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Comptes rendus

De Paul Heusy à Jean-Baptiste Baronian

Marianne Michaux, Laurence Brogniez, Catherine Gravet, Paul Aron, Paul Aron, Jean-Pierre Bertrand, Nancy Delay, Nancy Delay, Jean-Pierre Bertrand, Jean-Pierre Bertrand, Pierre Halen, Rémy Poignault, Marc Lits, Marc Lits, Françoise Chenet, Renée Linkhorn, Pierre Halen, Catherine Gravet, Cécile Michel et Catherine Gravet
p. 296-324

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Texte intégral

Paul Heusy, Gens des mes. Préface et notes de Paul Delsemme. Bruxelles, Académie Royale de Langue et de Littérature Françaises, coll. Histoire littéraire, 1994, 256 p.

1Avec la publication d’Un coin de la vie de misère, paru en 1878 à Paris, Paul Heusy est considéré comme le premier écrivain naturaliste belge. Patronné par Léon Cladel, l’ouvrage remporta un succès honorable, mais son auteur semble s’évanouir dans la nature et ses biographes, G. Charlier et G. Vanwelkenhuyzen, sont incapables de reconstituer la fin de sa carrière et même de fournir la date exacte de son décès.

2P. Delsemme nous présente ici une oeuvre à ce jour inédite de Heusy, Gens des rues, composée de courtes nouvelles données à un journal parisien, Le Radical. Retraçant le parcours de l’auteur, Delsemme évoque les débuts du jeune avocat, tourné vers le combat social, puis se consacrant professionnellement au journalisme à Paris, et entamant une carrière littéraire sous le protection de Léon Cladel qu’il fait connaître à ses amis belges. C’est en 1882 que Heusy inaugure une longue et fructueuse collaboration au Radical, entrecoupée par un séjour de quatre ans aux États-Unis, jusqu’en 1908, date d’un nouvel exil américain. Saisi d’un désir nostalgique, il rentre à Paris en 1913 et, fort âgé, reprend du service dans les rédactions pout remplacer les journalistes envoyés au front. Il meurt le 22 octobre 1915.

3Tenant d’un réalisme ascétique, fondé sur l’observation stricte de la réalité et du document humain, Heusy, quoique admirateur de Cladel, ne partage pas le crédo de l’écriture artiste, et, seul, avant les véritables succès du naturalisme, crée un genre, l’étude de pauvre », reconnu et apprécié, semble-t-il, à son époque.

4Sur le ton d’un constat sobre, son livre illustre la précarité de l’existence des petites gens de Paris, à la merci du moindre coup dur. Le travail quotidien est décrit comme un lent processus de déshumanisation, au terme duquel l’être humain est irrémédiablement réduit à l’état de machine ou à celui d’animal ; seuls survivent ceux à qui l’amour de l’argent finit par tenir lieu de tout sentiment. Rien ne semble pouvoir échapper à ce processus de dégradation généralisée, ni la justice, ni la lutte sociale, minées l’une par l’indifférence, l’autre par la trahison. L’attachement aux lieux, surtout à Paris, met une petite touche d’espoir dans ces croquis pris sur le vif dont la précision et la cruauté ne se démentent que rarement.

Jean-François elslander, Rage charnelle. Présentation de Paul Aron. Paris, Séguier, coll. Bibliothèque décadente, 1995, 357 p.

5Après nous avoir offert en 1993 la réédition de L’Homme en amour de Camille Lemonnier, Jean de Palacio ouvre une nouvelle fois sa collection à un auteur belge, nous livrant un texte à la fois fascinant et irritant, qui surprendra sans aucun doute le lecteur contemporain. Si Rage chamelle (1890) de Jean-François Elslander a bien sa place dans la « Bibliothèque décadente », il aurait également pu être rangé parmi les volumes de Des Esseintes, qui se serait délecté de son érotisme macabre tout en contemplant des gravures de Rops et d’Ensor pour en pimenter la lecture. Les errances du Marou, le héros du livre, dans des bois gonflés d’une sève qui taraude son désir inassouvi, ne sont pas sans évoquer la course effrénée de Gilles Rais dans une forêt qui se transforme et se pervertit au contact de ses pensées lubriques. Comme le personnage décrit par Huysmans dans Là-bas, la figure du Marou, qui n’aurait pu être qu’un « cas » naturaliste, acquiert une dimension tragique par sa démesure qui en fait un monstre dont les excès inspirent tantôt la pitié, tantôt l’horreur, et qui font largement déborder le roman de son cadre réaliste.

6Dans sa présentation, Paul Aron nous propose plusieurs pistes de lecture pour aborder ce texte qui, comme de nombreuses œuvres de la fin du siècle, échappe aux classifications traditionnelles de l’histoire littéraire.

7Une étude biographique s’avérait nécessaire pour nous rendre plus familier cet auteur oublié et nous permettre de mieux comprendre son parcours dans le monde des lettres ainsi que ses choix esthétiques. On peut ainsi aisément concevoir que le jeune écrivain, issu d’un milieu modeste, ait misé sur l’excès et la provocation pour assurer à son premier roman une entrée remarquée dans le champ littéraire, auréolée du parfum de scandale qui accompagnait habituellement les publications de son éditeur, Henry Kistemaeckers, habitué des tribunaux pour avoir fait imprimer les œuvres naturalistes les plus audacieuses de Lemonnier, Richepin ou Eekhoud. Par contre, l’activité de pédagogue exercée par Elslander peut surprendre à première vue. Mais la valeur démonstrative de ce texte qui livre une peinture outrancière des instincts pervertis n’entre pas forcément en contradiction avec un projet éducatif dont les thèses « anarcho-évolutionnistes » défendaient une formation échappant aux corruptions de la soicété moderne.

8Enfin une analyse plus approfondie du texte montre que Rage charnelle est un exemple symptomatique de la crise qui frappe le roman en tant que genre au tournant du siècle. Si le point de départ est en effet naturaliste, l’atmosphère hallucinatoire qui baigne le récit, digne d’un Lautréamont ou d’un Poe, tend à faire basculer le roman dans l’imaginaire pur. Echappant aux cadres romanesques traditionnels, le texte prend la forme d’une litanie qui se fait l’écho du délire obsessionnel du protagoniste et devient le lieu de convergence entre prose et poésie, entre plastique et écrit. Paul Aron rappelle à juste titre le compliment que Mallarmé adressa à Rodenbach pour avoir réussi à abolir les frontières entre roman et poésie dans Bruges-la-Morte. On peut également trouver, dans la puissance expressive des images créées par Elslander, proches des visions cauchemardesques d’Odilon Redon, les qualités picturales de l’écriture que les critiques étrangers admiraient particulièrement chez les auteurs belges.

9À la lecture de Rage charnelle, une question se pose : le roman peut-il se débarrasser des contraintes du réalisme sans engendrer des monstres ? En effet, si le sommeil de la raison fait du Marou une brute, un animal sauvage en proie à ses instincts, il donne lieu également à un roman monstrueux, hybride et déséquilibré qui souligne bien le manque de pertinence des étiquettes comme naturaliste, décadent ou symboliste, trop souvent utilisées pour rendre compte des phénomènes littéraires complexes de la fin de siècle.

10Notons que le lecteur retrouvera, en annexe, les textes de quelques contemporains d’Elslander, qui lui feront comprendre sans peine pourquoi Maeterlinck préférait employer le terme de sadisme pour parler de la décadence. Les qualités de la présentation et du choix des textes feront d’autant plus regretter que le texte lui-même n’ait pas fait l’objet d’une correction plus attentive qui aurait permis d’éviter les trop nombreuses fautes de frappe.

Mario ARIS, Bruxelles la nuit. Physiologie des établissements nocturnes de Bruxelles. Suivi de Un dénonciateur de la débauche, par Francis Sartorius. Bruxelles, Labor, coll. Bruxelles-capitale n° 5, 1994, 96 p.

11On s’étonne que le récent catalogue des Éditions Labor, version 1995, ne mentionne nulle part la nouvelle collection « Bruxelles-capitale », en dépit des six titres d’ores et déjà parus. Officiellement encouragée par la Région bruxelloise et la Rtbf, cette série entend éditer ou rééditer des textes montrant Bruxelles « dans tous ses états » : « Bruxelles passion, Bruxelles dérision, Bruxelles littéraire, historique, anecdotique, ironique, Bruxelles désigné du doigt... ». Il ne s’agit pourtant pas d’enfermer la ville dans un quelconque carcan identitaire ; Émile Van Balberghe, le directeur de cette collection, y voit surtout l’occasion d’entretenir une double passion, pour les livres et pour la ville, en dénichant les œuvres les plus surprenantes. Comme pour la collection Espace Nord – postmodernisme oblige –, rien n’a été a priori exclu ; les textes retenus, dès lots, sont plus curieux les uns que les autres, le plus passionnant étant sans doute le n° 2 : Bruxelles rigole... Mœurs exotiques (1883), dû au « naturaliste » Henri Nizet.

12Le livre de Mario Aris, Bruxelles la nuit, publié en 1871 par l’éditeur-libraire Ch. Sacré-Duquesne, est un très curieux document qui, comme l’indique le sous-titre : Physiologie des établissements nocturnes de Bruxelles, s’attache à décrire « des établissements sans nom qui, déguisés en cafés, vivent de la débauche » (préface de l’auteur, p. 5). Les pages qui suivent se veulent « bouillantes d’indignation et de dégoût » puisqu’il s’agit de « préserv[er] quelques personnes de tomber dans ces culs-de-basse-fosse ignobles ». Le propos est cependant ambigu : certains ne les ont-ils pas lues comme un guide d’un genre un peu particulier ? Du Café Russe au Café Riche en passant par la Taverne de l’Alcazar, le lecteur, quelque peu ébahi par le propos avant d’en être assez rapidement lassé, découvre la clientèle et les dames qui hantent des décors plus ou moins sordides ; les us et les coutumes de ces dix-huit lieux de luxure semblent être pour le moins connus de l’auteur. Il s’est donné bien de la peine pour protéger les honnêtes gens, il y a mis bien du cœur et il a le blâme facile, le vertueux Mario Aris.

13Selon Francis Sartorius dans son commentaire intitulé Un dénonciateur de la débauche, les textes de Mario Aris, initialement parus dans la presse bruxelloise au cours de l’année 1868, constituent un témoignage important pour l’histoire des mœurs et des mentalités en Belgique au xixe siècle et, plus spécialement, pour l’histoire de la prostitution à Bruxelles. Fr, Sartorius consacre une douzaine de pages très documentées à la production littéraire et journalistique de Mario Aris (pseudonyme de Jean-Marie-Arice-Edmond Bizonnet, né en Dordogne en 1842) à la fin des années 1860. Il espère ainsi donner l’élan à la réédition de tout ou partie des textes de M. Aris, parmi lesquels on retiendra le roman populaire Les Drames de Bruxelles,

14Tout cela, qui est imprimé sur papier sans acide, se cache derrière une couverture qui donne ses lettres de noblesse au texte ; elle est due au maquettiste de la collection : Stefan Duwez. On la verra comme suit : écartelée, en un d’azur à une lettre B d’or, en deux d’argent plein, en trois d’argent à la maison, maçonnée, pignonnée, ouverte et ajourée de sable, accompagnée d’une diligence couverte de sable, attelée de deux chevaux passant contournés, en quatre d’argent à la double quartefeuille d’or...

Carmen LICARI, Anna Soncini Fratta, André Fontainas et ses amis belges, avec des lettres inédites, 1889-1948. Firenze, Leo S. Olschki Editore, Quademi di Francofonia n° 7, 1994, 300 p.

15Acteur et témoin attentif de l’histoire du symbolisme, le poète André Fontainas (1865-1948) est né à Bruxelles. Il fait ses études secondaires à Paris, dans un lycée où il eut Mallarmé comme professeur d’anglais, et des condisciples nommés Ephraïm Mikhaël, Rodolphe Darzens, Pierre Quillard, René Ghil ou Stuart Merril. Pareil entourage donne la mesure des relations que le jeune poète, revenu à Bruxelles pour y faire son droit, sut développer en un réseau durable d’amitiés littéraires.

16La correspondance éditée dans le présent volume reprend une petite partie des milliers de lettres écrites et reçues par Fontainas. Les éditrices n’ont ici retenu qu’un choix de lettres inédites adressées par des correspondants belges. Elles ont volontairement négligé des échanges plus nourris, avec Valère-Gille, Eugène Demolder, Olivier-Georges Destrée, Georges Marlow et Albert Mockel qui, d’après elles, mériteraient des publications séparées. Par contre, et c’est ce qui fait le mérite de leur volume, une présentation très détaillée du contexte et des allusions littéraires transforme cette édition en un outil remarquable pour la connaissance de notre histoire littéraire, en particulier pour ce qui a trait à l’activité franco-belge du Mercure de France. Deux longues présentations – une soixantaine de pages – explicitent d’ailleurs la plupart des thèmes traités dans les lettres. La qualité de l’information n’y a d’égal que l’enthousiasme du propos. Parfois même, emporté par son élan, ce dernier dépasse-t-il sans doute les limites raisonnables : peut-on qualifier Les Racines de Maubel et Charles le Téméraire de Picard « d’œuvres majeures, de renommée internationale » (p. 57) ?

