré très jeune et, de nouveau, sous l’influence de ma sœur : Le Rouge et le noir, La Chartreuse de Parme, Lucien Leuwen. J’ai à ce sujet un souvenir amusant et extraordinaire, J’avais emprunte La Chartreuse de Parme à la bibliothèque du collège à Casablanca. Il y avait peu de circulation durant la guerre mais tout de même, j’ai fait quelque chose qui n’était pas sans danger : je suis rentrée à vélo avec le livre ouvert sur mon guidon et j’ai lu ainsi les premières pages de La Chartreuse sans accident. J’en suis encore très fière.
19– Avez-vous le souvenir de lectures interdites ?
20– Bien sûr ! C’est ce que j’appelle le second rayon. La bibliothèque de mes parents étaient munie de planches suffisamment larges pour contenir deux rangées de livres. Ceux de la seconde rangée formaient « l’enfer ». Figurez-vous qu’il y avait Zola, sans doute considéré par mes parents comme sulfureux ! Mais j’ai aussi lu Paul et Victor Marguerite, La Madone des sleepings de Dekobra et L’Amant de Lady Chatterley dont je n’ai lu que les passages polissons car le reste m’ennuyait prodigieusement. Évidemment, après quelque temps, je n’ai plus consulté mes parents pour m’orienter dans mes lectures.
La vie de J. Harpman va prendre une orientation bien précise avec la rencontre de Freud. Mais auparavant, elle fera quatre ans de médecine à l’Université de Bruxelles pour bifurquer vers les études de psychologie qui semblaient, mieux que celles de médecine, correspondre à un goût profond. Peut-Être aussi pour s’adonner à l’écriture.
21– Comment en êtes-vous venue à la psychanalyse ?
- 1 Le Carnet et les instants, Bruxelles, N071, janvier-février 1992, p. 12, propos recueillis par L. (...)
22– – « À quatorze ans, je découvrais Freud. Et j’avais déjà la pleine conviction que je serais romancière et psychanalyste. »1 Plus concrètement voici comment les choses se sont déroulées. À la bibliothèque municipale de Casablanca il n’y avait pas beaucoup de livres. Par exemple on passait directement de « Fl. » à « Fr. ». Je lis donc Madame Bovary de Flaubert et puis j’emprunte Freud. Quelles œuvres ? Je ne m’en souviens pas avec précision. Ce devait être Totem et tabou ou La Psychologie des foules. Freud n’était pas une vedette dans les milieux intellectuels où je vivais, d’autant plus que la guerre n’était guère propice à l’émergence des auteurs allemands. Mais la lecture de Freud a brusquement trouvé en moi une résonance profonde. Cela me concernait, oui c’était pour moi. Je me suis sentie à l’aise. Le texte de Freud me parlait de choses que j’avais envie de savoir. Ma curiosité était éveillée.
La précocité de J. Harpman ne laissera pas d’étonner. Mais faisons-lui crédit. Une pareille connivence avec la psychologie des profondeurs n’a-t-elle pas quelque raison profonde ?
23– Vous avez qualifié vos relations avec vos parents de « quelconques », « peu significatives », Votre attrait précoce pour la psychanalyse ne s’enracine-t-il pas dans quelque conflit ou du moins dans ces rapports « peu significatifs » ?
24– Je n’en sais rien. Freud n’est quand même pas un accusateur des parents et l’eût-il été que j’y aurais trouvé quelque défi normal.
25– Faites-vous un usage conscient de la psychanalyse dans vos romans ? Par exemple en créant des « types » : l’introverti, l’extraverti, le narcissique, etc. La pratique quotidienne de la psychanalyse ne fausse-t-elle pas la création littéraire ? Des écrivains comme Pierre-Jean Jouve ont volontairement introduit dans leur œuvre des schèmes transmis par la psychanalyse. La tâche du critique en est plus malaisée puisqu’il s’agit d’une structure inconsciente au second degré ?
26– Pour autant que je sache, non. J’ai l’impression que la psychanalyse me permet d’aller plus loin dans ce que j’écris, plus profondément dans la psychologie et le comportement. Franchement, c’est au lecteur et au critique de le dire, mais moi je n’en ai pas l’impression. Il y a fécondation indubitable sans y avoir nécessairement introduction volontaire d’une situation élucidée par la psychanalyse. Mais une analyse personnelle, plus de vingt ans de pratique, ce que les patients que l’on écoute vous apporte, tout ce qui sédimente, tout cela laisse des traces. Ajoutez les lectures, la libération de certains carcans et l’évolution des goûts et vous verrez ce que je veux dire par fécondation.
