Madeleine Bourdouxhe, attentive au signe de tout lieu
Texte intégral
1Dans les allées du cimetière, tandis qu’elle suit le cortège funèbre de Lénie, Clara évoque le souvenir de cette femme qui s’est enfermée dans sa surdité et qui s’est finalement suicidée. Intérieurement, Clara entend Lénie lui parler d’elle et lui expliquer son choix de mourir. Parmi ces propos prêtés à Lénie, me retiennent ceux-ci :
- 1 Pour les textes de Madeleine Bourdouxhe, j’utilise le éditions suivantes : La Femme de Gilles. Act (...)
Tu savais le prix de mon silence... Tu savais que nouée dans mon silence, je pouvais errer dans d’inconnues rumeurs, comme à la découverte d’un trésor enfoui, être attentive au signe de tout lieu (Sept nouvelles, p. 51)1.
- 2 D’après Faith Evans, cette nouvelle aurait été écrite entre 1980 et 1985. Elle paraît pour la prem (...)
2Cette nouvelle tardive2, Clara, brève et très dense, m’apparaît comme un texte emblématique de l’œuvre de Madeleine Bourdouxhe, où tout semble en suspens entre la vie et la mort. Dans la fragilité de l’incertaine existence, ce qui est du côté de la vie est senti, et dit, sur le mode de l’acuité extrême, de l’attention perçante à tout signe du lieu, des choses, des corps.
*
3Les récits de Madeleine Bourdouxhe sont composés de séries, courtes pour les nouvelles, plus longues pour les romans, toujours très scandées, de séquences dans lesquelles ce qui est donné à voir l’est en tableaux, ou plus encore en photographies noir et blanc. Tout se passe comme si l’écrivain prêtait au lecteur son regard, ou celui d’un personnage, généralement celui d’une femme, sur le lieu perçu dans l’instant,
4À l’ouverture de La Femme de Gilles, le regard saisit Élisa, « accrochée des deux mains à la barre de nickel du fourneau », tant la prend « un vertige de tendresse » à la pensée de l’imminente présence de Gilles. Plus tard, lorsqu’il vacille sous le coup du désir pour Victorine, Gilles peut se déplacer dans la cuisine, le lieu est connu :
Il se leva, tourna autour de la table, alla s’appuyer à la barre du fourneau et resta ainsi, debout, avec des yeux énormes fixés sur Victorine (F.G., p, 16).
5Autre image de Gilles ;
[Élisa] le revit nettement, assis devant le feu, les jambes étendues, les pieds appuyés sur la porte du four ouvert, avec cet air de repu sommeillant (F.G., p. 19).
6Une nuit, tandis qu’Élisa comprend que Gilles ne l’aune plus, elle quitte le lit commun et descend seule dans le noir :
Elle arriva à la cuisine, ferma la porte derrière elle, tomba agenouillée près du poêle éteint.
Sa tête se soulevait, se penchait en arrière et retombait dans ses bras appuyés sur la fonte glacée, toutes les quelques secondes, sous le choc de chaque sanglot (F.G., p. 25).
7Dans cette cuisine, véritable lieu scénique du drame, le poêle chauffe la soupe pour le retour de Gilles, réchauffe les corps ; la barre de nickel brille dans le temps du bonheur, sert de point d’appui à Élisa et à Gilles lorsqu’ils sont, tour à tour, submergés de désir ; la nuit, éteint, refroidi, le fourneau reçoit le corps d’Élisa qui vient de quitter le corps de Gilles, devenu froid, lui aussi.
8Enfin, parmi les ultimes images qui défilent dans son esprit avant de se jeter de la fenêtre du grenier, images de vie qui pourraient la retenir, Élisa se voit, « pleine de tendresse, accrochée des deux mains à la barre de nickel du fourneau ».
9De même que le fourneau, évidemment chargé d’une symbolique du « foyer », le jardin apparaît comme un lieu métaphorique. Au rythme des saisons météorologiques se succèdent les saisons du cœur : plénitude de l’été et bonheur ; hiver, pluie froide et désespoir ; printemps, soleil et lueur d’espérance frappée de doute.
10Dans le chapitre d’ouverture, Élisa a mis tiédir une bassine d’eau au soleil pour le bain des jumelles.
Elle sourit à Gilles qui, de la fenêtre, regarde le jardin.