17Cette réalisation du département des langues et des littératures étrangères modernes de l’Université de Bologne tranche sur maintes publications par son sérieux et la qualité de sa présentation (table des lettres éditées et table des noms cités). Il reste sans doute – mais n’est-ce pas actuellement l’obstacle majeur ? – à le diffuser auprès des chercheurs et des étudiants de notre pays,

Michel DRAGUET, Khnopjf ou l’ambigu poétique. Bruxelles, Crédit Communal-Snoeck Ducaju & zoon, 1995, 447 p.

18Consacrée à l’œuvre d’un artiste que ses détracteurs ont souvent qualifiée de littéraire pour en occulter l’apport pictural, l’imposante monographie de Michel Draguet analyse en détail les relations que Khnopff sut nouer avec les principaux écrivains contemporains. D’ordre intellectuel, celles-ci ont d’abord trait aux lectures, nombreuses et personnelles, de Baudelaire, Mallarmé, Flaubert ou Maeterlinck. Khnopff cherchait son inspiration dans les auteurs symbolistes ou naturalistes. Son œuvre peinte explore systématiquement les thèmes qui leur sont chers : l’androgynie, l’animalité, le masque et b mort, le mystère du et des sens, le langage des fleurs et des teintes ou ce qu’après Joséphin Péladan, Dra guet appelle joliment la « rhétorique des fluides ». Tout le discours de la décadence alimente son imaginaire en quête de rêve et d’évasion.

19Avec les auteurs belges, toutefois, ces harmoniques de la pensée se muent en liens d’amitié ou de complicité. Et c’est de ce point de vue que l’historien des lettres lira la thèse de Draguet avec le plus grand profit. La richesse de l’iconographie, qui abonde en références inédites, fera en particulier découvrir les ouvrages que Khnopff illustre pour son propre compte, sans souci aucun de rendre ses illustrations publiques. Il orne son exemplaire personnel des Aubes de Verhaeren d’un portrait posthume (p. 169) ; il illustre La Guirlande des dieux de Giraud (p. 154) et insère dans une édition de La Vie secrète de Lemonnier un très beau dessin aux crayons de couleur.

20On peut également rapprocher son esthétique de l’image immobile du théâtre statique de Maeterlinck. L’une et l’autre sont attentifs à ce qui ne s’énonce pas dans le discours, à l’énigme des choses et à l’élaboration de symboles non réductibles à une interprétation allégorique.

21Les clients de Khnopff se recrutent pour une large part dans le milieu du Cerle des xx et de L’Art moderne. Les écrivains dont il se sent proche sont ceux que l’on croise dans ces salons : Rodenbach, Maeterlinck et Verhaeren, mais aussi Max Waller, Edmond Picard et l’ineffable propagandiste français de l’idéalisme fin de siècle que ses ennemis appelaient le « Sâr pédalant ». Avec eux, Khnopff ne se comporte pas comme un illustrateur, qui serait attentif à rendre les anecdotes ou le pittoresque des récits. Il intitule le plus souvent ses dessins ; « Avec Verhaeren » ou « Avec Grégoire Le Roy », signifiant par là qu’il accepte l’écriture « moins comme un champ narratif à illustrer que comme la rencontre d’états d’esprit parallèles qui évoluent et s’accompagnent en s’épaulant mutuellement » (p. 282). Les dessins de Khnopff appartiennent donc de plein droit à l’ordre de l’interprétation des textes : ils en orientent la lecture. Ils permettent donc aussi de relativiser certains jugements de l’Histoire, Khnopff consacre ainsi maints dessins aux Aubes de Verhaeren, une pièce que la critique continue à déprécier presque unanimement. Son témoignage ne confirme-t-il pas l’influence de la pièce ?

22Une pareille communauté de vues débouche, Draguet le montre bien, sur des projets communs. Khnopff participe à la création du Mirage de Rodenbach en 1903, et crée les costumes de Pelléas et Mélisande et de Monna Vanna pour le Théâtre Royal de la Monnaie en 1907 et en 1909.

23Par ailleurs, assez logiquement, Khnopff écrit des poèmes, publiés parcimonieusement. Ceux-ci s’insèrent dans un jeu complexe de traductions du pictural au littéraire dont l’époque était friande. Quant à la valeur littéraire de ces textes, elle suscite à mon avis plus de réserves que celles émises par Draguet. Que penser en effet de ce Sommet qui demeure « frigide

24devant l’amas turgide/ Des blancs nuages » ?... (cité p. 192). Les ambitions, si légitimes soient-elles, du dialogue des arts ne s’accompagnent pas toujours de grandes réussites.

Émile Verhaeren, Les Forces tumultueuses et autres poèmes. Choix et présentation par Georges Thinès. Paris, La Différence, coll. Orphée, 1994, 185 p.

25Le problème avec les anthologies c’est qu’elles font croire au lecteur hâtif (à l’acheteur) à l’existence de certains recueils inédits, posthumes. Selon un effet apocryphe bien calculé, certaines collections ont le savant plaisir de mettre au jour des livres qui ont la magie de gonfler les œuvres ou tout simplement de les dénaturer. La collection « Orphée » a ainsi créé de toutes pièces un Que la vie est quotidienne, .. de Jules Laforgue qui n’est rien d’autre qu’un ensemble de morceaux choisis, un vers célèbre servant de titre à un livre fictif, Plus récemment, la même collection vient de refaçonner un recueil tardif d’ÉmileVerhaeren, Les Forces tumultueuses (1902), de la même manière qu’elle avait donné en 1990 un Max Elskamp intitulé La Louange de la vie (plus conforme cependant à un recueil du même titre de 1898, mais augmenté). Heureusement, les dés ne sont jamais totalement pipés. Et le lecteur, attentif cette fois, s’aperçoit qu’il s’agit d’un choix de textes auquel on prête un peu abusivement un titre générique qui chapeaute l’ensemble de l’œuvre, en infléchissant singulièrement le sens de celle-ci.

26Soit. Un recueil de plus, dont on peut craindre qu’il ne disperse encore davantage la publication et la lecture de vraies œuvres, fussent-elles réputées difficiles (et pour cause, puisque à la longue elles finissent par n’être même plus accessibles) ou à tout le moins tentaculaires (on leur préférera alors des formules condensées) ou largement datées (ce qui nécessite un travail d’actualisation). Comme si le lecteur, supposé craintif, ne pouvait avoir accès à ces textes que sous la forme de digests ou de morceaux savamment choisis (selon des critères plus ou moins avoués qu’il serait sociologiquement intéressant de regarder de près). Une telle stratégie éditoriale repose entièrement sur la compétence, le savoir-faire et la sensibilité, sans oublier le renom, du sélectionneur – un écrivain dans le cas des éditions de La Différence – à qui il est demandé, somme toute, de dépoussiérer des livres. Cela a l’avantage, sinon la nécessité, de faire exister des poètes probablement trop bavards ou trop prolixes ou trop vieillots ou, comme c’est sans doute le cas de Verhaeren, les trois à la fois. Ne boudons cependant pas tout notre plaisir et contentons-nous de ce viatique ; cela n’empêche nullement par ailleurs qu’on republie intégralement le poète.

27Une lourde responsabilité incombait donc à Georges Thinès de présenter l’œuvre poétique de Verhaeren en ayant préalablement choisi un ensemble de textes issus de pas moins de dix-neuf recueils – soit environ cent cinquante pages censées représenter les neuf volumes de poésie publiés entre 1912 et 1933 au Mercure de France. Pan difficile et néanmoins tenu, en dépit de ce que toute anthologie peut avoir d’irritant et de contestable en son principe.

28Pourquoi ? Parce que c’est à une promenade à travers l’œuvre de Verhaeren qu’invite ce florilège. Dosage homéopathique : de 1 à 5 textes par recueil, pas davantage. On saura ainsi, en première approximation, de quelle tonalité, de quelle forme et de quelle poésie est fait chaque livre, des plaquettes de jeunesse (Les Flamandes, Les Moines) aux recueils de la maturité (Les Villes tentaculaires ; Les Flammes hautes), en passant par la célèbre trilogie noire (Les Soirs, Les Débâcles, Les Flambeaux noirs). On prendra le pouls d’un verbe poétique à l’étroit dans ses propres limites, travaillé du dedans au point de casser les codes lyriques et de faire éclater le carcan des mots de la tribu. Et on s’apercevra, en fin de compte, de la complexité de ce poète que la tradition scolaire a trop souvent édulcoré en le réduisant à un chantre des charmes et de la candeur des plaines flamandes, alors qu’il est aussi et essentiellement un des plus grands désenchantés et désenchanteurs de la fin du siècle passé, ce que G. Thinès souligne d’emblée dans l’intitulé de son texte de présentation : « Émile Verhaeren. La Célébration lyrique de la vie et de la mort ».

29Synthétique, didactique, directe, cette introduction présente la carrière et l’oeuvre de Verhaeren, expliquant, quelquefois trop sommairement, celle-ci par celle-là. Deux cycles donc dans cette vie d’écrivain, suivant une lecture biographique qu’avaient déjà donnée en leur temps S. Zweig, A. Fontaine, A. Mabille de Poncheville : d’un côté, il y aurait les poèmes pessimistes et doloristes, notamment ceux qui sont regroupés dans la trilogie noire ; de l’autre, ceux qui témoignent d’une confiance vitaliste plus accrue, auxquels correspondrait une autre trilogie, dite sociale, et qu’aurait inaugurés en 1889 la rencontre de Marthe Massin que Verhaeren épousa deux ans plus tard. Ce schématisme qu’ont remis entre-temps en question notamment Paul Aron et Christian Berg est certes mis à distance par Georges Thinès qui perçoit l’ensemble de l’œuvre de façon beaucoup plus dialectique, dans « un continuum sur lequel vien[nent] se greffer des ensembles thématiques de nature diverse – toujours inspirés par un mélange de tendresse et de violence qui définit l’essence du ton verhaerenien » (p. 8). Mais il est dommage que le critique n’ait pas approfondi davantage sa lecture fine et attentive des textes dans cette voie dialectique dont le plus grand mérite est d’intégrer, sans jugement de valeur, les aspects dépassés de l’œuvre (son emphase) et sa force novatrice. Si l’on entend sortir Verhaeren des clichés dans lesquels il (s’) est enfermé, il est urgent de le comprendre dans un discours de juste reconnaissance, qui fasse droit à tout ce que sa poésie a d’hybride, de visionnaire et de convenu, de noble et de trivial. Peut-on attendre d’une anthologie comme celle-ci, fût-elle assortie d’une introduction de qualité, qu’elle parvienne, sans tricher avec l’histoire, à faire découvrir qui fut Verhaeren et ce qu’il écrivit ? C’est peu sût. À trop vouloir embrasser, on étreint mal,

Maurice Maeterlinck, La Principessa Maleine. Traduction italienne de Roberta Ferrara. Introduction de Roberto Tessari. Palerme, Ed. Sellerio, 1994, 157 p.

30La production littéraire très vaste de Maurice Maeterlinck a pratiquement été entièrement traduite en langue italienne et le nombre de ces traductions n’a cessé de croître jusqu’à nos jours. (On se reportera à R. Renard, « La Diffusion de l’œuvre de Maeterlinck en Italie », dans Annales de la Fondation M. Maeterlinck, t. 1, 1955, pp.27- 90 ; et, pour une mise à jour, à : Littérature belge de langue française. Répertoire de traductions en italien. Bruxelles, Archives et Musée de la Littérature, 1994). À ce propos, La Princesse Maleine connut moins de succès que Pelléas et Mélisande ou L’Oiseau bleu, puisqu’elle n’avait été traduite une première fois qu’en 1914 par Momo Longarelli (Bari, Humanitas). La seconde version que propose Roberta Ferrara est donc la bienvenue pour rappeler au public ultramontain ce premier drame de l’écrivain gantois tellement apprécié par Gabriele D’Annunzio et Eleonora Duse.

