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Comptes rendus

De Marcellin La Garde à Anne François

Catherine Gravet, Ginette Michaux, Christian Berg, Paul Aron, Christian Lutaud, Christian Angelet, Michel Lisse, Pierre Puttemans, Pierre Halen, Pierre Piret, Vincent Louis, Paul Pelckman, Jean-Paul de Nola, René Jongen, Marie-Paule Berranger, Marie-José Hoyet, René Andrianne, Jacques-Gérard Linze, Marc Lits, Robert Frickx, Renée Linkhorn, Damien Grawez, Domenica Iaria, Françoise Chenet, Véronique Jago-Antoine et Geneviève Bergé
p. 325-371

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Texte intégral

Marcellin LA GARDE, Récits de l’Ardenne. Préface de Michel Thorgal. Lecture de Jean-Marie Klinkenberg. Bruxelles, Labor, 1992, 293 p., coll. Espace Nord n° 80.

1Ne faudrait-il pas ajouter aux références habituelles le fait que l’illustration de couverture de ce livre est due à René Hausman ? Grâce à cet artiste, c’est à la suite d’une affreuse « makralle » sur son balai, entourée de branches mortes, de chauves-souris et de sombres sapins, que nous pénétrons dans le monde fascinant des elfes. Dans la collection Espace Nord, en effet, ces choix à la fois commerciaux et artistiques qui président à l’élaboration de cet élément important du paratexte nous paraissent souvent bien posés, comme c’est le cas ici.

2Les textes du recueil ont été choisis comme suit : 9 sont issus du Val de l’Amblève. Histoires et scènes ardennaises, 5 des Histoires du Val de la Salm et 2 des Légendes de la Basse-Meuse ou le Val de l’Ourthe, volumes respectivement publiés en 1858, 1865 et 1929.

3Après une brève préface de Michel Thorgal – est-ce pour mieux « dépoussiérer les vallées de Marcellin » qu’il faut se montrer aussi érudit ? – on (re)découvre les pouvoirs surnaturels des ruines et des rochers, la beauté des naïades ou l’horreur des « filles hideuses de la nuit » (p. 32), les mystères des Pagnes battues par les vents ou les dangers des forêts obscures peuplées de loups et de nutons... Apparitions et revenants, vêtements, vallées et carrefours maudits y sont monnaie courante.

4Si l’on n’a pas de goût pour le surnaturel, on trouvera peut-être de l’intérêt pour des détails qui parsèment les contes et qui sont autant de témoignages authentiques sur la vie de ces contrées au siècle passé. Un berger était élu par les propriétaires de moutons (les moutonniers) et, après l’élection, tout le village l’accompagnait d’étable en étable pour qu’il « fasse connaissance » avec les brebis... Les paysans et les paysannes aimaient tellement la danse qu’elle les entraînait parfois aux pires folies... Une averse pendant le travail aux champs pouvait être fatale pour les paysans chez qui la phtisie faisait des ravages... Le chirurgien Urbain Germain, sorte de vieil « officier de santé campagnard », n’utilisait que des simples cueillis par lui ; témoin instruit et « fiable », conteur incomparable, mieux qu’un confesseur de l’âme : un relais idéal pour authentifier les récits du narrateur...

5Marcellin La Garde n’échappe pas à son époque et l’influence romantique se fait parfois lourdement sentir, ne fût-ce que dans les épigraphes de quelques récits : les maîtres à penser sont Vigny ou Van Hasselt, ce que ne contredit pas la citation de Voltaire qui, en six vers, loue le mérite de l’erreur. Au détour d’une page, quelque réflexion complaisante de nanti imbu de sa supériorité matérielle et intellectuelle peut surprendre, mais une certaine auto-dérision – ou ce qu’on lit comme tel – contrebalancera l’impression, comme cette remarque, à la fin du « Sanglier du cimetière » : « Dieu sait ce que son histoire [celle, véritable et tragique, de Jean-Philippe, contée par l’auteur] deviendra un jour [...] sous la plume de quelque conteur-touriste, ami du merveilleux ! » (p. 218).

6Jean-Marie Klinkenberg entame sa lecture par l’histoire de la vie de l’auteur et de ses nombreuses publications ; du poème au roman historique et populaire en passant par le livre d’histoire, seuls les contes lui apportèrent un réel succès (à partir de 1858). Le critique nous met en garde : les étymologies qui abondent dans ces récits sont douteuses. La Garde n’est pas non plus un ethnologue fiable, comme le laisseraient penser ses références et notes en bas de pages. S’il est difficile parfois de retrouver ses sources réelles et donc de faire la part de son imagination personnelle, il n’en reste pas moins vrai que La Garde a réussi ce tour de force de régénérer le folklore des Fagnes, au point que ses contes se retrouvent désormais dans la tradition orale locale !

7D’un point de vue littéraire, Klinkenberg remarque l’aspect désuet du style de La Garde, le côté simpliste de ses caractères, son ton moralisateur... et entame une (trop) courte discussion sur le caractère fantastique – La Garde parlerait plutôt de merveilleux – des contes (d’après la théorie de Todorov, mais il n’y a pas de notes dans la « Lecture »),

8Seul le genre bref a permis à La Garde d’exercer ses talents de narrateur – Raoul Vaneigem le remarquait déjà dans le Dictionnaire des œuvres. Lettres françaises de Belgique (T. I, 1988) –, qui se caractériseraient par deux traits principaux : la rime narrative et l’enchâssement simple des fonctions. La conclusion de Klinkenberg tente de dégager la raison profonde du succès de l’œuvre : structure sobre et thématique puissante.

9Suit une bibliographie qui, pour être mince dans la partie critique (pratiquement aucune étude n’a été consacrée spécialement à Marcellin La Garde), n’en est pas moins détaillée et précise quant à la parution des contes et recueils.

10L’œuvre serait-elle trop « vieillie » pour plaire à nos jeunes yeux ? La réédition de ce choix de 16 récits de Marcellin La Garde (1818-1897), plus d’un siècle après leur écriture a l’avantage de faire partager ces légendes ardennaises à tous les habitants de Belgique francophone. Qui sait si, comme au XIXe siècle où la mode était à la littérature touristique, la lecture n’incitera pas à un retour aux sources, voire à une tentative de reconstituer une identité wallonne ?

Georges Eekhoud ; Le Quadrille du lancier et autres nouvelles. Choix de textes, notes et présentation par Mirande Lucien. Cahiers Gai-Kitsch-Camp, 1992, 150 pages.

  • 1  Mirande Lucien, « Un savoureux enfer ». Naissance d’un roman : Voyous de velours ou L’Autre vue de (...)

11Ce petit volume présente un attrait certain pour le lecteur passionné par l’œuvre de Georges Eekhoud, puisqu’il réédite six nouvelles dont quatre sont depuis longtemps épuisées, tandis que les deux autres, qui font partie du Cycle patibulaire, ont déjà connu une réédition en 1987 dans la collection Passé-Présent chez Jacques Antoine à Bruxelles. Mais le critique et l’historien de la littérature, eux aussi, trouveront dans la préface et la postface de Madame Mirande Lucien, qui a choisi et annoté ces textes, de quoi les satisfaire. Chargée de cours à l’Université Charles de Gaulle (Lille III), Mirande Lucien présentera sous peu une thèse de doctorat consacrée à Eekhoud et a déjà déposé, à l’occasion d’un D.E.A., une version dactylographiée de son Journal, inédit. Le n° 8 de Textyles a d’ailleurs publié d’elle une longue et belle analyse de L’Autre vue 1. Le Quadrille du lancier et autres nouvelles, que nous présentons dans ces pages, n’est d’ailleurs que le premier d’une série de volumes consacrés à Eeckhoud, que la critique publiera dans une nouvelle collection des éditions GKC. Un recueil d’environ 270 lettres de Georges Eeckhoud à Sander Pierron (1892-1927) suivies de six lettres de Pierron à Eeckhoud, qu’elle a établies et annotées, vient de paraître fin 93 sous le titre, qui reprend l’en-tête de nombreuses lettres, de Mon bien aimé petit Sander. Textyles en présentera un compte rendu dans son prochain numéro. D’autres textes de et sur Georges Eekhoud, dont des textes écrits, inédits, sortiront dans la même collection. C’est tout dire des longues lectures minutieuses du chercheur au Fonds Georges Eeckhoud du Musée de la littérature à la Bibliothèque centrale d’Anvers et aux Archives et Musée de la littérature à la Bibliothèque royale de Bruxelles.

12La préface au Quadrille du lancier brosse un juste portrait de cet écrivain important de nos lettres dont l’œuvre fut longtemps dédaignée par la critique et souvent classée à la hâte dans le courant réaliste. Madame Lucien y domine avec clarté et concision le cadre linguistico-géographique et socio-économique dans lequel l’écrivain belge se situait ; elle met en relief l’univers fantasmatique et érotique qu’il créa, et parle avec netteté de son homosexualité, non pour l’anecdote, mais parce que celle-ci constitue, comme l’avait indiqué Hubert Juin, le « moteur secret de l’œuvre ». En finir avec les flous et les dénégations de la critique sur ce sujet rend à l’œuvre une profondeur et un sens nouveaux. La subtile connaissance de la Belgique de l’époque qui apparait déjà dans ces quelques pages étonnerait, avouons-le, de la part d’un chercheur français, si on ne savait par ailleurs l’intérêt que cette habitante de la « Flandre française » a toujours porté au pays proche dans lequel elle passa de nombreuses années de jeunesse. Cette situation frontalière semble avoir, dans tous ses écrits, les effets de style les plus heureux, puisqu’elle trouve toujours l’expression qui rend sensible au lecteur non belge l’humus naturel et culturel qui fertilisa l’œuvre d’Eeckhoud. Et sa connaissance du flamand ne lui est pas inutile en l’occurrence...

13Troquant sa plume d’historienne pour celle d’analyste des textes, le chercheur suit dans la postface quelques-uns des fils du réseau d’obsessions et de fantasmes qui se nouent dans les nouvelles choisies. Un repérage strictement freudien esquisse la grammaire structurale et triadique des relations sous-jacentes à la construction narrative, tandis que Jung et Jean-Pierre Richard semblent guider la critique dans l’étude de l’imaginaire eekhoudien. Ce petit essai spécifique et rigoureux de psychanalyse et littérature, joint à l’analyse de L’Autre vue, aux prétentions plus larges, parue dans le Textyles n° 8, nous convainc des talents multiples de cette philologue accomplie, dans les domaines complexes de l’établissement des manuscrits, de l’histoire littéraire et de l’interprétation.

Paul GORCEIX, Réalités flamandes et symbolisme fantastique. “Bruges-la-Morte” et “Le Carillonneur” de Georges Rodenbach. Paris, Lettres Modernes, 1992, 92 p., Archives des Lettres Modernes, n° 255.

14C’est sous le signe du fantastique que Paul Gorceix place les deux romans les plus célèbres de Rodenbach, Bruges-la-Morte (1892) et Le Carillonneur (1897). Pour ne pas tomber dans le piège de la chimérique « École belge de l’étrange », le critique français précise que le fantastique doit être entendu ici plutôt comme « une perspective de lecture » (p. 81). L’avantage de cette perspective est certainement d’attirer l’attention du lecteur sur un aspect quelque peu oublié du symbolisme belge, à savoir l’occultisme qui transite certes par le biais de la tradition française, mais plonge surtout ses racines dans le Romantisme allemand. Ainsi, Paul Gorceix démontre avec précision l’impact du vieux mythe de l’analogie universelle sur les derniers romans du Flamand. Ce « Démon de l’Analogie », Rodenbach l’intègre dans ce que Paul Gorceix appelle les réalités flamandes : cités mortes, particularités climatiques, traditions picturale et architecturale, catholicisme, superstition, stéréotypes culturels, mouvement flamand. L’art de Rodenbach consistant, selon Gorceix, à exploiter ces réalités flamandes au profit de l’étrangeté, à les subvertir, à leur faire subir un détournement de façon à provoquer l’émergence du surréel. Dans le détail des textes, cela nous vaut des lectures neuves, très stimulantes, sur la façon dont Rodenbach transforme une « étude passionnelle » (Bruges-la-Morte) et un roman réaliste (Le Carillonneur) en récits de facture fantastique.

15L’ennui, c’est que le présupposé catégoriel – le fantastique – est pris ici dans une acception fort large. Pour Paul Gorceix, le fantastique est « toute forme d’art qui intègre un au-delà du réel » (p. 85), ce qui, on en conviendra, est fort général et permet de ranger sous la catégorie du fantastique un nombre presque illimité d’œuvres d’imagination (à y réfléchir, on a même du mal à trouver des œuvres qui, à ce titre, n’en feraient pas partie). C’est dire que l’auteur fait peu de cas des contraintes propres au genre fantastique (comme toutes celles qui concernent la vraisemblabilisation, les techniques de la médiatisation, la mise en évidence retardée, l’explication, l’hésitation du lecteur, le rôle particulier du narrateur comme intermédiaire, etc.) Si Bruges-la-Morte me semble en effet pouvoir être rangé dans la catégorie des récits fantastiques en raison, par exemple, de la distance que le narrateur maintient vis-à-vis du personnage et de l’hésitation éprouvée par tout lecteur sur le sens de la fin de l’histoire qui contient une forme d’explication rationnelle, le cas du Carillonneur est par contre beaucoup plus discutable. Il faut dire que Paul Gorceix atténue ici son propos en posant que ce roman réaliste « débouche sur une certaine forme de fantastique intériorisé » (p. 70). Mais quelle forme ? Et qu’est ce que le « fantastique intériorisé » s’il n’est pas perçu comme tel par le lecteur ? Bien sûr, le fantasme est proche du fantastique et peut le générer, mais tout récit polarisé par le fantasme n’est pas forcément fantastique, loin s’en faut.

16Ceci dit, ce petit livre contient une mine d’aperçus nouveaux sur la mise en œuvre symboliste de la tradition occultiste ; les pages consacrées au Carillonneur illustrent admirablement la cohérence interne des thèmes qui se développent autour de la névrose du personnage central et s’intègrent dans un processus de symbolisation systématiquement conduit.

Charles Van Lerberghe, Les flaireurs. Pan. Avant-propos de Georges Sion. Introduction de Robert Van Nuffel. Bruxelles, Académie royale de Langue et de Littérature françaises, 1993, 198 p., coll. Poésie/théâtre.

17Par l’auteur de La chanson d’Ève, voici deux pièces de théâtre qui viennent heureusement compléter la réédition récente des contes et d’une partie de la correspondance. Encore un effort, MM. les éditeurs : les Entrevisions sont introuvables et mériteraient aussi une édition critique ! En attendant, puissent les lecteurs découvrir ces deux facettes insuffisamment connues du talent de Van Lerberghe : le théâtre de l’attente et de la mort, et le « drame satyrique ». La remarquable introduction de Robert Van Nuffel décrit la carrière du poète et elle expose de manière très détaillée les circonstances dans lesquelles les deux pièces furent rédigées, puis représentées et accueillies. Elle restitue aussi avec beaucoup de clarté les intentions anticléricales et militantes de l’écrivain de Pan, pièce souvent mal interprétée en des temps plus consensuels que les élections de 1904.

18Le préfacier reprend aussi la discussion entre Joseph Hanse et Gustave Vanwelkenhuyzen sur la paternité du théâtre symboliste belge. On sait en effet que Maeterlinck, Grégoire Le Roy et Van Lerberghe étaient très liés et qu’ils avaient formé le projet commun de s’attaquer au thème de l’irruption de la mort. Mais des Flaireurs, de l’Intruse ou de l’Annonciatrice, la pièce inédite de Le Roy, quelle fut donc la première ? Les nouveaux arguments de Van Nuffel sont convaincants et ils rendent à l’auteur le moins connu les droits d’antériorité qui semblent avoir été les siens. Par ailleurs, le rôle de Lugné-Poe est fort justement souligné, et l’on doit bien avouer qu’il fut immense pour les dramaturges belges qui n’auraient peut-être pas bénéficié sans lui de la consécration française puis mondiale qui leur fut accordée.

19Le texte est bien présenté, quoique l’iconographie manque sans doute d’originalité. Mais pourquoi l’éditeur affirme-t-il que les Flaireurs sont ainsi réédités « pour la première fois » alors que Jeremy Whistle en avait établi le texte aux presses de l’Université d’Exeter en 1976 ? Son travail de pionnier méritait d’être mentionné. Ajoutons enfin que l’on aurait pu reprendre aussi les quinze pages de Mademoiselle Faucheux ou l’Araignée bleue, texte posthume, afin de présenter l’œuvre théâtrale de Van Lerberghe en un seul volume.

Charles Van Lerberghe, Contes hors du temps. Préface de Philippe Lekeuche. Lecture de Paul Aron. Bruxelles, Labor, 1992, 187 p., coll. Espace Nord n° 70.

20Il faut savoir gré aux Editions Labor et à leur collection Espace Nord de nous faire redécouvrir ces nouvelles et fragments en prose de Van Lerberghe. On connait le dramaturge des Flaireurs et de Pan, le poète des Entrevisions et de La chanson d’Eve. Le prosateur est moins connu. Et pourtant les textes ici présentés (ils appartiennent pour la plupart à l’époque des débuts littéraires de l’auteur, qui est également la période glorieuse du symbolisme belge francophone) non seulement éclairent incomparablement la poétique de Van Lerberghe, mais encore rayonnent d’un charme propre dans un genre en soi pourtant difficile, et guère illustré par le mouvement symboliste, celui de la nouvelle.

21En filigrane, sous le prétexte du conte, se dessine un véritable art poétique. le texte « Sélection naturelle » est ainsi une sorte d’apologue, tour à tour grave et amusé, où l’on devine le poète au travail : il ne s’agit plus de vague inspiration. Il faut se colleter avec les mots. Le poète travaille dans le langage (on pense au mot de Mallarmé : « Ce n’est point avec des idées que l’on fait des vers, ... c’est avec des mots », et à la remarque de Valéry : « Nous attendons le mot inattendu, – et qui ne peut être prévu, mais attendu. Nous sommes le premier à l’entendre »). Et le poète se défie du matériau verbal, trompeur, ou trop usé (on rapprochera ici Van Lerberghe d’un Maeterlinck ou d’un Villiers). Il procède par épurations successives et tend à un langage simplifié à l’extrême. Le mot même qui seul survit, au terme de ce filtrage drastique de la sensibilité poétique : « J’aspire » n’est plus qu’une quintessence, le combiné phonique de deux verbes qui l’ont précédé dans le crible : « Je désire » et « J’espère » ; l’écrivain a dû ainsi lutter contre les facilités du langage quotidien, celui qui est manipulé sans vergogne par le monde de l’utile et son prosaïsme facile.

22Car le poète se rebelle également contre le monde étriqué, bourgeois et grossier, qui l’environne (et là, c’est encore à un Villiers de l’Isle-Adam que l’on pense, pour la verve satirique ; il nous en montre le tintamarre, l’utilitarisme vulgaire, le positivisme aveugle, symbolisés par la Porqueville en fête et son « syndicat des Epiciers et des Charcutiers », au début des « Aventures merveilleuses du Prince de Cynthie », ou encore par le cadre social sur le fond duquel se dessinent les protagonistes de « Reine illusion » et de « La grâce du sommeil ». À ce que la critique anglo-saxonne appellerait « escapism », Van Lerberghe donne ici une tournure très originale, dans ce climat de l’« imaginaire fin-de-siècle » : non pas refus brut de la réalité et enfermement narcissique, comme le héros d’À rebours, mais quête d’une sorte d’Au-delà au sein même de la réalité... Saisie surprenante, au fond, d’une sorte de surréalité, pour prendre un terme appelé à une grande fortune une génération après, comme le remarque très justement Paul Aron dans sa riche « Lecture » de l’œuvre. Van Lerberghe est bien ici le poète des « entrevisions ». Le protagoniste en de brefs instants de cette brèche où le tissu banal du réel se déchire pour laisser entrevoir une fulguration, un monde possible qui existe malgré tout. Tel est le moment insolite par excellence, cet instant d’outre-vie ouvert sur le Tout-Autre, un monde régénéré par la vertu poétique ; il est parfaitement illustré, par exemple, par le superbe conte final des « Conquérants » où semble passer, de manière foudroyante, le souffle d’un autre monde, idéal et poétique. C’est ici comme à une scène de Visitation (laïque) que l’on assiste, ou encore à la survenue d’une Grâce (celle du monde poétique) qui fulgure sur un monde trop longtemps resté prosaïque, et qui allait mourir de torpeur. (On retrouve également, de manière significative, l’image – fort maeterlinckienne – de la clarté dans les ténèbres ou de la lumière qui brille à travers la fente d’une cloison, puis qui jaillit brusquement.)

