Navigation – Plan du site

AccueilNuméros10Fantastiqueurs belgesAux frontières du fantastiqueLa rumeur de Bruges

Fantastiqueurs belges
Aux frontières du fantastique

La rumeur de Bruges

Jean-Pierre Bertrand
p. 47-58

Texte intégral

  • 1  Les citations renvoient à : Georges Rodenbach, Bruges-la-Morte. Préface de François Duyckaerts. Le (...)
  • 2  Voir à ce propos la présentatton du numéro de Communications (n° 3, 1979, p. 5), de Roland Barthes (...)
  • 3  Voir en particulier d’Edgar Morin, La rumeur d’Orléans. Paris, Seuil, 1969 (rééd. coll. Points) ; (...)

1On imagine aisément les quelques lignes qu’un Félix Fénéon aurait pu consacrer au fait divers qui est au cœur de Bruges-la-Morte : Hugues Viane a étranglé sa maîîresse avec la tresse de sa défunte épouse. Déjà réduit à sa plus simple expression, ce crime, pour n’être pas crapuleux, est lourdement chargé. Il suscite une parole vagabonde qui ne demande qu’à attiser et à dissiper un effroi collectif, une parole souterraine, à même de circuler, en s’amplifiant, dans les méandres d’un espace social typé. Qu’importe au fond l’événementialité du délit, c’est l’enflure discursive à laquelle il donne lieu qui compte et qui, en l’occurrence, se fait littérature. Pour être à la mesure des fascinations qu’il convoque, le fait divers s’entoure volontiers d’une construction qui tient tout à la fois du fantasme et du fantastique, comme si la seule manière de conjurer la part maudite qu’il éveille en nous était de se projeter sur une scène imaginaire qui redouble les signes de son improbabilité. Troublant nos croyances, déplaçant nos modèles, rompant l’ordre des vérités sociales, le crime n’a d’échappée et de reconnaissance que dans l’illimitation d’une parole sidérée. Dans l’espace public, il est aussi et surtout une fiction. Qui plus est, un récit qui dispersé les ingrédients fantastiques d’usage, de la prémonition à la peur, en révélant l’équivoque de notre être au monde et l’hybridité de notre sens commun. Bruges-la-Morte 1 a partie liée avec la stratégie du secret qu’entretient la rumeur. Le roman a beau se dire noblement « étude passionnelle », il relève avant tout du potin2. Si ce der-Textyles n° 10. 1993. Fantastiques, isbn 2-87277-005-4 nier, comme l’ont montré les sociologues3, a pour fonction d’expliquer, de soulager une tension et d’établir une communauté d’affects autour d’un événement, il se signale surtout par sa pseudo-rationalité : il s’agit moins de faire la lumière sur ce qui se passe, ici et maintenant, que de brouiller les pistes et de déplacer la signification d’un récit dans les registres de l’inconscient. Le plus généralement, la rumeur tend à gommer la responsabilité effective des bruits qui courent en démultipliant leurs points d’origine et de destination. Elle est un on-dit dont la force de relance n’a d’égale que la capacité à troubler la vérité. Évitant de transformer l’information en fait avéré, donc statique, elle dynamise les contenus en modulant les interprétations.

2De l’incubation à la métastase, en passant par les phases de riposte, de résorption et de résidus, pour reprendre la typologie bien connue d’Edgar Morin, la rumeur s’apparente au récit fantastique pour trois raisons au moins. Tout d’abord, l’une et l’autre ont pour enjeu de mettre à l’épreuve la valeur et la force des tabous sociaux qui le plus souvent se conjuguent : la sexualité, l’argent, la religion et le pouvoir. En second lieu, la rumeur et le récit brisent d’une même violence le quotidien en affirmant l’extraordinaire d’un événement. Enfin, la rumeur comme le fantastique répondent à une logique similaire suivant laquelle un scénario imaginaire, qui a force de vérité, se substitue à un fait qui s’avoue dans son non-avènement : « rien à voir, mais tant à dire », telle est, en quelque sorte, la croyance sur laquelle se fondent ces histoires qui nous captivent.