27– Ne voyez-vous aucun rapprochement entre votre pratique professionnelle et la création de certaines situations ?
28– Je n’en vois aucun bien qu’il faille nuancer. Lorsque j’écris, je ne « sens » nullement la présence de ma pratique professionnelle. Mais je suppose qu’elle y est bien évidemment, je suis suffisamment informée pour le savoir mais ce n’est pas conscient. Je m’aperçois de ces choses après un laps de temps plus ou moins long. Voici un exemple où s’exhale un relent d’inconscient. Les Bons sauvages, publié en 1966, se terminent par le départ de l’héroïne en Amérique du Sud. Je m’arrête d’écrire pendant vingt ans puis, en 1987, je publie La Mémoire trouble qui commence par l’arrivée, après un exil de six ans, de Charlotte Adorna qui revient d’Amérique du Sud. Je m’en suis rendu compte des années après et au cours d’une activité toute prosaïque comme faire la vaisselle ou rêvasser. Le fait est certainement significatif de ce qu’il n’y avait aucune continuité consciente entre la fin du premier roman et le début du second. De temps à autre, je m’aperçois de semblables coïncidences chargées de significations. Mais c’est toujours lorsque le moment d’écriture, lorsque l’acte de création est terminé. Mon regard a pris ses distances et tout d’un coup je me dis « comme c’est étrange ».
Il n’est pas sans intérêt de savoir ce qu’une psychanalyste pense de la psychanalyse en tant que méthode d’approche d’un texte littéraire. On sait que Freud s’y est adonné ainsi que nombre de ses disciples, avec plus ou moins de bonheur. Marie Bonaparte, dont l’étude sur E.A. Poe fut préfacée par Freud lui-même, est un bon exemple de la fécondité et des limites de la méthode.
29– Que pensez-vous de la psychanalyse comme instrument de critique ?
- 2 Il est exact que Freud, dans Délires et rêves dans la Gradiva de Jenssen, trouve une confirmation (...)
30– C’est ce qu’on appelle, je crois, la psychanalyse appliquée. Je ne crois pas du tout à la psychanalyse comme instrument de critique. C’est une aberration. À y regarder de près, ce que Freud a raconté sur le Moïse de Michel Ange et sur un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci est nul du point de vue de la critique artistique. Mais ce qu’il a pu y trouver comme idée psychanalytique est très intéressant. Il y a trouvé des idées à propos de la structure du psychisme humain. Prendre l’œuvre d’un écrivain comme matériel dans la quête du psychisme peut être profitable, utiliser un texte comme instrument de recherche psychanalytique est défendable, mais ce n’est pas là de la critique littéraire2.
Précoce dans ses lectures, J. Harpman l’a été dans l’écriture. Ici se posera la question : pourquoi un silence de vingt ans ?
31– Quand avez-vous commencé à écrire ?
32– Très tôt. À onze ans j’ai écrit une demi-page de cahier d’écolier, mais à quatorze ou quinze ans j’écrivais des nouvelles de vingt à quarante pages, je ne me souviens plus du tout. Je n’ai rien gardé de tout cela.
33– N’y a-t-il eu aucun « intercesseur », autrement dit avez-vous voulu imiter quelqu’un, car, comme disait Malraux je crois : à l’origine d’un livre il y a toujours un autre livre ?
34– Consciemment certainement pas, au début du moins, mais je l’ai fait par la suite. Au départ j’aimais lire des histoires et les raconter. Les écrire m’a semblé normal.
En 1950, Jacqueline Harpman, atteinte de tuberculose, passe vingt et un mois au sanatorium universitaire d’Eupen, Un premier roman, resté inédit, est achevé : Les Jeux dangereux. Dans les années qui suivent, elle continue à écrire. Un premier texte est publié dans la collection Nouvelles chez Julliard : L’Amour et l’acacia. En 1959, Brève Arcadie, roman (Julliard) obtient le prix Rossel. En 1960, publication de L’Apparition des esprits, en 1966, sortie des Bons sauvages (les deux chez Julliard).
La réponse à la question du pourquoi de l’écriture est quelque peu décevante. Mais peut-être le critique s’attend-il, à tort, au dévoilement de quelque secrète fracture. L’écriture naquit pour maints auteurs d’une impérieuse nécessité intérieure et de l’aveu d’une déchirure. Ou encore, puisqu’il fut question de psychanalyse, d’une volonté thérapeutique.
35– Quelle fut, et est toujours, la fonction de l’écriture ?