23Cette sorte de Révélation, voire d’Apocalypse, qui n’a plus rien de chrétien, est elle-même fondée sur une Foi d’un type particulier : celle en la « réalité » – la seule et unique réalité – des contes, des légendes, des rêves : « [...] il n’existe plus que des rêves, des légendes, des fables, tout ce que les gens sensés croyaient suprêmement puéril. Tout ce à quoi l’on croyait avec tant de force est folie et fantasmagorie, mais les contes de fée sont réels, les rêves des enfants, des poètes et des fous sont la vérité, l’évangile n’est plus l’évangile, mais les contes de ma Mère L’Oie », déclare le serviteur du Prince de Cynthie à son maitre, au Pays du Réveil. Le monde vrai est celui de l’imaginaire et de la création poétique, les mots peuvent le faire advenir. Ils sont tout-puissants. On retrouvera cette conception chez le Supervielle de L’enfant de la haute mer. Une sorte de confiance absolue est accordée au monde du rêve ou de la création littéraire. Il faut prendre le langage au sérieux. L’enfant, comme le poète, est ici roi. Dans « Immortalité légendaire », récit clé du recueil, c’est l’enfant qui se rebelle contre les déformations moralisantes et didactiques apportées par sa nourrice au conte de Grimm qu’elle lui lit. Ce conte, l’enfant le restitue, lui, dans sa lettre, à la fois sa crudité et sa naïveté. La vérité est dans la vielle légende, et le mensonge dans les tripatouillages apportés par les adultes qui voudraient rapporter la légende à la réalité. C’est le réel qui trahit. Et le poète est le gardien de cette vérité de l’imaginaire. Comme plus tard un Montherlant « résolu de ne vivre que pour la féerie et d’ignorer le reste » (Aux fontaines du désir, 1927), il « ne croit et n’espère qu’en la féerie ».

Maurice Maeterlinck, Bulles bleues. Avant-propos de Gaston Compère. Bruxelles, Le Cri, 1992, 181 p.

24Réfugié aux Etats-Unis durant la Deuxième Guerre Mondiale, Maeterlinck y produisit Bulles bleues, qui allait être son dernier livre. Un vieil homme, du haut de sa gloire, s’y attendrissait sur son passé. On salue avec plaisir la réédition de ces Souvenirs heureux : tel est le sous-titre de cette bluette, qui n’a évidemment rien de commun avec les grandes entreprises autobiographiques de ce siècle. Maeterlinck ne se soucie pas d’éclairer la genèse de sa personnalité ou de retracer son cheminement spirituel. Les Bulles bleues ne dépassent que par endroits le recueil d’ana. Cela s’ouvre sur une kyrielle d’anecdotes qui remontent à la première enfance : hauts faits de galopin, premières émotions et polissonneries.... C’est charmant et insignifiant. Viennent ensuite, moins insipides, les rappels de l’adolescence et des années de collège. On y apprend que l’écrivain a gardé une dent contre les bons Pères, gent tracassière et obsédée par l’œuvre de chair. Quant à la bourgeoisie gantoise de la seconde moitié du XIXe siècle, uniquement préoccupée de gros revenus et de petites femmes et hermétiquement fermée à toute littérature, on savait déjà qu’elle n’a guère apprécié les premiers écrits de Maeterlinck. On comprend mieux, en lisant ces lignes, la force qu’il a fallu au jeune poète pour affronter l’ineffable médiocrité ambiante. L’intérêt des Bulles bleues est là : Maeterlinck fait revivre à merveille le milieu gantois de sa jeunesse et les liens qui l’unissent à Grégoire Le Roy et Charles Van Lerberghe. Ses souvenirs parisiens nous vaudront ensuite de superbes pages sur la personne et l’œuvre de Villiers de l’Isle-Adam, dont on sait combien il marqua profondément le jeune Flamand. Enfin, le recueil s’achève sur un texte étrange, intitulé « L’île du cimetière ». L’auteur y raconte comment, jeune homme, il a rendu visite à un vieux couple vivant en solitaire sur un ilot à l’embouchure de l’Escaut. L’ile tout entière était envahie par un cimetière dont les tombes les plus récentes avaient fini par manger le jardin et assiégeaient de toutes parts la maison. Un dialogue en aparté du narrateur avec le vieillard d’abord, avec sa femme ensuite, nous apprend que chacun d’eux est persuadé que les enterrés du jardin, loin de se tenir tranquilles, « savent ce qu’ils font et font ce qu’ils veulent », mais que le conjoint, heureusement, ne se doute de rien. Le morceau n’est pas sans rappeler le premier théâtre de Maeterlinck. On y retrouve comme un pâle reflet des tentatives d’autrefois : dialogues biaisés, paroles creuses que vient habiter la mort, et toujours l’obsession de l’intruse qui n’aura pas cessé de hanter Maeterlinck et sur laquelle il a très tôt bâti une vie confortable, jusqu’à devenir ce « philosophe gras » que devait dénoncer Sartre. Cela dit, l’individu Maeterlinck sort grandi de ces confidences. Il était généreux et singulièrement exempt des défauts qu’on attribue communément aux gens de lettres : toujours prêt à reconnaître ses maîtres et son dû, au point d’en rajouter.

25Ces Bulles bleues sont préfacées par Gaston Compère. Celui-ci insiste beaucoup sur l’art profondément concerté du jeune Maeterlinck. Cela, Compère l’avait entrevu autrefois. La découverte et la publication, en 1976, de l’étonnant Cahier bleu allaient lui donner raison. – du Cahier bleu, fleuron des Annales de la Fondation Maeterlinck et dont tant de maeterlinckiens ignorent encore l’existence.

Novacis, Fragments. Précédé de Les disciples à Saïs. Traduit de l’allemand par Maurice Maeterlinck. Avant-propos et postface (Introduction à la poétique symboliste) de Paul Gorceix. Paris, José Corti, 1992, 453 p., coll. En lisant en écrivant.

26Dans son avant-propos, Paul Gorceix insiste sur l’apport décisif qu’a représenté pour l’histoire du mouvement symboliste la rencontre de Maurice Maeterlinck avec l’œuvre de Novalis. Il s’agit d’une étape importante sur le chemin de la poétique moderne, puisque le projet d’une dramaturgie différente chez Maeterlinck s’inscrit dans le prolongement de la théorie esthétique élaborée par Novalis.

27Fortement influencé par les mystiques et les romantiques d’Iéna, Maeterlinck traduisait les œuvres dont il avait besoin pour ses recherches. Il a ainsi trouvé dans Novalis un programme poétique fondé sur une conception du langage capable d’activer le renouvellement des valeurs littéraires en crise. C’est dire l’importance considérable de la traduction de Maeterlinck non seulement pour le surréalisme français, mais également et surtout pour le mouvement symboliste. Cette traduction constitue une des contributions capitales au changement de « paradigme poétologique » de la fin du XIXe siècle. Il était donc indispensable qu’elle soit rééditée.

28Paul Gorceix rappelle fort bien l’historique de cette traduction. Maeterlinck découvre Novalis vers 1889 et publie sa traduction en 1895 chez Lacomblez à Bruxelles. Ces six années sont les plus fécondes de sa production. Mais cette découverte de Novalis a été annoncée par celle de Ruysbrœck, qui apparut à Maeterlinck comme l’illustration du symbolisme à l’état pur, dans la mesure où son œuvre est un modèle de l’écriture au service de l’ineffable puisque Ruysbrœck tente de suggérer l’invisible, l’irreprésentable, à l’aide de concepts et de mots du langage ordinaire. Paul Gorceix explique que les traces de la recherche du « germanisme », c’est-à-dire de « la sympathie complète avec les choses », se donnent à lire dans le Cahier bleu (1888-1889). Il ne faut certes pas confondre le « germanisme » avec l’espace germanophone, car il inclut entre autres, pour Maeterlinck, Coleridge, de Quincey, Swedenborg, Poë, Shakespeare, Villon, Verlaine, Lautréamont et Villiers. Cette recherche débouche sur la lecture et la traduction de Novalis.

29Dans sa postface : Introduction à la poétique symboliste (pp.347-439), Paul Gorceix analyse de façon précise la traduction et l’introduction de Maeterlinck. Celui-ci avait une vision très claire des différences entre le français et l’allemand, ce qui nécessita une adaptation de la langue française aux exigences de la langue de Novalis en modifiant l’ordre de la phrase ou en créant des néologismes à partir de l’étymologie, ainsi qu’une conscience aiguë de la difficulté de traduire : « une traduction devient fatalement une interprétation », disait Maeterlinck (cité p. 357). Dès lors on comprendra aisément que le choix et la sélection de fragments avec fractionnement, élimination ou séparation d’éléments soient dépendants de la vision maeterlinckienne du romantique allemand. On sait que la rencontre de Novalis par Maeterlinck est due en partie à la réaction de ce dernier contre l’esprit positiviste incarné par Taine. C’est pourquoi Maeterlinck n’accorde au fait biographique qu’une place secondaire, préférant étudier la relation entre le symbolisme et la théorie littéraire de Novalis dans laquelle l’analyse et l’explication s’effacent respectivement devant l’intuition et la compréhension. L’hypothèse majeure qui sous-tend la lecture maeterlinckienne est que Novalis est un « frère » de Ruysbrœk, tourné vers le monde extérieur à l’inverse de Maître Eckhart qui ne voulait méditer que sur l’Etre absolu. Miroir du monde, l’homme peut, par la création poétique, établir des correspondances entre son moi et l’univers, voire avec sa part occulte. Bref, Maeterlinck a pressenti avant tout autre l’importance de la théorie littéraire du romantisme d’Iéna pour la littérature du XXe siècle. Paul Gorceix démontre combien Maeterlinck a été sensible à la rupture avec l’idéal aristotélicien de vraisemblance et d’imitation d’une réalité extérieure au poème, au profit de la création d’une réalité autonome et intérieure à la poésie absolue. D’où la distinction entre le langage utilitaire qui tend à l’univocité et le langage polysémique de la poésie qui oscille entre l’allégorie qui est intellectuelle et le symbole, intuitif.

30Grâce à cette édition de Novalis, nous disposons désormais de textes remarquables pour mesurer l’importance conjointe du romantisme d’Iéna et du symbolisme belge dans la naissance de la poétique contemporaine.

Camille Lemonnier, L’homme en amour. Présentation de Sylvie Thorel-Cailleteau. Paris, Séguier, 1993, 326 p., coll. Bibliothèque décadente.

31La réédition de ce texte de 1897 dans la collection de la « bibliothèque décadente », que dirige Jean de Palacio, fait découvrir une œuvre peu connue de Camille Lemonnier, qui ne relève plus guère de l’esthétique naturaliste qui fit connaître l’auteur du Mâle. Il s’agit d’une « étude de cas » psychologique, à l’instar de L’hystérique ou du Possédé. Mais L’homme en amour s’inscrit aussi dans la série des récits allégoriques que Lemonnier publie autour de 1900 avec Adam et Eve ou Au cœur frais de la forêt, dans lesquels il développe une réflexion sur l’instinct primitif de l’être humain. Son éloge d’une société échappant à la civilisation donne une image inversée de la réalité sociale que les romans naturalistes prétendaient saisir, et il remplace la critique explicite par une manière d’utopie. Dans son excellente présentation, Sylvie Thorel-Cailleteau souligne très justement l’ambiguïté de l’œuvre. Celle-ci se veut une étude quasi clinique de la maladie d’amour, mais elle est rédigée à la première personne comme une autobiographie. Le récit s’abolit dans une architecture circulaire et répétitive. Par ailleurs, l’écriture elle-même privilégie le mot plutôt que l’idée, et ce sont les signifiants qui font évoluer la narration. On partagera donc l’opinion de la préfacière pour qui ces particularités apparentent « finalement le texte au genre poétique plutôt que romanesque » (p. 18). Mais on ajoutera aussitôt que si tel est bien le projet commun à tous les écrivains qu’elle qualifie de « naturalistes baudelairiens », c’est aussi à Bruges-la-morte et au genre paradoxal que les critiques qualifient de « roman symboliste » que tout ceci fait songer. D’autant que dans la fin-de-siècle, le mal d’amour est aussi un mal des livres, l’ un et l’autre attristant également la chair. En fait, ce que la la lecture actuelle de Lemonnier fait découvrir, c’est que cet écrivain trop longtemps confiné au rang d’épigone de Zola fut ausi un enregistreur étonnemment sensible des modes de son temps. Les préoccupations de Rodenbach ou de Maeterlinck lui furent aussi présentes que celles du naturalisme.

32Ajoutons que cet élégant petit volume offre encore une chronologie et quelques extraits bien choisis de textes où Lemonnier définit ses procédés d’écriture. Tout au plus regrettera-t-on l’absence de bibliographie (en particulier manque la référence aux recherches de Jacques Detemmerman sur le Procès de Bruges), et une légère erreur concernant la fondation de L’art moderne. Mais on se réjouira du fait que, pour une fois, voici une édition parisienne qui traite de notre patrimoine littéraire avec sérieux et compétence.

33Paul Aron

34F.N.R.S.-U.L.B.

Henry Van de Velde, Récit de ma vie. Anvers – Bruxelles – Paris – Berlin. I. 1863-1900. Texte établi et commenté par Anne Van Loo avec la collaboration de Fabrice van de Kerckhove. Bruxelles, Ed. Versa / Flammarion, 1992, 445 p., ill.

35De ses années de formation à 1900, van de Velde aura vécu la naissance de l’Art Nouveau, mais aussi le développement de l’impressionnisme et du post-impressionnisme ; il aura rencontré Toulouse-Lautrec, Signac, Mallarmé et Verlaine ; il aura participé à l’aventure du Groupe des XX et de la Libre Esthétique ; il aura produit de nombreuses créations dans les domaines de la peinture, du meuble, du vêtement, et aura commencé une carrière d’architecte ; il aura enseigné, écrit, publié et entamé ce qu’il appelle une carrière d’« apôtre » dans le domaine de la renaissance des métiers d’art et dans celui qu’il appelle la « conception rationnelle ». Au centre du formidable mouvement qui soulève les arts au tournant du siècle, curieux de tout, chercheur infatigable, van de Velde est cependant un inquiet – ce qu’aurait d’ailleurs mieux fait apparaitre le fait de confronter les manuscrits au lieu de les fusionner. Très sûr de sa théorie, moins sûr de sa production, il est un peu comme le prêtre qui sert une cause plus haute que lui ; la différence étant que van de Velde sert une cause dont il est partiellement l’inventeur.

36Nul n’a sans doute tracé un portrait plus vrai que A.-M. Hammacher en 1967, dans Le monde de Henry van de Velde (Anvers, Mercator) : « En fait, ces mémoires ne sont pas le récit d’une vie, comme le titre [...] semble l’indiquer. Il s’agit, en réalité, d’une reconstruction du moi tel que van de Velde l’imaginait, au moyen de matériaux puisés dans ses souvenirs. Un moi aimé qu’il revit tout en écrivant et qu’il modifie, parce qu’il l’aime. [...] Presque tout ce qui venait à lui, du monde extérieur, il l’intégrait à son orbite. Les différentes couches de son moi réagissaient alternativement en donnant ou en recevant. Ces échanges étaient si intenses, si continus chez lui, qu’il est souvent difficile de tracer la frontière entre le moi intérieur et le monde extérieur ».

37Cette description indique une difficulté devant laquelle se trouve tout éditeur des mémoires de van de Velde : celle de rétablir les faits dans leur chronologie exacte, de recouper non seulement les différents manuscrits, mais aussi les témoignages extérieurs. Patient travail auquel s’est livrée Anne Van Loo dans ses notes et qui devra sans doute être périodiquement revu à la lumière de témoignages encore inédits à ce jour. Il faut dire que van de Velde, écrivant la majeure partie de ses mémoires en Suisse, n’avait à sa disposition qu’une partie de sa propre documentation ; de là quelques inévitables imprécisions. Mais quel mémorialiste n’en a pas fait autant ? Henry van de Velde meurt en 1957, à 94 ans. Il laisse derrière lui une série impressionnante de récits autobiographiques. Le plus volumineux, connu par les spécialistes sous le nom de « grand manuscrit », comporte plus de 1200 pages manuscrites. D’autres, plus courts, jalonnent l’existence de van de Velde ; ainsi, un ensemble dactylographié, intitulé Le récit de ma vie, retouché à la main par van de Velde, est conservé à La Cambre et s’arrête abruptement après 121 pages. Beaucoup de fragments sont des corrections locales du Grand Manuscrit. Van de Velde souhaitait la parution simultanée de la traduction allemande et du texte français. Il meurt avant que ce vœu soit exaucé.

38Curieusement, c’est la version allemande qui paraît la première ; en 1962, Geschichte meines Lebens est édité à Munich ; le texte en est établi par Hans Curjel. Une réédition de poche récente est préfacée par Klaus Jürgen Sembach. Entre-temps, le texte établi et annoté par Curjel avait paru en italien. En français, rien. On pouvait donc attendre avec impatience et curiosité la parution du Récit de ma vie dans sa langue originale. Ce qui vient de paraître chez Versa n’en est cependant que le premier tiers et couvre la période de 1863 à 1900. Le texte a été établi et commenté par Anne Van Loo avec la collaboration de Fabrice van de Kerckhove. L’illustration est très différente de l’illustration assez rudimentaire de l’édition de Curjel. Beaucoup plus abondante, comprenant de nombreux documents inédits. Les notes qui constituent l’appareil critique de la publication sont nombreuses et détaillées. Pourtant, le livre réservera quelques surprises à ceux qui connaissent les manuscrits de van de Velde, car il s’agit ici, en fait, d’un rewriting complet. Anne Van Loo, dans son long Avant-propos, s’explique en partie sur cette option. Le texte des manuscrits de van de Velde est un premier jet (malgré les nombreuses ratures qu’il comporte) et sa langue est presque toujours rocailleuse, parfois fautive. Anne Van Loo s’est donc livrée à un véritable travail de directeur littéraire face à un auteur doué mais maladroit. Le problème est que l’auteur est mort et n’a donc pu donner son accord à cette réécriture. A moins d’avoir fait tourner les tables. Une autre surprise est la profonde différence existant entre la présente édition et l’édition de Curjel. Cette différence provient notamment de la fusion du Grand Manuscrit et des autres, mais aussi de ce qu’Anne Van Loo a complété les citations faites par van de Velde dans son propre texte par des citations plus longues ; le résultat de toutes ces corrections trouve sa cohérence sur le plan littéraire ; mais fallait-il pousser les choses aussi loin ?

39On attendra donc, avec la même curiosité, les tomes 2 et 3, qui devraient couvrir l’un la période allemande (1900-1917) où van de Velde passe le plus clair de son temps à Weimar où il fonda la Kunstgewerbeschule, mais où on le vit à Paris pour concevoir les plans du Théâtre des Champs-Elysées, à Cologne pour concevoir le théâtre de l’exposition du Deutsche Werkbund en 1914 et participer à un congrès resté fameux par l’opposition de ses thèses avec celles de Muthesius ; l’autre tome couvrira sans doute la période hollandaise (1920-1926) où van de Velde fut auprès des Kröller-Müller comme un artiste de la Renaissance auprès d’une cour, la seconde période belge (1926- 1947) où il fonda La Cambre et construisit le Rijksmuseum Kröller-Müller à Otterlo et la bibliothèque de l’Université de Gand.

Jean-Pierre De Rycke, Pierre de Vaucleroy (1892-1980). Préface d’Ignace Vandevivere. [Louvain-la-Neuve], Duculot, 1992, 129 p., 24,5 x 31 cm, ill.