3Dans le roman de Rodenbach, la rumeur apparaît comme un encombrant résidu de la socialité dont le héros, Hugues Viane, entend se débarrasser. Hugues choisit de fixer son veuvage à Bruges parce qu’il croit la ville en équation parfaite avec ses états d’âme :

Que le monde, ailleurs, s’agite, bruisse, allume ses fêtes, tresse ses mille rumeurs. Il avait besoin de silence infini et d’une existence si monotone qu’elle ne lui donnerait presque plus la sensation de vivre (p. 25).

4Cette option cache mal la méprise sous laquelle couve un drame passionnel : élire une ville, fût-elle esthétiquement agonisante, pour y mourir, c’est faire fl des forces vives et des tensions qui l’animent. C’est, pour Viane, se prendre au piège de l’illusion centralisatrice qui fait de la province un havre de quiétude et de silence, comme irréel. Ce que le roman narre, par-delà son intrigue, c’est la contamination, via une rumeur grandissante, de l’ordre fantasmatique et mental de Viane par l’ordre social et moral que représente la ville de Bruges.

5Le roman déroule conjointement deux scénarios : d’un côté, celui de la rumeur publique avec toutes ses croyances, ses interdits et que Rodenbach compare à un « fluide qui se dégage d’une foule quand elle s’unifie en une pensée collective » (p. 35) ; de l’autre, celui du fantasme que Viane nourrit au gré de son imagination analogique. La rumeur fait office de contre-pouvoir aux désirs de Viane et déclenche inconsciemment des processus de transgression ; ce que le fantasme autorise, la rumeur le condamne. De là, la dynamique conflictuelle du récit qui reproduit des attitudes éthiques très manichéennes, le bien et le propre étant tout entier du côté du groupe, le mal et le sale, l’apanage de l’individu. De là aussi, une incommunicabilité totale entre l’individuel et le collectif, en dépit de la tentative du héros d’annexer certains pans de la réalité (une ville, une femme) dans son univers mental. De là enfin, la logique du pire qui commande le récit et qui apparente ce dernier au genre fantastique dont il reconduit non seulement le schéma narratif, mais aussi le climat. C’est du moins l’hypothèse qui guidera ici la lecture de Bruges-la-Morte.

Signaux

6Tout commence par des signaux, déposés çà et là dans l’architecture symbolique de Bruges. Ville morte, certes, où tout baigne pour Viane, puisqu’il y trouve les correspondances nécessaires à son « culte conjugal ». Mais ville particulièrement désignée pour la circulation de la rumeur. Avec ses canaux, ses rues et ses venelles, elle tisse un dense réseau de relais qui rappellent partout une lourde provincialité, redoublée d’une religiosité obsessionnelle. Espace de communication, elle se présente aussi et surtout comme un terrain de contrôle et de surveillance. Témoin cette lancinante symbolique des eaux réfléchissantes qui souligne l’ordonnancement sacré des lieux et la transparence des consciences « pures » ; témoins ces miroirs-espions, tout à la fois instruments de plaisirs pervers, de surveillance et de jugement au service d’une bourgeoisie curieuse et oisive. Témoins encore ces nombreuses tours qui sont aussi de guet. Tous ces motifs se font en écho et transforment la ville en cité panoptique où tout peut être vu, su et entendu. Viane le sait, mais ne s’en soucie guère : s’il faut « compter avec la province qui est prude » (p. 44) et se plier à la sévérité de cette Bruges catholique où « rien n’échappe », lui ne « soupçonn[e] rien » (p. 46) :

À tous les coins de rue, dans des armoires de boiserie et de verre, s’érigent des Vierges en manteaux de velours, parmi des fleurs de papier qui se fanent, tenant en main une banderole avec un texte déroulé qui, de leur côté, proclament : « Je suis l’Immaculée » (p. 45)

7Depuis ses hautes tours menaçantes jusqu’à l’herbe de médisance qui croît entre les pavés, en passant par ses cloches, sa cathédrale, ses masques et ses gargouilles, Bruges incarne un véritable corps social qui n’a de cesse de signifier aux habitants qu’elle est tout ensemble la Loi et la Foi :

les tours prenaient en dérision son misérable amour. Elles semblaient dire “Regardez-nous ! Nous ne sommes que la Foi ! Inégayées, sans sourires de sculpture, avec des allures de citadelles de l’air, nous montons vers Dieu. Nous sommes les clochers militaires. Et le Malin a épuisé ses flèches contre nous !" (p. 74).