31En France, lorsque Stéphane Mallarmé reçut un exemplaire de l’œuvre, imprimé chez Van Melle à Gand, il le confia à Octave Mirbeau qui fut littéralement bouleversé par cette lecture et publia un article des plus retentissants dans le Figaro du 24 août 1890 où il comparait le jeune dramaturge à Shakespeare. Mais, que devint ensuite La Princesse ? « Par un télégramme pressant, confie Maeterlinck en 1948, Antoine me demanda de la donner à son théâtre. Je la lui accordai avec joie ; puis, l’ayant immobilisée, il n’y pensa plus et, jusqu’ici, elle n’a pas vu la scène ni les mensonges du cinéma » (cfr Bulles bleues. Souvenirs heureux. Bruxelles, Le Cri, 1992, p. 166). En fait, l’auteur d’Onirologie (1889) avait composé son drame pour un théâtre de marionnettes, convaincu que tout être qui aurait l’apparence de la vie sans avoir la vie ferait appel à des puissances extraordinaires. Or, une mise en scène de ce genre posait problème sur un plateau de théâtre où « l’artifice des décors, des bruits extérieurs et même des interprètes risquait de contredire sans cesse la volonté de vérité intérieure du poète » (P.-A. TOUCHARD, « Le dramaturge », dans Maurice Maeterlinck 1862-1962. Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1962, p. 328). Le jeune dramaturge encore sous le charme du mystique flamand Ruysbroeck, qu’il venait de traduire, était également un familier des néo-platoniciens. Il avait, en outre, fait la rencontre capitale du maître de la poésie expérimentale de l’Idéal qu’était Villiers de L’Isle-Adam. Suivant l’idée exprimée d’une manière très différente par Villiers dans son admirable Eve Future (1886), Maeterlinck souhaite, au théâtre, une mise à mort de l’être extérieur apparent. Il tend à ne représenter qu’une ombre fragile (ainsi la petite Maleine), car le choc de cette rencontre fantasmatique peut seul amener le spectateur à franchir le seuil des profondeurs d’une âme et à percevoir les mouvements intérieurs indicibles qui font de chacun de ses actes un acte magique. Dès 1893, Lugné-Poe ne se trompait guère lorsqu’il plaçait ce drame parmi les premières provocations (avec le Concile féerique de Jules Laforgue) d’un authentique spectacle symboliste expérimental basé sur l’occultation de l’homme-acteur.

32Dans son introduction au titre suggestif de « Maleine : nocturne d’amour flamand parmi des constellations de symboles », le critique italien, Roberto Tessari, propose une analyse des éléments de cette modernité radicale qui constitue la plus pure négation de la mimésis naturaliste. Bien que Mirbeau ait accueilli La Princesse Maleine pour son « arrière-goût tardoromantique », on ne peut nier que les situations et les thèmes empruntés à Shakespeare aient été utilisés comme simples points d’appui d’une composition tout à fait originale par rapport à celle du dramaturge élisabéthain. En effet, la caractéristique principale du drame maeterlinckien est d’être focalisé sur l’ébauche de figures « somnanbuliques » enveloppées dans un sombre climat de fable postromantique.

33M. Tessari poursuit son étude des influences pour constater que l’écrivain gantois ne s’inspire que dans une moindre mesure du théâtre populaire de marionnettes, car il crée des « présences » scéniques sans aucun psychologisme et sans le moindre souci de vraisemblance. Et si Maleine « avec sa face verte et ses cils blancs » ne doit pas être jouée par une actrice, elle pourrait l’être aussi bien par une marionnette que par une créature de cire. En outre, Maeterlinck ne donne que des indications floues concernant le lieu, le temps et les espaces de l’intrigue. Par contre, il crée un jeu subtil d’interactions et de reflets entre ces données imprécises : « de même que la dimension spatiale de l’œuvre privilégie sans réserves des signes de prégnance métaphysique dense, sa dimension temporelle ne s’exprime pas en un calcul des heures et des jours, mais dans l’alternance des phénomènes atmosphériques et des épiphanies astrales évoquées pour consteller les présages, les progrès et l’accomplissement d’un destin irrévocable » (p. 15). Ysselmonde y apparaît comme « les faubourgs de l’enfer », de sorte que ce monde étrange et instable recèle avant tout une « parodie perfide et ingénue des certitudes naturalistes concernant les rapports entre les sujets humains et les choses objectives » (p. 16).

34Tout ce que La Prince ne véhicule de conventionnel et d’artificiel est provocateur et vise à réduire les personnages au rang de mécanismes uniquement soumis à la manipulation de leurs fils, La scène d’humains est abolie et seuls les fils ont de l’importance, puisque ce sont eux qui sont amenés à réciter le grand jeu des symboles. L’écriture elle-même reflète cette intention « somnanbulique ». Elle n’a aucun souci de respecter les règles du discours dramatique conventionnel donnant l’illusion de vraisemblance, mais tend à projeter dans l’œuvre une quantité extraordinaire de figures, d’événements, de couleurs et d’odeurs intentionnellement symboliques. Ainsi crée-t-elle un système organique autonome de signes aux sens mystérieux. Cette « véritable orchestration de symboles » (p. 18) constitue la spécificité première du langage dramatique maeterlinckien.

35Au terme de cette analyse dense et illustrée de nombreux exemples, M. Tessari conclut sur une note ésotérique qu’il reconnaît d’ailleurs un peu risquée. Il suggère que la linéarité du destin de Maleine et la cohérence élémentaire des symboles annonçant le dénouement fatal cacheraient une signification ésotérique plus profonde liée à des réalités initiatiques, gnostiques ou alchimiques. Il est un fait certain que l’auteur du Grand secret (1921) fut un amateur éclairé d’ésotérisme (comme il le fut aussi de mysticisme et de spiritisme), mais il faut préciser qu’il ne s’est jamais déclaré adepte convaincu d’une de ces doctrines en particulier. C’est pourquoi, même si l’œuvre véhicule une somme d’allusions occultes, elle n’a pas nécessairement été écrite dans le but de confier ou d’évoquer des secrets destinés aux seuls initiés. Elle a plutôt été composée, nous l’avons vu, dans l’intention d’initier et d’ouvrir le plus grand nombre aux mystères extraordinaires de notre univers. On peut remarquer, à ce sujet, combien la critique a souvent cherché la clé ésotérique de ce qu’elle considérait comme « pur chef-d’œuvre », qu’il s’agisse de Dante ou de Shakespeare. Dans cette perspective, M. Tessari rend donc un immense hommage à La Princesse Maleine.

Maurice Maeterlinck, Pelléas e Mélisande. Traduction et Introduction de Guido Davico Bonino. Commentaire musicologique d’Enrico Girardi. Milan, Feltrinelli, coll. L’Impronte, 1993, 123 p.

36Il s’agit de la neuvième traduction en langue italienne du chef-d’œuvre maetetlinckien. Parmi celles-ci, la version de Carlo Bandini (Spolète, Edizioni d’Arte C. Argentieri, 1922) rendait, certes, le texte original avec une intense émotion poétique contenue et une grande précision. Cette nouvelle version naît d’une approche tout à fait distincte qui reflète davantage la volonté d’objectivité du traducteur-critique pour qui une « grande partie du charme du style maeterlinckien (et, pour être sincère, une petite partie de son agacement) est basé sur la répétition » (pp.21-22).

37L’introduction s’ouvre sur une biographie des années de jeunesse de l’écrivain gantois jusqu’au premier séjour parisien de 1885, marqué par la rencontre de Villiers de L’Isle-Adam. L’accent est ensuite mis sut les rapports du dramaturge avec le jeune metteur en scène Paul Fort et sur les premières représentations, en 1891, au Théâtre d’Art, de L’Intruse et des Aveugles qui remportèrent « un succès fou » (p. 15), Aurélien Lugné-Poe avait participé à ce succès en tant qu’acteur. Il décida alors de se lancer dans la mise en scène et choisit de présenter le drame en cinq actes de Maurice Maeterlinck, Pelléas et Mélisande (1892). Il y jouerait lui-même le rôle de Golaud et dessinerait les costumes, tandis que le peintre impressionniste Paul Vogler s’occuperait du décor. En présence de Robert de Rothschild, de Clémenceau, de Mallarmé et de Debussy, la matinée du 17 mai 1893 au Théâtre des Bouffes-Parisiens se solda par une victoire personnelle pour Maeterlinck et pour le théâtre symboliste d’avant-garde (la critique s’en prit, par contre, à l’interprétation de Lugné-Poe). Cette première « bataille » n’eut, toutefois, pas le retentissement de la seconde, qui opposa les partisans et les opposants de l’interprétation musicale du Pelléas de Claude Debussy, en 1902, à l’Opéra Comique.

38La deuxième partie de l’introduction commence par une brève analyse des raisons du succès de Pelléas, La structure de ce drame comportant cinq actes et un nombre limité de personnages constitue une « forte nouveautés (p. 20) pour le public de Paul Fort habitué aux représentations de drames en un acte. Pelléas apparut, en fait, comme la première œuvre de longue haleine, sans surcharge, dans la production théâtrale symboliste française de l’époque. La seconde nouveauté concerne les lieux de l’intrigue qui sont très diversifiés et très nombreux. M. Davico Bonino en a dénombré quinze. Les répliques ont également fait l’objet d’une quantification précise qui n’a malheureusement pas été exploitée par la suite. Or, la diversité des lieux et des répliques évoque, pour le critique, les contes de fée du Moyen-Age, en particulier le Roman de Mélusine (1392) de Jean d’Arras. Ce type de saga comportait quatre phases : l’arrivée de la belle jeune fille-fée, le mariage avec un mortel, le pacte imposé à l’époux et la violation du pacte. Mais, de façon surprenante, M. Davico Bonino interrompt la comparaison sur ce point significatif, car il ne voit, dans Pelléas, « aucun pacte qui soit ensuite violé » (p. 21). Il poursuit par un rapprochement entre les personnages maeterlinckiens et « des figures d’archétypes de l’imaginaire des origines » (p. 21). Ainsi le personnage de Geneviève évoque-t-il, par exemple, Geneviève de Brabant qui fut accusée d’adultère par un amant éconduit du nom de Golo (proche de « Golaud »).

39Le troisième élément de nouveauté concerne le style caractérisé par une syntaxe simple et un lexique dépouillé, basé sur le procédé de la répétition. Le critique souligne, enfin, l’originalité du thème de la pièce, celui du destin fatal qui porte inexorablement à la mort. Ce destin est annoncé dès la première scène des servantes avec la tache de sang sur le seuil que l’on retrouve au dernier acte. Un résumé de l’œuvre complète cette introduction ; il est accompagné de notes intéressantes et de commentaires parfois légèrement désabusés (par exemple : « Prétendre déchiffrer les représentations symboliques de Maeterlinck est une ambition inutile », pp.26-27). Ce premier discours d’accompagnement est suivi d’une note bio-bibliographique sur Maurice Maeterlinck où l’on relève quelques coquilles, encore plus gênantes dans l’article suivant (surtout les « longs cheveaux [sic] de Mélisande » (p. 111) qui descendent de la tour !).

40Le second discours d’escorte ici proposé est le commentaire musicologique d’Enrico Gerardi intitulé « Mélisande, Debussy et le son ». Le critique se penche sur les quatre premières adaptations musicales dont Pelléas et Mélisande fit l’objet en une dizaine d’années. Il constate que Fauré (1898), Sibélius (1905), Debussy (1893-1902) et Schönberg (1903) n’ont pas tenu compte des personnages secondaires du drame maeterlinckien, ce qui a entraîné une réduction au niveau de la trame symphonique. Les musicologues étaient pourtant convaincus que seule la musique était en mesure de se rapprocher le plus de ce qui pour la poésie était inexprimable dans le drame symboliste. Mais les compositeurs sont restés plus pragmatiques et plus concrets, même Debussy alors que sa réflexion sur le texte maeterlinckien était une des plus profondes. Or, on constate que la mise en scène plus réaliste de Debussy a souvent mieux fonctionné que les mises en scène abstraites, ce qui peut sembler paradoxal puisqu’il s’agit d’un texte théâtral symboliste. Toutefois, précise M. Girardi, « Le Pélléas de Debussy est avant tout une très grande musique qui fonctionne d’elle-même au niveau théâtral, tout comme le Pelléas de Maeterlinck est avant tout un beau drame que seule la myopie de tant de directeurs de théâtre en prose exclut régulièrement du répertoire » (p.106).

41Le critique analyse ensuite les raisons de la réduction opérée par Debussy. Après avoir insisté sur le fait que cette réduction est, d’une certaine manière, compensée par une mise en relief très marquée de la psychologie des principaux personnages, il note que toutes les coupures, ajouts et variantes ne dépendirent pas de la seule volonté du musicien. En fait, Debussy n’eut pas toujours le temps de modifier ses partitions au rythme où Maeterlinck transforma son texte original. En outre, pour la première du 30 avril 1902, c’est la Direction du théâtre qui l’obligea à couper la scène très importante où l’on voit le petit Yniold occupé à déplacer la grande pierre. Enfin, la censure intervint pour faire enlever certaines répliques trop indiscrètes de Golaud. Il n’en reste pas moins que les figures de Mélisande et de Golaud chez Debussy sont beaucoup moins énigmatiques et moins nuancées. Ils se montrent, par exemple, ouvertement hostiles l’un envers l’autre, alors que Maeterlinck laisse planer le doute quant à la nature profonde de leur relation et de leurs sentiments respectifs. Et si l’écrivain gantois se fâcha avec Debussy, ce ne fut sans doute pas seulement pour la question du choix de l’actrice principale, mais parce qu’il comprit que son œuvre avait été, en quelque sorte, dénaturée.