40Pierre de Vaucleroy, qui fut appelé « le peintre du Congo Belge », est aussi l’un des intéressants témoins littéraires de l’entreprise coloniale. Artiste de synthèse, marqué par le symbolisme et le cubisme, il avait fréquenté, à Paris, André Fontainas et, à travers lui, les Van Rysselberghe et les Verhaeren. Faut-il, avec le préfacier, lui reprocher sa « modération » (« nationale » !) ? En tout cas, on ne peut lui appliquer sans réduction l’étiquette de décoratif. D’un long séjour au Congo (8 mois en 1926-1927), il tira ce que l’auteur appelle une esthétique du divers, qualification en vogue depuis que Segalen est devenu le maître à penser de l’exotisme ; bien entendu il en ramena aussi quantité d’œuvres picturales à propos desquelles nous ne nous étendrons pas ici, sauf pour signaler que, présentées notamment lors des différentes expositions coloniales des années 1930, leur facture était, à divers égards, de nature à rencontrer le discours colonial alors dominant en Belgique : un pittoresque moderniste, pourrait-on dire, dont la plasticité fige en quelque sorte le devenir en même temps qu’elle en valorise l’existence. Images du Noir, images du Blanc aussi en moindre quantité, paysages décomposés en volumes, visages souvent magnifiés.

41Jean-Pierre De Rycke se sert avec bonheur des commentaires laissés par de Vaucleroy lui-même dans Noirs et Blanc (Bruxelles, L’Expansion belge, 1933), à propos de sa confrontation avec une autre plastique et une autre lumière ; témoin littéraire ou peintre, ce dernier fait montre d’une étonnante – et à certains égards estimable – circonspection dans l’appréhension de réalités qui semblent indéfiniment en attente d’une maitrise toujours partielle et précaire. Un beau livre à recommander à la fois pour ses qualités intrinsèques et pour le jalon qu’il pose dans la réflexion sur les rapports entre peinture et écriture.

Michel De Ghelderode, Correspondance. Tome II : 1928- 1931. Établie et annotée par Roland Beyen. Bruxelles, Labor, 1992, 610 p., coll. Archives du Futur.

42Le second tome de la Correspondance de Michel de Ghelderode couvre une période essentielle de sa vie artistique : il est joué comme dramaturge d’avant-garde à Paris (au Théâtre Art et Action) et à Rome (par Bragaglia) ; dans le même temps, il renie à moitié ce théâtre et écrit Barabbas, qu’il considère comme une œuvre de transition, de « guérison » ; c’est aussi le point culminant de sa collaboration avec le Vlaamsche Volkstoneel et la fin de cette « généreuse aventure ». Les lettres ici rassemblées par les bons soins de Roland Beyen sont un témoin révélateur de cette période agitée. On y voit Ghelderode aux prises avec le monde du théâtre et avec lui-même. On y découvre surtout des comptes rendus de représentations envoyés au dramaturge par ses amis, notamment à propos de La Mort du Docteur Faust, par le Théâtre Art et Action (Camille Poupeye, Maurice Cantens) ; de la même pièce à Rome, par Bragaglia ; de Barabbas, au VVT (Wyseur, Ghelderode lui-même) ; de Christophe Colomb, au Théâtre Art et Action (Camille Poupeye) et de Pantagleize.

43Apparaît également dans cette correspondance le sentiment très ambivalent de Ghelderode à l’égard de la Belgique : une relation fantasmatique qui tient à la fois de l’amour et de la répulsion. Différentes facettes de l’institution littéraire belge (les théâtres, l’édition, les critiques, l’Académie, la Renaissance d’Occident, les ministères – sans oublier le public !) sont ainsi successivement pris pour cible par Ghelderode. Roland Beyen a eu la bonne idée d’annexer au volume Les Lettres du Dr Kwiebus, publiées dans De Standaard en 1929, deux lettres où Ghelderode fait le procès du petit monde des lettres de la Belgique francophone.

44Par ailleurs, comme le dit Roland Beyen, on découvre dans les lettres de cette période un Ghelderode « tendre et généreux, capable d’aimer d’amitié un homme dont il n’a rien à attendre » (p. 12) : Marcel Wyseur. Et cette amitié, ainsi que celle qu’il noue avec Paul Neuhuys, fait de Ghelderode un véritable épistolier, dont on lit avec plaisir (et non plus seulement avec intérêt) les missives truculentes et non dépourvues d’humour.

45Quant au travail éditorial, il faut souligner qu’il est en tout point remarquable. Dans son introduction, Roland Beyen situe les lettres rassemblées dans leur contexte (sans faire aucune concession à Ghelderode, dont il souligne l’opportunisme littéraire et politique) et rappelle les principes et méthodes de l’édition (lesquels avaient été développés dans le premier volume). Les notes sont abondantes mais pas envahissantes et elles témoignent d’une érudition sans faille. Un utile répertoire des correspondants permet au lecteur de se repérer aisément. On pourrait éventuellement regretter le caractère sélectif de cette édition, mais y a-t-il une autre solution ? Les contraintes éditoriales sont telles qu’il n’est pas possible de publier intégralement la correspondance de Ghelderode (ce qui par ailleurs risquerait de rendre cette lecture inintéressante pour le non-spécialiste). Quant aux critères du choix opéré par Roland Beyen, sans doute sont-ils peu explicites, mais peut-on trouver des critères décisifs en la matière ? Que les chercheurs se consolent : l’auteur promet de rendre accessibles toutes les lettres non publiées d’ici 1998. En attendant, il y a déjà du pain sur la planche...

Marcel Thiry, Comme si. Voie-Lactée. Nondum jam non. Préface de Gaston Compère. Bruxelles, Éd. Le Cri, 1993, 459 p., coll. Les Évadés de l’oubli.

  • 2  Textyles, n° 7, novembre 1990. Des exemplaires sont encore disponibles.

46À l’initiative de Pascal Durand, Textyles avait consacré, il y a peu, un dossier d’études critiques à « Marcel Thiry prosateur »2, Outre certaines contributions à caractère général et des inédits, il comportait des analyses, essentiellement consacrées aux nouvelles et à un roman alors disponible en librairie : Échec au temps. On ne s’y attardait guère aux trois œuvres qui sont aujourd’hui rééditées par Christian Lutz aux Éditions du Cri, et qui, de longtemps, n’étaient plus accessibles que dans les catalogues des bouquinistes-antiquaires. Comme si, initialement publié par « Le Monde du Livre » en 1959 (à mille deux cent cinquante exemplaires), avec sa jolie reliure de pleine soie rouge. Voie-Lactée, éditée par André De Rache en 1961 à la fois pour le « Cercle des Lecteurs », autre circuit de diffusion « hors commerce » (mille exemplaires), et pour son propre catalogue. Nondum jam non, enfin, édité en 1966 par le même André De Rache au format de sa collection de poésie (neuf cent quatre exemplaires). Les deux derniers titres avaient été repris en 1981, toujours chez De Rache, dans le volumineux recueil (posthume) des Romans, nouvelles, contes, récits, dont le tirage, non précisé, n’a pas dû être très élevé non plus.

47C’est dire que ces trois œuvres n’ont pas encore fait l’objet de la reconnaissance dont bénéficient aujourd’hui les récits brefs dont un recueil, sous le titre des Nouvelles du grand possible qui avait déjà été réutilisé par Marabout, a paru dans les collections Espace Nord et ensuite Babel. Les voilà donc « évadées de l’oubli » et joliment réimprimées. Chacune des trois mérite, assurément, d’être redécouverte à l’heure où une certaine élégance dans l’écriture n’est plus considérée comme un obstacle. On pourra comparer ainsi Passage à Kiew, récemment réédité par l’Académie alors que ce récit n’avait connu qu’une publication en revue (1927) du vivant de l’auteur, avec Voie-Lactée, que Marcel Thiry qualifiait de « romance ». On relira avec plaisir Nondum jam non, notamment pour les qualités d’écriture analysées par André Sempoux. Ces deux œuvres sont essentiellement constituées par le développement d’une intrigue sentimentale et, dirions-nous faute de mieux, poétique si tant est qu’on puisse qualifier ainsi la touche fantastique qui vient les colorer et en atténuer le pessimisme.

48Quelles que soient leurs qualités, elles n’ont pas l’ambition d’Échec au temps (disponible aux Éditions des Éperonniers) d’une part, et de Comme si, d’autre part. Ce dernier roman fut, semble-t-il, écrit sous la contrainte de nécessités financières à l’époque où Thiry, n’avait pas encore bénéficié de cette planche de salut que fut pour lui le poste de Secrétaire de l’Académie et se disait « l’écrivain attitré du grand Bazar de Liège », dont, faute d’autre ressource, il rédigeait occasionnellement les catalogues. Époque quelque peu désespérée (la deuxième épouse de l’écrivain, May Gérard, est opérée d’un cancer pendant l’été 1958), ceci expliquant sans doute aussi le fonds autobiographique qui fait l’essentiel du récit. Dans une lettre à Paul Dresse (du 4 décembre 1959), l’écrivain présente ainsi Comme si : « Je crois bien faire en vous envoyant à Spa ce roman qui me cause un dégoût et une crainte insurmontables. Aussi que votre jugement ne craigne pas d’être sévère : vous ne me direz jamais sur ce livre autant de mal que j’en pense moi-même. – Alors pourquoi l’avoir publié ? Oui, pourquoi ? Pour quelques sous à en tirer ? Sans doute. Mais aussi par illusion et aberration. / Enfin, chut ! les critiques sont bien capables de s’égarer. Et la règle du jeu n’est pas de les prévenir que le livre qu’on leur envoie ne vaut pas tripette. Vous, au contraire, j’aime mieux que vous sachiez que je vois clair... » Thiry, qui a passé deux ans au moins à élaborer Comme si, de 1956 à 1958, se leurre-t-il vraiment à propos de ce roman ? Il n’est pas sûr qu’il soit, dans cette fin de citation, aussi sincère que lorsqu’il évoquait sa « crainte » et son « dégoût ». Quoi qu’il en soit, la narration de ce roman, et non seulement la langue mais aussi et surtout la contraction, comme le propos qui affronte la question métaphysique, sont d’une originalité qui requerra toute l’attention de ceux que les aventures du roman au XXe siècle intéressent.

49Ayant en cela suivi, écrit-il, les consignes de l’éditeur, Gaston Compère s’est efforcé de pas faire précéder cette réédition d’une introduction « universitaire ». On se souvient, par ailleurs, d’autres déclarations du même Compère, elles aussi décriant un certain usage du discours critique. On peut regretter un tel parti-pris, de nature à enrober et peut-être à enfouir la réelle connaissance de l’œuvre de Marcel Thiry que manifeste le critique. La préface est attachante, émouvante aussi, où Compère rappelle les relations personnelles qu’il put nouer avec Thiry (« qui, de l’académicien stéréotypé, donnait si peu l’image »), mais elle ne prépare pas explicitement sous forme d’analyse le travail de la lecture.

50Pierre Halen

51Universität Bayreuth

Actes du colloque international “Le sacré dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar”. Tours, Éd. de la Société Internationale d’Études Yourcenariennes, 1993, 225 p. Marguerite Yourcenar et le sacré. Bulletin du Centre international de Documentation Marguerite Yourcenar, (Bruxelles), n° 4, 1992, 128 p.

52Que le sacré dans l’œuvre de M. Yourcenar devienne le sujet d’étude d’un grand colloque international consacré à l’académicienne, il y avait là comme une nécessité impérieuse dictée par l’évidence : ce thème, en effet, parcourt l’œuvre entière. Organisé par le Centre International de Documentation Marguerite Yourcenar avec la collaboration de la Société d’Études Yourcenariennes et le Groupe Yourcenar d’Anvers, le colloque s’est déroulé les 26, 27 et 28 mars à l’Université Libre de Bruxelles. Ce gros volume présente 25 communications classées en chapitres dont les différentes thématiques constituent autant de modes d’approches de la question de la sacralité. Puisqu’il est impossible de résumer toutes ces communications, nous nous contenterons d’exposer les plus intéressantes d’entre elles.

53Il est bien normal, au limen de ces Actes, d’affronter l’œuvre yourcenarienne par le chemin de l’herméneutique. Ainsi, Yves-Alain FAVRE, notre premier guide, constate que la conscience du sacré chez Yourcenar est intimement liée à un sacré de la conscience, et que ces deux consciences ne s’articulent véritablement que dans le rapport entre le sacrifice et le surnaturel : autant de raisons pour croire en l’homme, source et terme du sacré. À cette pensée, Michel DUPUIS offrait le relais précieux d’une herméneutique vouée au texte et désireuse d’exposer l’ensemble des opérations par lesquelles une œuvre se donne à lire. Ricœur et Lévinas, convoqués de concert, l’ont aidé à comprendre comment, dans l’œuvre de Yourcenar, l’orgueilleuse conscience du sacré s’humilie et se mue en sainteté agissante.

54Que toute tâche biographique ne soit jamais que l’invention d’une vie n’a pas découragé quelques chercheurs, aux scrupules bien aiguisés, d’y consacrer une ardeur et un enthousiasme que le lecteur a des difficultés à partager. D’autre part si, comme le souligne Maurice Delcroix, « dans l’œuvre, la première tâche était sans doute d’inventorier », on peut regretter que tant d’intervenants aient négligé la phase suivante, celle de l’interprétation.

55En revanche, l’approche historique a permis à d’autres conférenciers d’ouvrir des horizons prometteurs. Ainsi, en concentrant son attention sur les religions historiques qui ont leur place dans les Mémoires d’Hadrien, Rémy POIGNAULT a pu constater que si mythologies, temples et rites laissent entrevoir le surhumain qui est dans l’homme, c’est que le sacré y prime sur les dieux et que le sacré transcende le religieux. Fort de l’apport de l’Histoire des mentalités à celle du sentiment religieux, Paul PELCKMANS s’est interrogé sur le conformisme de la représentation du protestantisme et des guerres de religions que manifeste L’œuvre au noir. De son côté, à travers cette même œuvre, Brigitte EVANO a observé un processus de sacralisation de la nature qui tend à résorber la différence du sacré au profane. Enfin, s’aventurant du côté de l’histoire archétypale, Blanca ARANCIBIA a décelé, dans Anna, soror..., de quelle manière l’inceste, comme transgression d’un tabou, relève du rapport archaïque que l’érotisme entretient avec le sacré. Et de constater que l’union d’Anna et de Miguel n’est pas seulement androgynie, conciliation des contraires, mais hiéroginie, gémellité cachée...

56Il revenait à Maurice DELCROIX d’opérer la synthèse entre toutes les communications : il s’en est tiré avec panache. L’avant-propos dont il est ainsi l’auteur constitue les indispensables prolégomènes à une lecture fructueuse de ces Actes. Ce volume, reconnaissons-le, a pour principal mérite d’avoir rappelé les éléments-clés du rapport que Yourcenar entretenait avec le sacré et d’avoir esquissé les voies de futures explorations qu’on devine riches en découvertes. L’une de ces voies pourrait être celle qui fut fréquentée sur le tard par cette infatigable voyageuse que fut Yourcenar : celle du bouddhisme, du tantrisme et de la mystique tibétaine.

57La parution du second volume consacré à ce sujet, intitulé Marguerite Yourcenar et le sacré, a précédé de peu la publication de ces Actes. Cet ouvrage fournit au lecteur une approche plus systématique et plus exclusivement textuelle que celle des spécialistes qui, elle, est plus thématique et sans doute aussi plus diversifiée. C’est qu’il s’agissait pour les exégètes de dégager, à travers la lecture attentive de chaque texte, les apparitions du sacré. Ce travail d’inventaire quelque peu fastidieux s’accompagne d’un commentaire souvent trop succinct.

58Sont ainsi successivement passés au crible de cette thématique les ouvrages dont la publication va de 1956 (avec Les charités d’Alcippe) à 1991 (avec le recueil d’essais Le tour de la prison). A la lecture de ces analyses, une constatation s’impose d’emblée : le sacré n’est pratiquement envisagé ici qu’à travers le prisme étroit, et quelque peu réducteur, du religieux. C’est laisser de côté des pistes d’analyse sans doute précieuses à explorer : les rapports que le sacré entretient, chez Yourcenar, avec une philosophie de la conscience, avec une conception élevée de l’écriture, avec une pensée écologique avant l’heure et même avec ce contraire que toute idée du sacré appelle, la transgression. Quoi d’étonnant, dès lors, à ce que la conclusion de l’ouvrage se borne à trouver son sens dans une interrogation ultime du rapport que Yourcenar entretenait avec le sentiment religieux et à répéter ce que finalement nous savions déjà, même confusément : sa fascination pour les cérémonies, les rites et tout ce qui, dans « religion », retrouve ses racines dans « re-lier », son refus, en revanche, d’adhérer à une religion institutionalisée par rejet de tout dogmatisme, son refus aussi d’inscrire la nature dans le cadre trop étroit d’une seule religion et, surtout, sa confiance en l’homme et en cette intériorité et cette haute conscience de lui-même qui peut seule le faire accéder à la liberté et, finalement, à une certaine transcendance. Reconnaître enfin qu’« il existe une forme de laïcité qui ignore l’angoisse et l’inquiétude et que corollairement, le sacré n’est pas l’apanage du sentiment religieux », c’est assurément finir par où il eût fallu commencer.

Bulletin de la Société internationale d’Études yourcenariennes, (Tours), n° 11, 1993, 120 p.

59Le onzième Bulletin de la très active S.I.E.Y. est de nouveau un numéro ouvert, qui rassemble des contributions très diverses. Rémy POIGNAULT commente à son habitude une étape du dialogue de Marguerite Yourcenar avec l’héritage antique. Il s’agit cette fois du dernier récit de Feux, qui évoque la destinée d’une acrobate de la Belle Époque, appelée Sappho. En dépit d’une dissemblance à première vue absolue, le personnage moderne moderne n’hérite pourtant pas que d’un nom. S’y ajoute en effet tout un réseau d’emprunts, de reprises et de détournements pour lesquels l’auteur puise à la fois dans les fragments conservés de la poétesse et dans les anecdotes, souvent douteuses ou contradictoires entre elles, que l’Antiquité a léguées à son propos. Tout cela éclaire utilement la genèse probable d’un texte déconcertant, qui illustre une fois de plus l’étendue de la culture classique de Marguerite Yourcenar. On se demandera tout au plus quel peut être l’apport proprement littéraire de ce type d’emprunts. Une allusion implique toujours une manière de clin d’œil ; en l’occurrence, ces réminiscences si ingénieusement répertoriées sont à la lettre imperceptibles pour le commun des lecteurs.

60Patricia OPPICI glose des souvenirs plus familiers. Marcel Proust serait à l’en croire l’auteur le plus souvent mentionné dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar ; que ce record se limite, pour un corpus de cette ampleur et si porté aux réminiscences littéraires, à quarante-six mentions confirmera d’abord l’éclectisme de l’écrivain. Ces références servent d’abord à caractériser par analogie les fréquentations mondaines de Michel de Crayencour. Des notations plus polémiques s’en prennent au conformisme patriotique de Marcel pendant la Grande Guerre et aux faux-fuyants qui dissimulent, dans la Recherche, les penchants homosexuels de l’auteur. La singulière animosité de Marguerite Yourcenar à ce propos atteste peut-être une secrète ambivalence : elle-même aura esquivé, tout au long de sa carrière d’écrivain, bien des aveux estimés trop personnels.

61Il fallait être du pays pour s’aviser d’étudier « Marguerite Yourcenar essayiste et l’Argentine ». Blanca ARANCIBIA se garde élégamment de surfaire son sujet marginal. On aimerait même en savoir plus long sur l’impact possible de La gloire de Don Ramire, que Marguerite Yourcenar aurait lu vers ses quatorze ans et qu’elle évoque dans En pèlerin et en étranger, sur Anna soror. Borgès ou le voyant atteste une autre influence, qui relève d’un engouement plus partagé. Marguerite Yourcenar le personnalise en pratiquant une « lecture sélective » (p. 59) qui semble bien, en quelques occasions, solliciter les textes du grand Argentin.