8Cette « influence pâle et lénifiante de Bruges », Viane se l’inocule au rythme de son veuvage. Du moins, jusqu’à la rencontre de Jane : jusqu’alors, le veuf suscitait une pieuse admiration. Modèle de sainteté, il pouvait tout à son aise déambuler dans la ville ; il avait la cote auprès des bourgeois et des nonnes. Mais cette cote était aussi d’alerte. Un rien suffit, en province, à renverser les images et à troubler l’hygiène d’une ville qui prétend avoir la blancheur de ses cygnes et la pureté de ses béguins. À la sanctification du héros succède donc tout naturellement une diabolisation tout aussi caricaturale :

Quand la liaison du veuf avec la danseuse se fut ébruitée, il devint, sans le savoir, la fable de la ville. Nul n’en ignora : bavardages de porte en porte ; propos d’oisiveté ; cancans colportés, accueillis avec une curiosité de béguines ; herbe de la médisance qui, dans les villes mortes, croît entre tous les pavés. (p. 45).

Avertissement

9Dans cet espace quadrillé, de communication et de contrôle, garant de l’orthodoxie, qu’est Bruges, Hugues et Jane sont, en tous sens, étrangers : par leur origine (lui est « cosmopolite » (p. 25), elle réside à Lille (p. 39)), mais surtout par leur mode de vie excentrique (Hugues est veuf et oisif, Jane est danseuse). Sur le premier ne pèse pas d’a priori majeur, si ce n’est qu’il incarne tout entier une douleur vénérable. En revanche, Jane Scott hérite de tous les préjugés qu’inspire sa profession : « Les danseuses ne passent guère pour être puritaines » (p. 39). Hétérodoxe en puissance, le couple devra affronter la dure loi de la province. Mais si le narrateur est conscient du scandale que représente en soi la rencontre des deux amants, ceux-ci croient évoluer impunément dans la ville morte.

10C’est donc sans remords et en toute liberté que Viane et sa maîtresse traverseront, dans un premier temps, la rumeur, en dépit des avertissements de la ville et des remontrances de Barbe dont Viane ignore le sens prohibitif. Le décalage entre sa mystique imaginaire, entièrement dévouée à son culte conjugal, et la mystique collective qui sert de toile de fond à la chronologie du roman donne pourtant l’alerte. Si, par exemple, pour Barbe, la fête de la Présentation de la Vierge commande impérativement d’antéposer les tâches ménagères, rien ne peut, selon Viane, contrarier le calendrier de sa propre liturgie de veuf :

Hugues Viane ne cacha pas son mécontentement. Elle [Barbe] savait bien qu’il voulait assister à ce travail-là. Il y avait, dans ces deux pièces, trop de trésors, trop de souvenirs d’Elle et de l’ autrefois pour laisser la servante y circuler seule. Il désirait pouvoir la surveiller, suivre ses gestes, contrôler sa prudence, épier son respect (p. 21).

  • 4  Cf. chapitre VII, p. 56.

11Viane n’a que faire d’une coutume à laquelle il reste étranger à ses dépens. On le retrouve dans la même attitude d’ignorance et d’indifférence lorsque Barbe lui rappelle qu’en Flandre on ne touche pas aux hardes d’un mort4 ou lorsqu’elle lui signifie qu’elle quitte son service parce qu’elle ne peut tolérer dans sa maison, le jour de la Procession, la présence d’une femme, « une mauvaise femme... qui vous trompe... » (p. 97). Jusqu’au meurtre fatal, le même type d’oppositions charpente le récit. Tout le roman est axé sur un temporalité religieuse, liturgique, qui règle simultanément, dans un troublant vis-à-vis, une cérémonie mystique et un crime qui ne l’est guère moins. Par un curieux échange, toute une série de gestes, qui vont de la promenade au crime en passant par la mascarade, opèrent une équation entre ce qui se passe dans l’univers de Viane et dans celui de Bruges, l’un et l’autre étant entourés d’un même halo religieux. Après tout, dans un cas comme dans l’autre, il s’agit bel et bien d’une affaire de saint-sang.