Il aime cette étroite et longue bande de terre qu’il a bêchée et ensemencée les dimanches de printemps. C’est lui qui a construit le pigeonnier en briques roses, c’est lui qui a planté la haie de groseillers et placé la bordure de rochers le long du ruisseau qui traverse le jardin dans sa largeur.
Lorsqu’ils sont venus visiter la maison, lui hésitait à la louer. Mais Élisa aperçut ce bout de ruisseau. Gilles la regarda courir vers l’eau : elle avait encore son corps de jeune fille et deux petits seins durs sautillèrent dans son corsage. Lui, de voir ça il avait senti comme une grande plaque de bonheur et il s’était décidé tout de suite (F.G., p. 13).
11Le jardin et le corps d’Élisa sont intimement associés. Au début, Gilles regarde le corps d’Élisa dans le jardin, tandis que dans le finale, il sarcle le potager et Élisa vient à sa rencontre, lui offrant en quelque sorte le fils dernier né. Rencontre manquée.
Gilles sema la bordure de réséda, les feuilles poussèrent, d’un terne vert, épaisses, sans attrait. Chaque matin Élisa se pencha sur la bordure, vérifia les progrès des épis gonflé, non encore épanouis : ils s’ouvriraient bientôt, insignifiants, presque incolores, offrant en effluves leur invisible charme.
Aucun réséda n’avait encore fleuri.
Gilles, un sarcloir en main, profitait des dernières heures de clarté pour nettoyer un plant de laitues. Il se redressa, remonta lentement le sentier, vint s’asseoir sur le banc adossé au mur de la maison. De la fenêtre de la cuisine, Élisa l’avait vu revenir. Elle descendit l’escalier de briques, avec l’enfant dans les bras.
– Tu vas voir, dit-elle, comme il marche déjà bien. Il suffit de l’aider du doigt... Il regarda, avec un sourire distrait (F.G., p. 111).
12Les jumelles s’installent près de Gilles. Élisa s’assied sur les marches de l’escalier avec le bébé. Il règne une étrange paix.
Qu’aucun geste ne se dessine... qu’aucun souffle ne se lève... l’heure est précieuse. Fin ou fragile commencement ? On dirait qu’une chose va naître ou mourir (F.G., p. 112).
13Le regard s’attache le plus souvent aux choses et au lieu les plus proches, les plus quotidiens. Cependant les déplacements des personnages peuvent être l’occasion de vues plus larges sur l’environnement. Ainsi, la course nocturne d’Élisa qui suit Gilles pour découvrir où et comment il voit Victorine est prétexte à décrire un vaste paysage, entre ville et campagne, où l’habitat s’égrène à la lisière des champs, tandis que se dessine dans la brume la masse de l’usine De surcroît, comme elle s’est arrêtée pour attendre Gilles qui bavarde dans une boutique, cachée dans l’obscurité, Élisa se remémore les courses qu’elle faisait avec sa mère pour porter le linge repassé chez les clients « qui habitaient la banlieue » : surgissent alors les lueurs des coulées rougeoyantes des hauts fourneaux sur fond de collines sombres.
- 3 Pierre Fontanier, Les Figures du discours. Intr, par G. Genette, Paris, Flammarion, 1968, p. 390.
14Faire courir Élisa dans la nuit, la faire rêver aux trajets de l’enfance, en tramway le long du fleuve : autant d’artifices de l’écrivain pour ménager, emboîtés l’un dans l’autre, deux développements de l’hypotypose », figure qui selon Fontanier « met les choses en quelque sorte sous les yeux, et fait d’un récit ou d’une description, une image, un tableau »3. Une telle extension de la description est exceptionnelle chez Madeleine Bourdouxhe, qui procède plutôt par petits traits, brefs, acérés. Ici, la romancière s’est comme oubliée à rêver au paysage de sa propre enfance.
15Attentive, Madeleine Bourdouxhe l’est également aux signes des corps. Là, c’est le détail fugitif qu’il faut capter car les corps bougent. Élisa regarde Gilles, quand il rentre du travail :
Il enlève sa veste de travail, passe une main calleuse dans ses cheveux, s’assied. Sa chemise s’entrouvre sur son torse nu, il se frotte un peu la poitrine, là où il y a une petite touffe de poils (FG., pp. 11-12).
16Plus loin, Gilles regarde Victorine, qui vient d’entrer :
Elle s’assit de biais à la table, en face de Gilles. Elle prit un carnet pour timbres-primes qu’Élisa avait déposé là et machinalement elle se mit à coller les timbres.