62À côté de ces confrontations, le Bulletin propose aussi quelques études thématiques. C.F. et E. R. FARREL y vont même de deux parcours ; ils s’attachent d’abord aux dieux, puis aux images de l’enfant. Ce second article aborde un sujet assez neuf, dont il prouve, en l’amorçant, qu’il mérite une étude approfondie. Evelyne CLOSSET inventorie le bestiaire yourcenarien. J’hésiterais tout au plus sur sa conclusion, qui rabat la diversité de ces références animales sur un message fondamental touchant « l’unité première de tous les existants » (p. 98). L’idée rejoint sans aucun doute un engagement majeur de Marguerite Yourcenar ; il ne m’en semble pas moins assez hasardeux de le reconnaître dans ce bestiaire romanesque, qui est fait de notations dispersées que les textes eux-mêmes ne rapprochent jamais entre elles et dont la diversité, dès lors, ne fait pas sens.

Albert Ayguesparse. Témoignages et portraits. Réunis par Luc Norin et Jean-Luc Wauthier. Bruxelles, Bernard Gilson / Pré aux sources, 1992, 224 p.

63Ce volume d’hommage à l’un des représentants les plus valables de nos lettres nationales contient trois sortes de textes.

64La première section (« Pour saluer l’arpenteur ») consiste en messages de sympathie, parfois sous forme épistolaire, et en souvenirs personnels : signalons les contributions de Georges Sion, Paul Willems, Guy de Bosschère, Roger Foulon, Hubert Nyssen et d’autres. Mais nous y trouvons aussi de brefs aperçus critiques : ceux de Fernand Verhesen sur « L’écriture duelle d’Albert Ayguesparse », de Jean-Luc Wauthier sur Simon-la-bonté, de Luc Norin sur La nuit de Polastri, de Robert Frickx sur Derniers feux à terre, de Jacques-Gérard Linze sur une décennie dans la production poétique d’Ayguesparse...

65Ensuite figurent une série de proses et de vers (« Le partage des textes ») dédiés au romancier, au poète, à l’animateur infatigable de la revue Marginales, par des auteurs français de France, de Belgique, de Suisse, du Québec, d’Afrique du Nord, d’Amérique latine... Des vers polonais (d’Arthur Miedzyrzecki) sont présentés en version française, tandis que trois poèmes d’Ayguesparse sont traduits en anglais par Mel B. Yoken.

66La troisième section comprend, sous le titre « Cinq offrandes claires », de brefs « mélanges » dans le sens universitaire du mot. Paul Aron – en se demandant : « Raymond Ceuppens, écrivain prolétarien ? » – s’intéresse à l’auteur de L’été pourri (Prix Rossel, 1982) et d’autres romans et nouvelles s’échelonnant de 1979 à 1987. Luc Decaunes se base sur une analyse de La Place royale (1634) pour proclamer l’étonnante modernité de Corneille. Raymond Trousson révèle un aspect de la présence de « Diderot chez les Belges » en exhumant Maximilien Veydt (Bruxelles, 1822-1873), professeur de littérature latine à l’U.L.B., journaliste, conteur et auteur d’un article biographique et critique sur Diderot. Le linguiste André Goosse cherche à démontrer « Pourquoi “tirer son plan” – au sens belge de “se débrouiller” – ne vient pas du flamand » (“zijn plan trekken”) : l’expression pourrait se rapprocher de l’usage français par le biais de l’argot militaire. Enfin, André Vandegans passe en revue – dans l’attente d’une plus ample monographie ? – la production d’André Malraux, poète en prose, romancier, philosophe de l’art, mémorialiste.

67Ce qu’on attend aussi, après les louanges et les politesses qui sont de mise dans un ouvrage congratulatoire, c’est la monographie qui offrira – après les essais de Jacques Belmans (sur Ayguesparse poète, 1967) et de Jacques Crickillon (sur le romancier, 1970), et après l’étude d’ensemble de Jean-Luc Wauthier (1987) – une nouvelle mise au point critique qui précisera la place qu’Albert Ayguesparse doit occuper dans l’histoire culturelle la plus récente de la Belgique francophone.

René Magritte, Lettres à André Bosmans 1958-1967. Edition établie et annotée par Francine Perceval. Paris, Seghers ; Bruxelles, Isy Brachot, 1990, 517 p., coll. Missives.

Jacques Meuris, Magritte et les mystères de la pensée. Suivi de Le temps des apocalypses. Bruxelles, La Lettre volée, 1992, coll. Essais.

68Les questions de l’image et du langage se révèlent incontournables pour qui interroge l’œuvre de René Magritte.

69D’abord, l’image. Ce que Magritte peint, c’est d’abord du visible en image, qui certes re-présente des visibilités familières, mais qui surtout ne présente que lui-même, sans rien copier ni cacher ni sous-entendre. Si la finalité de toute image est bien de produire du visible représenté, pour Magritte, tout ce qui s’y mêle sans pourtant participer de sa finalité ne compte pas et doit être ignoré : la matérialité des supports, les aspects techniques de la production, les potentialités interprétatives que le visible alimente, qu’elles soient de nature sémantique, symbolique ou cognitive. Le projet esthétique de Magritte passe par un incessant travail d’épuration de l’image – image intangible, qui montre tout ce qu’elle montre et rien que ce qu’elle montre, image qui ne soit image que d’elle-même. L’œuvre réussie exige la production d’une visibilité qui représente – à ce titre elle sollicite ce que Magritte appelle le « regard » – et qui paradoxalement le fasse en référence exclusive à elle-même – à ce titre elle sollicite le « voir » et la « vision pure »...

70Le regard voit ce qu’il sait, voit l’image par rapport à un ailleurs, qu’il reconnaît puisque l’image le re-produit. La vision pure voit le visible imagé par rapport à lui-même, dans son autonomie intangible et intégrée, dans sa nécessité interne.

71Le regard quitte l’image pour la non-différence du monde familier représenté. Il se contente de reconnaître le déjà-là de l’objet attendu, il se laisse investir et infester par l’insolite que réalisent les cassures de l’inattendu.

72La vision pure reste dans l’image. Faisant le deuil du regard, elle demeure dans la différence des seules visibilités imagées. Elle voit dans les fissures par où se manifeste la transgression de l’objet pré-vu et pré-conçu, non l’incongru tapageur de l’écart ni l’absurde de l’impossible, mais la justesse d’une visibilité pensée, qui, du monde familier dont toujours il s’agit, dé-voile ce que son spectacle bruyant et indifférent précisément occulte, savoir : la différence pensée de l’invisible du visible et de l’impossible du possible.

73Le regard reconnaît la pipe et reconnaît la transcription de l’énoncé qui contradictoirement nie que la pipe est ce qu’elle est. Leçon de choses sur le scénario familier de l’image-avec-texte. Le regard se laisse envahir par le charme de la cassure. Condamné au sens et au savoir, il n’est jamais à court de solutions, et n’hésite pas à recourir à l’explication par l’absurde, le rêve, l’imaginaire ou le récit. Bien sûr : l’image de l’objet ne coïncide jamais avec l’objet, ni non plus l’objet avec son image. Ni non plus l’image (graphique) du mot ou de l’énoncé avec le mot ou l’énoncé. En outre, le dessinateur peut se tromper d’objet ou d’image, et le scribe de mot, de graphe ou même de langue. Et qui me dit que dans cette image texte et dessin ont été produits l’un en fonction – illustrative ou désignative – de l’autre ? Qui me dit que le pour-du-nom signifié qu’est le pro-nom du texte (« ceci ») est précisément à entendre pour le nom « cette pipe » – et non par exemple pour « le tuyau de cette pipe », ou « l’encadrement de cette image » ou même « le mot “ceci” lui-même » ? Et que le nom signifié « pipe » n’est pas par exemple à entendre comme désignant « une pipe d’aération » ? C’est évident, le mot « ceci » n’est pas une pipe, et cette pipe n’est pas une pipe d’aération... Pour le regard, l’image renvoie toujours à un modèle extérieur, monde déjà connu, rempli du sens bruyant de l’indifférence du possible. Elle est certes distincte du monde familier, mais non différente. Elle montre l’indifférence du familier, pré-vu et pré-su.

74Tout à l’opposé, la vision pure demeure dans l’image, qu’elle voit dans le silence du visible pensé. Vide de sens, l’image se fait image d’elle-même, image non distincte du monde familier – qu’elle persiste à concerner –, mais différente, rendant visible son invisible occulté, dans son unité cohésive et dans sa justesse pensée. La vision pure ignore l’absurde tout autant que le sens possible. Loin de tout regard, elle voit la pensée qui rassemble le visible imagé et le justifie, dans sa nécessité interne – elle voit la pipe-avec-texte être description visible d’une pensée qui unifie et intègre, qui rassemble et identifie. Elle voit le texte et le dessin se répondre, le texte visiblement davantage dessiné – calligraphié – qu’écrit, le dessin si scolairement soigné qu’on le dirait davantage écrit que dessiné...

  • 3  Nous considérons ici plusieurs variantes et versions du « Ceci n’est pas une pipe », y compris par (...)

75La pensée ouvre sur un univers où le paradoxe – et le mystère – est vérité. L’image s’efforce de montrer cette pensée, avec précision. Mais le monde pensé est à l’endroit du monde familier. Par visibilité familière, l’écrit est dans l’écrit, image (ortho) graphique de texte ; et le dessin est dans le dessin, image représentative d’objet. Par visibilité pensée, l’écrit est dans le dessin et le dessin dans l’écrit. La pipe ombrée – ou même projetant une ombre portée sur le support – quitte son image et menace de rejoindre l’espace de son objet, laissant le texte être davantage image d’énoncé qu’énoncé...3 De même d’autres images montrent la présence du corps dans le vêtement sans corps, la présence transparaissante du ciel du fond dans la transparence de la chair du corps à l’avant-plan, ou encore la non-distinction pensée de visibilités distinctes : le modèle et sa copie, l’oiseau et le ciel, le bouquet cueilli intérieur et le verger en fleurs extérieur, l’œil qui voit et ce qu’il voit, l’objet et son nom ou son reflet...

76La vision pure ouvre à une exactitude descriptive d’un autre ordre, justifiée non par les lois de vision ou de raison qui régissent le visible et l’intelligible, mais par la clarté inconnue qu’y projette la lumière de sa pensée. Si le regard ferme l’image sur les seuls possibles concevables, la vision pure l’ouvre sur tous les impossibles et tous les in-com-possibles à la possibilité desquels le réel émerge lorsqu’il est pensé – et rendu visible avec « une sorte d’imprécision » qui « serait la précision elle-même, puisqu’elle est efficace en évoquant le mystère » (L. à B., p. 282).

77La vision pure se rend indifférente au déjà-conçu du plausible et au concevable du possible. Non seulement elle envisage les essentielles autonomies des réalités qui entrent dans la triade objet, image et langage – montrant par exemplè que l’objet n’a pas d’image ni non plus de mot, ni une ombre ni un reflet –, mais elle montre en outre, à l’endroit même où est affirmé l’abîme qui les sépare, la possible impossibilité de leur rencontre pensée : non pas selon le scénario où s’enferme le regard, qui mise sur le pré-visible – le texte ne peut que dire ce que l’image ne peut qu’illustrer, comme le soulier, la robe ou le cercueil ne peuvent que contenir le corps qu’ils accueillent, l’image être distincte du modèle qu’elle copie ou l’objet caché être dissimulé par l’objet qui le cache –, mais selon le scénario différent, toujours encore à voir, de leur rencontre pensée – le soulier est au même endroit cuir et chair, la robe vide et le cercueil sont le corps qu’ils ne devraient que contenir, le modèle est sa copie indistincte, l’objet cachant est dissimulé par l’objet caché et vice versa, le texte écrit est dessin et le dessin d’objet est écrit ou objet.

  • 4  Le sigle “EC” renvoie aux Écrits complets de Magritte, édités par A. Blavier (Paris, Flammarion, 1 (...)

78Ainsi, la description visible de la pensée authentique du monde montre non pas le possible où les attentes du prévu enferment le regard, ni même non plus l’éventail des possibles contingents qu’il peut toujours trouver – « quels que soient les traits, les mots et les couleurs dispersés sur une page, la figure que l’on obtient est toujours pleine de sens » (E.C., p. 335)4, mais la possibilité même de son impossible pensé : la possibilité d’un espace qui reste vide et silencieux, vide de tout plein sémantique, ouvert au silence d’un visible qui n’est justifié que par lui-même – ni déjà-conçu ni même à concevoir, mais à voir.

79Ensuite, le langage. La question langagière s’impose d’emblée, à plus d’un titre. D’abord, Magritte l’a explicitement érigée en objet-problème d’image. C’est le fameux « Ceci n’est pas une pipe », avec ses multiples variantes. Ce sont aussi les nombreux tableaux qui montrent la confrontation pensée du mot, de l’objet et de leurs images. Ensuite et surtout, la conception magrittienne de l’image picturale s’articule expressis verbis à la notion de « pensée ». Magritte ambitionne de peindre une image qui soit description visible de la pensée : « Mes tableaux sont des pensées visibles » (E.C., p. 537).

80Quoi de plus essentiellement langagier que la pensée ? Non pas la pensée dans ses contenus aboutis ou ses manières historiques. Mais la pensée dans son principe logique. Penser le monde, c’est-à-dire le « causer », le parler-expliquer : non plus naturellement percevoir, mais culturellement concevoir, transformer le percept en concept, la représentation naturelle en pensée. Langage ou pensée, la logique du dire comporte deux moments contradictoires, l’un de pure analyse, vide structural du mot signifié – moment qui détermine que l’homme parle par la médiation d’une formalisation en mots – , l’autre de plénitude sémantique, réaménagement référentiel du mot signifié en concept entendu, toujours contingent et hypothétique – moment qui détermine qu’aucun sens entendu ne colle au référent, mais y projette au contraire l’hypothèse d’une compréhension qui conceptualise.

81Magritte a entrevu cette identité fondamentale : « Et cette pensée ne se distingue pas du langage lui-même : c’est du langage et c’est de la pensée sans que l’on puisse y voir une part due au langage et une autre à la pensée » (L.à B., p. 144).

  • 5  L. à B., pp.54-55. Citons – pour “illustrer” nos propos antérieurs – quelques lignes de l’alinéa s (...)

82Et même : l’exigence esthétique d’une épuration de l’image va de pair avec une semblable, épuration de la pensée. En effet, c’est d’une pensée « libre » et « authentiqùe » qu’il doit s’agir, d’une pensée ramenée au propre de son principe, épurée de tout ce qui s’y mêle sans la concerner : épurée de tout savoir déjà pensé – savoir coutumier, pensée bien pensante, sens préalable et socialement partagé –, épurée de toute solution explicative contingente – sens toujours possible, que Magritte graphie avec « s » minuscule, à l’opposé du Sens majuscule, qui désigne ce dont s’occupe la pensée authentique, pensée « présente à elle-même » (E.C., p. 377), qui ne coïncide qu’avec ce qui la concerne (E.C., pp.364, 374), pensée « non soumise au dictionnaire » et qui « donne la parole aux mots en leur faisant dire ce qu’ils n’ont jamais dit » (L. à B., p. 330) : « La liberté de la pensée, c’est la pensée possible du Sens, c.-à-d.la pensée de l’Impossible » (E.C., p. 363) ; « L’image [n’a] en effet de “Sens” que séparée de tous les sens plus ou moins intelligents dont il vaut mieux ne pas la surcharger »5.

83Enfin, Magritte s’est à de très nombreuses reprises exprimé sur son « art de peindre » par le détour analogique du langage, et notamment du langage poétique. Or, ce détour est beaucoup plus qu’une commodité conceptuelle. Il témoigne au contraire d’une identité constitutive entre l’esthétique d’une image qui soit description visible de la pensée et celle d’un langage qui soit poétique. C’est cette identité qui conduit Magritte lui-même à parler de « poésie visible » (p.ex. E.C., p. 579) et d’« image poétique » (p.ex. L. à B., pp.61-62, E.C., p. 689). Notions à première vue hybrides, car image et poème ne peuvent en principe se rencontrer – par définition, l’image concerne le percept et le visible, le poème le concept et l’intelligible, le mot et le sens langagiers.

84Mais peut-être l’enjeu esthétique de l’image magrittienne réside-t-il dans le risque de cette impossible rencontre... En effet, la pensée du monde qu’elle rend visible ne concerne pas seulement le visuel dans son exclusive teneur perceptive. Elle concerne le visuel dans son intelligible, c’est-à-dire le visible avec ses résonances conceptuelles. En ce sens, le langage est au cœur de l’image. Ce qui intéresse Magritte, c’est d’abord la connaissance du monde, l’objet visible avec ce qui s’y investit d’intelligibilité – ainsi, dans une lettre à Bosmans de l’année 1960, Magritte fait la toilette d’un texte destiné à un catalogue et propose de remplacer « objets en spectacle » par « objets à connaître » et « inventer un monde » par « connaître le monde » (p. 105). Mais c’est ensuite le fondement caché de cette connaissance, cela même que le visible connu ou déjà-connu occulte, l’inconnu et l’invisible qui en creux fondent toute visibilité et toute connaissance. C’est de l’objet en tant qu’à connaître qu’il s’agit, mais dans l’inconnaissable pensé de son mystère – – « il est impossible d’imposer le mystère du réel sans lequel celui-ci serait impossible. Et d’autre part ce serait mal y penser que de croire qu’il doive être imposé et à connaître » (L. à B., p. 85). C’est le Sens majuscule, « l’explication de l’explication » (E.C., p. 290), que seule peut « voir » la pensée libre et ressemblante.

85Cette pensée est poétique, parce qu’elle refuse de « coïncider avec mille et une chose qui la limitent » (E.C., p. 375), parce que, bien que concernée par le connaissable, elle ambitionne de le penser dans son principe, en deçà de toute aboutissement contingent – pensée « à l’arrêt », « présente à elle-même », et qui ne connaît que sa propre loi. L’image en est la description visible. Image d’elle-même, où le visible n’est justifié que par lui-même – de même la parole poétique laisse-t-elle le dit être justifié par le dit...

86La question de l’« image poétique » est au cœur des échanges épistolaires que Magritte eut, depuis 1958 jusqu’à sa mort, avec son ami André Bosmans – échanges dont ne nous restent malheureusement que les lettres écrites par Magritte. Déjà les Écrits complets de Magritte (voir note 3) avaient permis de découvrir dans le peintre le penseur – non pas certes le penseur-théoricien engagé dans le détour construit d’un propos méthodique et soutenu, mais le penseur, à la fois nonchalant et précis, qui, restant en intime connivence avec le peintre, entreprend d’interroger sans détour et comme de l’intérieur l’essence de son faire pictural. Pensée certes fragmentaire et procédant par bribes et morceaux, mais pensée toujours clairvoyante et sans parti pris, qui obstinément s’efforce de rejoindre par le dire l’extrême propriété du trajet esthétique sur lequel le peintre se trouve engagé.

87À présent – et c’est en cela que réside l’immense intérêt des Lettres à Bosmans –, nous voyons cette pensée considérablement s’affiner au contact soutenu de l’ami-poète. La question poétique y est inlassablement sollicitée. au titre non seulement d’analogon langagier, mais également de dimension constitutive de l’image picturale elle-même.

88Si les Lettres à Bosmans nous donnent à entendre une parole dont l’intérêt réside dans l’absence de distance qu’elle s’efforce de maintenir entre le penseur et le peintre, le bref essai écrit par J. Meuris développe une parole dont la justification est inverse, parole énoncée par le critique et le philosophe, et qui à l’opposé parie sur la mise à distance du penseur par rapport au peintre. Les deux voix non seulement se justifient, mais contribuent de manière décisive à l’intelligence de l’œuvre magrittienne. Jacques Meuris y réussit de manière d’autant plus éloquente que ses propos s’articulent explicitement à l’œuvre écrite du peintre, et notamment à ce que sa pensée y énonce de plus audacieux – peindre la pensée du monde, pensée ressemblante et poétique, et qui évoque le mystère de toutes choses. Confrontant la démarche et le projet magrittiens avec les interrogations auxquelles ouvrent les recherches les plus récentes sur la pensée, la connaissance, la cognition et le langage, Meuris contribue à resituer l’image poétique du peintre Magritte dans une perspective historique réajustée et à découvrir en Magritte non seulement « l’un des initiateurs, via sa manipulation « des choses », de certains mouvements artistiques de la deuxième moitié du vingtième siècle », « mais aussi [...] un explorateur intuitif de phénomènes jusque-là peu, sinon pas du tout, sensibles à l’action plasticienne [...] phénomènes agissant à neuf sur la pensée, entraînant en leurs sillages une considération novatrice, entre autres, des rapports entre le réalisme cartésien et le réel poétique, entre la raison objective et le délire subjectif », et qui « modifient considérablement notre approche, précisément, du “mystère” » (p. 8).