12Il n’est pas insignifiant de noter, à cet endroit, que la ville elle-même est fédérée en quartiers qui appartiennent soit à Viane soit à sa servante. À chacun son territoire : à la ville du veuf, dont les symboles se dégradent à mesure que celui-ci s’empêtre dans le scandale, s’oppose celle de Barbe, toute mystique, aux rues « portant des noms de saintes ou de bienheureux ». D’un côté, la Bruges du Béguinage, « une petite ville à part dans l’autre ville » (p. 60) ; de l’autre, la Bruges du Minnewater. C’est par sa parente, sœur Rosalie, que la rumeur du scandale parvient aux oreilles de Barbe. Dans la bouche de la religieuse, le bruit qui court se transforme en fait avéré : « Je sais tout ». La façon dont elle reformule l’ histoire de Viane est singulièrement imprégnée de la rumeur publique et de toute sa condamnation :

Sœur Rosalie lui raconta alors l’histoire qui avait couru la ville et s’était divulguée jusque dans cette placide enceinte du béguinage : l’inconduite de celui dont tout le monde admirait autrefois la douleur de veuf si poignante et si inconsolable. Eh bien ! il s’était consolé d’une abominable façon ! Il allait maintenant chez une mauvaise femme, une ancienne danseuse du théâtre... (p. 64).

13En plus d’établir le fait et de prononcer le jugement, Rosalie édicte la marche à suivre : « [...] une servante honnête et chrétienne ne peut pas rester davantage au service d’un homme qui est devenu un libertin ». Sentence terrible pour cette femme qui n’a rien observé de troublant dans le comportement de son maître et qui compte « parfaire ses économies [...] pour venir finir ses jours au Béguinage » (p. 65). Ne pouvant renoncer à ce rêve de toute une vie, elle s’en remet au conseil, plus modéré, du prêtre-confesseur qui l’invite à « ne rien brusquer » :

[...] si ce qu’on disait de son maître était vrai et qu’il eût ainsi des relations coupables, il y avait lieu encore de distinguer, quant à elle : tant que les entrevues avaient lieu en dehors de la maison, elle devait les ignorer, en tout cas ne pas s’en émouvoir ; si, par malheur, cette femme de mauvaise vie dont il était question venait chez son maître, le visiter, dîner ou autrement, elle ne pouvait plus, dans ce cas, être complice de la débauche, devrait refuser ses services et partir (p. 66).

14Le rôle de Barbe est donc, narrativement, très marqué : opposant à l’univers mental de Viane la morale publique dont elle offre un modèle exemplaire, cette « âme pieuse », cette « foi des Flandres » (p. 60) est, à elle seule, une Bruges en modèle réduit. C’est elle qui vivra le plus douloureusement le choc des deux mondes puisque, partagée entre ses fonctions et ses croyances, son devoir et sa foi, elle se punira, en quittant son service, des péchés de son maître. Son départ, qui annonce le dérèglement final, montre à suffisance qu’elle porte monumentalement la voix de la coutume, du droit et de la loi. S’en séparer, comme le fera Viane, c’est se perdre dans l’anomie de l’instinct et oublier que la légende flamande a toujours raison de la passion individuelle.

Ressentiment

15En dépit de son apparente tranquillité, Hugues Viane ne peut tout à fait s’exempter de la moralité publique. Très vite, au fur et à mesure que sa passion croît et, du même coup, verse dans le vulgaire, le « DÉFROQUÉ DE LA DOULEUR » (p. 74) s’interroge et se prend de remords. La ville recommence à le « gouverner », à lui « imposer son obédience » (p. 77). Comme sa servante, mais à l’insu de celle-ci, ne se rend-il pas à l’église pour se confesser ?

Mais il fallait se repentir, changer de vie ; et malgré les griefs, les peines quotidiennes, il ne se sentait plus la force de quitter Jane et de recommencer à être seul (p. 82).

16Son parti est d’autant plus clair qu’il n’a plus le choix : il ne peut plus écouter les conseils de la ville et doit poursuivre son fantasme, poussé par une force obscurément subie.