Le désir ça naît comme ça, d’un rien. Gilles vit une petite gueule rouge qui s’ouvrait toutes les quelques secondes pour laisser passer une langue étroite que deux doigts caressaient doucement d’un petit carré de papier (F.G., p. 15).
17Le rythme de La Femme de Gilles est lent. C’est celui de gens de condition modeste, d’une femme d’ouvrier dont l’univers est limité à cette maison, ce jardin, cet homme, cette famille (sœur, mère), ces enfants. Le regard épouse les lenteurs d’une femme qui n’a que son cœur et son corps pour comprendre ce qui lui arrive.
18Il en va de même pour la femme du garagiste, le personnage de la nouvelle de 1949, Anna. Prisonnière d’un garage de banlieue ou de village, Anna a tout le loisir de regarder.
Elle regarda Nicolas raccrocher le tuyau à la pompe, rendre la monnaie. Elle regarda la voiture qui traversait, reprenait sa droite, filait sur la route de Maisons-Alfort. Une autre voiture s’arrêta en face, chez le collègue. En face, la femme était longue, sèche, plus âgée qu’Anna, Elle portait un chignon démodé sur le sommet de la tête. Elle n’employait pas d’épingles à cheveux, elle maintenait son chignon avec quatre ou cinq clous qui se croisaient, formaient rosace autour du chignon : une vraie curiosité. Anna regarda la femme qui servait elle-même, raccrochait le tuyaux à la pompe. Anna regarda la voiture reprendre sa droite, filer dans l’autre sens, sur la mute de Maison-Alfort (Sept nouvelles, p. 7).
19Arma regarde et nous, nous regardons Anna préparer le repas, Anna « penser » et « imaginer », avoir des visions de mort, d’accident, de sang qui gicle. Anna regarde :
À travers les vitres, il n’y a que des vitres ici, Anna voit la femme d’en face. Anna voit un homme qui arrive toujours à cette heure-ci et s’arrête sur le trottoir d’en face ou bien sur celui-ci, selon la position du soleil et selon son envie de chaleur ou d’ombre. Il se met là, à cause des autos qui s’arrêtent, et il tend sa casquette, il secoue sa casquette, parce qu’il a une maladie nerveuse. Quand l’homme s’arrête de marcher, la pointe de ses pieds reste au sol, mais ses talons vont et viennent et secouent l’homme tout entier. Sa main gauche secoue sa casquette tendue ; son bras droit est replié vers l’épaule et, de cette main ouverte, c’est comme si, éternellement, il faisait le bonjour. Ce n’est pas de chance pour Anna d’avoir sous les yeux un type comme cela. Il est là, sur la route pleine de soleil. Le soleil chauffe l’homme et fait luire les clous dans les cheveux de la femme. Des autos filent sur la route. Des autos et des motos, qui éternellement font bourdonner le silence. Anna ferme les yeux. Anna voit, et voit comme si elle le voyait, une moto qui arrive à toute allure, escalade le trottoir d’en face, écrase la femme au chignon. Le sang gicle, par jet, par gerbe, se répand partout, poisse tout, les pompes, les pavés, les murs, le mendiant, la route tout entière (Sept nouvelles, p. 13).
20Elle entend le téléphone, la voix de son compagnon de danse, Boby, et elle se voit, légère, virevolter avec Boby, faire l’amour avec un homme.
Anna pensait, sans s’exprimer en mots, mais c’est comme si les mots étaient. Je suis couchée avec cet homme auprès de moi. Je suis moi couchée, et à la fois hors de moi, et c’est comme si je me voyais. Je vois un homme et une femme couchés (Sept nouvelles, p. 15).
21Le pouvoir de vision est grand chez une femme esseulée, dont l’univers est réduit à un garage, qui n’a même pas « un de ces airs » de garage de cinéma, « lieu pour grands crimes et grandes amours ».
Ah ! qu’ils y viennent voir, les metteurs en scènes, dans mon garage. On voit bien qu’ils n’y vivent pas. Il ne se passe rien dans un garage (Sept nouvelles, p. 8).