Camille Goemans, Écrits. Anthologie. Préface de Robert Wangermée. Lecture d’Ana Gonzalez Salvador. Bruxelles, Labor, 1992, 272 p., coll. Espace Nord n° 72.

89« La destinée de l’homme intégral », il apparait à la lecture de ces Ecrits que rien d’autre n’est en jeu : le pluriel du titre, le choix du terme suggèrent l’inachèvement, la dispersion de textes souvent publiés en revue et le « mouvement continu d’une pensée toujours en travail mais qui n’avait pas le souci de constituer une œuvre », selon l’expression de Robert Guiette (janvier 1971). L’anthologie des éditions Labor, sans assez expliquer peut-être ses critères de sélection, propose des inédits et d’autres textes déjà repris dans l’édition De Rache présentée et annotée par Marcel Mariën en 1970. Dans chaque catégorie, d’ordre générique (poèmes, critiques, récits...), la succession chronologique dessine un parcours dont frappe, dans la diversité des formes, la constante rigueur.

90Si quelques poèmes cèdent aux jeux de langue et au ton léger de la chanson, ils laissent place dès 1922 à une pratique conduite par les seules exigences de la pensée. On décèle, notamment dans un récit de 1922 : Ménélas Fraipont, dont le personnage est à Goemans ce que Plume est à son créateur, une grande communauté de ton et d’esprit avec Henri Michaux, l’ancien condisciple qui l’avait introduit auprès de Franz Hellens au Disque vert. Il s’en libère bientôt par les tracts de Correspondance lancés avec Nougé et Lecomte en 1924, tracts dans lesquels il pastiche subtilement Proust, Gide, Arland, Valéry... Ses conférences (« L’expérience surréaliste », « Magritte »), l’article écrit avec Joseph Capuano (« Notes sur la poésie et l’expérience ») et publié dans la revue Hermès qu’il a fondée en 1933, révèlent sa fidélité au principe inaugural du surréalisme, celui d’une lucidité poussée jusqu’en ses extrêmes conséquences, fût-ce au prix du refus de l’œuvre comme construction définitive.

91Sans pour autant se couper de ses amis français ou bruxellois ni cesser de défendre l’art surréaliste dans les galeries qu’il dirige, Goemans se retranche du groupe surréaliste en 1930. Sa démarche philosophique le montre cependant proche d’un certain surréalisme, moins celui du délire et de l’engendrement des signifiants que celui du mystère de la poésie entendue comme expérience totale, irréductible au poème. Il souligne ainsi dans Hermès la proximité entre l’état de poésie (bien distinct de l’écriture du poème) et l’état mystique, ainsi que la non validité des critères formels pour évaluer la poésie. L’évasion dans le rêve d’un Paul Delvaux, l’apologie de la figure contre le « sens propre », l’exhibition d’une fantaisie anticonformiste sont aux antipodes de ce qu’il nomme « action », « expérience ». Ses propres poèmes jouent de la dissimulation, du camouflage et de la résurgence – résurgence du vers dans la prose avec Le sens propre, cinq tracts de 1929 accompagnés de reproductions de tableaux de Magritte ; résurgence de la lettre dans le mot LXTROHP en 1927. Il s’agit moins d’attenter spectaculairement à la tradition que de repenser le lien entre l’image, son titre, le texte qu’elle suscite, ou encore de définir la part de la contrainte métrique et de la forme dans le poème, celle du visuel, du littéral, dans la lecture (voir dans Textyles, n° 8, 1991, l’étude de Pascal Durand).

92« Ma position est exactement celle-ci (et je vous en veux un peu de me forcer à me donner cet air d’importance) que si elle venait à se définir ou que si je pouvais le faire, il faudrait aussitôt que je l’abandonnasse ». L’anthologie des éditions Labor, sous une heureuse présentation, situe sans l’enfermer cet homme réservé : des photographies, la préface et l’étude critique, une sobre biographie placent en perspective ces écrits, poteaux d’angle d’une construction récusée.

Sauvage (Pierre), Jacques Leclercq (1891-1971). Un arbre en plein vent. Préface de Lucien Guissard. Paris / Louvain-la-Neuve, Duculot, 1992, 463 p., phot., coll. Spiritualité.

93Pierre Sauvage, historien et professeur aux Facultés de Namur, avait déjà publié une étude consacrée à la revue La cité chrétienne (1987) ainsi qu’une sélection d’écrits politiques (Les catholiques et la question wallonne, 1988), chacun de ces ouvrages évoquant le rôle et l’entourage de Jacques Leclercq. L’auteur vient de coiffer l’ensemble par une biographie circonstanciée de cette singulière personnalité dont le rôle fut crucial dans l’évolution des milieux catholiques belges, et même au-delà.

94Pierre Sauvage a eu accès à des sources inédites, comme les carnets personnels, et il n’a pas manqué de solliciter de nombreux témoignages. Bien documenté, pondéré dans ses jugements et clair au fil des différentes étapes de son exposé, ce travail où abondent les longues citations et qui résume la plupart des ouvrages importants de J. Leclercq ne pèche peut-être, à la longue, que par cet équilibre, cette pondération, cette équanimité, si tant est qu’on puisse lui en faire reproche. La lecture de ces centaines de pages, au ton étale, requiert une certaine patience, d’autant plus que les questions idéologiques et politiques, morales et religieuses qui y sont évoquées sont souvent épineuses et semblent appeler un commentaire plus approfondi ; cette patience est néanmoins récompensée par la richesse du panorama ainsi ouvert sur l’histoire du XXe siècle et de ses hésitations, que l’on peut suivre pas à pas.

95Personnalité généreuse, sinon impulsive, Jacques Leclercq fit quelquefois fausse route ou fit montre d’une relative ambigüité, à propos de la guerre d’Espagne, de la question juive, des prêtres-ouvriers, du retour de Léopold iii, etc. Souvent, sa soumission à l’Église le place dans une situation inconfortable, mais qu’il assume fidèlement. Ecrivant que « le communisme est peut-être la verge du seigneur », il passe pour l’« abbé rouge » aux yeux de la droite ; mais il défend des théories douteuses sur la « communauté populaire » (que ces théories soient placées au service de la Wallonie ne les rend pas moins suspectes), sur la faiblesse des régimes parlementaires et l’autorité royale, sur l’opportunité d’un retour au corporatisme, etc. En réalité, il est aussi ce chrétien progressiste, ce combattant de tous les fronts y compris celui de la cause flamande, y compris celui d’une rénovation interne à l’Eglise catholique. Son influence dépassa largement les frontières de la Belgique et l’on n’est pas autrement étonné de découvrir, à la fin de sa vie, ses affinités avec une personnalité comme celle de Jean xxiii. En Belgique même, il enseigna aux Facultés Saint-Louis à Bruxelles, puis à Louvain, et marqua profondément des générations d’étudiants ainsi que les milieux intellectuels qui, après 1945, se reconnurent dans La revue nouvelle.

96Penseur plutôt que savant, si penser c’est remettre en question les évidences admises et personnaliser autant qu’actualiser l’approche d’un problème, ce professeur qui n’avait pas l’élocution facile a néanmoins galvanisé ses auditoires. Vulgarisateur et animateur de talent, il fut un essayiste abondant, et notamment l’auteur de l’Éloge de la paresse. Ce n’est pas seulement par ce côté qu’il intéresse les lettres belges de langue française : sa vie croise, et détermine sans doute en partie, d’autres existences littéraires : celles de Henry Bauchau, de Joseph Calozet, d’Etienne De Greef, de Raymond De Becker, du triste Jo Gérard qui l’insulte dans Europe-Magazine, de René Micha, de Charles Plisnier et de bien d’autres.

97Pierre Halen

98Universität Bayreuth

Les fous de Jean Ray. N° sp. de Phénix, (Racour), n° 32, septembre 1992, 365 p.

99Le numéro spécial que la revue Phénix consacre à Jean Ray se divise en trois parties.

100La première est constituée d’entretiens avec des amis ou proches de Jean Ray, dont Thomas Owen, Jacques Van Herp et Henri Vernes, qui, chacun à leur manière, tentent de dire leur admiration pour l’écrivain, leur préférence pour tel ou tel pan de l’œuvre et apportent moult témoignages biographiques ou anecdotes.

101De courtes études, consacrées pour la plupart à des thèmes ou motifs déjà étudiés, forment la seconde partie du « Dossier Jean Ray ». C’est ainsi, par exemple, que Van Herp traite de la quatrième dimension, Lamart des traces de Dickens chez Ray... On ne peut pas dire que ces études renouvellent les recherches sur Ray, elles apportent plutôt leur contribution à une orientation critique déjà établie par divers livres ou numéros de revue centrés sur l’écrivain gantois.

102L’intérêt des Fous de Jean Ray se situe essentiellement dans sa troisième partie. Treize inédits de Jean Ray, retrouvés par André Verbrughen dans Ons Land et traduits du néerlandais par Jacques Van Herp ou Bruno Peeters, sont publiés. À ceux-ci s’ajoutent trois lettres de Ray à Van Herp.

103Le dossier (274 p.) se clôture sur deux bibliographies. La première traite des scénarios français de bandes dessinées écrits par Jean Ray, la seconde se veut sélective de l’œuvre de Ray en français et des bibliographies, livres ou revues qui lui furent consacrés.

104En résumé on dira que ce numéro est davantage destiné aux amateurs de Jean Ray qu’aux chercheurs.

105Michel Lisse

106U.C.L.

Michel Lemoine, L’aufre univers de Simenon. Préface de Jacques Dubois. Introduction de Michel Lemoine. Liège, Eds du C.L.P. C.F., 1991, 508 p., coll. Paralittératures

107Après L’univers de Simenon, publié en 1983 à l’occasion des quatre-vingts ans de l’écrivain (sous la direction de Maurice Piron, avec la collaboration de Michel Lemoine), nous disposons désormais, grâce à ce récent volume qui dépasse les cinq cents pages, d’un guide complet des textes simenoniens publiés sous pseudonymes dans les années vingt et trente, alors que le volume précédent prenait en considération romans et nouvelles signés Simenon et publiés de 1931 à 1972, date à laquelle le créateur de Maigret renonce à la fiction pour se consacrer à des œuvres autobiographiques. La surprise, pour le lecteur qui affronte pour la première fois cet « autre » corpus, est de découvrir qu’il ne compte pas moins de 190 volumes publiés sous dix-sept pseudonymes (contre les 193 publiés sous patronyme). Outre la quantité apparaît d’emblée la multiplicité des genres d’une production jusqu’alors qualifiée communément de populaire. Cette première époque de Simenon avait, bien entendu, déjà été étudiée dans de nombreux articles et communications par des spécialistes, tous convaincus, comme Lemoine qui a consacré sa vie à ce domaine de recherche, de l’utilité d’une telle entreprise pour la compréhension de l’œuvre dans son ensemble et pour la genèse de la période suivante.

108Le critère de présentation retenu est celui de la chronologie rédactionnelle qui est sans aucun doute le plus efficace pour nous permettre de suivre aisément un itinéraire qui aboutit à la publication du premier « vrai » Maigret, Pietr-le-Letton (daté de 1929 et publié en 1931) et au premier « roman de la destinée », selon l’expression de Maurice Piron, ou « roman tout court », selon la classification de l’auteur lui-même, Le relais d’Alsace (rédigé et publié en 1931) ; tous deux sont signés Georges Simenon.

109De cette immense production commerciale – jamais reniée par l’auteur pour qui elle représentait un fructueux apprentissage, comme il s’en explique longuement dans L’âge du roman (Bruxelles, La Différence, 1988) –, seule une infime partie est accessible jusqu’à ce jour, chez Julliard, dans la collection « La seconde chance » et aux Presses de la Cité qui, avant de proposer en 1988 la collection « Tout Simenon », avaient entrepris dès 1980 la réédition d’une série des « Introuvables de Georges Simenon ».

110Dans son introduction, Lemoine décèle trois grands registres permettant de classer les textes en romans légers, romans sentimentaux et romans d’aventure, ces derniers se subdivisant à leur tour en romans situés en France ou dans le reste de l’Europe, et en romans exotiques. Une distinction nette n’est toutefois pas facile à établir à cause des nombreuses interférences entre les genres et de certains éléments (humour, reportage, trame policière) qui se greffent parfois sur ces trames hybrides. Quelques-uns ont paru en feuilleton dans des revues de l’époque telles que La jeunesse illustrée, Ric et Rac et Pêle-mêle ou dans des collections aux titres révélateurs, dont nous ne retiendrons ici que quelques exemples : « Le livre épatant », « Les romans folâtres », « Les romans drôles », chez Ferenczi ; « Grandes aventures et voyages excentriques », « Romans célèbres de drame et d’amour », « Criminels et policiers » chez Tallandier, sans oublier les collections populaires de Fayard et la « Collection gauloise » de Prima. Par ailleurs, ils portent parfois mention, après le titre, de leur genre (roman-reportage, petit roman de mœurs, grand roman d’amour, etc.), ce qui nous en dit long sur la versatilité de Simenon et sur l’édition populaire de l’époque.

111Remontant ainsi à 1921, date de parution du premier Georges Sim, Au Pont des Arches, rédigé en 1920, publié à Liège en 1921 et sous-titré Petit roman humoristique de mœurs liégeoises, et surtout à 1924, année où Simenon commence à publier régulièrement et abondamment pour le compte d’éditeurs parisiens tels que Ferenczi et Tallandier, Lemoine établit pour chaque texte une notice précise qui comprend toutes les indications possibles : titre, pseudonyme, genre mentionné, genre effectif, description bibliographique, résumé, commentaire, extraits et bibliographie se référant de manière spécifique au volume examiné. Fondé entièrement sur des documents fiables et, entre autres, sur certaines données chronologiques irréfutables fournies par Claude Menguy – lui aussi patient chercheur en la matière –, ce minutieux travail descriptif, sans prétention de synthèse, comme Lemoine tient à le souligner, a l’immense mérite d’étaler sous nos yeux ce en quoi consiste véritablement la « préhistoire littéraire » de l’écrivain et de faire accomplir un grand pas dans l’analyse globale des fictions simenoniennes.

112Pour la seule année 1929, par exemple, nous avons pu dénombrer, parmi les œuvres répertoriées par Lemoine, non moins de 48 volumes (rédigés, imprimés, publiés, mis en chantier ou pour lesquels Simenon a signé un contrat). Les années 28-31 apparaissent en effet extrêmement fécondes et la production de cette époque, quoique secondaire et sans commune mesure avec celle de la période suivante, comme l’affirme Lemoine, offre quantité d’œuvres non négligeables qui appartiennent tant au genre de l’aventure qu’au genre policier. Les nains des Cataractes (1928) ou L’île des maudits (1929), par exemple, malgré quelques faiblesses, s’éloignent décidément des stéréotypes, des procédés répétitifs, voire des « auto-plagiats » qui caractérisaient nombre de fictions relevant de ce genre et nous introduisent dans une tout autre dimension en utilisant des procédés efficaces qui en font de bons récits d’aventures : atmosphère magique, poursuite infernale, rapport personnage-nature, intrigue mieux construite. De même, une série de romans que Lemoine privilégie à juste titre comme Train de nuit, La figurante, La femme rousse et La maison de l’inquiétude (tous rédigés en 1928), par-leur façon de planter le décor et le protagoniste, par leur conception du suspense, par leur écriture plus complexe, sont particulièrement éclairants pour comprendre l’évolution de l’élément policier et la naissance du personnage de Maigret. N’oublions pas non plus – fait significatif – que Simenon continuera pendant quelque temps à écrire tantôt sous son vrai nom tantôt sous pseudonymes, et que ceux-ci ne sont pas interchangeables. Un dessein précis se profile donc durant ces « années charnière » que Lemoine a par ailleurs analysées en détail, notamment dans une communication intitulée « Maigret en gestation dans les romans populaires », présentée en 1988 au centre d’Etudes Georges Simenon de l’Université de Liège lors d’un colloque qui avait précisément pour but de faire le point sur la genèse et l’unité de l’ensemble de l’œuvre simenonienne. L’écrivain est alors en quête non seulement de son personnage, mais aussi de son entourage, d’un cadre narratif plus structuré, ce qui est bien mis en évidence dans les fiches signalétiques qui composent ce volume.

113Devant la complexité de l’ensemble du corpus simenonien, si vaste et si diversifié, il est toujours possible de dégager des constantes, ce à quoi une partie de la critique s’est particulièrement attachée au cours de la dernière décennie. Il ne s’agit pas seulement de déceler Maigret in nuce dans les récits populaires, mais aussi de confronter toute la production postérieure (reportage, fiction et autobiographie) à ce premier versant, afin d’établir d’autres récurrences et, par conséquent, d’autres filiations. En ce sens, le guide de Lemoine constitue désormais un instrument de référence incontournable car il nous fait découvrir quantité de motifs annonciateurs qui témoignent – tant en ce qui concerne les 76 Maigret que les 117 non-Maigret – de la cohérence de cet univers et indiquent de nouvelles pistes de recherche. En ce sens, on peut donc présager que, malgré le nombre des études en cours et la rigueur de plus en plus grande de la critique simenonienne, il faudra s’interroger longuement avant que la lumière soit faite sur la nature exacte d’une œuvre qui, de toute évidence, nous réserve encore bien des surprises.

Christian Delcourt, et alii. Lire Simenon. Réalité, fiction, écriture. Bruxelles, Labor, 1993, 167 p., coll. Archives du Futur.

114La vie et l’œuvre de G. Simenon continuent à être l’objet de nombreuses études. De plus, une exposition à Liège a attiré en 1993 plus de 150.000 visiteurs. En 1992, Pierre Assouline s’était efforcé, après quelques autres, de démêler le vrai et le faux dans la vie extravagante de ce montre sacré de la littérature contemporaine. Il s’est créé autour du père de Maigret une vulgate dont l’auteur unique est Simenon lui-même. La critique doit désormais, après l’hagiographie, soumettre vie et œuvre à la rigueur des documents et des témoignages. Aussi les Éditions Labor ont-elles pris l’excellente initiative de rééditer un volume paru en 1980 et qui se trouve être l’un des premiers travaux rigoureux sur divers aspects de l’œuvre de Simenon. Cet ouvrage reste irremplaçable. Autour du travail de l’écrivain règnent encore beaucoup de zones d’ombre. Il a souvent décrit la liturgie qui présidait à sa création : choix des noms et du sujet, constitution d’un dossier conservé dans les célèbres enveloppes jaunes, temps de rédaction, temps de correction, très court semble-t-il, et toujours le même, et jusqu’au fétichisme qui préside à l’acte même d’écrire avec les crayons bien taillés, les pipes, etc. Claudine GOTHOT-MERSCH passe tous ces éléments au crible de son regard pénétrant, à partir des archives du Fonds Simenon de l’Université de Liège.

115Tout lecteur assidu de Simenon sait que ce qu’il faut encore appeler « classes sociales » constitue la toile de fond de cette œuvre, par ailleurs peu incarnée dans l’histoire de notre temps. Dans « Statut littéraire et position de classe », Jacques DUBOIS tente de montrer que le statut de petit-bourgeois est partout présent chez ce fils d’employé liégeois. Même si, après la dislocation de l’idéologie marxiste, un certain langage et même un certain type d’approche textuelle sont devenus désuets, nombre de constantes sont incontournables. J. Dubois dresse un tableau de 116 romans selon le statut socio-professionnel des héros et ce tableau est révélateur, même s’il n’est pas certain que les catégories de prolétaires, petits bourgeois, grands bourgeois et, éventuellement, noblesse, sont adéquates pour cerner une réalité complexe. Jean-Marie KLINKENBERG se penche sur le « réalisme » supposé de l’œuvre de Simenon pour y voir surtout une opposition rousseauiste entre la nature brute et ses perversions, « une grande leçon de primitivisme ». Pédigrée est sans nul doute l’une des œuvres majeures de Simenon, en tout cas le seul grand roman que l’on ait écrit sur la ville de Liège. Danielle LATIN montre comment ce roman est la matrice de toute l’œuvre. Christian DELCOURT pour sa part voit dans cette œuvre immense une « propension irrésistible à découper des collections dans le réel ». Il s’agit donc d’un « système des objets » et de leur classification, d’une hiérarchie des ensembles, les uns s’emboitant dans les autres.