42Enfin, M. Girardi précise qu’en réalité, le musicien français « atténua le symbolisme de Maeterlinck pour mieux traduire le matériel verbal en un matériel sur lequel il pouvait greffer une logique symboliste dans le sens musical du terme » (p. 115). En effet, la parole musicale ne possède pas, comme la parole verbale symboliste, un sens propre et un sens figuré. La musique symboliste ne peut suggérer qu’à partir d’un objet suffisamment réel. D’où cette nécessité pour Debussy de réduire le symbolisme maeterlinckien et d’inventer une parole musicale symboliste avec ses propres moyens. C’est ainsi qu’il exploita le silence comme moyen d’expression suggestif – ici le critique oublie de mentionner que l’idée vient de l’écrivain – et qu’il innova par une clarté exceptionnelle de composition, de vocalité et d’orchestration qui convenait à merveille au texte maeterlinckien.

43Au terme de cette lecture, on peut se demander s’il importe encore tellement que Maeterlinck ait été ou non dépossédé de son œuvre. Lui-même, dans les années vingt, s’était définitivement réconcilié avec le musicien et peut-être, entre-temps, avait-tl fait sienne cette sentence de Novalis qu’il avait traduit (cfr Fragments. Paris, Corti, 1992, p. 201) : « L’artiste appartient à l’œuvre, et non pas l’œuvre à l’artiste ».

André Gide et Christian Beck, Correspondance. Établie, présentée et annotée par Pierre Masson. Préface de Béatrix Beck. Genève, Droz, coll. Textes littéraires français, 1994, 293 p.

44Le plus parisien des écrivains de Belgique – le plus cosmopolite aussi –, Christian Beck, né à Verriers en 1879, a été de tous les combats littéraires du tournant du siècle. Collaborateur au Mercure de France et à La Revue blanche, nègre de Willy, familier de Fénéon, de Charles-Louis Philippe, de Jean de Tinan, tête de turc de Jarry dont il a été l’ami, fondateur de revues (La Vie nouvelle, 1900 ; Antée, 1905), naturiste et pataphysicien, il a laissé une œuvre digne de celles que certains personnages de Gide (dans Paludes et Les Faux-Monnayeurs, notamment) auraient voulu écrire : un roman surtout, qui mériterait d’être republié, Le Papillon (paru à Liège en 1910), mais aussi du théâtre aux accents pataphysiciens.

45Les rapports de Christian Beck à André Gide n’ont jamais été simples. Ensemble ils ont certes fondé Antée, le prototype de la n.r.f., mais l’avancée des deux écrivains dans le monde des lettres s’est soldée assez rapidement par ce qui ressemble à un lâchage du Belge de service qui, comme l’indique Pierre Masson dans son introduction, arriva « trop tard en une époque qui, avec Verlaine, venait d’enterrer la race des poètes maudits » (p. 12). À tout le moins, la correspondance, rassemblée ici pour la première fois, laisse apparaître des rapports certes amicaux, mais souvent tendus et distants entre les deux hommes, toujours au bord de la brouille. Autant Beck admire les livres de celui qu’il appelle son « cher et précoce Maître », autant Gide, relayant d’autres avis plus sceptiques, se montre réservé quant à l’« excellence » et la « maturité » des œuvres de son ami (dix ans les séparent). Cela n’a nullement empêché une relation fructueuse et sincère de se nouer jusqu’à la mort de Beck, survenue après une longue maladie en 1916.

46Mais l’essentiel de cet échange épistolaire n’est pas là. On y trouve non seulement un commentaire à deux voix, vif et piquant, non seulement sur l’œuvre de Gide et celle de son épigone, mais aussi un témoignage de grande valeur sur une littérature en pleine mouvance, qui a beaucoup de mal à se dépêtrer des restes du symbolisme et s’essaie dans des formules aussi hasardeuses qu’improbables. Il est très intéressant de voir également à quel point les écrivains de cette époque avaient conscience des rouages de l’institution littéraire, qu’ils utilisaient parfois à leur avantage et souvent contre leur gré, sans toujours la plus grande loyauté.

47Il faut ici saluer le remarquable travail d’annotation, dû à Pierre Masson, de ces 139 lettres, qui permet facilement d’identifier les personnes auxquelles il est fait allusion et éclaire lumineusement le contexte de cette correspondance (les années 1896-1913). Avec la même efficacité critique, l’introduction dessine sans complaisance les contours des rapports de Gide à Beck ; mais en plus de fournir des informations strictement historiques ou biographiques, ce texte propose en filigrane une réflexion sur l’étrange « habitude narcissique qui transformait alors la littérature en un palais des glaces où se miraient les membres de la famille écrivante » (p. 13). Comme quoi, à l’époque, les frontières entre fictions, correspondance, journaux intimes et autres carnets étaient pour le moins estompées et que toute forme d’écrit était porté par le même besoin de renouveler la littérature.

Georges rodenbach, Le Règne du silence. Préface de Yves-William Delzenne. Bruxelles, Le Cri, coll. Poètes à découvrir, 1994, 143 p.

48Le Règne du silence est à la poésie de Rodenbach ce qu’est Bruges-la-Morte à sa prose : le livre symboliquement le plus achevé, thématiquement le plus construit, rhétoriquement le plus travaillé. Patrick Laude en avait remarquablement dégagé les structures imaginaires dans Rodenbach. Les Décors de silence (Labor, coll. Archives du Futur, 1990). Il est donc heureux que ce recueil soit aujourd’hui disponible dans une réédition fidèle à l’originale, parue en 1891 chez Charpentier. Mais on ne peut que regretter la pauvreté de la préface de Y.-W. Delzenne qui s’en tient à un propos célébratif et contourné alors que le lecteur de cette fin de siècle serait utilement aidé dans sa tâche s’il avait à sa disposition un miminum d’informations d’histoire littéraire qui l’éclaireraient sur le contexte de cette œuvre majeure de la fin du siècle passé.

Achille Chavée, Œuvre, 5 (1964-1969). La Louvière, Les Anus d’Achille Chavée, 1994, 302 p. ; Œuvre, 6 (1974-1991). La Louvière, Les Amis d’Achille Chavée, 1994, 271 p.

49La parution des deux derniers volumes, les tomes 5 et 6, de l’Œuvre d’Achille Chavée est l’aboutissement d’une longue entreprise, commencée en 1978 par le groupe des Amis du poète. Entreprise difficile à divers égards, et qui a requis, de la part de ceux qu’on me permettra d’appeler les fidèles, une forte dose de ténacité (le premier volume a dû être réimprimé en 1986, bien avant que les derniers soient mis en chantier ; le tome III est aujourd’hui provisoirement épuisé). Il y eut des difficultés qu’on qualifierait d’anecdotiques s’il ne s’agissait pas notamment du décès d’un homme, Achille Béchet ; il y eut surtout une difficulté plus profonde, relative au statut de Chavée et à sa réception au sein des lettres belges (et, d’autre part, hennuyères). C’est ce statut qui, bien évidemment, a déterminé en grande part les crédits affectables au fil des années à un projet éditorial qui à la fois constitue une mémoire de l’œuvre et sa consécration symbolique.

50Notons que ces deux volumes, contrairement aux précédents, paraissent explicitement avec l’appui officiel de la Communauté française de Belgique. On sait que l’anthologie d’Alain Bosquet et Liliane Wouters fait une place importante à Chavée, dont un choix de poèmes a été publié pat ailleurs dans la collection Espace Nord. Est-ce la fin du tunnel pour le « Peau-rouge », qui se disait le plus grand poète de la me Ferrer à La Louvière ? Les choses ne sont pas si simples, tant il est vrai que, dans son écriture, quelque chose se rebiffe contre une éventuelle canonisation (le côté « rue Ferrer »), alors même que, de toute évidence, une autre part y tend (le côté « grand poète »). Pour les esthètes (à moins d’une intention particulière de récupération dans tel contexte local ou institutionnel), Chavée constitue, dans cette mesure, un gêneur. Il est certes difficile d’ignorer l’homme, compagnon de certaines équipées essentielles du surréalisme avant et après la guerre, comme il est difficile de ne pas faire place à l’écrivain, sachant qu’assurément, l’auteur de « La Brigade internationale » est l’un des poètes belges d’après 1920 qui a le mieux franchi la barrière des cénacles. Et certes encore, son œuvre aujourd’hui republiée ne semble pas avoir vieilli : sa capacité de parler, et notamment à la jeunesse, est intacte. Mais il y a ce mauvais goût délibéré, cette façon de « haute négligence », ces facilités : un jour, Chavée n’entrera pas à l’Académie, mais dans l’autre non plus. Sa poétique n’en est pas vraiment une, qui repose sur cette parole d’homme à homme, qui tire plus souvent qu’à son tour aux ficelles du lyrisme romantique comme de l’arsenal surréaliste, qui se profère, enfin, face aux carences de l’être-au-monde. Chavée a ses manies, Chavée s’en fout : ce braconnier des images a mieux à attendre, au détour d’un blanc, qu’un jugement sur les collets qu’il pose.

51On peut toujours rêver, pour cette œuvre, à d’autres supports que le papier très blanc et le brochage classique de ces Œuvres. À quand l’impression de ses poèmes sur des sous-bocks, le retour de ses aphorismes sous la forme de placards ? En attendant, cette édition sobre (où jouent à la fois le sème « pauvre » et le sème « classique ») fera l’affaire. L’application de ce principe nous prive, il est vrai, des énoncés iconographiques, si importants dans les éditions louviéroises ; dans le tome 6, certes, les dessins de 1939-40 « sur » lesquels Chavée avait composé en 1966 les poèmes de Résurgences (1990) ont été reproduits, mais on regrette d’autant plus les illustrations de Jacques Matton pour Le Sablier d’absence, d’Urbain Herregodts pour L’Agenda d’émeraude ou de Pol Bury pour Avatars que divers poèmes sont spécialement dédiés à ces artistes. Partout cependant, le respect du texte semble parfait, et le chasseur de coquilles reste sur sa faim : tant mieux. D’autre part, il y a lieu de féliciter les éditeurs qui ont choisi de republier les œuvres telles qu’elles avaient paru en volumes, quitte à ce que certains textes soient répétés. Peu de choses, en vérité, puisqu’il s’agit surtout des aphorismes ; ainsi, le volume 5 reprend tel quel (mais sans illustration) Au demeurant (1969), choix anthologique d’aphorismes réalisé par Pierre Alechinsky.

52Parmi les œuvres ici publiées, on pointera surtout, dans le volume 5, De vie et de mort naturelles (1965), dont les fenêtres battent aux grands vents métaphysiques, et qu’on comparera avec le plus vociférateur Petit traité d’agnosticisme, dans le volume 6 (posthume, 1975, mais daté de 1959-60). Signalons aussi Décoctions II, recueil d’aphorismes posthume (1974), dont certains énoncés avaient connu, sous forme d’affiches aux couleurs criardes de l’époque, un notable succès. Manque Les Mystères du drapeau blanc, publié en collaboration avec Dumont et Lorent. Reste à savoir également, car la bibliographie reprise en fin de volume ne permet pas de s’en faire une idée, quelle part de l’œuvre a paru en revue et si cette part a toujours été reprise en volume.

53A l’entrée du volume 5, la préface qu’Achille Béchet, décédé en novembre 1992, aurait dû écrire est remplacée par un bref hommage rédigé par lui à la mort de Chavée. Hommage sympathique, assurément, mais n’eût-il pas été possible, en deux ans, et préférable pour la postérité du poète, de sortir un peu du cercle des amis hennuyers pour cette préface ? Jean-Pol Baras, préfacier du volume 6, ne quitte pas cet horizon local en rappelant nostalgiquement sa propre adolescence louviéroise. Chavée méritait autre chose. Non pas, certes, dé ces discours d’escorte plus ou moins inspirés ou « scientifiques » qui vous classent un homme sans l’avoir entendu : l’œuvre ne s’y prête pas facilement. Alors quoi ? un tag, un graffiti, une « injure au lèvres », ou une conversation entendue, la nuit, dans quelque « catalogue du seul » ?

Colette Gaudin, Marguerite Yourcenar à la surface du temps. Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1994, 144 p.

54L’une des originalités de ce travail, qui porte sur une question qui est au cœur de toute l’œuvre de Marguerite Yourcenar, celle du temps, consiste à aborder le problème sous l’angle de la poétique et en s’appuyant plus particulièrement sur des textes moins connus – comme La Nouvelle Eurydice, ceux qui sont réunis dans Le Temps, ce grand sculpteur ou dans En pèlerin et en étranger, ou encore les articles consacrés à la mythologie et parus dans les Lettres françaises (1944, 1945) _, sans négliger pour autant les textes majeurs.