22Il ne se passe rien. Elle n’a que des visions, Anna, imaginaires ou réelles, comme celle du mendiant affligé de maladie nerveuse. Il ne se passe rien dans la vie d’Anna, que sa lèvre fendue par le coup de poing de Nicolas, que la soumission de son corps au désir de Nicolas, que le recommencement de la journée, avec toujours les mêmes visions : la toute, « la lueur des pompes allumées », la femme au chignon, le « mendiant sautilleur » (p. 22).
23Toute la puissance de cette nouvelle tient dans ce regard d’Anna, qui se heurte à la vitre et ne voit à travers qu’un univers désespérément borné.
- 4 En 1949, Simone de Beauvoir citait La Femme de Gilles comme illustration de la position d’inégalit (...)
24Si l’œuvre de Madeleine Bourdouxhe a été perçue, à juste titre, comme une protestation contre l’aliénation de la femme4, la romancière a su, sans doute dans la même intention de revendiquer la liberté, construire un personnage, Marie, situé tout entier du côté de la vie.
25Le roman Wagram 17-42, publié en 1943 sous le titre À la recherche de Marie, montre une femme à la reconquête de son désir. Désir d’un homme certes, mais avant tout désir de vivre, de découvrir le monde, celui de la rue, des cafés, des trains, désir de s’appartenir autant que d’aimer. Marie, elle, ne s’attarde pas à regarder les choses d’un espace étriqué. Elle appartient à une autre classe sociale, c’est une petite bourgeoise assez instruite pour donner des leçons de latin à un gamin. Elle a plus de ressources que les Élisa, Anna, Louise.
26L’ouverture du roman présente un couple conventionnel en vacances au bord de la mer. Atmosphère bien croquée de la petite station balnéaire des années trente. Quoique toute vouée à son époux, Jean, Marie s’absente, d’esprit, et de corps. Elle se promène seule, un soir, bissant Jean au bavardage mondain de l’hôtel. Elle s’aventure seule dans une barque sur la mer et redécouvre le plaisir de l’eau. Plus avant, elle rencontre un très jeune homme, qui deviendra son amant. Jusque là, l’histoire est banale. Ce qui l’est moins, c’est la progression de Marie, qui se dégage de l’univers quotidien, s’échappe dans Paris, seule.
27Elle bouge sans arrêt. Elle aussi est attentive au signe de tout lieu, mais les lieux changent. Elle va vite. Elle observe mais ne s’attarde jamais dans la fixité d’un regard qui se perdrait sur d’obsédantes visions. Marie ne rêve pas, elle va, elle marche, elle prend les trains, elle vit.
Marie ne rentra pas chez elle. Elle marcha encore dans Paris, au hasard, la tête et le cœur vides. Elle ne vivait que dans la minute présente, elle ne pensait qu’à ce qui s’offrait d sa vue, au long des rues et des boulevards. Faubourg du Temple, un homme s’emplit la bouche de pétrole, y met le feu, crache des flammes énormes. Plus loin, un couple chante en duo une chanson misérable et nostalgique. Un homme passe, vêtu d’une gabardine usée, coiffé d’un béret basque ; il pousse une voiture où dort un enfant ; deux autres enfants marchent à ses côtés, accrochés à chacun de ses bras ; longtemps, Marie suit le même trajet que lui. Elle s’assied dans un square, parle à trois petites filles qui jouent à ta balle. À l’Opéra, elle s’appuie à la balustrade de la bouche de métro, regarde le beau dragon à cheval. Elle descend les marches, entre dans une voiture, la quitte à une station dont le nom lui plaît (Wagram, p. 49).
28Marie s’arrête rarement. Elle se déplace, au propre et au figuré, pour ne pas rester captive de Claude, sa sœur malheureuse qui tentera de se suicider, de Denis, l’intellectuel macho qui ne conçoit pas qu’une femme lui résiste, de Jean, l’époux, qui s’engage de plus en plus dans le train-train de sa vie de petit cadre.
29Symboliquement, les rencontres avec l’amant ont lieu au terme de grandes marches dans Paris, d’un long voyage en tram.
30Seuls temps d’arrêt ou de lenteur : le moment où Marie se redonne à sa mère comme pour mieux renaître (pp.82-83), les heures du voyage en train vers l’amant (pp. 135-140), la fin de la nuit, avec l’amant (pp. 144-146). Dans ce dernier fragment surtout, le regard s’attarde : « le regard perdu dans les dessins lumineux de la chambre, elle rêve, presque au bord du sommeil » (ib.). Un peu après, elle regarde par la fenêtre, « et elle découvre ce qu’elle va quitter » (p. 145). Mais elle ne s’abîme pas dans le regret et, comble de liberté, elle rentre à Paris, retrouve Jean, l’amour pour l’amant ne brisant pas les liens tissés avec l’époux.