116Ce Lire Simenon a tracé des pistes de recherche originales qui, depuis sa parution, se sont révélées fécondes. Le danger de la critique simenonienne est, en effet, le ressassement de thèmes plus ou moins évidents au détriment d’une analyse rigoureuse aussi objective que possible, même si elle contredit bien souvent les affirmations fantaisistes du père de Maigret.

Anne Richter, Simenon malgré lui. Bruxelles, Pré aux sources / Bernard Gilson, 1993, 127 p.

117Quand elle nous parle de Georges Simenon, Anne Richter s’exprime en connaissance de cause : il y a longtemps qu’elle fréquente l’œuvre du romancier liégeois et lui consacre beaucoup de son attention. En 1964 déjà, elle publiait Simenon et l’homme : désintégré. Elle est membre de l’Association des Amis de Georges Simenon, ce qui n’implique aucune complaisance à l’égard du personnage qu’a voulu être l’écrivain. Certes, elle aime l’œuvre, mais l’œuvre, au vrai, le mérite amplement. Elle le mérite tant, du reste, que nombreux sont ceux qui, gens sérieux, « travaillent sur » Simenon ou écrivent à son sujet : l’association ci-dessus nommée, le Centre d’Études Georges Simenon, les universitaires liégeois du Fonds du même nom, et j’en passe.

118Une seule explication possible : le génie simenonien. Ce n’est pas sans raison que, des pires navets à quelques parfaites réussites du cinéma, tant de films ont été tournés à partir de romans du maître.

119Simenon a écrit ses mémoires : à deux reprises pour leur première partie, avec Je me souviens et Pedigree dont on connaît en outre deux éditions : la première et l’autre, celle qui a été expurgée à la suite de plaintes de commerçants et petits bourgeois de Liège qui estimaient leur réputation compromise par certaines révélations (il faut bien dire que, pour certains d’entre eux, ce n’était pas volé, et qu’ils auraient gagné à ne pas attirer l’attention sur tels passages contestés de la première version de Pedigree, ce qui a eu pour effet d’attirer aussi l’attention sur eux-mêmes). L’homme a aussi livré ses Mémoires intimes, adressées à ses enfants ; il a répondu à des interviews indiscrets, et ce qu’on retient de ces entretiens, dont certains ont été enregistrés pour la radio ou filmés pour la télévision, c’est l’image d’un brave garçon modestement étonné de son succès.

120Anne Richter est non seulement très familiarisée avec l’œuvre de Simenon : elle est aussi intuitive et perspicace. Elle a deviné que celui qui se présentait dans ses mémoires ou ses réponses aux journalistes ne coïncidait par tout à fait avec l’écrivain aux innombrables succès.

121Après tant d’essais sérieux consacrés au père de Maigret (voilà bien ce qu’il ne faut pas dire : quelles que soient les qualités littéraires et dramatiques des récits bâtis autour de la personnalité du célèbre commissaire, il y a, on le sait, pas mal de romans « sans Maigret » qui situent leur auteur un étage plus haut, dans le classement des conteurs contemporains, que sa production purement policière), nous n’avions toujours aucune étude sur sa vraie personnalité. On avait tout étudié : la biographie, les données historiques, le style, les mécanismes narratifs comme ceux des intrigues policières, le don de psychologie et les traces dans quelques écrits de quelques faisceaux de souvenirs. Mais personne ne s’était encore avisé d’aller trouver l’être humain derrière les masques de l’auteur à succès.

122Anne Richter l’a fait. Son œuvre n’est sans doute pas définitive, car il faudrait sans doute des milliers de pages pour rendre compte d’un passage de Simenon aux rayons X de l’analyse psychologique et psychanalytique (comme, d’ailleurs, pour consigner les résultats de toute analyse du genre, quel que soit le sujet). Mais l’essayiste est cohérente et le champ qu’elle couvre est suffisamment ouvert pour que nous puissions nous faire une idée intellectuellement acceptable d’un Simenon après tout inquiet, employant sa vanité ou sa fierté (à vous d’en décider) à ériger ses défenses face au monde.

123Simenon, personnage célèbre, a eu la très grande chance d’approcher nombre d’autres personnes aussi renommées, tels Carl Gustav Jung ou Henry Miller. La science de Jung lui en imposait, l’effrayait même un peu. De même que la philosophie de Friedrich Nietzsche qu’il n’a évidemment pas rencontré mais dont, jeune, il a lu Ainsi parlait Zarathoustra. A-t-il été à la hauteur de ces maîtres ? Il semble en tout cas qu’il ait été marqué par leurs écrits, et l’on peut présumer que son esprit toujours en éveil, toujours ouvert, aussi doué qu’on peut le souhaiter (même s’il s’est plu à donner raison à Keyserling qui le considérait comme un imbécile de génie), a pu aborder ces domaines de grande altitude, philosophie et psychologie, sans trop se heurter à quelque impénétrable muraille, mais on peut craindre qu’il n’ait tout de même pas été suffisamment préparé, n’ayant que peu étudié, à tout saisir, déclarations et réserves – et surtout réserves –, de leur enseignement.

124Il faut donc, soutient avec raison Anne Richter, distinguer très nettement l’« homme Simenon » de « Georges Simenon, écrivain ». Textes et déclarations à l’appui, elle pose le principe que les livres de Simenon doivent être relus entre les lignes, avant d’évoquer l’influence de Nietzsche et Jung, comme celle de l’ami Henry Miller. C’est d’autant plus passionnant que son ouvrage éclaire Simenon sous un angle jusqu’ici non retenu par d’autres commentateurs.

125Qui s’intéresse à Simenon doit lire cet essai très réussi d’Anne Richter, pour saisir la personnalité d’un écrivain trop souvent maquillé par ceux qui le vénèrent inconditionnellement et par ceux qui veulent le décrier plus qu’il ne sied.

Georges Simenon, L’horloger d’Everton. Préface de Didier Daeninckx. Lecture de Paul Delbouille. Bruxelles, Labor, 1992, 224 p., coll. Espace Nord n° 77.

126Les œuvres de Simenon étant largement diffusées en de multiples éditions, la collection “Espace Nord” n’a accordé qu’une place restreinte au plus célèbre des auteurs belges. Mais les deux titres précédents étaient choisis parmi les meilleurs : Le pendu de Saint-Pholien pour illustrer la série des Maigret, Le Bourgmestre de Furnes pour la veine plus psychologique. Cet Horloger d’Everton se situe dans la lignée du notable flamand, avec lequel il partage les soucis familiaux et un certaine amertume face à une vie presque achevée. L’action a beau se situer en Amérique, Simenon ne s’intéresse qu’à l’intérieur des êtres, le décor ne servant qu’à accentuer la déréliction profonde de solitaires empêtrés dans leur vie intérieure vide de sens.

127Didier Daeninckx montre bien, dans sa préface, que Dave Galloway n’a d’américain que l’apparence, le climat étant, pour Simenon alors installé aux Etats-Unis, aussi automnal à Everton qu’à Liège. Il annonce aussi le thème majeur de ce récit (voire de toute l’œuvre) : le poids du destin qui traverse les générations et l’impossible dialogue entre un père et son fils, accusé de crime.

128Dans sa lecture, Paul Delbouille développe cette thématique, en utilisant une analyse narrative classique, pour montrer que le crime du fils est entièrement perçu à travers le regard du père. La focalisation, le jeu sur le temps et l’espace renforcent la dimension psychologisante d’un récit qui nous introduit dans la conscience d’un père. C’est bien ainsi que l’a aussi compris Bertrand Tavernier dans son adaptation filmique L’horloger de Saint-Paul. On regrettera que la comparaison entre les deux œuvres soit à peine esquissée ici, mais l’article de Josette Gousseau, « De L’horloger d’Everton à. L’horloger de Saint-Paul » (dans La communication cinématographique. Reflets du livre belge, Paris, Didier-Érudition, 1993, recensé dans ce même numéro) complétera l’information de ceux qui souhaitent une analyse plus fouillée des deux créations.

Pierre Assouline, Simenon. Biographie. Paris, Julliard, 1992, 756 p.

129« Comprendre, mais ne pas juger » : cette devise que Simenon aimait appliquer à son œuvre sert très précisément à définir le travail méticuleux réalisé par Assouline pour tenter de cerner la personnalité d’un écrivain que ses lecteurs pensaient bien connaître, parce qu’il s’était abondamment livré aux interviewers, sans qu’ils aient toujours eu la possibilité ou la volonté de démêler la part – importante – relevant de l’affabulation et de la forfanterie.

130C’est là le principal mérite d’une recherche facilitée par Simenon lui-même, ce qui aurait pu entraîner le biographe à une certaine complaisance. Mais il n’en a rien été, et la mort du romancier, alors qu’Assouline dépouillait déjà les archives de son secrétariat de Genève, a encore rendu le critique plus libre par rapport au portrait qu’il dressait.

131Ce portrait est souvent dur : les articles de jeunesse antisémites publiés dans La Gazette de Liège ne peuvent être excusés par la seule raison qu’ils furent commandés. De même, lors de l’affaire Stavisky, la dénonciation sans preuve de suspects livrés à la police par un Simenon davantage indicateur que journaliste ne sert pas la gloire du romancier, pas plus que les compromissions avec l’occupant allemand durant la guerre.

132Toute l’ambiguïté du personnage nous est livrée, comme sa roublardise et ses exigences financières en matière de contrats. Pourtant, Simenon ne parvient pas à être antipathique, parce qu’il a des excuses et que sa fascination opère encore à distance. Ses rapports difficiles avec sa mère, cette volonté incessante d’accéder à la reconnaissance sociale et littéraire en conflit avec son affection pour les petites gens de sa classe d’origine, sa relation tendue avec sa deuxième femme, le drame du suicide de sa fille... Autant de pièces au dossier qui expliquent la compréhension d’Assouline face aux aspects rebutants de Simenon. Ses voyages, ses déménagements sont autant de fuites, d’indices de son profond mal-être. Peut-on condamner un homme qui ne s’aime pas, qui écrit pour exorciser ses tourments ?

133L’œuvre elle-même témoigne de cette angoisse existentielle, dans la mesure où elle est plus autobiographique qu’on ne l’a longtemps cru. Simenon n’avait guère d’imagination, il se servait de ses observations (de son voyeurisme), effectuées dans son entourage mais aussi sur lui-même, ce que le biographe relève à de multiples reprises.

134Face à l’abondante documentation accumulée, il serait malvenu de relever des manques. Pourtant, alors qu’Assouline insiste sur l’importance des années d’enfance, du rapport au père et à la mère, particulièrement vitaux chez Simenon, il n’y consacre que 60 pages, à peine le dixième du livre. Les relations avec Gide sont bien plus détaillées. Faut-il y voir un regard trop parisien qui surévalue cet ancrage français ? Alors que le milieu littéraire, s’il fascinait Simenon parce qu’il rêvait d’y être reconnu comme un maître, ne l’a jamais marqué profondément. Même Gide, avec lequel les échanges épistolaires sont nombreux, n’est guère lu par Simenon, qui développe peu de réflexions critiques sur la littérature en général ou sur tel auteur en particulier.

135Ce choix du biographe est peut-être dû à un manque d’informations sur le domaine belge. Écrire qu’Hergé « fit ses débuts à Vingtième siècle, “journal catholique et national”, un hebdomadaire d’extrême droite dirigé par l’abbé Wullez » (p. 56) est à la fois incorrect (il s’agit de l’abbé Wallez) et excessif, orthographier Tchantès (p. 64) pour Tchantchès, et Uccles (p. 265) pour Uccle, considérer « le Semois » comme un « tabac liégeois » (p. 557), voilà quelques incorrections, vénielles sans doute, mais qui font parfois douter de la rigueur mise à vérifier les sources.

136Cependant, au-delà de ces remarques ponctuelles, il faut reconnaître la pertinence d’un travail exhaustif, qui évite les pièges de l’hagiographie et de la condamnation sommaire. Simenon a certainement captivé son biographe, mais celui-ci a pu garder son indépendance d’esprit lors de la rédaction de sa somme.

137Marc Lits

138U.C.L.

Freddy Derwahl, Le petit Sim. Les années liégeoises de Georges Simenon. Eupen, Eds Grenz-Echo, 1993, 115 p.

139Il convient encore de signaler ce modeste volume, dû à Freddy Derwahl, chef de la rédaction culturelle de la BRF de langue allemande : Le petit Sim. Les années liégeoises de Georges Simenon. Ce livre se présente comme une promenade dans la ville de Liège sur les lieux où Simenon a vécu son enfance et son adolescence. On sait que Simenon attribuait à cette période de la vie, la sienne et celle de tout homme, une importance déterminante au point d’affirmer que son œuvre n’était que l’explicitation des images, des souvenirs et des faits accumulés jusqu’à l’âge de vingt ans. Aussi Freddy Derwahl va-t-il mettre ses pas dans ceux de Simenon et se promener à Coronmeuse, sur la Batte, le pittoresque marché liégeois, sur les boulevards, au bureau de La gazette de Liège. Il respire l’atmosphère, essaie d’imaginer la vie du jeune Simenon, ses rapports avec sa famille, ses premiers émois et son désir d’évasion vers le grand large que figure pour lui Paris où commence sa vie d’adulte. Loin de toute érudition, ce petit livre constitue, surtout pour les familiers de la ville de Liège, une excellente initiation à la naissance d’un grand écrivain.

140René Andrianne

141Université de Mayence

Colette Nys-Mazure, Suzanne Lilar. Bruxelles, Labor, 1992, 152 p., coll. Un livre, une œuvre.

142Je n’ai jamais caché ma méfiance à l’égard de ces collections d’ouvrages explicatifs, telles « Profil d’une œuvre » (Hatier) ou « Un livre, une œuvre » (Labor), dont le dessein est d’éclairer certains écrits en les analysant en profondeur, mais dont le résultat est trop souvent qu’ils dispensent l’étudiant de les lire. Ainsi de ces personnes qui pensent avoir vu Vienne ou Venise parce qu’elles en ont longuement contemplé les photos dans ces albums touristiques qui, paraît-il, se vendent beaucoup mieux que les romans. À propos de ce genre d’ouvrages critiques, je ne manquais jamais, en commençant un cours d’explication de textes à l’université, de citer les paroles de Marie-Jeanne Durry, qui ouvrent son analyse d’Alcools, de Guillaume Apollinaire : « Ne laissez rien s’interposer entre la beauté et vous. Ayez votre réaction, votre connaissance, votre interprétation. Ensuite seulement recourez à ceux qui, souvent avec beaucoup de talent, et avec une documentation que vous ne pouvez avoir, sont les biographes, les exégètes, les interprètes. C’est pitié de voir tant d’étudiants se jeter sur la glose des textes qui leur sont proposés, sans connaître ces textes eux-mêmes. [...] Il faut laisser aux impressions et aux pensées qu’une œuvre peut susciter en nous toute leur spontanéité, toute leur liberté, toute leur autonomie. Il faut laisser l’œuvre s’enfoncer en nous et se frayer à travers nous les voies qui ne sont qu’à elle. Faute de quoi nous ne sommes devant elle que des automates ou des perroquets » (G. Apollinaire. Alcools. Paris, SEDES, 1956, T. 1, p. 7).

143Cela dit, l’étude que Colette Nys-Mazure consacre à Suzanne Lilar et plus particulièrement au Divertissement portugais est un travail consciencieux, bien écrit, qui offre au lecteur pressé (c’est-à-dire à celui qui n’a pas eu le temps ou le courage d’aborder la lecture de l’œuvre originale) l’illusion de la connaître. C’est d’ailleurs le but de la collection qui, en quatrième de couverture, fait clairement allusion à cette notion de hâte : « saisir rapidement les moments importants d’un livre, d’une œuvre ». Il est vrai, c’est bien connu, que la vitesse et le profit sont devenues les valeurs (?) essentielles de notre société dite « de consommation ».

144Le véritable lecteur restera donc sur sa faim, tant les chapitres consacrés au théâtre et aux essais de Suzanne Lilar sont superficiels. Une phrase comme celle-ci, de Simone de Beauvoir, eût réclamé peut-être un mot de commentaire : « [...] la féminité n’est pas une essence ni une nature : c’est une situation créée par les civilisations à partir de certaines données physiologiques » (Le deuxième sexe, p. 375). Ce qui sépare essentiellement Lilar de Sartre et de Beauvoir, c’est son obstination à croire en un « éternel féminin » que les deux autres, précisément, récusent. C’est aussi que Lilar reproduit les valeurs de la tradition chrétienne qui, dans l’optique existentialiste, a contribué à l’asservissement de la femme. On eût aimé, d’autre part, que la dette contractée par l’essayiste belge envers Jung eût été mise en évidence (voir, à ce sujet, Le couple, p. 181).

145Mais il est vrai que l’essai de Colette Nys-Mazure vise surtout à présenter Le divertissement portugais et que les chapitres qui précèdent jouent plutôt le rôle d’une longue introduction ; difficile de faire, en quatre-vingts pages, le tour d’une pensée complexe s’exprimant par des voies aussi diverses que le roman, l’essai, le théâtre. Sans doute eût-il été souhaitable de retrouver, dans le « choix bibliographique » qui termine le livre, quelques contributions utiles à la connaissance de la romancière, telles les études de M.-Th. Bodart, D. Bourlet, J. Delmelle, S. Deroisin, G. Doneux, F. Dumas, P de Lescure, F. Mallet-Joris, J. Mogin, L. Norin. Mais il ne faut pas exiger de la collection « Un livre, une œuvre » plus qu’elle ne peut donner. Replacé dans ce contexte, le travail de Colette Nys-Mazure s’impose par sa clarté, son objectivité, sa volonté de ne laisser dans l’ombre aucune des facettes de l’œuvre et de la pensée de l’écrivain qu’elle étudie.

Paul Willems, Four Plays of Paul Willems. Dreams and Reflections. Translated by Luc Deneulin, Suzanne Burgoyne Dieckman, Donald Flanell Friedman, Anne-Marie Poncelet Glasheen, David Willinger. Edited with an introduction by Suzanne Burgoyne Dieckman. New York & London, Garland Publ., 1992, 484 p.

146Ce recueil comble une lacune grave en présentant l’un des grands dramaturges belges contemporains au public anglophone pour qui le théâtre de Paul Willems reste largement inconnu – si l’on excepte certains centres spécialisés, tel le département d’art dramatique de l’Université du Missouri où enseigne actuellement Suzanne Burgoyne Dieckman, éditrice de cet ouvrage, auteur de la préface et traductrice de deux des pièces rassemblées ici. Les textes comprennent les versions anglaises de : Il pleut dans ma maison, Warna ou le poids de la neige, La ville à voile et Elle disait dormir pour mourir, avec en fin de volume une biographie succincte et une bibliographie bien documentée. Le tout s’agrémente d’un dossier photographique illustrant la mise en scène des pièces en Belgique et aux Etats-Unis.

147Connaissant in extenso (et en traductrice) le théâtre de Willems, ayant fait un stage d’un an à l’INSAS de Bruxelles comme professeur invité, Suzanne Dieckman est particulièrement bien qualifiée pour présenter cet auteur. Lorsque, en 1988, elle créa It’s Raining in my House à l’Université Creighton d’Omaha, le spectacle était rehaussé par la présence de Paul Willems et la participation de Ralph Darbo, marchand de sable de II pleut..., qui tenait le rôle dans la version américaine de Dieckman.