36– Tout simplement m’amuser, me faire plaisir à moi-même. Jouir de la langue, jouir des mots. J’y tiens. J’adore la langue française, j’ai envie de la servir. Je voudrais être plus modeste mais l’écriture de la langue est au centre de mes préoccupations.
J. Harpman devrait être du côté de l’Oulipo, de Pérec et surtout de cet extraordinaire iconoclaste verbal qu’est Jean-Pierre Verheggen. Le nouveau roman et les expériences purement formelles sur la langue et les structures romanesques ne l’ont pas atteinte. Ce n’est pas mon affaire, dit-elle. Elle est du côté du classicisme mais avec des nuances que l’on ne perçoit pas toujours.
37– J’étais, au départ, terriblement classique et d’un classicisme qui, au fond, me stérilisait.
38– Qu’entendez-vous par classicisme ?
39– La Princesse de Clèves, le roman ultra-pur, ultra-linéaire, le roman d’analyse, Benjamin Constant et le dix-neuvième siècle.
J. Harpman va cesser d’écrire pendant près de vingt ans. Pourquoi ? La question est légitime, mais la réponse peu satisfaisante,
40– Vous obtenez le prix Rossel pour Brève Arcadie en 1959, puis vous interrompez. Pourquoi ?
41– Je n’interromps pas tout de suite. Il y a L’Apparition des esprits en 1960, puis Les Bons sauvages en 1966. J’ai joué de malheur parce que René Julliard, qui m’a beaucoup soutenue, est mort et que le directeur littéraire de Julliard, manifestement, n’a pas du tout aimé ce que je faisais. Il ne m’a pas suivie de sorte que Les Bons sauvages est tombé à plat, ce dont j’ai été profondémemt désolée. Mais je pense que mon silence était également en relation avec ce qui me trottait constamment dans la tête : la psychanalyse. Je me suis dit que je ne pouvais m’adonner sérieusement qu’à une seule chose. Enfin, je crois que j’ai eu une véritable période de stérilité. Charles Spaak me disait qu’il y a des années où l’on n’est pas en forme. Pour moi je n’ai pas été en forme durant vingt ans.
Néanmoins, ces vingt années furent fructueuses à bien d’autres égards. En 1961, Jacqueline Harpman épouse Pierre Puttemans : architecte et poète, il fait partie du groupe Phantomas. En 1963, naît leur première fille Marianne ; en 1965, la cadette, Toinon. En 1962, Jacqueline Harpman écrit pour le compositeur David van de Woestijne un livret d’oratorio, Les Astronautes. Elle rédige aussi des scénarios ou des commentaires de films, des critiques théâtrales ; elle participe à des émissions radiophoniques sur le cinéma.
En 1967, Jacqueline Harpman entame des études de psychologie à l’U.L.B. Elle devient psychothérapeute et commence en 1971 une analyse didactique. Elle entre à la Société belge de psychanalyse, affiliée à l’I.P.A. En 1980, elle est une psychanalyste confirmée d’orientation kleinienne, qui consacre à la psychanalyse toute son activité
On peut situer en 1985 le début de sa deuxième manière romanesque avec La Mémoire trouble, publié en 1987 chez Gallimard. Suivront, en 1990, La Fille démantelée (Stock) et en 1991, La Plage d’Ostende, qui obtient en 1992 le prix Point de mire.
42– Pourquoi avez-vous repris ? Y a-t-il eu un événement-déclic ?
43– Je n’en sais rien. Je n’en ai pas la moindre idée. L’événement a eu lieu, c’est tout. L’événement-déclic, s’il faut vraiment en désigner un, c’est une soirée de vacances avec un coucher de soleil splendide, le quintette de Schumann à la radio, une conversation qui m’ennuyait mais une phrase qui tournait dans ma tête.
Il est une question indispensable à poser à un artiste belge : celle de son identité, de son rapport à la Belgique et à la France.
44– Vous vivez en Belgique, quels sont vos rapports avec l’institution littéraire » belge ? Employons cette expression faute d’une autre plus adéquate.
45– Je suis en dehors de tout milleu littéraire et je ne fais pas partie d’associations d’écrivains. J’ai des amies et amis qui je trouvent être écrivains ou peintres mais c’est un hasard. Ce sont donc des relations individuelles. Il ne faut pas voir là un choix philosophique, la raison essentielle étant que je n’ai pas le temps.
46– Contraire ment à ce qui se passe en France où le débat d’idées est une nourriture quasi quotidienne, y compris les faux débats, en Belgique ces diatribes semblent absentes. En France, on sollicite l’opinion des écrivains sur les grands problèmes de l’heure. Ils s’engagent, ils signent des pétitions. Rien de tel en Belgique. Qu’en pensez-vous ?
