Francophonie
Texte intégral
- 1 (Pécs-Vienne), 1992, 263 p. (y compris comptes rendus et chroniques). S’adresser à : Universitat W (...)
1La seconde livraison des Cahiers francophones d’Europe centre-orientale – « revue annuelle de pluriculturalisme »1 – comporte un dossier d’études réunies par Fritz Peter Kirsch, l’un des animateurs de l’Association du même nom. L’occasion était belle, sous le titre de Cultures en conflit, de préciser ce qui, dans le sous-titre du périodique, pouvait paraître à la fois ambitieux et ambigu. Ambitieux puisqu’on ne s’en tient pas à la littérature et qu’on ouvre presque indéfiniment le champ. Ambigu, s’il est vrai, comme l’affirment aujourd’hui les anthropologues, qu’il n’est de culture que plurielle et même métisse ; partant, « culture » comporte déjà l’idée de « pluriculture », à moins d’en revenir à l’ancienne conception, celle du culturalisme, précisément, qui envisageait chaque « culture » comme un ensemble dont l’unité et la cohérence était nécessairement menacée par l’intrusion de l’« autre ». Il s’agit ici de prendre la mesure de cette « volonté d’auto-affirmation souvent violente », qui s’autorise de cette conception, ranime la question des « minorité ethniques » autant que les vieux démons du nationalisme, et se manifeste « au fur et à mesure qu’une communauté humaine se sent le besoin d’insister sur ce qui, à ses propres yeux, constitue » sa spécificité (p. 3). Cette réflexion tire en l’occurrence le meilleur parti du contexte particulier dans lequel est produite cette publication, co-éditée en Autriche et en Hongrie.
2D’une part, en périphérie par rapport à la France, elle se permet une fort bienvenue comparaison entre tensions internes et externes à la Nation (« la condition de la minorité ethnique rejoint celle de la francophonie ultramarine », p. 4). Dans le même ordre d’idées, elle rappelle que ce qui, du point de vue officiel, est souvent présenté comme « dialogue » ou « échange » culturels peut en réalité se présenter comme « conflit traumatisant » (p. 37). Enfin, se référant à Norbert Elias, elle analyse la question du « centralisme français » et de sa production renouvelée d’un « barbare » (p. 43), de sorte qu’on en arrive à affirmer qu’« il faut “francophoniser” la littérature française » (p. 40).
3D’autre part, à propos de l’identité, elle propose un certain nombre de questionnements ou de synthèses théoriques, sans rapport explicite avec la francophonie (l’occasion ou jamais de se familiariser avec les questions régionales du domaine germanophone et plus précisément autrichien) mais intéressant directement cette dernière par leurs qualités intrinsèques. On y lit que « l’identité est la construction d’un système d’appartenances et de dépendances » (p. 156), que « toute historiographie est aussi un acte politique » et qu’elle est « devenue le parcours idéologique de la Nationswerdung », que « le peuple a une descendance commune parce que c’est un peuple ; ce n’est pas un peuple parce qu’il a une descendance commune » (pp.180-181). Bref, que l’intellectuel doit aire avec des protestations identitaires en connaissant leur caractère arbitraire : s’il ne peut pour autant les récuser, il peut aider à déceler l’enjeu réel (économique et politique) sous l’enjeu apparent (religieux, ethnique, etc.) ; il doit surtout accepter le fait d’un « sujet conflictuel » et savoir qu’il se situe lui-même à l’intérieur du conflit.
- 2 Indochine. Reflets littéraires. Publication coordonnée par Bernard Hue. Rennes, Presses Universita (...)
- 3 Ceci est l’occasion de rappeler que l’essai de Bruckner avait été précédé d’un autre, venu un peu (...)
4Tout cela est, faut-il le dire, du plus grand intérêt en même temps que très actuel. Relativement moins abstraites, plus uniquement référées aux réflexions françaises sur les mêmes questions et véhiculant par endroits un peu de cette vénération crispante pour la langue française qui marque le discours sur la francophonie, deux publications dirigées par Bernard Hue à l’Université de Rennes – autre périphérie et autre inscription régionale – méritent d’être signalées. La première (dont on regrettera la présentation linguistique pour le moins bâclée) est consacrée à un bilan des relations littéraires entre la France et l’Indochine2. Ce bilan est dressé à la faveur d’un contexte idéologique précis (la référence explicite au Sanglot de l’homme blanc de Pascal Bruckner, d’une part3 ; la question du métissage, d’autre part) et d’un contexte politique qui ne l’est pas moins (de la part de certains des pays concernés, le « retour dans la grande famille » francophone ; Bernard Hue parle du renouvellement de la « noce indochinoise »). Dans ce bilan interviennent des noms comme ceux de Pierre Loti, André Malraux, Roland Dorgelès, Paul Claudel, Claude Farrère, Pierre Benoit, Marguerite Duras, Jean Hougron, Michel Ragon, Suzanne Prou et d’autres moins connus aujourd’hui comme Henri Fauconnier, pour la France ; Pham Quynh, Makali Phal, (Pierre) Do Dinh Thach, pour l’ex-Indochine. Mythes coloniaux (l’excellente analyse de l’aventurier-roi chez Malraux, ailleurs, celle de la congaï et, chez Farrère, celle du surhomme), ambiguïtés coloniales (chez Claudel), voire anticolonialisme colonial (l’intéressante exhumation des Jauniers de Paul Monet) : ces études, si elles s’encombrent à quelques endroits de conceptions sur la francophonie qui ressemblent fort à une nostalgie prête, pour s’exprimer, à toutes les concessions (voir aussi le film Indochine), sont pour la plupart nuancées et circonstanciées ; à ce titre, elles apportent aux réflexions sur la transculturation de précieux éléments. On peut ne pas vouloir entrer dans la discussion sur l’avenir du français dans la péninsule indochinoise, on peut aussi regretter que ce dossier n’accorde pas une place plus importante – au titre d’une étude de réception ou à l’enseigne de l’analyse institutionnelle des rapports entre centre et périphérie – à la reconnaissance, en France, des œuvres francophones ; mais cela n’empêche pas de prendre acte d’un métissage qui fut à la fois une réalité culturelle et un mythe au service de divers projets de société dans l’histoire.