148Ce qui rend sa préface spécialement intéressante, ce sont ses souvenirs personnels de rencontres avec Paul et Elza Willems, et l’exposé de ses propres innovations en matière de mise en scène : ainsi les « exercices dramatiques », préliminaires aux répétitions, imaginés à partir de la symbolique de It’s Raining...

149Cette introduction résume pour le lecteur anglophone non-initié les traits essentiels du théâtre willemsien. Dieckman se penche notamment sur la « magie » du langage qui « fonctionne comme une incantation », elle cite certains passages de La cathédrale de brume (« Ecrire »). Soit dit en passant, le ludisme langagier de Willems (généralement impossible à transposer tel quel) présente pour le traducteur un véritable « challenge » et les solutions proposées ici témoignent, pour la plupart, d’une grande finesse (un exemple : l’adaptation par Friedman de la comptine d’Hélée dans Elle disait..., où l’esprit – sinon la lettre – du texte est préservé avec bonheur). Dieckman fait aussi ressortir d’autres rôles du langage chez Willems : fonction rituelle, expression de l’indicible et obstacle à la communication.

150Parmi les motifs caractéristiques de ces pièces, Dieckman relève celui du double et du miroir, les oppositions binaires, le thème du « paradis perdu ». Elle perçoit, chez Willems, des affinités avec les contes de Grimm, mythes « teintés de nostalgie et de cruauté ». Une atmosphère envoûtante et un certain contexte culturel émanent d’images sorties tout droit du passé artistique belge et implicitement intégrées au tissu dramatique. A l’appui, elle cite les noms de Maeterlinck, Ghelderode, Brueghel, Magritte et... Jacques Brel. Ces évocations, affirme-t-elle, se trouvent « au cœur » de cette œuvre située à la lisière « du souvenir, du rêve et du merveilleux ».

151Enfin, le rôle capital de la musique dans ce théâtre est subtilement analysé, non seulement de la musique en tant que telle, mais encore des éléments scéniques et langagiers participant à cette musicalité et faisant à la fois « les délices et le désespoir » du traducteur. Une pensée de consonance bien willemsienne clôt cette introduction aussi enthousiaste qu’informative : « Lire [ces pièces], c’est flâner le long de frontières à demi effacées, à la recherche de reflets ».

152Quelques mots sur les traductions elles-mêmes. Elles sont de haute qualité et suivent de près les textes français, tout en sachant parfois s’en écarter légèrement afin d’obvier à une littéralité souvent mal venue. Chaque traducteur réussit à donner l’impression de dialogues rédigés directement en anglais, mais en évitant l’écueil de « récrire » la pièce selon son idiosyncrasie particulière. Il y a très peu de passages qui ne répondent pas entièrement à ce critère (mais on s’explique mal, dans The Sailing City, l’interprétation mot-à-mot de la phrase-refrain : « Ça vous coutera les yeux de la tête », alors qu’il existe une image anglaise tout aussi forte et adéquate). Parfois le découpage d’une pièce diffère un tant soit peu de l’original mais, dans ce cas, c’est une affaire de chronologie. Par exemple, The Sailing City se base sur la première version en trois actes bien que, d’autre part, elle incorpore certaines modifications datant de la reprise de la pièce au Théâtre du Parc en 1980.

153Cet ouvrage mérite d’être salué à plus d’un titre. D’abord, il contribue à promouvoir la littérature belge au-delà des frontières. En second lieu, plus spécifiquement et indépendamment de toute appartenance nationale, il enrichit le répertoire dramatique des pays anglophones (en particulier des Etats-Unis) qui, trop souvent, n’accordent pas assez de place aux productions étrangères. Enfin, accessoirement, c’est aussi une source d’inspiration pour les traducteurs en quête de modèles. Que leur langue-cible soit le français ou l’anglais, ils découvriront, en comparant ces textes aux originaux, une mine de techniques et d’exemples à suivre.

Marcel et Gabriel Piqueray, Au-delà des gestes et autres textes. Bruxelles, Labor, 1993, 240 p., coll. Espace Nord.

« L’art moderne est génial quand on le comprend bien » (White canetons)

154Il n’est pas sûr que l’on ait bien mesuré l’importance de l’œuvre des frères Piqueray dans la littérature de langue française jusqu’à présent ; peut-être, il est vrai, l’originalité profonde de cette œuvre a-t-elle contribué à cette occultation relative. En effet, toutes les tentatives auxquelles on a cru devoir se livrer pour caser les frères Piqueray dans telle ou telle école ou chapelle littéraire ont échoué, les sujets mêmes de ces harassants essais s’étant toujours refusés à se laisser enfermer dans des classifications nécessairement réductrices. Ils ne se sont pas, pour autant, dérobés systématiquement à l’« explication de texte », pour autant qu’on ne la rapporte pas à autre chose qu’aux émotions elles-mêmes : cependant, il faut bien reconnaître que, non liée à une tendance précise et circonscrite, l’écriture des frères Piqueray est d’une esthétique fortement ancrée dans le sol de ce qu’on a appelé la Belgique sauvage (« La Mémoire », no100-111 de la revue Phantomas, décembre 1971, comportait une vaste annexe consacrée à la « Belgique sauvage », qui fit l’objet d’un tiré à part. Ce supplément contenait un ensemble de textes théoriques et historiques situant les principales revues d’avant-garde publiées en Belgique à partir de Dada), ou que Jacques Meuris a désignée comme « surréalisme et autres lieux ». C’est de ces autres lieux qu’il s’agit ici, en effet, où pousse l’arbre généalogique des revues d’avant-garde, tel qu’il apparaît dans le fameux numéro de la revue Phantomas consacré à la Mémoire (supra). À cet éventail de petits et grands mouvements, auxquels appartenaient, entre autres. Les lèvres nues, Cobra, Temps mêlés ou le Daily Bul, on aurait pu associer des éditions françaises, italiennes ou autres, participant de cette voie lactée qui sut pendant quelques années éclairer le ciel de la littérature.

155Avant-garde, modernisme ; Marcel Piqueray, au moins, revendique d’y participer même si, de son propre aveu, « le temps est une illusion », et s’il n’est pas de ceux qui s’informent anxieusement de l’horaire des derniers bateaux. Ainsi le langage des frères Piqueray se situe-t-il bien consciemment hors des traditions, tout en les connaissant bien, cela va sans dire (comme en témoigne l’exergue du présent commentaire) et en s’en jouant quand il le faut ; ni attachée aux dogmes, ni marginale pourtant, et se frayant, comme je l’ai dit ailleurs, son chemin de campagne ou son petit bonhomme de chemin entre les grandes allées de l’Institution, l’écriture des frères Piqueray ne se veut ni provocatrice ni faussement révolutionnaire, pour autant que ce mot ait ici un sens ; mais peut-être n’est-elle qu’apparemment innocente...

156L’esthétique de Marcel et Gabriel Piqueray doit beaucoup, sans doute, à l’écriture fonctionnant par associations successives – de Gérard de Nerval à Benjamin Péret –, aux poèmes-conversations d’Apollinaire (même si Marcel Piqueray soutient les avoir toujours ignorés) et au fil tendu des coïncidences subtiles, aux solos des grands saxos ou trompettistes de jazz, à leur balancement et à leur rythme syncopé ; ce qui marque, bien entendu, un des ancrages temporels les plus évidents de cette écriture. Mais c’est un ancrage peu attaché, cependant, aux fluctuations immédiates des modes. Marcel et Gabriel Piqueray se plaisent d’ailleurs à « brouiller les pistes » en publiant leurs textes dans un ordre quasi aléatoire par rapport au moment de leur écriture. A l’exception de Lumière (un des derniers textes de Marcel, reproduit intégralement dans la présente réédition), de Au-delà des gestes et probablement de Poudres lourdes, en effet, les publications ont eu lieu, parfois, à plusieurs dizaines d’années de l’écriture, alors que d’autres étaient quasi immédiates. Il est donc très difficile, voire impossible, de déceler une évolution de l’esthétique dans la succession des parutions ; et si l’influence de Marcel Lecomte a pu paraître déterminante dans les premiers textes, elle se dilue par la suite et se mêle à des courants plus souterrains. Cependant, même lorsque ces courants semblent assez lisibles, le traitement et la transformation de leur flux par Marcel et Gabriel Piqueray les transfigure au point de les rendre méconnaissables. Leur personnalité accomplit le reste.

157Mais quelle personnalité ? Marcel Piqueray, qui se produit volontiers en public et ne dédaigne pas d’y faire rire par la lecture imperturbable des Non Inhibited Poems, proteste qu’il n’est pas un « rigolo », et qu’il faut voir d’abord, dans ses textes, l’affectif lointain et l’érotique voilé, en ces termes exacts ; et Philippe Dewolf, dans sa lecture, indique que les textes les plus « comiques » ont souvent été écrits sous la pression de l’angoisse. Marcel Piqueray a souvent souligné, d’autre part, que la plupart des textes avaient été « vécus » ; affirmation étrange, en vérité, car on imagine mal autre chose, quelle que soit la distance avec l’« événement » et quel qu’ait pu être le facteur déclencheur de l’émotion, celui qui a pu, irrésistiblement, faire prendre la plume : peut-être une attention particulière, proche de l’apnée.

158Peu importent, alors, en d’autres moments, les différences de perception, comme le prétendu mystère de l’écriture à deux.

159Cette attention fait partie, sans doute, de l’héritage surréaliste, -mais un héritage transformé, digéré, métamorphosé ; le ton particulier des frères Piqueray se situe dans ce traitement apporté au poème, à l’équilibre du dérisoire, de l’émotion première, de la mise en forme ; il se situe aussi, précisément, dans cet érotisme voilé et cet affectif lointain qui portent des odeurs d’enfance et d’immaturité ; le lecteur peut se demander, sans doute, s’il s’agit d’un bonheur perdu ou d’une époque mythique et pas tout à fait heureuse ; enfin, la voix de Marcel et Gabriel Piqueray est dans ces édifices quasi mallarméens où le mot semble résonner pour lui seul avant de prendre sens.

160Au-delà des gestes et autres textes fut publié une première fois par les éditions Phantomas en 1980 et rassemblait huit recueils et quelques textes isolés ; en tout, 220 pages qui formaient la quasi-totalité des textes écrits en plus de cinquante ans par les jumeaux seuls, d’autres textes, qui ne figuraient pas dans cette édition, ayant été écrits avec Paul Colinet (la bibliographie complète des frères Piqueray se trouve à la fin de l’édition Labor). La présente édition constitue un choix dans l’édition précédente, et s’augmente de textes nouveaux ou inédits. Le choix de ce nouveau recueil a été fait par Luc Remy, qui en a écrit la préface, et par Marcel Piqueray.

161L’excellente petite préface de Luc Remy appartient à la catégorie de ce qu’on appelle généralement des textes d’humeur ou d’atmosphère ; la lecture de Philippe Dewolf, plus longue, tient davantage de l’explication de textes et de l’approche académique (au sens respectable de ce mot) des circonstances et des significations. Il s’agit là, pour certains des poèmes les plus apparemment désinvoltes du livre, d’une tentative de décodage et d’exégèse toujours ingénieuse, souvent surprenante, et dont on peut supposer que Marcel Piqueray y a plus d’une fois prêté la main (ce qui, par parenthèse, rend l’explication tout à la fois ingénieuse et suspecte).

162La littérature des frères Piqueray n’appartient cependant pas à la catégorie des écritures volontairement cryptées, si ce n’est par la pudeur naturelle des sentiments (« érotisme voilé ») qui est une constante à travers plus de cinquante ans d’écriture. Mais enfin, chacun sait que lorsqu’on abandonne la littérature de reportage, l’envahissement de la subjectivité conduit en quelque sorte au secret. C’est pourquoi le commentaire souvent passionnant de Philippe Dewolf, qui évacue une part importante du travail de composition (souffle, rythme, ponctuation, passage à la ligne, et jusqu’au choix des mots, répétitions, élisions, etc.) et qui semble établir une correspondance biunivoque entre le texte et ses intentions manifestes s’arrête au seuil de la création elle-même. Il aidera incontestablement le lecteur peu familier avec le côté souvent abrupt de la poésie des frères Piqueray à situer les textes dans un contexte plus lisible ; il n’éclairera pas – mais peut-on le faire ? – le choix des moyens. Peu importe, peut-être...

163Pierre Puttemans

Anne-Rosine Delbart, Charles Bertin, une œuvre de haute solitude. Bruxelles, Académie royale de Langue et de Littérature françaises, 1993, 272 p.

164Sur Charles Bertin, poète, romancier et dramaturge, nous ne possédions jusqu’à présent qu’une seule brève monographie – celle de Michel Aubrion (Bruxelles, De Meyère, 1968), évidemment dépassée aujourd’hui chronologiquement – et une série d’articles critiques, parmi lesquels on notera ceux de Mme Françoise Gonzàlez-Rousseaux. A trois titres divers Bertin a été la cible de certains critiques : en vertu du prétendu « néo-classicisme » dans lequel ils l’ont un peu hâtivement relégué ; dans la mesure de l’intemporalité (ou de l’« anhistoricité ») – plus apparente que réelle – de son œuvre ; et à cause de son refus de la belgitude – ou du « belgeoisisme », comme on disait autrefois – et de son adhésion, apportée à tort ou à raison, au gallocentrisme proclamé dès 1937 par le Groupe du Lundi. L’ouvrage d’A.-R. Delbart vient donc à la bonne heure pour définir la position qu’occupe Charles Bertin dans les lettres françaises de Belgique.

165A.-R. Delbart a choisi de présenter son auteur en fonction du thème avoué de toute sa production, celui de la solitude : solitude devant le bonheur, devant la vie et devant la mort. Elle en fournit une analyse rigoureuse et bien détaillée, même si, à l’intérieur du schéma, l’organisation du discours semble parfois un peu forcée. (Est-ce en guise de repoussoirs que les « héros de l’échec » prennent place dans un sous-chapitre sur le bonheur ? Les thèmes de l’humour et de l’amitié, eux, ne sont que faiblement accrochés au passage sur l’enfance.)

166Mais A.-R. Delbart ne se limite pas à l’étude thématique de l’œuvre de Berlin. Les qualités de son style, tous genres mêlés, font l’objet d’un commentaire attentif, qui regarde surtout la « ligne pure », la musique, la poésie et le symbole.

167Cette monographie est rédigée dans une langue impeccable et, ce qui n’est pas moins louable et encore plus rare, elle est réalisée dans une typographie parfaite. Une toute petite erreur historique (p. 36, note 12) : le professeur Georges Doutrepont (1868-1941) n’enseignait pas à l’Université Libre de Bruxelles mais à celle, Catholique, de Louvain.

168Jean-Paul De Nola

169Université de Palerme

Dominique Rolin, La maison, la forêt. Préface de Roger Grenier. Lecture de Frans De Haes. Bruxelles, Labor, 1992, 261 p., coll. Espace Nord n° 78.

170De Dominique Rolin, les Éditions Labor nous avaient déjà proposé la réédition de L’enragé, en 1986. Voici que la collection Espace Nord met de nouveau à l’honneur la romancière belge – dont les premiers écrits ont été récemment réédités chez Gallimard (Les marais, 1991), au Pré aux sources (Anne la bien-aimée, 1993) et à La Différence (Les géraniums : nouvelles de jeunesse et quelques autres, 1993) – en rendant disponible pour un large public La maison, la forêt, roman initialement publié en 1965 chez Denoël. Le choix de ce texte, parmi la trentaine de livres qui constituent l’œuvre de Dominique Rolin, nous semble tout à fait intéressant. En effet, outre qu’il illustre parfaitement l’imaginaire de cet écrivain, travaillé par l’obsession de la mémoire, de l’expérience familiale, et par la hantise de la mort, ce roman met particulièrement bien en évidence l’évolution que subit l’écriture de son auteur, au milieu des années ’60 – à partir de For intérieur (Denoël, 1965) – , au contact des nouvelles pratiques littéraires communément rassemblées sous l’intitulé « nouveau roman ».

171Cette évolution, sur laquelle le court texte figurant en quatrième de couverture attire l’attention, valut sans doute bien des critiques à la romancière, de la part des lecteurs attachés à la forme plus traditionnelle de ses premiers écrits ; elle ne fut en tout état de cause pas la marque d’une soumission stricte et aveugle aux pratiques des nouveaux romanciers français. Frans De Haes souligne pertinemment à ce propos, dans sa Lecture, l’usage tout personnel des techniques nouvelles que la romancière introduisit à l’époque dans son écriture : « nourrie de ses lectures de M. Proust, de V. Woolf, de J. Joyce et de W. Faulkner, Dominique Rolin s’est emparée du phénomène “nouveau roman”, non pour “imiter” A. Robbe-Grillet ou N. Sarraute, mais pour affiner sa perception propre des secousses physiques et psychiques liées au processus de la mémoire et pour subvertir l’espace-temps mensonger et paresseux de la fiction-recette issue d’une psychologie étriquée » (p. 237). On notera que, s’il confère à La maison, la forêt une dimension à première vue hermétique, le souci manifesté par l’écrivain d’explorer plus à fond les déchirements de la conscience n’altère à aucun moment l’extrême lisibilité du roman.

172Ce dernier est constitué par l’alternance des monologues que se tiennent deux personnages – un vieux couple dans lequel on reconnaitra les parents de l’auteur : Elle, la maison, la verticalité, l’affirmation, l’ordre ; Lui, la forêt, l’horizontalité, la négation, le velléitaire – à la fois unis et désunis, inséparables et terriblement étrangers l’un à l’autre. L’incommunicabilité qui caractérise leurs rapports est pourtant traversée par la rumination secrète de souvenirs, d’angoisses et d’espoirs communs qui, à l’image des thèmes musicaux se répondant et se reprenant, s’appellent et se repoussent, sous forme inversée ou modulée, le roman devient ainsi, comme le suggère Frans De Haes, « une vibrante chambre d’écho où des voix spiralées résonnent, avec leurs tangentes comme avec leurs surprenantes lignes de fuite » (p. 237).

173Très clairement présenté par la Lecture de Frans De Haes, lequel, articulant l’essentiel de sa réflexion sur le thème de la doublure, établit un rapprochement intéressant entre La maison, la forêt et Deux femmes un soir, le dernier roman de Dominique Rolin (Gallimard, 1992), ce très beau texte est complété par une préface de Roger Grenier, parue initialement dans Le nouvel observateur en 1965, ainsi que par la reproduction partielle des réactions épistolaires des parents de l’écrivain. Sa réédition illustre selon nous utilement ce que l’on nommera – pour faire bref – les « marges » du nouveau roman.

Jean-Marc Defays, Raymond Devos. Bruxelles, Labor, 1992, 140 p., coll. Un livre, une œuvre.

174Le monologue comique n’a fait l’objet que de rares études de la part des critiques des techniques dramatiques. Sans doute pâtit-il de son statut d’art mineur et populaire. Or, il est partout présent depuis le Moyen Age jusqu’à l’heure actuelle où il triomphe à la scène et à la télévision. Les imitateurs, les amuseurs publics, les présentateurs rivalisent d’originalité avec plus ou moins de succès. Il y a surtout que les procédés du monologue comique touchent à cette chose essentielle qu’est le rôle du langage, à son rapport avec le réel qu’il peut transfigurer ou subvertir. Aussi faut-il saluer le travail d’un jeune chercheur du F.N.R.S., qui analyse les monologues de l’un des plus brillants fantaisistes actuels, Raymond Devos. Le grand public cultivé certes, mais surtout les professeurs, y trouveront matière à réflexions. Devant le flot d’images et de paroles qui submerge la société, l’école doit se situer comme instance critique. Le discours comique postule un discours sérieux car il est moins innocent qu’il n’y paraît. Un bon exemple en serait Coluche qui a tourné en dérision toutes les valeurs et tout ce qu’on appelle les « faits de société ».