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- 5 En 1944, Sous le Pont Mirabeau paraît à Bruxelles, aux Éditions Lumière. C’est un récit, que Faith (...)
31Deux romans, huit nouvelles5, une dizaine de femmes, autant d’hommes. Toujours, la perception est celle d’une femme qui sent les lieux, les choses, les êtres qu’elle aime, désire, cesse d’aimer. Cependant, l’écriture de Madeleine Bourdouxhe n’est pas celle de l’analyse psychologique de la tradition classique française. Entre 1935 et 1950, elle élabore une œuvre que l’on se plaît peut-être trop à détacher du contexte de l’époque.
32En Belgique, dans les années trente, elle a pour ami Victor Serge, le révolutionnaire bolchévique. À Paris, pendant et après la guerre, elle fréquente Sartre et Simone de Beauvoir, Elle a dû bien connaître Sartre, sinon sa modestie lui eût interdit de me parler de lui en 1992 comme d’un « copain » qu’elle voyait régulièrement.
- 6 On trouvera dans Textyles n° 6 (1989), pp.21-27, une description précise du milieu dans lequel Le (...)
33Madeleine Bourdouxhe avait une formation philosophique acquise à l’Université de Bruxelles vers 1925. En 1936, elle publie Vacance dans Le Rouge et le Noir, revue anarchiste bruxelloise, qui parut de 1930 à 1938, et où elle voisine avec Constant Malva et des intellectuels de premier plan à l’époque6.
34Le caractère engagé de sa production, qui met en scène des femmes appartenant à la classe ouvrière ou à la petite bourgeoisie, s’inscrit dans des courants progressistes de l’époque du Front Populaire.
- 7 La page de couverture de ce fascicule est reproduite dans l’édition « Babel » de La Femme de Cille (...)
35Quant à ce que je nommerais volontiers son « écriture du regard », elle va dans le sens des recherches pour un « nouveau roman ». Sans vouloir trop jouer sur les étiquettes d’école, attribuées a posteriori, il faut insister sur le sommaire des Temps modernes de janvier 19477, où le nom de Madeleine Bourdouxhe figure à côté de ceux de Nathalie Sarraute, Simone de Beauvoir, Maurice Merleau-Ponty et Constant Malva. Sarraute s’efforcera de faire entendre autrement la parole, la sous-conversation comme elle dira plus tard, et prétendra ainsi échapper à l’analyse psychologique. Beauvoir inaugure la critique moderne de la condition féminine et elle saluera Madeleine Bourdouxhe dans Le Deuxième Sexe. Merleau-Ponty ébbore en France une phénoménologie de la perception. À la dernière page de Wagram 17-42, Marie dit à sa sœur : « La vie n’est pas une histoire qu’on raconte. Tout au plus, cela pourrait-il être une histoire que l’on montre... »
36Certes, La Femme de Gilles a paru en 1937, juste avant les premières publications de ceux qui se trouvent rassemblés en janvier 1947. Mais il n’y a point de hasard dans un tel sommaire : faisons confiance à Sartre !
37On se plaît à répéter que Madeleine Bourdouxhe s’est tenue à l’écart des milieux littéraires et on lui en fait gloire. Nous cultivons volontiers en Belgique ce mythe de la marge, du talent solitaire. La carrière de Madeleine Bourdouxhe donne à méditer. Lorsqu’elle semble s’être véritablement retirée, se repliant sur le milieu plus exclusivement belge de la « Libre Académie », elle cesse de publier et son œuvre brillante est oubliée pour trente ans.
- 8 Au terme de ce parcours, je me dois de signaler quelques travaux sur Madeleine Bourdouxhe, que mon (...)
38L’écriture du regard, du silence, de la perception intime des choses, ou de l’incommunicable de la solitude, peut-elle indéfiniment se soutenir dans la méconnaissance et l’isolement ? Élisa et Lénie meurent de subir, puis de choisir, le silence8.