47– Personnellement, je suis totalement en dehors de cette perspective. D’autres au contraire s’engagent et parlent. Par exemple Pierre Mertens. Il est exact qu’en Belgique ce n’est guère l’habitude. Il suffit de regarder les médias. En ce qui me concerne, à cause de ma profession de psychanalyste, je dois me tenir sur une certaine réserve. Je n’ai pas envie de m’afficher. L’engagement ? Si j’en ai il ne concerne que moi. Il m’est arrivé de signer des pétitions mais ce n’est pas une exigence impérative pour moi.
48– On a parfois parlé de la difficile identité des écrivains belges. Qu’en pensez-vous ?
49– Je ne ressens aucun problème de ce genre. Je suis belge, j’écris et je publie à Paris. Je n’ai aucun problème ni avec les éditeurs ni avec les critiques. Ces derniers mentionnent souvent ma nationalité, ce qui m’est parfaitement égal. Il est évident que je préfère publier à Paris qu’à Bruxelles.
50– N’avez-vous jamais été tentée de vous expatrier à Paris ?
51– Pas du tout. De toute façon, même si j’habitais Paris, mon caractère fait que je ne fréquenterais pas davantage certains milieux, littéraires ou autres. Mon mari me dit que je suis franchement asociale. Je pense qu’il exagère beaucoup ! Je suis individualiste mais surtout réservée.
Le dernier roman de j. Harpman, La Plage d’Ostende, a frisé le prix Fémina. D’aucuns le considèrent comme un des meilleurs de l’auteur. Au centre du récit, il y a Emilienne et sa passion pour Léopold, un peintre. Autour de ce couple gravite une constellation de personnages.
52– S’agit-il d’un roman réaliste ?
53– Je n’écris pas de romans réalistes, je n’en ai pas envie et d’ailleurs j’en suis incapable.
54– La Plage d’Ostende est quand même une tranche de vie, celle de plusieurs générations ?
55– Oui mais ce n’est pas la vie, c’est le roman en toute liberté.
Il est exact que ce roman semble une fresque de la vie bruxelloise des années cinquante. À y regarder de près, l’« irréalité » est flagrante. Cette Émilienne qui, à quinze ans à peine, adhère au code futile de son milieu, qui établit son plan de conquête et le réalise, est un personnage cohérent et réussi mais n’est pas crédible. La mère est cohérente et crédible.
56– Avez-vous une sympathie particulière pour certains personnages ?
57– Oui, j’adore la grand-mère d’Émilieme et Madame van Aalter ainsi que Georgette, Naturellement, j’aime Léopold qui est un peu une rêverie de gamine, plus que ce n’est un personnage décrit en soi. C’est une rêverie de jeune fille.
Le critique se demande si ce personnage est le mieux réussi. Il n’est pas simple d’inventer un Van Gogh ou un Modigliani dévoré par la passion de l’art et obsédé de couleur. L’auteur répond :
58– Je n’ai pas du tout eu cette intention. Je sais pourquoi j’ai décidé que Léopold serait un personnage nimbé de prestige et de gloire. C’est pour ajouter à sa séduction, à la fascination qu’il exerce. Je n’ai pas eu l’intention de faire le portrait d’un grand génie.
59– Le lecteur ordinaire trouve étrange que vous fassiez qu’Esther, la fille d’Émilienne, s’éprenne de Léopold. On touche là à une situation de nature incestueuse digne de la psychanalyse ?
60– Moi aussi, je trouve cela étrange, mais la situation s’est imposée à moi. C’est un peu la fille qui dit à la mère : « Non seulement tu m’as gâté ma vie mais le seul homme que je voulais, c’est toi qui l’as eu ».
- 3 « Mais les rougeurs, trembler et pâlir, le cœur qui faut, le souffle qui se suspend et les tempête (...)
- 4 Nous ne résistons pas à l’envie d’en citer quelques-unes ; « les plaintes du jaloux ne font pas so (...)
Jacqueline Harpman semble heureuse et sans problèmes. Ses origines ne créent aucune béance, elle n’a aucune difficulté avec ses éditeurs et avec les critiques, l’inconfort linguistique et culturel des nations hétéroclites ne la concerne pas, les problèmes politiques ou sociaux de la Belgique ne troublent pas son sommeil. On perçoit toutefois comme une subtile défense contre les agressions extérieures.