175J.-M. Defays procède en trois étapes : la spécificité du monologue comique de R. Devos, les conditions particulières d’énonciation et les composantes du discours comique, et finalement, le monde mis en scène par le monologue. Après un survol historique du genre, il analyse parfaitement la structure du monologue comique, véritable genre littéraire dramatique. Les composantes linguistiques du monologue présentent un intérêt particulier. De ce point de vue est-on en présence de techniques sui generis ou d’une utilisation massive et originale de la fantaisie verbale partout présente dans la littérature critique et orale ? R. Devos n’est pas le plus fulgurant des fantaisistes du verbe – on pense ici à Verheggen – et sa force serait plutôt argumentative. Une remarque s’impose ici : quoi qu’en dise J.-M. Defays, les monologues de Devos perdent beaucoup de leur impact à être lus. Ceux de Verheggen, en revanche, gardent toute la force explosive des procédés rhétoriques : jeux de mots, calembours, équivoques, mots d’esprit, lapsus, allitérations, répétitions, bégaiements, pléonasmes, tautologies, etc.

176Quant au monologue, c’est un monde défait, l’unité des choses et des êtres est brisée et reconstruite sur d’autres bases. La « transmutation » modifie les aspects d’une personne ou d’une chose, l’« inversion » permet aux personnes d’échanger certaines de leurs caractéristiques et le « dédoublement » scinde une personne en divers éléments mis en contraste les uns par rapport aux autres.

177Cette dernière partie du travail de J.-M. Defays touche de près au rôle du langage qui peut être un moyen de communication mais aussi une vaste mystification, une source de malentendus et un pur objet de spectacle. Dès lors, le monde sera vivable ou sera infernal, ou les deux à la fois, car le comique et le tragique sont les deux faces de l’existence.

178René Andrianne

179Université de Mayence

Jacqueline Harpman, Les bons sauvages. Préface de Francis Matthys. Lecture de Jeannine Paque. Bruxelles, Labor, 1992, 338 p., coll. Espace Nord n° 79.

180Dans les repères biographiques, il nous est expliqué (p. 223) que « peu soutenu » par Christian Bourgois qui avait à la direction de la maison Julliard pris la place laissée par le décès du fondateur, le roman intitulé Les bons sauvages « passa inaperçu ».

181On notera qu’il ne s’agit pas là d’une hypothèse, mais d’une affirmation. N’attribue-t-elle pas une influence exagérée aux effets de la publicité, cette cousine germaine de la propagande ? La question mérite de retenir notre attention. En réalité, il est très difficle de déterminer quelles sont les véritables causes du succès ou de l’insuccès d’un livre. On a vu des ouvrages excellents, bien accueillis par la critique, ne pas trouver leur public.

182Le texte des Bons sauvages est long et riche. De cette richesse, la lecture de Jeannine Paque rend incontestablement compte. Elle met en évidence la vigoureuse et âpre critique sociale que charrie ce récit et à propos de laquelle le préfacier Francis Matthys dit son admiration avec vivacité et vigueur.

183Jeannine Paque replace Les bons sauvages dans l’itinéraire créateur peu banal de Jacqueline Harpman. Elle insiste sur la place qu’y tient cet ouvrage qu’il est tout de même permis de considérer comme « moins roman » que d’autres travaux du même auteur. La commentatrice met très bien en évidence certaine parenté avec le XVIIIe siècle. Ce dernier fut le paradis du conte à thèse, lequel véhiculait avec une grâce et une élégance merveilleuses une contestation libératrice dont nous restons les héritiers peut-être pas toujours aussi conscients et reconnaissants qu’il conviendrait.

184Quant à l’illustration de la couverture, elle est de Daniel Schmit d’après un extrait du Voyage de Dampierre – 1723. Son langage est efficace et discret. Jean MERGEAI

Le théâtre des pays du Nord, n° 24 [Jean Louvet, « Au nom du père »], (Béthune), 1991, 80 p.

185Au nom du père, on le sait, est le premier titre retenu par Jean Louvet pour Conversation en Wallonie. La création de cette pièce en mars 1991 fut prétexte à l’édition d’un cahier par le Théâtre des Pays du Nord. Consacré à la fois à Jean Louvet et à Au nom du père, ce numéro des Cahiers du T.P.N. vaut par sa diversité.

186Après quelques mots introductifs sur la mise en scène, le décor, la dramaturgie et le texte d’Au nom du père, quatorze pages des Cahiers sont occupées par une autobiographie de Jean Louvet qui semble être la première version du Fil de l’histoire (cfr Textyles, n° 9). Celles-ci sont suivies d’une bibliographie de et sur Jean Louvet, puis de brèves notices sur chaque pièce du dramaturge.

187Le reste du numéro est centré sur Au nom du père avec une édition du texte suivie d’analyses critiques de Jean-Mary Valambois. Celles-ci sont pour la plupart d’inspiration sociologique et traitent de la transposition du monde ouvrier et de ses rituels dans la pièce ainsi que de l’écriture de l’oralité qui la sous-tend. Une étude fait exception : celle qui montre l’organisation trinitaire d’Au nom du père. On regrettera l’absence d’une analyse des deux versions de la pièce, pourtant préparée par le tableau comparatif de la page 76.

188Signalons pour terminer que de nombreuses photos de Louvet, de son village natal et de mises en scène de ses pièces illustrent ce numéro assez réussi des Cahiers du T.P.N.

189Michel Lisse

190U.C.L.

André Sempoux, Il Congressista. Introduzione e traduzione di Beatrice Barbalato. Napoli, Generoso Procaccini ed., 1992, 41 p., coll. Fragmenta.

191Le congressiste d’André Sempoux, italianiste apprécié et professeur à l’U.C.L., est aujourd’hui offert à l’attention du lecteur italien dans la traduction de Béatrice Barbalato (éd. originale : Bruxelles, E. Van Balberghe, 1988). Ce récit intense et délicat est l’histoire d’une âme prisonnière de l’univers magique que son enfance lui a préparé et qu’elle n’ose abandonner, lorsqu’un colloque à Trieste et une jeune fille au nom mythique, Diana, lui donnent l’occasion de retrouver « l’arte del momento perfetto ». Le charme de ce récit réside dans la narration composée sur une gamme mineure et en partition double – l’histoire du congressiste (chap. I-VIII) et les jours du colloque (chap. VIII-IX) : la Belgique et l’Italie –, qui demande un rythme de lecture pondéré, réglé sur la mesure de chaque chapitre.

192Si l’on considère la brièveté du récit, on regrettera que, faute du texte en regard (peut-être non prévu dans cette collection ?), on ne puisse le goûter aussi dans sa langue originale, que B. Barbalato qualifie de « classica », de « lapidaria », parfaite pour ce récit sobre et transparent même dans ses mille nuances narratives. Cette exigence dans l’écriture est suggérée aussi par les observations, anonymes, qui closent le livre, car elles nous révèlent que l’auteur, pour cette traduction, a apporté des modifications au texte publié chez Van Balberghe.

Paul Emond, La danse du fumiste [1979]. Préface de Jean-Claude Bologne. Lecture d’Etienne Schelstraete. Bruxelles, Labor, 1993, 176 p., coll. Espace Nord n° 82.

193La réédition du premier roman de Paul Emond dans une collection de poche – au format réellement de poche, ce qui favorise une lecture suivie puisque le livre vous suit partout, se colle à vous comme la longue phrase unique dont le roman est composé, est une heureuse idée, surtout si elle se prolonge par la publication des autres romans de Paul Emond, dans le même format et la même collection, cela va sans dire, de telle sorte que s’accomplisse le souhait, bien légitime, de l’auteur : permettre au lecteur d’« articuler » chaque œuvre à l’ensemble de ses textes ainsi qu’il me l’a écrit dans une lettre datée du 1er septembre 1991 – il s’agissait alors « d’articuler » Paysage avec homme nu dans la neige (1982, repris dans coll. Passé/présent – Bruxelles, Les Éperonniers, 1989) non seulement à sa suite mais à ses antécédentes et suggérer une filiation, des phénomènes d’échos internes à l’œuvre (mais aussi à l’œuvre, agissant sur l’œuvre, la travaillant subtilement) et, plus profondément, une cohérence ou, mieux, indiquer que, dans le fond, quelle que soit l’œuvre, c’était la même démarche, la même danse mais avec des figures différentes... du fumiste, d’un fumiste ? oui et non, tout dépend du sens que l’on donne à ce terme (mais je m’aperçois qu’à mon esprit – critique – défendant, j’ai emboîté le pas du danseur, pardon ! de l’auteur et que je suis partie aussi pour une longue phrase sans fin), sens qui de toute façon est prévu et assumé par l’auteur et son lecteur, enfin l’un de ses lecteurs celui qui en signe la lecture pertinente et bien informée, Etienne Schelstraete, et reproduit l’article « FUMISTE » du Robert, encore que cette lecture, précisément à cause de ses qualités didactiques, soit tout le contraire d’une lecture « fumiste », ce que serait peut-être ma propre lecture si, précisément, l’auteur ne voulait qu’on le prît au sérieux et n’induisait, malgré la légèreté de son texte, une lecture grave et attentive à tous les replis de cette longue phrase qui revient sur elle-même et sature l’énoncé, autrement dit le vide, par un excès de signifiants, redoublés par l’œuvre publiée, les suggestions de l’auteur et ses critiques.

194Soyons sérieux, donc, et reconnaissons que ce premier roman programmatique et emblématique pose le seul vrai problème du roman contemporain : le face à face de l’auteur et de son lecteur. J’insiste sur le possessif car le projet est bien, ici, de vriller l’autre et de ne lui laisser d’autre issue que d’écouter (ou de lire) d’un bout à l’autre ce bavard impénitent qu’est le narrateur. Ou d’abandonner le livre aux premiers mots. Le narrateur ? Dans l’une de ces vertigineuses mises en abyme auxquelles le roman moderne et ses exégètes nous ont un peu trop habitués (quand se décidera-t-on à voiler tous ces miroirs rhétoriques ?), le narrateur se trouve à la fois, et par la force de sa position énonciative, en fonction de sujet et d’objet. Ainsi l’incipit « Ce gars-là, il parlait comme un livre... » désigne tout aussi bien celui dont on parle que celui qui parle et, la comparaison aidant, il nous faut bien admettre que c’est le livre qui parle comme « ce gars-là » qui n’est jamais que l’un des multiples personnages évoqués dans le roman en situation de conteur. Tout le fonctionnement du roman repose sur cette réversibilité absolue de la comparaison initiale qui ne se résout que par l’affirmation bien connue : « ça parle ». Difficile dans cette logorrhée généralisée de savoir de quoi « ça parle ».

195Puisqu’il s’agit dans tous les cas d’une intertextualité qui est d’ailleurs le contraire d’une intersubjectivité, les « il » étant des « je », et réciproquement, mais jamais des « tu » auxquels on reconnaîtrait une différence, voire une liberté, disons simplement que ce court roman fait la synthèse ironique et élégante de traditions romanesques aussi diverses en apparence que celles du Nouveau Roman, du roman à tiroirs du XVIIIe siècle, du monologue intérieur. Plus sûrement encore, c’est au théâtre baroque (on songe évidemment au Menteur de Corneille) qu’il faut faire référence pour comprendre que nous sommes sur la scène de l’Illusion et que le fumiste est bien ce « farceur » qui tourne en dérision notre prétention à maîtriser quoi que ce soit, y compris les mots. De la fumée... Etant bien entendu que le dernier mot a toujours le dernier mot. Ici, c’est « la flûte minuscule qu’il s’était taillée dans un os de pigeon » qui donne le la. Rien ne vous empêche, d’ailleurs, de récrire le roman à partir de cette note finale : le sens n’en changera pas.

Francis Dannemark, Mémoires d’un ange maladroit. Préface d’Éric Duyckaerts. Lecture de Jean-Pierre Bertrand. Bruxelles, Labor, 1993, 205 p., coll. Espace Nord n° 83.

196Voir reparaître, pour une seconde carrière en livre de poche, ce très beau roman de Francis Dannemark est un plaisir à deux égards. Le premier est lié à l’heureuse initiative, sans cesse renouvelée, qui consiste à faire voisiner dans cet « Espace Nord » où se donnent à lire les textes les plus significatifs de notre littérature, non seulement des genres éminemment divers, des tempéraments opposés mais aussi des œuvres du passé et des créations contemporaines. Or, Dannemark, précisément, est sans doute l’une des voix les plus attachantes d’aujourd’hui. Rétif à toutes les taxinomies et fasciné dans son écriture par les expressions polymorphes (tout autant que polyglottes) de la sensibilité contemporaine – du rock au cinéma en passant par la photographie – il est l’homme d’un seul texte, tissé par fragments entre poésie et roman. Mémoires d’un ange maladroit, publié originellement en 1984, est à mes yeux un de ses romans les plus aboutis. L’analyse de Jean-Pierre Bertrand – à qui l’on doit le second plaisir de la lecture – n’est pas faite pour me contredire. Elle en souligne l’intime cohérence, le tragique, et l’exigence.

197Héritière du Nouveau Roman, l’écriture de Dannemark s’irise de reflets, ne cessant de mettre en jeu – la thématique est digne d’un Perec – les conventions de la fiction. Mais si elle fonctionne comme une construction, le commentateur l’analyse finement, ce n’est pas tant à la façon d’un meccano dont il conviendrait d’assembler les pièces qu’à l’image d’un château de sable « érigé aux seules fins de s’effondrer ». Invité à rédiger les mémoires d’un singulier personnage retiré dans une villa isolée du bord de mer, le narrateur se trouve rapidement confronté aux ambiguïtés du souvenir, aux étranges esquives de la vérité, et condamné bientôt à écrire le récit impossible d’un silence insondable. Dès lors, « au lieu d’un scénario en bonne et due forme, qui pourrait verser dans le roman d’énigme, voire un certain fantastique, une dérive poétique prend place », qui dans ses rêts d’images floues et d’impressions troubles étouffe l’imposture d’une illusoire maîtrise de l’Histoire et du temps.

198Pareil scepticisme pourrait relever simplement d’une inspiration crépusculaire répondant par delà le siècle à l’À rebours d’un Huysmans. Mais évoquer la parenté des deux textes permet aussi d’en affirmer la radicale différence. Un holocauste sépare les deux fins de siècle, qui se donne à lire ici dans à peine plus que deux noms de villes : Berlin et Nuremberg. Et pourtant leur laconisme pervers, lourd du silence de ceux que l’on fit taire à jamais, instille une douleur dans laquelle préfacier et analyste, différemment mais de concert, décèlent la vraie génératrice du sens. « Se taire, au fond, [n’est-ce pas] encore le meilleur moyen de recueillir, sans les dénaturer dans leur enveloppe corporelle, les frémissements du vécu » ?

199On ne manquera pas d’apprécier avec eux l’exigence de pareille esthétique , qui tout à la fois appelle le lecteur à investir les trous du texte et lui interdit d’en figer les significations. Ne s’agit-il pas, en l’occurrence, d’un authentique défi poétique ?

Anne François, Aw-têfe. Préface de Lise Thiry. Lecture de Jacques Vandenschrick, Bruxelles, Labor, 1993, 155 p., coll. Espace-Nord n° 84.

200Malgré l’accueil chaleureux du public et de la critique lors de sa parution en 1991, malgré la double attribution des prix Rossel et NCR la même année, la reprise de Nu-tête d’Anne François, un an et demi plus tard à peine, dans une collection jusque-là réservée à des œuvres plus anciennes, voire « classiques », n’a pas manqué de surprendre. Si l’éditeur a changé l’orientation de ses choix, il ne pouvait choisir en effet d’exemple plus frappant : l’auteur est jeune, elle publie un premier roman aux résonances autobiographiques, lequel est encore dans toutes les mémoires sans pour autant être devenu un « classique ».

201Qu’on s’en souvienne : Nu-tête raconte, par le biais des journaux entrecroisés d’une jeune femme et de son médecin, la maladie de la première – une forme rare de cancer de la lymphe –, les traitements qu’elle subit et le parcours mental et psychologique subséquent, et, en contre-point, le regard, mi-dominateur mi-amoureux que le médecin jette sur elle, dans l’espoir qu’il nourrit de la conquérir.

202Le livre fut un succès. Comme le rappelle Lise Thiry dans sa préface, il s’inscrit dans ce courant, apparu il y a environ une décade, où l’on voit des malades porter témoignage sur leur état, et plus largement dans cette mouvance qui permet désormais à quiconque de prendre plus facilement la plume ou le micro pour exprimer l’intimité de son expérience propre. Néanmoins, Lise Thiry le souligne aussitôt, le roman d’Anne François déborde nettement de ce cadre.

203En quoi il l’excède, tel est le propos de Jacques Vandenschrick. Pour un premier roman récent, il n’y avait sans doute d’autre piste que de s’attacher strictement au texte, même si en fin de volume quelques fragments d’ouvrages analogues, récits de jeunes malades, ouvrent un jeu de miroirs qui, pour être bref, n’en est pas moins intéressant puisqu’il puise à des sources peu connues, mais sélectionnées avec pertinence. Mais la lecture de Jacques Vandenschrick s’attache surtout à suivre pas à pas l’étonnement, et l’éventuel ravissement, du lecteur. Une interprétation de la mise en garde (« Ce roman est une œuvre de fiction... ») et une réflexion sur les rapports complexes de l’autobiographie et de la construction littéraire précèdent une description de l’expérience centrale de la jeune malade, celle du dessaisissement de la volonté. Vandenschrick s’attarde encore au style, à la recherche d’un ton précis, mais il m’a semblé que son propos souffrait quelque peu d’avoir à se calquer sur un type d’analyse habituellement destiné à accompagner des textes déjà inscrits à des titres divers dans le panorama littéraire belge, ou au moins, dans l’ensemble de l’œuvre de leur auteur. La très récente nouveauté du roman d’Anne François eût sans doute mérité quelques adaptations de la présentation d’ensemble.

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Notes

1  Mirande Lucien, « Un savoureux enfer ». Naissance d’un roman : Voyous de velours ou L’Autre vue de Georges Eeckhoud, Textyles n° 8, Surréalismes de Belgique, Varias, 1991, p.p. 301-314.

2  Textyles, n° 7, novembre 1990. Des exemplaires sont encore disponibles.

3  Nous considérons ici plusieurs variantes et versions du « Ceci n’est pas une pipe », y compris par exemple celles qui sont répertoriées sous d’autres titres (ainsi : « La Trahison des images », « L’Usage de la parole » et « L’Air et la chanson »).

4  Le sigle “EC” renvoie aux Écrits complets de Magritte, édités par A. Blavier (Paris, Flammarion, 1979).

5  L. à B., pp.54-55. Citons – pour “illustrer” nos propos antérieurs – quelques lignes de l’alinéa suivant : « Remarquons à ce sujet qu’une image peut [...] être réunie heureusement à un texte. C’est ce qui est arrivé lorsque j’ai donné cette image (ci-jointe) pour “illustrer” un texte de Milton [...]. “L’illustration” est un mot qu’il faudrait supprimer. C’est “réunion” à un texte existant d’une image choisie parmi les images qui existent déjà, qui constitue la rencontre heureuse entre images et paroles » (p. 55).

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Pour citer cet article

Référence papier

Catherine Gravet, Ginette Michaux, Christian Berg, Paul Aron, Christian Lutaud, Christian Angelet, Michel Lisse, Pierre Puttemans, Pierre Halen, Pierre Piret, Vincent Louis, Paul Pelckman, Jean-Paul de Nola, René Jongen, Marie-Paule Berranger, Marie-José Hoyet, René Andrianne, Jacques-Gérard Linze, Marc Lits, Robert Frickx, Renée Linkhorn, Damien Grawez, Domenica Iaria, Françoise Chenet, Véronique Jago-Antoine et Geneviève Bergé, « De Marcellin La Garde à Anne François »Textyles, 10 | 1993, 325-371.

Référence électronique

Catherine Gravet, Ginette Michaux, Christian Berg, Paul Aron, Christian Lutaud, Christian Angelet, Michel Lisse, Pierre Puttemans, Pierre Halen, Pierre Piret, Vincent Louis, Paul Pelckman, Jean-Paul de Nola, René Jongen, Marie-Paule Berranger, Marie-José Hoyet, René Andrianne, Jacques-Gérard Linze, Marc Lits, Robert Frickx, Renée Linkhorn, Damien Grawez, Domenica Iaria, Françoise Chenet, Véronique Jago-Antoine et Geneviève Bergé, « De Marcellin La Garde à Anne François »Textyles [En ligne], 10 | 1993, mis en ligne le 09 octobre 2021, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/1942 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/textyles.1942

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