17Parallèlement à la logique du pire qui s’enclenche en cet endroit du roman, Viane prend la mesure de la situation scandaleuse dans laquelle il s’est compromis. S’il n’est pas encore directement touché par les rumeurs qui circulent silencieusement autour de lui, il se rend compte que sa passion est trivialement guidée par des sentiments communs. Jane n’est plus seulement le double vénéré de la morte, fruit d’une imagination fertile, mais tout platement une maîtresse. Cette révélation douloureuse, Viane l’a subie une première fois lors de la fameuse scène de déguisement durant laquelle le veuf a convaincu sa maîtresse de revêtir les robes de la disparue .

Hugues contemplait. Cette minute, qu’il avait rêvée culminante et suprême, apparaissait polluée, triviale. Jane prenait plaisir à ce jeu. Elle voulut maintenant essayer l’autre robe et, dans un accès de gaieté folle, se mit à danser, multipliant les entrechats, reprise de chorégraphie.

Hugues se sentait un malaise d’âme grandissant ; il eut l’impression d’assister à une douloureuse mascarade. Pour la première fois, le prestige de la conformité physique n’avait pas suffi. Il avait opéré encore, mais à rebours. Sans la ressemblance, Jane ne lui eût apparu que vulgaire. À cause de la ressemblance, elle lui donna, durant un instant, cette atroce impression de revoir la morte, mais avilie, malgré le même visage et la même robe [...] (p. 58).

18D’un seul coup, la certitude de ses croyances s’écroule au spectacle de cette scène lamentable qui retourne comme un gant tout « le paroxysme de la ressemblance et l’infini de l’oubli » (p. 57). Ce qui est insupportable à Viane, dans cette farce, c’est, tout d’abord, la désillusion qu’elle suscite, le sacrilège qu’elle enclenche et qui annonce le dénouement du roman. Mais, ensuite et surtout, c’est l’insoutenable irruption de la réalité dans son imaginaire : pour la première fois dans le roman, Jane parle ; parlant, elle s’offre comme un être vivant à part entière. Elle n’est donc plus cette poupée que Viane manipule et dans laquelle il poursuit son fantasme de la « douce et cruelle ressemblance » (p. 56). Tout son pouvoir de créateur se fracture et se met à fonctionner, comme le dit Rodenbach, à rebours.

  • 5  Il faudrait étudier tout ce qui fait de Jane un être artificiel, une sorte de poupée mécanique, de (...)

19La suite du roman s’encombre donc de cette Jane dont l’image ne cesse de se ternir et « pollue », en tous sens, le rêve et le monde de Viane. Alors que cancans et racontars ont déjà largement sali sa sainte réputation, alors qu’il devient la « risée publique » de la ville tout entière, Hugues doit admettre qu’il aime sa maîtresse d’une passion qui n’est pas seulement coupable mais ridicule et basse. Il s’effraie donc tout autant de voir Jane changer (« Les différences entre les deux femmes se précisaient maintenant chaque jour davantage », p. 83) que d’apprendre et de comprendre qu’elle n’a été que le « maquillage » (p. 83) et l’artifice d’une entreprise diaboliquement perverse5. C’est la morte qu’il trahit puisque plus rien ne la relie à la vivante ; pis, c’est la fascination fétichiste envers un corps de femme morte et hybride qui frappe sa conscience coupable :

Il ne s’agissait plus de la morte : c’est Jane dont le charme peu à peu l’avait ensorcelé et qu’il tremblait de perdre. Ce n’est plus seulement son visage, c’est sa chair, c’est tout son corps dont la vision s’évoquait pour lui, brûlante, de l’autre côté de la nuit, tandis qu’il n’en apercevait que l’ombre flottant dans les plis des rideaux... Oui ! il l’aimait elle-même, puisqu’il en était jaloux [...] (p. 85).

20Naturellement, les rumeurs de la ville commencent alors à pénétrer l’univers claustré du héros qui court à sa perte. Comme prédit dès le chapitre III, le vase de son culte conjugal se fêle ; bientôt le couvercle de verre qui protégeait la tresse-relique sera inexorablement soulevé. Pour la première et la dernière fois, le voilà bien obligé de se frotter à la ville réelle qui le montre du doigt :

Hugues n’était plus dupe ; il avait surpris des mensonges chez Jane, rejointoyé des indices ; il fut bientôt éclairé tout à fait quand plurent chez lui, selon une habitude en ces villes de province, les lettres, les cartes anonymes pleines d’injures, d’ironies, de détails sur les tromperies, les désordres qu’il avait déjà soupçonnés... On lui donnait des noms, des preuves (p. 86).