55Les cinq chapitres ont pour point commun d’être centrés chacun sur un élément qui constitue pour Marguerite Yourcenar une médiation entre l’océan du temps et la surface agitée de la vie humaine. C’est ainsi que le premier chapitre étudie le projet artistique yourcenarien ; l’auteur le cherche, d’abord, dans quelques figures d’artistes comme Wang-Fô et Cornélius Berg, en partant d’études publiées dans les actes du colloque Marguerite Yourcenar et l’art. L’art de Marguerite Yourcenar (Tours, SIEY, 1990) : au « platonisme » du Chinois qui lui fait capter l’essence des choses s’oppose l’« héraclitéisme » du Hollandais qui se perd dans la contemplation de beautés fugitives qu’il ne peut peindre. Si l’image de l’alchimiste, par sa quête longue et complexe du mystère du monde, peut rendre compte de la démarche yourcenarienne, bien plus pertinente, pour l’auteur, est celle de l’acrobate Sappho, en raison principalement de son oscillation d’un extrême à l’autre et de son sens du jeu et du danger. Le paratexte, fort abondant, véritable verrouillage de lecture imposé par l’écrivain, qui s’assouplit toutefois dans les postfaces tardives, dresse aussi un portrait de l’artiste, mais la distance temporelle entre l’auteur de la préface et celui de l’œuvre ne fait qu’ajouter « un trouble de lecture » en raison de la superposition de plusieurs temporalités (p. 37). L’art, en tout cas, apparait bien comme un artifice, même dans Un homme obscur puisqu’on ne peut peindre l’immédiateté du contact avec les éléments que par une médiation : on retrouve l’équilibriste. Il aurait été intéressant de poursuivre cette passionnante réflexion sur d’autres œuvres et d’examiner, par exemple, les rapports entre l’art et la vie chez Hadrien.

56Ensuite, la question du temps est traitée de manière plus directe avec la chronologie, les mythes, l’histoire et les généalogies. Le temps officiel, celui du calendrier, est omniprésent chez Marguerite Yourcenar qui cherche à intégrer parfaitement l’histoire à ses écrits. La précision chronologique n’empêche pas de prendre des libertés avec les dates. Ce sont L’Œuvre au noir et Souvenirs pieux qui retiennent l’attention de l’auteur pour une étude de leur structure temporelle en raison de leur complexité de ce point de vue. L’importance de la chronologie est aussi évoquée dans les essais que Marguerite Yourcenar consacre à des auteurs, comme dans l’approche qu’elle dorme d’elle-même au début de ses Œuvres romanesques.

57Par leur caractère originel et universel, les mythes permettent d’échapper à la chronologie en rapprochant tous les temps. Leur présence chez M. Yourcenar n’est pas circonscrite à une période, mais s’étend à l’ensemble de l’œuvre, que soient mises en scène des figures mythiques (Feux, Théâtre), que le mythe fasse partie de l’univers mental des personnages (Hadrien, Zénon) ou que la voix narratrice ait recours au mythe en guise de commentaire (Le Labyrinthe du monde). L’échec de La Nouvelle Eurydice est expliqué par l’impossibilité d’unifier ce roman sous l’égide du mythe. Le mythe, en effet, pour l’auteur, n’est pas applicable à l’existence quotidienne et peut être contraire à la sagesse au moment où Hadrien a une vision mythique de son existence. Mais la lettre d’Arrien, nous semble-t-il, invite à voir comme une dialectique du mythe dans Mémoires d’Hadrien, en offrant à l’empereur un moyen d’apaisement.

58Il y a, chez M. Yourcenar, un double mouvement vers la mythologie et vers l’Histoire. La pensée de l’Histoire est marquée pour l’écrivain par un pessimisme qui s’accentue depuis « Diagnostic de l’Europe » (1929) jusqu’au Labyrinthe du monde, l’idée de décadence étant à peine mise entre parenthèses avec l’épisode de Mémoires d’Hadrien qui relève de l’euphorie des lendemains de guerre. Pessimisme aussi envers les moyens dont nous disposons pour connaître le passé, objets, ruines, paysages, livres, qui ne constituent que des bribes. Mais il conviendrait, nous semble-t-il, d’apporter quelques atténuations dans le cas d’Hadrien, où la méthode mise au point pat M. Yourcenar lui a permis d’abolir au mieux les distances. L’auteur, à juste titre, souligne le rôle des superpositions temporelles, de l’analogie, dans toute l’œuvre. Est évoqué aussi le désir de sortir de l’Histoire, d’approcher l’atemporalité à travers la méditation bouddhique et alchimique ; mais on ne nous fait qu’entrevoir cette voie sur laquelle nous aurions aimé cheminer un peu.

59Par la généalogie, l’individu trouve sa place dans la suite des générations. Cette notion est examinée non seulement où on l’attendait le plus, dans Le Labyrinthe du monde, mais encore dans les œuvres romanesques, y compris L’Œuvre au noir, où l’auteur retrouve grâce à des documents inédits de Marguerite Yourcenar une « lignée féminine imaginaire » (p. 128) du bâtard Zénon, qui devient un cousin de Catherine de Médicis et de Lorenzaccio. L’auteur, pour finir, rompant avec les idées communes d’un détachement à l’égard de Fernande, voit un retour à la mère dans l’intérêt porté par M. Yourcenar aux morts et au passé, alors que son père ne vivait qu’au présent, et surtout dans l’adoption de la devise « Als ik kan » qui fait penser à la formule du « souvenir pieux » de Fernande, par laquelle Michel caractérisait la défunte. Mais n’est-ce pas encore le père qui présente cette image de la mère ?

60L’étude de Colette Gaudin s’appuie sur une bonne documentation, même si l’on peut regrettet l’absence, dans la bibliographie, des Actes du premier colloque de Valencia (Marguerite Yourcenar, 1986) et du numéro spécial de la Revue de l’Université de Bruxelles (1988, 3-4) consacré à Marguerite Yourcenar, dont certains articles rejoignent la présente problématique, et même si (p 112) l’utilisation de la critique peut être marquée par une surinterprétation. Que cela ne masque pas l’essentiel : Marguerite Yourcenar à la surface du temps est un essai passionnant et fin, qui ouvre de nouvelles perspectives de lecture et incite à des prolongements : son objectif est donc parfaitement atteint.

Traces, (Université de Liège, Centre d’Etudes Georges Simenon), n° 5 (Simenon et la biographie), 1993, 202 p.

61Ce volume reprend les communications présentées au colloque international d’octobre 1992. Des spécialistes de la biographie, tels Daniel Madelénat, Alain Viala ou Alain Buisine présentent d’abord le genre biographique, en se référant à leurs travaux consacrés à Barthes ou Racine, donc sans aucun lien avec le cas de Simenon. Ensuite les simenoniens s’interrogent sur les relations entre l’œuvre romanesque et la vie de son auteur. M. Lemoine met en parallèle les premiers romans de Simenon et sa vie liégeoise et parisienne. Il repère dans ces récits les figures du père et de la mère, les références aux années de scolarité et aux premiers emplois des héros, et établit alors des parallélismes avec la biographie de Simenon pour montrer comment le romancier exploite ses souvenirs personnels pour nourrir sa fiction,

62P. Deligny et M.-P. Boutry vont plutôt rechercher les écarts que les correspondances. Le premier sélectionne quelques micro-événements et tente de les resituer au moment où ils ont vraiment eu heu, plutôt qu’à celui rappelé par Simenon dans ses récits autobiographiques, souvent fluctuants. La durée de son service militaire (douze ou dix-huit mois), la date exacte de son arrivée à Paris en décembre 1922, la date de rédaction et de publication de certains romans, autant d’incertitudes que des recherches minutieuses tentent de réduire. La seconde relève les failles et les contradictions présentes dans les souvenirs de Simenon et veut interpréter ces « fêlures ». Elles dénonceraient les difficiles relations de Simenon avec la famille Brüll, avec son père, le rejet du frère préféré par la mère. Curieusement, ces affleurements de l’histoire personnelle, parfois occultés dans les récits autobiographiques, resurgiraient dans les romans. La présence du frère, par exemple, est autant gommée dans les souvenirs que mise en avant dans nombre de romans. Cette « autobiographie en éclats » témoigne de la difficulté pour Simenon de mettre de l’ordre dans son passé et de s’accepter tel qu’en lui-même, avec toutes ses contradictions, dans sa constellation familiale et ses choix de société.

63R. Andrianne montre à son tour l’interaction entre roman et vie réelle, dans la confrontation du seul roman écrit « à chaud » par Simenon, Trois chambres à Manhattan, qui relate, peu de semaines après les faits, la rencontre entre le romancier et sa deuxième femme, Denyse Ouimet. Passion partagée, alcool, errance et jalousie habitent les deux protagonistes et Simenon y apparaît comme un démiurge voulant forger une nouvelle identité à sa femme, en abolissant son passé, et jusqu’à son nom. L’intérêt, ici, réside dans la confrontation entre la fiction romanesque, fondée entre autres sur les images obsessionnelles de b fantasmatique simenonienne, et les mémoires ultérieurs des deux acteurs réels.

64Paul Mercier s’attache à relire les commentaires fascinés de Keyserling à propos du paradoxe simenonien. Comment « un créateur authentique » atteint au génie précisément parce qu’il « se refuse à penser sa créativité ». La force de l’œuvre réside dans son exploitation d’intuitions, mais cela l’empêche, selon Keyserling, d’atteindre véritablement à b littérature. Ce qui ne manque pas de poser, comme toujours devant ce type d’écrivain, la question des présupposés idéologiques qui fondent la notion de littérature.

65Enfin, André Vanoncini pose utilement, en mettant en cause sans le dire tous les autres articles du volume, les questions méthodologiques essentielles quant aux rapports entre œuvre et biographie. Il dénonce ainsi les rapprochements abusifs entre Balzac et Simenon, dans la mesure où le premier construit son œuvre par rapport à une vision sociale globale, tandis que le second n’a aucun « telos idéologique, scientifique ou esthétique ». Aucune intertextualité à reconstruire, seule une saisie immédiate du récit a du sens. Il ne faut donc pas chercher à resituer les romans dans une perspective historique, voire autobiographique, puisque des systèmes de personnages figés sont utilisés par Simenon comme figures de compensation par rapport à sa propre situation familiale. Une fois cette structure comprise par une approche psychocritique, tous les récits fonctionnent selon une logique répétitive du même, exprimant les formes d’un inconscient plutôt qu’une vision du monde. Réflexion stimulante qui rend un peu vaine les volontés de confrontation systématique entre tel récit et tel épisode particulier vécu par l’auteur, à une date et dans des circonstances souvent mal définies.

Traces, (Université de Liège, Centre d’Études Georges Simenon), N°6, 1994, 214 p.

66Le risque encouru par une revue consacrée à un seul auteur est double : soit les articles peuvent, à la longue, apparaître redondants et ne plus apporter de découvertes dans la connaissance de l’œuvre, soit ils peuvent sembler contradictoires avec des positions antérieurement défendues par un autre spécialiste. Ces deux dangers, dont le premier est bien sûr moins exaltant que le second, sont représentés dans ce sixième numéro. Ainsi, lorsqu’Anne Mathonet, dans « Jeux de regards », analyse la thématique du regard dans les romans de Simenon, elle va moins loin que ne le fit Daniel Laroche dans le n° 4 : elle explore à peine le motif lacanien du stade du miroir et postule une logique analytique chez un Simenon plutôt présenté comme un intuitif par tous les commentateurs. Cependant, lorsque G. Marnix reprend le sentiment de « liégitude » de Simenon, il arrive à renouveler cette approche, parce qu’il choisit les méthodes de la sociologie urbaine pour lire romans et souvenirs.

67Plus intéressant apparaît le débat potentiel entre Vanoncini (dans le n° 5, voir supra) et les deux articles de Bertrand et Mauprat. En opposition nette avec le précédent, tous deux développent les parallélismes qui peuvent être établis entre les créations balzaciennes et simenoniennes. Même rapport d’enfant mal aimé avec une mère préférant un autre frère, même refuge dans l’écriture, passage par la production feuilletonesque puis accession à la littérature « reconnue », fascination morbide pour le vide existentiel, choix de l’option réaliste. Tout semble rapprocher ces deux « monstres sacrés », ce que veulent confirmer nos deux critiques, alors que Vanoncini dénonçait ces rapprochements douteux (que Simenon lui-même a réfutés), parce qu’ils ne prenaient pas en compte le projet esthétique inscrit dans chacune des deux œuvres. Ce débat-là mérite d’être repris, sous peine de retrouver plus tard d’autres parallélismes Simenon/Camus, Simenon/ Mauriac, etc. C’est ce que confirme, à sa manière, Simon Leys dans le long extrait ici reproduit de son « Discours de réception à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique », où il refuse le « bric-à-brac bizarre et parfois malodorant » des enquêtes biographiques pour renvoyer à l’œuvre même, qu’il estime suffisamment forte pour dépasser la médiocrité du genre policier, « genre assommant par définition ».