- 4 Métissage du texte. Bretagne, Maghreb, Québec. Publication coordonnée par Bernard Hue. Rennes, Pre (...)
- 5 Logiques métisses. Anthropologie de l’identité en Afrique et ailleurs. Paris, Payot, 1989, 257 p., (...)
5L’autre publication dirigée par Bernard Hue se place précisément sous le signe de ce métissage pour évoquer plus particulièrement trois zones périphériques : la Bretagne, le Maghreb, le Québec4. Ces actes d’un colloque sont cette fois précédés d’une référence à l’ouvrage de l’anthropologue Jean-Loup Amselle : Logiques métisses 5, qui a marqué avec d’autres, en France et sur un terrain qui était à la fois celui des hypothèses scientifiques et celui de la nécessité de repenser les appartenances identitaires à l’intérieur comme à l’extérieur de la nation, la fin des évidences culturalistes. On retrouve ici une problématique déjà relevée par F.P. Kirsch (supra) : il en va de même, pour ces questions du rapport à la langue, à l’identité et au « centre », des appartenances qui se disent régionales (la Bretagne) et post-coloniales (le Maghreb). D’autre part, contrairement à une certaine idéalisation (la France est de toute évidence « le pays des droits de l’homme, de la pensée occidentale la plus incontestablement universelle », lisait-on dans Indochine, reflets littéraires, p. 19a), on rappelle ici que « cette langue française a du sang sur les mots : combien de répressions, de guerres coloniales, d’aboiements de la violence d’État ! », p. 24). Nous sommes bien, ici aussi, dans l’approche des « cultures en conflits », y compris en ce qui concerne, par exemple, la littérature « bretonnante ».
6Qui s’intéresse au domaine des lettres belges de langue française fera son profit d’un tel ouvrage, tant il vrai que certaines questions sont rigoureusement semblables et que leur approche gagnerait à être envisagée d’une manière plus générale. Il en va ainsi, par exemple, de l’incorporation des écrivains bretons dans l’ensemble français, et des conséquences qui en résultent en termes de légitimation. Ou encore, de la recherche d’une « spécificité », à dégager éventuellement d’une « irrégularité » (on n’ose pas dire d’une « bretonnitude », mais on compare intelligemment ceci avec la « négritude » senghorienne, p. 79), ou de l’inscription locale que, selon un apparent paradoxe, les écrivains bretons de langue française exhibent mais non leurs collègues « bretonnants ».
7À vrai dire, qu’est-ce que ce métissage, qui prend ici quelquefois des allures de concept méthodologique en se substituant au terme d’intertextualité ? Une telle désignation correspond, au-delà de la mode, à une idéologisation, d’ordre aussi identitaire, du rapport intertextuel. Soit qu’on se penche vers les ex-colonies avec l’espérance de retrouvailles après la rupture, soit qu’on attende, de la position du « métis » (le « francophone » non français) et même du « beur », un discours subversif et une véritable « infiltration » du dispositif centralisant. La « belgité », dernier avatar de l’« âme belge », n’échappe qu’en partie à ces problématiques et, dans le conflit entre l’abbé Hamon Barver, « fanatique gallomane », et Marheg, l’hérétique paillard, qui s’affrontent dans L’abbé de Penarbed de l’écrivain bigouden Youenn Coïc, on retrouverait sans trop de peine tel débat sur l’appartenance identitaire en Belgique « francophone ». Ceci, y compris – ô Ulenspiegel ! – en ce qui concerne la langue...
Notes
1 (Pécs-Vienne), 1992, 263 p. (y compris comptes rendus et chroniques). S’adresser à : Universitat Wien. Institut für Romanistik. Universitatstraβe, 7. A-1010 Wien.
2 Indochine. Reflets littéraires. Publication coordonnée par Bernard Hue. Rennes, Presses Universitaires de Rennes – Centre d’étude des littératures et civilisations francophones, 1992, 159 p., coll. Plurial n° 3 (6, av. Gaston Berger, F-35043 Rennes cedex).
3 Ceci est l’occasion de rappeler que l’essai de Bruckner avait été précédé d’un autre, venu un peu trop tôt sans doute, d’André Reszler : L’intellectuel contre l’Europe. Paris, Puf, 1976, 161 p., coll. Perspectives critiques (première partie de l’ouvrage).
4 Métissage du texte. Bretagne, Maghreb, Québec. Publication coordonnée par Bernard Hue. Rennes, Presses Universitaires de Rennes – Centre d’étude des littératures et civilisations francophones, 1993, 305 p., coll. Plurial n° 4.
5 Logiques métisses. Anthropologie de l’identité en Afrique et ailleurs. Paris, Payot, 1989, 257 p., Bibl. scientifique Payot
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Pierre Halen, « Francophonie », Textyles, 10 | 1993, 304-307.
Référence électronique
Pierre Halen, « Francophonie », Textyles [En ligne], 10 | 1993, mis en ligne le 09 octobre 2021, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/1938 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/textyles.1938
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page