21Dès que Viane prend connaissance de ce qui s’est tramé à son propos, son cas cesse de faire du bruit, comme si la rumeur avait fait mouche en condamnant l’impie de façon oblique mais sans appel. Ou, pour reprendre Rodenbach, comme si c’était là naturellement « l’aboutissement de cette liaison avec une femme de rencontre où une cause, si avouable au début, l’avait entraîné » (p. 86). Que faire alors ? Les remèdes ne sont pas aussi simples que leurs causes. Viane peut, du moins le croit-il, quitter Jane : « Quant à elle, il romprait ; voilà tout ! » (p. 86). Là où il n’a plus prise, c’est sur « la déchéance vis-à-vis de lui-même » (p. 86).

22La logique du pire a donc pour unique corollaire un processus d’esseulement : Viane, au plus près du réel vicié, se doit de prolonger son veuvage jusqu’au bout. « De quoi va-t-il encore une fois être veuf ? », se demande le narrateur à la fin du chapitre XII. Du peu qui lui reste et qui était toute son illusion, à savoir cette ville-femme-morte. Ce que Viane redoute, dans son fantasme d’un désir sans objet, ce n’est pas l’abandon, la rupture d’amour qui ressemble à « une petite mort » (p. 87), mais bien le vis-à-vis avec la ville :

[...] il éprouvait surtout une épouvante de songer qu’il était menacé de se retrouver seul – face à face avec la ville sans plus personne entre la ville et lui (p. 87).

23Ici précisément se révèle ce qui participe du fantastique particulier de Bruges-la-Morte : la ville, plus qu’ailleurs, se présente comme un être au visage et au corps redoutables, qui ne peut être affronté que par la médiation féminine. Toute une vision castratrice et paranoïaque transforme Bruges en une ville tentaculaire, sur laquelle se réfracte un vaste complexe d’attirance et de rejet du corps féminin. Crainte dans sa chair et adorée inconsciemment dans la charogne, la femme est celle qui, comme les tours de Bruges dont l’ombre est trop pesante, tue et qui, pour cela, doit être tuée :

Certes, il l’avait choisie, cette Bruges irrémédiable, et sa grise mélancolie. Mais le poids de l’ombre des tours était trop lourd ! Et Jane l’avait habitué à en sentir l’ombre arrêtée par elle sur son âme. Maintenant il la subirait toute. Il avait se retrouver seul, en proie aux cloches ! Plus seul, comme un second veuvage ! La ville aussi lui paraîtrait plus morte ! (pp.87-88).

24Aussi comprend-on mieux que Bruges, dans le roman de Rodenbach, est plus qu’une métaphore féminine : hybride et ophélique, la ville est encore toute phallique et érectile, l’analogon inavoué de Viane lui-même.

Le meurtre comme échappée

25Mireille Dottin a parfaitement résumé ce qui se cache derrière le récit misogyne de la fin du siècle, que l’on retrouve au cœur de Bruges-la-Morte :

  • 6  Mireille Dottin-Orsini, Cette femme qu’ils disent fatale. Paris, Grasset, 1993, p. 360.

[...] le rêve omniprésent de supprimer la femme peut être compris comme celui de supprimer “magiquement” le problème, c’est-à-dire le désir masculin, qui la crée et s’en punit dans le même mouvement. En la tuant, l’amant de la femme fatale efface son désir avec l’image de son désir mais le récit se termine6.

26Ce que Viane achève, après avoir pris conscience de l’illusion de ses désirs et de la bassesse de sa passion envers cette Jane qui, avec « son flair d’aventurière » (p. 91), convoite un héritage plantureux, c’est le dénouement de son fantasme analogique. Privé – veuf – de toute connexion entre la vivante, la morte et la ville, il se retrouve face à face avec lui-même, avec son sens inné de la ressemblance, mais désormais incapable de jouer de ce que Rodenbach appelle « la télégraphie immatérielle entre son âme et les tours inconsolables » (p, 50). Le chapitre iv l’annonçait déjà : « Le démon de l’Analogie se jou[e] de lui ! » (p. 39). Par le meurtre, il s’agit ni plus ni moins d’éradiquer le désir et son objet, en annulant le réel qui les soutient et, du même coup, la fiction qui les a enrobés. On s’en souvient : bien malgré lui, malgré les « voisins, les servantes qui jasent » (p. 92), Viane a accepté que Jane assiste à la procession du Saint-Sang. Une femme chasse l’autre : Barbe, suivant le conseil de son confesseur, s’en va, non sans poser un ultime geste de piété qui vaut surtout comme parade sociale :