68Reste aussi, pour échapper à la répétition ou à la controverse, à traiter de micro-sujets, tels que le thème de la fuite (par M.-P. Boutry), ou l’analyse détaillée d’un rêve de Maigret (par P. Mercier), ou encore la recherche minutieuse de personnages seondaires récurrents comme cette fantomatique Augustine que M. Lemoine traque à travers romans et nouvelles de Simenon, et jusque dans sa propre vie. Autre solution : développer les analyses génétiques pour confronter différentes versions de récits, relever les variantes et les interpréter, ce à quoi s’essaye Cl. Menguy à propos de la nouvelle « Le locataire clandestin ».

69Enfin, le paratexte et les adaptations filmiques présentent aussi des ressources illimitées. B. Alavoine exhume trois articles de Roger Nimier, publiés dans le Bulletin de Paris et dans Arts, ici reproduits, à partir desquels il montre comment le regard chaleureux mais condescendant du hussard devient plus admiratif au fil du temps. Ch. Janssens utilise pour sa part les catégories de Jost et Gardies afin d’analyser narratologiquement quelques feuilletons télévisés de la série « Maigret ».

René-Marie Jongen, René Magritte ou la pensée de l’invisible. Réflexions et recherches. Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1994, 289 p. (avec 88 illustrations h.t.).

  • 1  René Magritte, Écrits complets. Édition établie et annotée par André Blavier. Paris, Flammarion, 1 (...)

70On connaît la phrase de Paul Klee : « l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible ». Le projet de René-Marie Jongen est de définir cette visibilité que génère le tableau magrittien. Mais en inversant la proposition : l’image en son cadre produit du visible en fonction de sa ressemblance. Reste à déterminer le référent qui n’est pas la réalité sensible, pur apparaître, mais la pensée. Le point de départ de son essai se trouve dans les Écrits complets 1 et plus précisément dans les textes – comme « La Ressemblance », « L’art de peindre », « La similitude... », etc. _ où Magritte essaie de définir sur la fin de sa vie ce qu’a été son esthétique. C’est ce regard en arrière du peintre sur son œuvre qu’adopte avec pertinence René-Marie Jongen cherchant à comprendre comment se vérifient dans sa peinture des formules de ce type : « La ressemblance n’appartient qu’à la pensée : elle ressemble en devenant le monde qui se manifeste invisiblement (idées, sentiments, sensations) et qui se manifeste visiblement (personnes, ciels, montagnes, meubles, solides, inscriptions, images, etc.) » (Écrits complets, op.cit., p. 579).

71On concédera que la tâche est ardue et qu’il n’est pas aisé de rendre compte du paradoxe magrittien ainsi énoncé : « C’est là en effet le paradoxe fondateur du dire langagier : en rendant intelligible, il inverse et rend inconnue une logique immanente qui pourtant l’in-forme. Et c’est de ce sens – ou mieux : de sa réification positiviste – que l’image magrittienne cherche à dénoncer et à tendre visible le paradoxe fondateur : à dénoncer que le sens n’est pas ce qu’il est : (un plein positivable) et à montrer qu’il est fondé sur ce qu’il n’est pas (le vide d’une analyse) » (p. 10). Comment, en effet, parler d’une œuvre dont l’auteur récuse toutes les interprétations jugées trop sémantiques ? Et plus encore d’une œuvre qui dénonce de façon provocante dans sa propre construction la réduction de l’image à sa légende (legenda : ce qui est à lire), elle-même réduite à quelques stéréotypes ? Suffit-il, comme le propose René-Marie Jongen, de laisser parler Magritte dans son œuvre théorique et de laisser « parler » l’image-elle-même puisque, dans tous les cas, c’est le mot et non l’image qui a le dernier mot ? On rêverait plutôt d’une dernière image...

72Il n’est donc pas assuré que cette lecture des tableaux de Magritte soit toujours convaincante ou, plus exactement, persuasive. C’est une lecture possible et intéressante dans la mesure où elle détermine avec beaucoup de précision les contradictions qui traversent le tableau magrittien et en rendent le sens insensé. Ce qui ne renvoie pas, comme le montre judicieusement René-Marie Jongen, à l’absurdité ontologique du monde, mais à nos propres incohérences de lecteur-spectateur fustigées ironiquement par Magritte. C’est pourquoi l’auteur de cet essai propose une lecture anthropologique du sens et de l’image, inspirée de La Théorie de la médiation de Jean Gagnepain. En somme il s’agit de nous regarder voir et, à l’instar de ces spectateurs qu’on voit de dos dans de nombreux tableaux de Magritte, de déterminer la part de ce qu’on ne voit pas parce qu’on regarde, et qu’on regarde avec des habitudes mentales, des préjugés, une pensée toute faite dont il faut nous débarrasser. Ou comment Magritte « se met à épurer le voir de tout ce qui l’encombre et s’y mêle encore de regard » (p. vii). On regrettera avec l’auteur que les illustrations données en annexe soient en noir et blanc. Mais ce n’est pas réellement gênant puisque presque tous les tableaux sont connus et reproduits ailleurs, et que l’essentiel était d’en démonter la construction. De là une analyse rigoureuse de la fonction du cadre dans l’œuvre de Magritte, dont on regrettera cependant qu’elle ne soit pas assez historique et culturelle : le cadre, c’est toute la peinture occidentale (vs la peinture chinoise, par exemple) et s’en jouer, comme le fait Magritte, est non seulement au sens propre iconoclaste mais très lourdement chargé socialement, symboliquement et métaphysiquement. Une meilleure mise en perspective, pour ainsi dire, aurait permis de saisir l’humour de ces Charmes de Paysage (n° 25) qui ne présentent qu’un cadre vide sur un fond sombre (mur ? fenêtre donnant sur un ciel noir ? écran ou tableau noir ?) avec, posé sur un mur latéral, un incongru (?) fusil de chasse. Le mot « Paysage » est inscrit sut le cadre. L’ensemble dit ironiquement que le paysage n’est qu’un cadre mental dans lequel nous essayons d’attraper (avec un fusil ?) ce que nous croyons la réalité et qui n’est en vérité que notre viduité. L’équivalent des habits neufs du grand-duc. Au demeurant, il s’agit là d’une lecture personnelle qui n’invalide en rien celle René-Marie Jongen. Elle a seulement pour moi le mérite de me faire redécouvrir à quel point Magritte avait une science très sûre du paysage occidental.

Paul Willems, The Drowned Land and La Vita breve. Translated by Donald Flanell Friedman and Suzanne Burgoyne. New York, Peter Lang, 1994, 178 p.

73Ce volume, de présentation élégante, est le premier d’une nouvelle collection éditée chez Peter Lang sous l’égide du Ministère de la Culture de la Communauté française de Belgique : « Belgian Francophone Library ». Il rassemble d’excellentes traductions de deux ouvrages de Paul Willems bien différents – mais non sans affinités –, chaque traducteur offrant de surcroît une introduction analytique de l’oeuvre considérée.

74Dans son avant-propos pour The Drowned Land (Le Pays noyé), Donald Friedman retrace d’abord brièvement le parcours littéraire de Paul Willems et montre notamment l’attachement de l’auteur à la notion de « frontières », lisières indécises entre rêve et réalité, « seuils de la mémoire et du désir ». À ce sujet, il se rapporte aux propos de Willems lui-même sur la création littéraire dans Un Arrière-pays.

75Friedman dégage les éléments poétiques d’un texte qu’il considère comme une suite de poèmes en prose (« unis par le motif sous-jacent de la Mort »). Divers aspects du Pays noyé se conjuguent pour créer une ambiance, non seulement onirique, mais « merveilleuse ». Outre certains procédés de style, y contribuent la prépondérance des symboles (le cerf-volant est particulièrement significatif à cet égard), les thèmes caractéristiques (tels la Mémoire, la Mort), et l’intertextualité (taoïsme, contes de fées).

76S’appuyant sur les propres observadons de Willems dans « Écrire », Friedman relève les points de rencontre entre Le Pays noyé et la philosophie taoïste : esprit contemplatif (associé aux images du vent et de l’eau), rôle du poète, « accord intuitif avec le rythme des événements et des choses ». Il souligne entre autres la concordance entre le Tao Te Ching et le chant final des poètes d’Aquelone.

77En ce qui concerne l’aspect merveilleux de la nouvelle, Friedman y voit l’influence des Kunstmärchen du romantisme allemand et celle des contes d’Andersen. Il cite certains passages évoquant indirectement tantôt « La Petite Sirène », et tantôt « La Reine des neiges », et il suggère que le motif des « deux frères » – exemplifié ici pat Liou et Herk – reflète également un paradigme traditionnel.

78L’épisode des « morituri » au centre du récit fait aussi l’objet d’une analyse perspicace : passage, transition, entre le « paradis » d’Aquelone en train de se désintégrer et l’« enfer » qui se prépare. Épisode capital aussi, tant pour sa symbolique de la « pureté », de la « fidélité » (les glaces flottantes venues du Nord) que pour son rôle dans le legs du passé, la transmission des souvenirs.

79Au cours de son essai, Friedman ne manque pas de mettre l’accent sur le dualisme omniprésent et multiforme, dont on retient en particulier ce que Friedman appelle « une union synchronique » entre l’Anvers moderne d’une part et un monde « celtique » imaginaire, contemporain de la Rome antique d’autre part. C’est la juxtaposition d’un certain positivisme – Rome où la Loi et le poème se gravent dans le marbre – et d’une société paradisiaque où règnent la rêverie et l’oisiveté, et où l’on jette à l’eau livres et codes juridiques.

80Friedman offre également quelques réflexions sur le style du récit légendaire qui, grâce aux interventions de l’auteur-narrateur, acquiert une saveur d’oralité et se désigne ainsi comme « conte ».

81Avec Le Pays noyé, conclut Friedman, Willems a réinventé le thème de la « ville morte » qui hante le paysage littéraire et artistique de la Belgique, L’écrivain procède à une mythification de la ville d’Anvers qui devient « ville sacrée de l’imagination » où s’affrontent la douceur d’une tradition pastorale et des motifs taoïstes, et les résonances inquiétantes d’un « fascisme du XXe siècle ». La fin ouverte du Pays noyé s’interprète comme une nouvelle allusion au Tao : la forêt-refuge d’où peut-être renaîtront un jour le monde idéal, le chant du poète.

82Dans une introduction copieusement documentée et s’appuyant sur de minurieuses recherches, Suzanne Burgoyne et son assistante Shirley Huston Findley examinent La Vita breve selon l’optique psychanalytique de Jung.

83Paul Willems est présenté comme l’auteur de paraboles poétiques dans lesquelles il explore « la nature paradoxale de l’ être humain ». À ce propos est évoqué le concept jungien de l’« ombre » qui, dans cette pièce, s’applique à « la perversion du désir sexuel en fantasme sado-masochiste de violence meurtrière ».

84La notion de dualisme domine le drame, d’un côté insistance sur la nature divisée de l’être (ainsi Mesdemoiselles, au nom déjà très explicite, est à la fois « entremetteuse » et « mère étemelle » – et en tant que « mère », elle se montre soit maternante, soit « cannibale » selon l’expression de Burgoyne) et dualisme se manifestant par ailleurs dans les paires de personnages opposés ou complémentaires (St Job et Léodyck ; le capitaine et son double invisible, etc.). C’est le Vélicouseur qui suscite le décodage le plus fouillé, car il personnifie une multiplicité de pôles contraires : en même temps coupable et victime, homme et enfant, frappé de logopathie mais doué pour le chant, tour à tour sorte de double du capitaine et, par sa voix, d’Hamalissa (en ce sens, il rejoint le mythe de l’androgyne).

85D’autres éléments de la pièce ressortissent également à cette ambivalence, par exemple l’humain confronté à l’automate ; Eros à Thanatos ; le lys d’Hamalissa simultanément symbole de mort et de pureté ; dédoublement du temps et du lieu de l’action ; sans oublier la phrase-clé prononcée par le capitaine qui, elle aussi, signale une dichotomie : « Ce n’est pas le coupable qu’il faut chercher. C’est l’innocent ».

86La Vita breve est d’abord saisie dans le contexte de l’œuvre willemsienne, puis ensuite dans la perspective d’autres écrits s’inspirant d’une thématique analogue, en particulier The Lady Automaton de E.E. Kellett (1901) et le conte d’Hoffmann « Der Sandmann » (1815). Dans leurs parallèles entre ces textes et La Vita breve, les commentatrices font appel à la notion jungienne d’« anima » concrétisée dans chacun de ces ouvrages par une automate, et mise en évidence dans les rapports ambigus entre créateur et créature (chez Willems : le Vélicouseur et le mannequin Hamalissa),

87La poupée se charge d’une pluralité de significations qui convergent pour donner au symbole toute sa portée : projection, pour chaque homme, de sa propre anima (et ainsi figure « caméléonesque ») ; objectivation du désir et des fantasmes réprimés ; icone de la psyché inéluctablement conditionnée par le passé, et de l’impuissance de l’homme devant un « déterminisme surnaturel ».