Elle garde ses secrets. Elle regrette que l’on parle largement des caractères et des situations et si peu de la forme des romans. Sans doute déplorerait-elle que l’on parle trop de la personne et peu de l’œuvre. C’était pourtant le but de cette interview critique : approcher quelque peu la personne.
Il y a l’œuvre en effet, lourde de sève, savoureuse, pleine d’analyses pénétrantes. La mort de la mère, dans La Plage d’Ostende, est un chef-d’œuvre en deux pages (pp.261-262). Il y a le style musical et harmonieux. On trouve des phrases proustiennes (p. 134), d’autres très grand siècle (pp. 110-1 11)3, L’auteur a une curieuse tendance à la maxime. Y verra-t-on une résultante de la pratique analytique ?4 Il est une autre dimension dans La Plage d’Os tende : l’humour. L’auteur s’adresse un clin d’œil à elle-même. On parle avec condescendance de la pauvre Blandine, femme officielle de Léopold : « Est-ce qu’on ne pourrait pas lui conseiller de se poudrer, dis-je à Henri Chaumont ? Un soir, Jacqueline Harpman, qui était bonne fille, trouva le moyen de l’emmener dans sa chambre et de la maquiller » (p. 240).
La trajectoire de J. Harpman est loin d’être terminée, aussi est-il toujours aléatoire d’émettre jugements ou prévisions.
61– – Quelles sont à l’heure actuelle vos lectures ?
62– Beaucoup de lectures professionnelles, bien sûr. J’ai aussi découvert des écrivains que je ne connaissais pas, comme Marlène Haushofer que je trouve extraordinaire. Ou encore Edith Wharton dont, je le dis avec confusion, je n’avais jamais entendu parler. J’ai pris énormément de plaisir à la découvrir. Je reste contemporaine dans mes goûts, c’est là que je m’amuse. Il est rare toutefois que ces lectures déclenchent quelque chose du point de vue littéraire.
63– Comptez-vous poursuivre cette reprise de l’écriture amorcée en 1987 avec La Mémoire trouble ?
64– Oui, c’est prévu. J’écris énormément, j’ai plein de choses en chantier. Malheureusement, j’ai peu de temps à y consacrer.
En septembre 1992 cependant, est sorti chez Stock un recueil de nouvelles : La Lucarne. Les Bons sauvages sont réédités chez Labor, dans la collection Espace Nord. Jacqueline Harpman occupe en novembre 1992 la Chaire de poétique créée par le Professeur Michel Otten à l’Université catholique de Louvain. Elle achève un nouveau roman : Le Bonheur dans le crime. Elle poursuit ses activités de psychanalyste.
Notes
1 Le Carnet et les instants, Bruxelles, N071, janvier-février 1992, p. 12, propos recueillis par L. De Maeschalt.
2 Il est exact que Freud, dans Délires et rêves dans la Gradiva de Jenssen, trouve une confirmation de la justesse méthodologique de sa méthode thérapeutique. Mais il est aussi exact que B. Bettelheim, dans Psychanalyse des contes de fées, a aidé à « déconstruire » certains textes et à en montrer la portée,
3 « Mais les rougeurs, trembler et pâlir, le cœur qui faut, le souffle qui se suspend et les tempêtes noires de désir... »
« Elle devait, me regardant, rêver à une vie différente de celle qu’elle s’était faite en épousant, jeune, un homme riche, comme elle avait fait Léopold épouser Blandine, pour se retrouver veuve tôt, comme il m’eût bien plu que Léopold le devint, maîtresse d’une fortune que sa sagacité lui permit d’accroître, mais, la vénusté passée, ne pouvant plus espérer un amour » (p. 110).
4 Nous ne résistons pas à l’envie d’en citer quelques-unes ; « les plaintes du jaloux ne font pas son bonheur et il faut prendre de force les femmes qui ne se donnent pas » (p. 195) ; « on n’accorde la victoire qu’à celui qui se présente en vainqueur » (p. 236) ; « on ne se fait une place dans la société qu’en titillant le snobisme » (p. 233) ; « la beauté promet tout à une femme et lui fait croire qu’elle peut choisir son destin » (p. 247) ; « on ne se remet jamais de sa mère » (p. 339) ; « venu un certain âge, on ne fait plus la fine bouche sur les plaisirs » (p. 345).
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Référence papier
René Andrianne, « Interview critique de Jacqueline Harpman », Textyles, 9 | 1992, 201-210.
Référence électronique
René Andrianne, « Interview critique de Jacqueline Harpman », Textyles [En ligne], 9 | 1992, mis en ligne le 11 octobre 2012, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/2035 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/textyles.2035
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