Puis calme, sans émotion, elle sortit de cette demeure où elle avait vécu cinq ans ; mais avant de s’acheminer, elle sema, devant, le contenu des corbeilles qu’elle avait vidées dans son tablier pour ne pas que la rue, à cette place seule fût sans corolles sous les pas de la procession (p. 97).

27Deux spectacles prennent fin, séparés par la même fenêtre et éclairés par les mêmes chandelles : « en ce moment, les bougies, non encore éteintes, qui avaient brûlé sur l’appui des fenêtres pour la procession, éclairaient les salons comme des chapelles » (p. 103). D’un côté, la ville entière qui défile : « la plus nobiliaire aristocratie de Flandre », « le clergé, les moines de tous les ordres » (p. 101), « la foi de cette immense foule », « le peuple [...] à genoux » (p. 102). De l’autre, la chambre où les amants préparent, dans une liturgie renversée, l’irréparable. Un étrange jeu de correspondances connecte les deux scènes, intérieure et extérieure, qui réfléchissent en les opposant leurs propres motifs, déformés par la vitre contre laquelle Viane a posé son « front brûlant ». Ainsi de cette « musique de serpent » et de la « guirlande frêle » du chant des soprani (p. 101) qui annoncent le « serpent charmé », métaphore de la relique sacrée, que Jane effrontément passera autour de son cou et portera à sa bouche, et qui servira d’instrument au crime.

28La Procession est perçue par Viane comme un débordement du peuple de Bruges qui assiège littéralement sa maison. Si la rumeur n’a exercé aucune pression directe sur lui, on s’aperçoit que le meurtre-suicide final est un retour à l’ordre des choses, une échappée qui opère l’annulation du fantasme. On peut donc induire que la fin du roman pose une relation causale, par simple contiguïté, entre la sainteté de la Procession et le mal du crime. Les termes qui servent à décrire le dehors valent pour le dedans :

C’était fini, le beau cortège... tout ce qui avait été, avait chanté semblant de vie, résurrection d’une matinée. Les rues étaient de nouveau vides. La ville allait recommencer à être seule (pp. 105-106),

29Toutefois, chacun et chaque chose à sa place : la ville, Viane et sa (ou ses) victime(s) ne font plus correspondance et tout le système s’avoue comme « spécieux artifice ». Comme s’il se relevait d’un atroce cauchemar, Hugues cherche dans le tintement des cloches d’ultimes accords, mais en vain (de cette vanité sidérée et naïve qui s’inscrit jusque dans son patronyme) : rendues à elles-mêmes, les cloches, qui n’ont pas arrêté de l’alerter tout au long de son aventure, « effeuillent languissamment des fleurs de fer ! ». Le meurtre se présente donc comme la résultante du fantastique et du fantasmatique conjointement subis par Viane, comme le seul moyen pour lui d’opérer un retour au réel. Il apparaît de surcroit comme le produit d’une poussée collective que la rumeur aurait de proche en proche colportée et renforcée, faisant basculer le vraisemblable dans l’impossible.

  • 7  Délivrance qui est ardemment souhaitée par Viane dès qu’il prend conscience de sa « noblesse parju (...)
  • 8  Cf. les termes qui indiquent, dans l’ultime paragraphe, le renouveau, la résurrection, la réitérat (...)

30Étrange est la tonalité tranquillement mortuaire qui se dégage de l’après-crime. Une sorte de repos, de calme intérieur, de silence fait de Viane un être à la fois réconcilié avec lui-même et avec le monde. Un être neuf, qui « regarde sans comprendre, sans plus savoir... » Certes, il impute la responsabilité du geste à une force mystérieuse, à cette « chose à laquelle il ne fallait point toucher, sous peine de sacrilège », « la chevelure vindicative ». Mais son veuvage, qui est maintenant total – « toute la maison avait péri » –, s’apparente à une délivrance7. Délivrance au double sens d’une libération, d’un soulagement (il est « très tranquille », sa voix est « détendue ») et d’un accouchement, d’une renaissance8. De là aussi, le caractère régressif de la scène :

Hugues, l’âme rétro gradée, ne se rappela plus que des choses très lointaines, les commencements de son veuvage, où il se croyait reporté... (p. 105).