88Burgoyne et Huston-Findley distinguent aussi, dans La Vita breve, une subversion de l’imagerie chrétienne, comme en attestent entre autres le thème sous-jacent du péché originel, et l’allusion christique discernée dans le « sacrifice » d’Hamalissa. Cette dernière combine en outre les archétypes de la « déesse » et de la « prostituée », connotant ainsi la dyade vierge/courtisane de la tradition biblique.

89En conclusion de cette pénétrante analyse, les auteurs suggèrent que la quête de l’innocence originelle, motif central de la pièce, communique le sentiment de la vulnérabilité humaine. Cette parabole nous incite à compatir aux blessures qu’inflige la Vie à l’« innocente victime » blottie non seulement dans la psyché des personnages dramatiques, mais encore « au-dedans de chacun d’entre nous ».

90P ara texte érudit et original, l’appareil critique qui accompagne chacune de ces deux traductions ne s’adresse pas au grand public mais plutôt – comme les textes eux-mêmes d’ailleurs – à un lectorat de lettrés. Respectivement professeur de langues modernes et professeur d’art dramatique aux États-Unis, avec à leur actif plusieurs autres traductions de Willems, Friedman et Burgoyne ont une connaissance approfondie de l’ensemble de l’œuvre, de ses structures et procédés de prédilection. Dans le cas du Pays noyé et de La Vita breve notamment, le travail d’interprétation exige beaucoup de finesse et d’imagination pour rendre – sans les trahir – les innovations langagières, les jeux de mots, les rythmes particuliers du style de Willems, sans oublier les « chants » – souvent rimés – qui parsèment la nouvelle et la pièce. Les textes anglais réussissent à préserver l’esprit, le ton et la poéticité des originaux, et contribuent ainsi favorablement à la diffusion des lettres belges dans les pays anglophones où cette littérature est encore relativement peu connue.

José-André Lacour, Panique en Occident. Roman. Préface de Lucius Esox. Lecture de Patrick Schurmans. Bruxelles, Labor, coll. Espace Nord n° 95, 1994, 297 p.

91La réédition de ce roman de José-André Lacour, initialement paru aux Écrits en 1943, est assurément une bonne chose : ce premier livre d’un écrivain à redécouvrir ne manque pas de caractère. On ne le lira toutefois pas sans se poser un certain nombre de questions.

92La première est appelée par la date de 1943. Ce roman, rédigé en 1941, a donc paru sous l’Occupation, son jeune auteur ayant choisi cette période, à rebours de tout abstentionisme, pour abandonner ses études, se consacrer à l’écriture et en publier. C’est un choix. Il y en eut d’autres. Soit. Le manuscrit fut porté chez Gallimard par Gerty Colin (la jeune épouse de Lacour, qui se ferait connaitre plus tard par ses chroniques dynastiques) et, nous dit-on ici, Paulhan le jugea « excellent » ; néanmoins, le régime de Vichy aurait trouvé à le censurer « pour des raisons morales », condamnation qui est ici retournée à l’entier bénéfice du roman. Donc le manuscrit revint en Belgique. Le texte avait été lu par Robert Poulet : « il était le grand critique. L’homme qui avait de l’influence », se justifie l’auteur dans un propos récent (rapporté p. 269). Certes, mais en 1942, ce n’est pas comme « grand critique » que Poulet faisait surtout parler de lui et l’on ne voit pas bien comment Lacour aurait pu l’ignorer. Finement, le directeur politique du Nouveau Journal, après s’être entremis pour l’édition du roman (non à la Toison d’Or, mais dans une maison plus « neutre »), demanda à l’écrivain, pour tout remerciement, de le lui dédier formellement : en 1943, le vent avait tourné (Poulet ironisait à propos du fait que les auteurs lui envoyaient encore leurs livres, mais, par prudence, sans dédicace). Lacour, après la guerre, eut à se disculper de ce qui ne fut sans doute pas un crime, mais tout de même une faute, en même temps qu’une grosse erreur de parcours.

93Mettons que les deux aient aujourd’hui été assez payées. Reste alors un roman dont le sujet autant que la manière attirent d’autant plus l’attention qu’ils ne sont pas sans rapport avec les faits évoqués ci-dessus. Le sujet, c’est l’exode de mai 40, épisode national s’il en est : de tous les peuples de la Gaule, les Belges furent ceux que la panique jeta le plus absurdement sur les routes, dans un mouvement dont l’ampleur et la spontanéité étonnent encore aujourd’hui. Lacour abandonne le titre initial de Jours de colère ; il lui préfère Panique en Occident, qui abandonne les connotations religieuses du dies irae, et étend géographiquement la portée d’un raconté très précisément situé. Pareil titre ouvre tout un programme d’intertextualité, dont on s’étonne de ne pas trouver l’amorce dans la « Lecture » : quel sens avait le mot « Occident » chez les essayistes à la mode de l’entre-deux-guerres (ne citons que Der Untergang des Abendlandes d’O. Spengler ou Le Déclin de l’Europe d’A. Demangeon) ou dans la rhétorique de la presse « volée » (R. De Becker titre à la une, au moment de l’invasion de la Russie par la Wehrmacht : « Le réveil de l’Occident »), etc.?

94Ceci est le premier élément qui nous fasse regretter l’absence, dans ce volume, de la rubrique « Contextes » à laquelle nous avait habitués la collection Espace Nord. Un deuxième élément nous la fait regretter plus encore : contrairement à ce qui est ici affirmé, Panique en Occident est loin d’être le seul texte belge à évoquer l’« Exode ». Ne citons que l’Histoire exécrable d’un héros brabançon, de Jean Muno, placée, elle aussi, sous le signe de b déroute d’un certain ordre tranquille des choses et du langage. Il y aurait, sur ce thème, matière à une fructueuse réflexion identitaire : la mémoire écrite et orale de l’« Exode » est loin d’être vide. La bibliographie historique ne l’est pas non plus, et l’on regrettera de ne trouver aucune référence de cet ordre dans une liste trop uniquement littéraire (L’An 40, de J.-G. Libois et J. Gotovitch, est néanmoins cité dans le corps de la « Lecture »), qui recense quelques articles de presse et un mémoire de licence de l’U.L.B. Souhaitons que b présente réédition suscite d’autres travaux.

95Comme b bibliographie et le carnet de photos, la « Lecture » de Patrick (en page de titre) ou de Fabrice (p. 267) Schurmans semble avoir tiré le meilleur parti d’entretiens avec l’écrivain, rencontré en 1994. Le critique y rappelle clairement le contexte de l’institution littéraire en 1940, toutefois en euphémisant le débat sur l’abstentionisme, que Thiry appelait plus exactement le « passivisme ». Il évoque ensuite les difficultés nées du rangement de Lacour sous b rubrique des « Écrivains de l’occupation » (la formule : « n’importe quelle peccadille suffisait à condamner un écrivain » parait un peu complaisante). D’autre part, le chercheur aurait assurément aimé en savoir plus lorsqu’il lit cette phrase ambigüe : « on [qui ?] lui connait une production importante [en quoi ?] sous divers pseudonymes [lesquels ?] » (p. 272). Schurmans rappelle aussi que Lacour s’était d’abord fait connaitre dans un genre poétique dont b guerre, écrit-il, le détourna (mais n’est-ce pas une évolution assez commune chez les romanciers, même en d’autres circonstances ?). Il consacre ensuite son attention à la construction particulière de Panique en Occident, dont il met bien en relief b progression quasiment mécanique, à partir des chapitres initiaux. Il resterait à l’analyser en termes qualitatifs : pourquoi certains personnages, et non d’autres, disparaissent-ils ? Lacour intitule « Chants » les chapitres : le critique, qui met en évidence la place des fragments versifiés au sein du récit et qui s’interroge utilement sur cette fragmentation, relève encore le caractère souvent très poétique des passages en prose. Sur la fonction même du vers, une citation de l’écrivain (« la poésie se prête bien au ramassage, au ramassis ») est peut-être plus éclairante que l’idée selon laquelle il y aurait là un « discret hommage à un genre en perte d’aura » (p. 279). Ce qui parait néanmoins clair, c’est que le poème est ici dégradé, si l’on peut dire, par l’Histoire, et qu’un certain lyrisme spiritualisant ou ornemental est alors devenu impossible dans la confusion des destins et des genres textuels. Reste une « débauche verbale », un « flux logorrhéique » (p. 281), dont on nous assure un peu vite qu’ils étaient neufs dans le domaine des lettres belges. Plus généralement, on sait que les effets de « prosaïsation » du poème sous le coup de la guerre remontent au conflit de 1914-18 et singulièrement à Apollinaire.

96Un certain modernisme travaille la rhétorique de cette écriture qu’on pourrait qualifier, en un sens, d’expressionniste. Schurmans en appelle ici, sur la foi de l’écrivain, à l’influence de John Dos Passos (pour la fragmentation) et, plus loin, à celle de Céline. Il y aurait certes à creuser de ce côté, à condition de ne pas réduire la question à ses aspects stylistiques et thématiques. La question du corps, notamment, et du corps abject – il faudrait toujours le préciser –, relève moins d’une audace esthétique et morale (être le premier à oser en parler) que d’une complaisance appuyée qui a ses raisons d’être idéologiques, n’en déplaise aux esthètes qui prétendent admirer l’écrivain Céline comme si la phrase de Mort à crédit n’avait aucun rapport avec les délires politiques de l’homme. Lacour, avec cette Panique, se fait lui aussi le romancier de la fin d’un monde, celui d’un balayage qui place le Sujet de l’Histoire en position de déroute, enregistrant comme autant de faits la mort de Dieu et celle d’un certain humanisme. Ce n’est pas pour rien que les Allemands ne sont pas là dans ce roman, sinon dans des vrombissements d’avion qui ont tout l’air du en d’une divinité monstrueuse entonnant quelque dies illa : auraient-ils été autrement perceptibles, qu’ils auraient rétabli, avec la figure de l’Ennemi, un début d’organisation du monde. Le roman de Lacour n’est pas seulement une figuration littéraire de l’« Exode » des Belges en mai 1940 ; il s’écrit, d’une façon extrêmement construite, comme relâchement et déconstruction de ce qui, auparavant, se disait « civilisation ». La question qu’il finit par poser, lorsqu’il met en scène l’incendie néronien d’un village par un personnage qui n’est pas un soldat allemand, est celle du lien entre ce nihilisme appuyé et un fascisme qu’on ne voit jamais mais dont l’« ordre nouveau » parait bien, lui aussi, fondé sur la négation de toutes les limites.

97Une telle question n’est pas celle du préfacier qui signe Lucius Esox (?) et qui retrouve dans Panique en Occident un écho de ses propres sentiments anti-militaristes et de sa propre « panique » au vu de pouvoirs qui ont toujours eu la tentation de la gachette ; il veut souligner que, par contraste ou par défaut, le roman de Lacour appelle une production de sens, promet une « maitrise sur soi et sur le monde », bref une « liberté » plutôt qu’une « libération ». La première est-elle pourtant possible sans la seconde ? se demande-t-on. Et l’on songe que le préfacier pourrait bien ici avoir fait une allusion – soit involontaire et donc maladroite, soit volontaire et donc peu courageuse parce que dissimulée _ au souvenir de la « Libération » qui se célébrait à l’époque où il dut rédiger son propos. Cette allusion aurait pu s’autoriser de la finale du roman, scène où l’on voit de kafkaïennes autorités militaires, au terme d’un jugement aussi hâtif que bouffon, faire fusiller l’incendiaire. Étrange scène, si l’on y songe, puisqu’elle place « Simon qui a brûlé un village » – qui a voulu « devenir le feu » et qui « y a mis son père » – en position de victime injustement accusée. On peut y voir une préfiguration des jugements expéditifs de 1945, et pourquoi pas des difficultés (littéraires) qui seront faites à Lacour lui-même. Mais, dans le contexte du début de la guerre, le geste de Simon rallie, à la fois par son fait et par son traitement thématique, la dé vastation libertaire que s’autorisa le nazisme, en rangs serrés quant à lui mais sous la bannière d’un Ubermensch qui n’avait de compte à rendre à personne. Et ce capitaine de mascarade n’est pas nazi, comme n’est pas nazi le militaire « pansu, torsu et moustachu, genre guerre de soixante-dix » (p. 239) au portrait duquel Simon s’attaque avant d’y bouter le feu. Ne voir dans le roman de Lacour qu’une dénonciation de la brutalité des armes parait donc fort réducteur : il accompagne en réalité, de son écriture, tant dans le raconté que dans le racontant, les Sturm und Drang qui étaient censés, au nom précisément d’une liberté qui n’était pas une libération, donner à l’Occident une autre civilisation que celle, minable, qu’elle mit en panique et qui prétendait la juger.