Notes
1 Pour les textes de Madeleine Bourdouxhe, j’utilise le éditions suivantes : La Femme de Gilles. Actes Sud, Labor, L’Aire, 1990, coll. Babel ; Sept nouvelles. Paris, Ed. Tierce, 1985 ; Wagram 17- 42. Marie attend Marie. Paris, Ed, Tierce, 1989. J’utiliserai les abréviations F. G, et Wagram.
2 D’après Faith Evans, cette nouvelle aurait été écrite entre 1980 et 1985. Elle paraît pour la première fois dans le recueil Sept nouvelles. Voir M. Bourdouxhe, A Nail, a Rose. Translated and introduced by Faith Evans. Londres, The Women’s Press, 1989.
3 Pierre Fontanier, Les Figures du discours. Intr, par G. Genette, Paris, Flammarion, 1968, p. 390.
4 En 1949, Simone de Beauvoir citait La Femme de Gilles comme illustration de la position d’inégalité où se retrouve la femme dans la relation sexuelle. « Mais ce qui la blesse davantage [la femme], ce sont les paroles qui contestent la fusion à laquelle pendant un moment elle avait cru, La “Femme de Gilles”, dont Madeleine Bourdouxhe a raconté l’histoire, se rétracte quand son mari lui demande : “Tu as bien joui ?” Elle lui met la main sur la bouche ; le mot fait horreur à beaucoup de femmes parce qu’il réduit le plaisir à une sensation immanente et séparée. “C’est assez ? tu en veux encore ? c’était bon ?” Le fait même de poser la question manifeste la séparation, change l’acte amoureux en une opération mécanique dont le mâle a assumé la direction »
(Le Deuxième Sexe. Paris, Gallimard, 1942, Tome II, p. 162). Après l’oubli, Madeleine Bourdouxhe fut redécouverte par le mouvement des femmes en Belgique. C’est ainsi qu’elle publia Blanche, une des Sept nouvelles, dans la revue féministe belge, Voyelles, en 1981. Dans la même mouvance, Françoise Collin prit l’initiative de publier ces nouvelles en 1985, puis Wagram 17-42 en 1989, dans la collection « Littérales » des Éditions Tierce, à Paris. Quant à Marcelle Marini, qui signe l’« Avant-propos » de Wagram, elle fut de longue date une personnalité active dans le domaine de la création littéraire féminine où elle se signala particulièrement par son livre Territoires du féminin avec Marguerite Duras (Paris, Minuit, coll. Autrement dites, 1977), Françoise Collin et Marcelle Marini ont ainsi beaucoup contribué à la reconnaissance trop tardive de Madeleine Bourdouxhe. L’intérêt renouvelé pour l’écrivain fut relayé dans l’aire anglo-saxonne par Faith Evans, dont la traduction paraît, notons-le, chez Women’s Press.
5 En 1944, Sous le Pont Mirabeau paraît à Bruxelles, aux Éditions Lumière. C’est un récit, que Faith Evans inclut dans sa traduction des nouvelles. Le texte est, en effet, un récit, très autobiographique ; une femme belge est emportée sur la route de l’exode en 1940 avec un bébé qu’elle a mis au monde deux jours avant l’invasion allemande.
6 On trouvera dans Textyles n° 6 (1989), pp.21-27, une description précise du milieu dans lequel Le Rouge et le Noir a vu le jour : J.-F. Füeg, « André Baillon et Le Rouge et le Noir ».
7 La page de couverture de ce fascicule est reproduite dans l’édition « Babel » de La Femme de Cilles.
8 Au terme de ce parcours, je me dois de signaler quelques travaux sur Madeleine Bourdouxhe, que mon propos ne m’amenait pas à citer mais dont la lecture me fut profitable :
-
Nathalie Miklos, « Entre l’amour et la douleur, le désir. La Femme de Gilles, de M.B. », dans Cuadernos de filologia francesa, n° 4, 1990, pp.123-153.
-
Colette Nys-Mazure, « La Femme de Gilles », dans Indications, 1988, n° 5, pp.1-3.
-
Michel Thorgall, Lecture de La Femme de Gilles, coll. Babel.
Pour citer cet article
Référence papier
Claudette Sarlet, « Madeleine Bourdouxhe, attentive au signe de tout lieu », Textyles, 9 | 1992, 19-26.
Référence électronique
Claudette Sarlet, « Madeleine Bourdouxhe, attentive au signe de tout lieu », Textyles [En ligne], 9 | 1992, mis en ligne le 11 octobre 2012, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/2010 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/textyles.2010
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