  • 9  Le présent article s’inscrit dans le cadre des travaux du Groupe de Recherches sur les Événements (...)

31Le dernier objet dont Viane peut alors se rendre veuf est son propre roman. N’est-ce pas le titre même de celui-ci qu’il se susurre d’« un air machinal » ? Il a beau « essay[er] de s’accorder » à d’ultimes correspondances, c’est dans le tocsin qu’il écoute s’effeuiller les dernières pages de son livre. « Être veuf ! », voilà tout le désir sur lequel ce roman se trame et se vide tout ensemble. Comme l’indique transversalement la symbolique de la chevelure sacrée – « tresse interrompue, chaîne brisée, câble sauvé du naufrage » (p. 22), Bruges-la-Morte est, en définitive, le récit d’un nœud gordien qui se reconstitue sans cesse et n’est jamais coupé qu’illusoirement. C’est sur ce mode aussi que « le monde », selon Rodenbach, « tresse ses mille rumeurs »9.

Haut de page

Notes

1  Les citations renvoient à : Georges Rodenbach, Bruges-la-Morte. Préface de François Duyckaerts. Lecture de Christian Berg. Bruxelles, Labor, 1986, coll. Espace Nord n° 37 ; réédition Actes Sud – Labor, 1989, coll. Babel n° 11.

2  Voir à ce propos la présentatton du numéro de Communications (n° 3, 1979, p. 5), de Roland Barthes et Frédéric Berthet, où l’on peut lire : « Une science n’oserait pas retenir dans son filet quelque chose comme le potin : la littérature le fait et donne ainsi une légitimité théorique à un épisode essentiel de la vie relationnelle ».

3  Voir en particulier d’Edgar Morin, La rumeur d’Orléans. Paris, Seuil, 1969 (rééd. coll. Points) ; et de Jean-Noël Kapferer, Rumeurs. Le plus vieux média du monde. Paris, Seuil, 1987 (rééd. coll. Points-Actuels).

4  Cf. chapitre VII, p. 56.

5  Il faudrait étudier tout ce qui fait de Jane un être artificiel, une sorte de poupée mécanique, de la chevelure « d’un or faux et teint, faux comme son cœur et son amour » (p. 87) au maquillage, en passant par sa particulière « chorégraphie », sa gestuelle et ses rires de danseuse, son air de théâtreuse. Cette question a été latéralement abordée dans Correspondance, n° 3 : J.-P. Bertrand, « Une chevelure d’un jaune fluide et textuel ».

6  Mireille Dottin-Orsini, Cette femme qu’ils disent fatale. Paris, Grasset, 1993, p. 360.

7  Délivrance qui est ardemment souhaitée par Viane dès qu’il prend conscience de sa « noblesse parjurée », au chapitre XII : « Il alla chez elle un dernier soir pour se délivrer, dans l’adieu, du poids de la douleur accumulé en son âme à cause d’elle » (p. 86, je souligne),

8  Cf. les termes qui indiquent, dans l’ultime paragraphe, le renouveau, la résurrection, la réitération, le recommencement.

9  Le présent article s’inscrit dans le cadre des travaux du Groupe de Recherches sur les Événements génériques à l’Époque symboliste (GREGES) que dirige Jacques Dubois à l’Université de Liège, dont font partie Michel Biron. Jeannine Paque et moi-même, et qui a pour objet d’étude le roman de la décadence d’A rebour à Paludes (1884-1895).

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Pierre Bertrand, « La rumeur de Bruges »Textyles, 10 | 1993, 47-58.

Référence électronique

Jean-Pierre Bertrand, « La rumeur de Bruges »Textyles [En ligne], 10 | 1993, mis en ligne le 09 octobre 2012, consulté le 12 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/1897 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/textyles.1897

Haut de page

Auteur

Jean-Pierre Bertrand

F.N.R.S. – Université de Liège

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search