98Cette préface est assurément généreuse, qui refuse de considérer la déshérence explicitée par Lacour comme totale. Or, s’il n’en tire peut-être pas toutes les conséquences, Schurmans suggère assez que ce qui se décompose, avec le désir de communiquer et d’aimer qui hante encore les personnages au début du roman, c’est la possibilité de sortir d’une solitude qui peu à peu les enferme et les laisse sans défense aucune face à l’horreur ; de celle-ci, ils ne peuvent plus que devenir les instruments ou les relais, dès lors que le Visage d’autrui – cela même, nous semble-t-il, que le préfacier appelle quant à lui la « voix uniforme du grand discours social » – leur est dérobé. À vrai dire, la formule passive ne convient guère, tant Lacour orchestre magistralement ce dénouement. Ainsi, dans une scène-clé du roman, le jeune Yvon de Mein est tué par une bombe lâchée sur le train qui emporte on ne sait où les jeunes hommes (un tel patronyme, et ce train qui si souvent fut le symbole même de la « civilisation » occidentale, industrielle et parlementaire, semblent allégoriser un certain ordre ancien) ; certains de ses compagnons restent à parler auprès du corps, mais Lacour les abandonne et suit le personnage d’Alain, lequel se dit qu’« il y a des morts qu’il faut qu’on tue ». C’est ce à quoi s’emploiera bientôt le personnage de Simon, lorsqu’il incendiera les maisons petites-bourgeoises du village déserté, après avoir été, quant à lui, expulsé d’un autre train. Tirons-en du moins cette suggestion : que la solitude, « thème » dont tant le préfacier que Schurmans soulignent la dimension littéraire et humaine, est un élément qui prendrait plus de relief encore s’il était lu dans sa dimension sociale, politique et historique : cette Panique apparaitrait peut-être alors comme l’étonnante chronique d’une dépossession, celle du sens de l’Histoire.

Paul-Aloïse De Bock, Le Sucre filé. Préface de Jacques De Decker. Bruxelles, Académie Royale de Langue et de Littérature Françaises, coll. Histoire littéraire, 1994, 246 p.

99Paul-Aloïse De Bock vient tard à l’écriture. S’il publie sa première œuvre, le recueil de nouvelles Terres basses, en 1953, c’est en 1976 que paraît pour la première fois Le Sucre filé, chez Denoël, alors que l’auteur est âgé de 78 ans. Bien que le titre soit repris dans la catégorie des « romans », et notamment dans la bibliographie de la présente édition, Le Sucre filé est manifestement un recueil de souvenirs qui égrène leur réalisme et leur poésie au fil de ses onze chapitres.

100Le sous-titre de la première édition – « Souvenirs 1900-1913 » – a ici disparu, peut-être parce que l’auteur a souvent débordé les limites chronologiques qu’il s’était fixées. Mais que ce soit au sujet du professeur allemand Carl K. à qui Paul rend visite à deux reprises (vers 1922-23, puis vers 1970), de la mort de Mme De Bock, du prestigieux riz au lait de la tante Marthe ou de souvenirs littéraires, le résultat de ces intrusions dans le monde adulte est toujours le même : l’impossibilité de retrouver dans le présent « les délices de jadis » ; l’enfance est un paradis perdu que l’auteur a choisi de recréer pour notre plaisir et surtout le sien. Est-ce pour mieux se préparer à mourir qu’on ressent semblable besoin de raconter l’aube de sa vie ?

101En quoi consistent les souvenirs du Sucre filé ? Le petit Paul fut un enfant choyé. Du plus loin qu’il s’en souvienne, la première figure tutélaire est celle du grand-père paternel ; son cadeau, le tir chinois, avait quelque chose de magique, mais le donateur meurt, premier d’une longue série. Ensuite viennent la description de la vie familiale dans la pâtisserie paternelle, les jeux, les amours, l’école allemande, Dieu et les « Messieurs-Prêtres » – selon une expression de Ghelderode que De Bock reprend. Certains de ces épisodes ont déjà servi dans les œuvres de fiction, mais, cette fois, c’est la vérité qui est traquée, même si elle se cache, dérisoire, au creux des signes à interpréter : si la mère est morte à l’aube, le fils pourrait mourir au même moment. Pourtant, l’auteur en prévient dès les premières lignes : « la mémoire a ses métamorphoses, qui sont facétieuses ».

102Dans sa courte préface (6 pages) intitulée « Une chronique de la quête de soi », Jacques De Decker montre que ce désir de vérité, l’auteur l’applique surtout à lui-même, sans complaisance, encore que l’écrivain ne s’attarde guère à certaines cruautés, superstitions ou injustices du narrateur. Si Paul De Bock décrit avec tant de détails l’époque de son enfance, au point de faire croire, à certains moments, à une chronique de mœurs ou à un documentaire sociologique, c’est pour mieux se plonger en lui-même, dans cette enfance, cette période initiatique à la fois unique, dérisoire comme un fétu de paille et universelle.

103Jacques De Decker qualifie l’écriture de De Bock d’« abrupte, rapide, intensément nerveuse, presque télégraphique ». Il compare encore, trop brièvement, Le Sucre filé à Une enfance gantoise de Suzanne Lilar, qu’il considère comme son inverse : Lilar procèderait par déduction, tandis que De Bock partirait toujours du concret. Ceci ne constitue qu’une piste assez mince dans l’étude des nombreuses autobiographies, plus ou moins clairement avouées, qui peuplent les lettres belges.

Liliane Wouters, La Salle des profs. Pièce en douze séquences. Préface de Claude Javeau. Lecture d’Adophe Nysenholc. Bruxelles, Labor, coll. Espace Nord n° 96, 1994, 158 p.

104Publiée pour la première fois chez Jacques Antoine, en 1983, la pièce de Liliane Wouters, La Salle des profs, se trouve augmentée, dans sa réédition dans la collection Espace Nord, d’une préface de Claude Javeau et d’une lecture d’Adolphe Nysenholc,

105La préface présente la pièce comme une réflexion générale sur le métier d’« enseignant », terme que Javeau qualifie d’« euphémisation bureaucratique chère à nos équarrissants ministères », et partant, comme une observation du fonctionnement de l’école en tant que lieu de transmission du savoir. À travers douze séquences, tranches de vies de six instituteurs dans la salle des profs d’une banale petite école, Liliane Wouters brosse un tableau incisif de la condition d’enseignant aujourd’hui. Dans sa lecture, Adolphe Nysenholc, après avoir brièvement présenté le parcours de la dramaturge, replace la pièce dans le contexte de sa création, élément important puisqu’il s’agit d’une commande, faite à l’écrivain par la Maison de la culture de Mons, pour le Centre de Création théâtrale. Il replace également la problématique de la pièce dans le cadre des grands débats sur l’enseignement et voit dans les conflits pédagogiques entre le vieux professeur Vandam, autoritaire et traditionaliste, et le jeune Bailly, permissif et idéaliste, l’opposition du système d’enseignement « rénové » (à options) et du système d’enseignement « traditionnel » (en sections). Il s’agit cependant de classes de l’école primaire, pas directement concernées par ces problèmes.

106La lecture d’Adolphe Nysenholc, tout désigné pour cette tâche pat sa qualité de dramaturge et sa profession d’enseignant, est divisée en petits chapitres correspondant à une description parfois sommaire du lieu, des personnages et de la structure de la pièce. Son analyse se centre particulièrement sur la description des personnages dans leurs rapports respectifs à l’enseignement, et à travers les conflits ouverts qui les opposent. Les personnages de la pièce, bien qu’assez caricaturaux, sont-ils seulement les représentants d’un type d’enseignement particulier ? Ne sont-ce que des types sans individualité qui s’affrontent sur la scène ? La dimension tragique de ces êtres, tous confrontés à leur propre impuissance et à leur résignation, face à un métier dont ils sont revenus, n’est pas vraiment abordée dans cette lecture. Les personnages sont décrits par ce qui les caractérise en surface et trop souvent ramenés à de simples oppositions de types alors qu’ils sont complexes dans leurs rapports comme dans leur individualité. La lecture met en évidence l’incohérence de leurs propos, qui fait dire à Monsieur Nysenholc, par ailleurs spécialiste de la fonction comique dans le cinéma de Charlie Chaplin, que « le comique provient de personnages inconséquents qui se tirent pourtant de la fatalité sans mal ». On eût pu voir que cette incohérence est pourtant aussi un signe de leur impuissance, de leur incapacité à choisir un autre destin que celui qui leur est attribué, Adolphe Nysenholc se borne à évoquer le lieu dans lequel se déroule l’action qui donne son titre à la pièce ; pourtant, elle est porteuse de sens, cette salle des profs qui est une coulisse, un huis clos ouvert sur la cour et les classes, mais aussi la scène de leur théâtre mis en abyme et le coeur du piège que représente l’école où ces profs semblent condamnés à attendre la retraite ou la mort. Une analyse stylistique et structurale de la pièce eût également pu mettre en évidence d’autres éléments plus complexes. Cette lecture est-elle vraiment critique et l’analyse n’est-elle pas un peu superficielle ?

Jean-Baptiste Baronian, Place du Jeu de balle. Roman. Suivi de Jeux de doubles en gris, par Pascal Berg. Bruxelles, Labor, coll. Bruxelles-capitale n° 4, 1994, 160 p.

107Avec son roman Place du Jeu de balle, d’abord publié aux éditions Robert Laffont en 1980, Jean-Baptiste Baronian plonge le lecteur dans le monde de la brocante. Rien de surnaturel ici : 80 tableaux dévoilent les rêves, les souvenirs, les vagues projets, les flemmes et les passions de quelques habitués du marché aux puces. Le vieux Martial chez qui tout est banal, la fée Viviane qui vend des nippes, Alex Jacobs à qui l’on vole son portefeuille, José embarqué par les flics, Julien dans son magasin de la rue de l’Hectolitre... observent le nouveau au crâne rasé, Jean-Marie Romiche, qui essaie de liquider ses bouquins sans aucune valeur à la suite d’un pari. Pas véritablement d’intrigue ni de mystère dans ce récit dont l’action se situe en 1980 et où les obsessions des brocanteurs un peu paumés créent tout le suspens : les intempéries, l’acheteur-pigeon, la pièce-miracle, le prix-coup-de-bluff... Il se termine sur un coup de théâtre et, comme en poésie, sur un envoi.

108Si Pascal Berg prend la plume ensuite, ce n’est pas pour nous donner, à la manière des « Lectures » auxquelles nous a habitués la collection Espace Nord, un « commentaire savant et informé » (selon la définition de Jacques Dubois, son directeur) ; mais plutôt pour nous attirer dans un mystérieux dédale de jeux de miroirs et de doubles. Pascal Berg est bien placé pour en connaître : il est lui-même personnage d’un livre que Jean-Baptiste Baronian (de son vrai nom Joseph Lous Baronian) a signé du nom d’Alexandre Lous : Tableaux noirs (1984). Pascal Berg souligne encore rapidement deux autres aspects de l’œuvre de Baronian/Lous et de Place du Jeu de balle en particulier : d’une part, Bruxelles sert souvent de toile de fond à ses romans en leur donnant une dimension réaliste ; d’autre part, le livre est « un objet et un sujet particulièrement important dans l’œuvre de Baronian et dans sa vie » (p. 152).

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Notes

1  René Magritte, Écrits complets. Édition établie et annotée par André Blavier. Paris, Flammarion, 1979. Sur Magritte, voir dans Surréalismes de Belgique, Textyles, n° 8, 1991, deux articles : F. Chenet, « Magritte mode d’emploi » et Victor Renier : « Le chiffre neuf pat devers La main heureuse de René Magritte ».

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Pour citer cet article

Référence papier

Marianne Michaux, Laurence Brogniez, Catherine Gravet, Paul Aron, Paul Aron, Jean-Pierre Bertrand, Nancy Delay, Nancy Delay, Jean-Pierre Bertrand, Jean-Pierre Bertrand, Pierre Halen, Rémy Poignault, Marc Lits, Marc Lits, Françoise Chenet, Renée Linkhorn, Pierre Halen, Catherine Gravet, Cécile Michel et Catherine Gravet, « De Paul Heusy à Jean-Baptiste Baronian »Textyles, 12 | 1995, 296-324.

Référence électronique

Marianne Michaux, Laurence Brogniez, Catherine Gravet, Paul Aron, Paul Aron, Jean-Pierre Bertrand, Nancy Delay, Nancy Delay, Jean-Pierre Bertrand, Jean-Pierre Bertrand, Pierre Halen, Rémy Poignault, Marc Lits, Marc Lits, Françoise Chenet, Renée Linkhorn, Pierre Halen, Catherine Gravet, Cécile Michel et Catherine Gravet, « De Paul Heusy à Jean-Baptiste Baronian »Textyles [En ligne], 12 | 1995, mis en ligne le 10 octobre 2012, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/1987 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/textyles.1987

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