Une expérience pédagogique : le surréalisme à l’école
Plan
Haut de pageTexte intégral
- 1 Celle-ci a perturbé les échelles évaluatives. Comment, en effet, apprécier un exercice dont le mod (...)
1La rénovation de l’enseignement du français dans l’enseignement secondaire a permis l’élargissement du corpus des textes, même si les stratégies pédagogiques déployées obéissaient à d’autres urgences. Dans la lutte contre l’échec scolaire, l’innovation n’a pas porté, prioritairement, sur l’enseignement de la littérature et son choix souvent stéréotypé d’extraits d’auteurs légitimés. On s’est, en effet, orienté vers la diversification et l’acquisition de savoirs nouveaux concernant la relation du lire/écrire. Il y avait urgence et la tradition scolaire réserve aux classes supérieures, voire à l’Université, comme le souhaitait Lanson, l’apprentissage de l’histoire littéraire. Il n’empêche que l’accent mis sur l’étude de messages complexes de toute nature et des pratiques langagières autres, l’intérêt accordé à l’expressivité et à la communication ont abouti à l’entrée en classe de français de la poésie moderne et à des exercices baptisés globalement « jeux poétiques », dont la filiation avec le mouvement surréaliste est évidente. Malheureusement, ces pratiques d’écriture non référées à leurs conditions institutionnelles de production et de réception ont acquis en milieu scolaire une valeur ludique et récréative. Elles ont constitué une parenthèse dont la gratuité1 a montré les limites, confrontées qu’elles étaient à la cohérence apparente du discours scolaire traditionnel en matière de commentaire de texte et d’histoire littéraire. En prenant le surréalisme comme objet d’étude, l’on voudrait dépasser ce bricolage exploratoire tout en étant conscient que le rapport entre effets institutionnels et processus textuel, l’existence, donc, d’une socio-poétique institutionnelle, est encore dans les limbes ; mais, à défaut d’une nouvelle approche textuelle, nous espérons montrer comment, d’un point de vue pédagogique, l’histoire institutionnelle de la littérature oblige à sortir de l’autarcie du texte littéraire en liant analyse interne et externe.
En guise de préambule...
2Le texte qui suit est à lire comme la réécriture d’une expérience réellement tentée dans les classes de dernières années, option littérature forte, du second cycle de l’Athénée Royal de Soignies.
3La pratique pédagogique qui a sous-tendu ce travail emprunte sa cohérence méthodologique aux recherches menées en sociologie de la littérature. Il nous a donc semblé qu’il convenait dans un premier temps de présenter les références épistémologiques de notre démarche. Ensuite, d’indiquer les deux points forts de notre tentative d’approcher en classe le surréalisme wallon, sans vouloir bien entendu baliser une lecture comme si l’on craignait en permanence une menace de défaillance. Un lecteur, si peu prévenu qu’il soit, met du sens là où bon lui semble. Néanmoins, nous parlons de didactique, ce qui peut désorienter. Nous ajouterons donc que tout essai de rénovation pédagogique en la matière oblige à cerner le système de représentation de nos élèves : ce qu’ils lisent, où, quand ?... Bref, quels sont leurs acquis intériorisés, leurs hiérarchies culturelles ?
4Ensuite, nous allons placer nos élèves en position de recherche et inscrire notre cours sur le surréalisme dans un projet d’apprentissage culturel, lequel sera une véritable stratégie d’appropriation. Il est utopique, dans le domaine de la lecture, de chercher à court-circuiter le temps nécessaire aux intégrations culturelles. La lecture, on doit s’en convaincre, n’est pas une opération intimiste entre un lecteur et un livre, elle n’est ni spontanée ni naturelle mais constitue un corps de pratiques et un dispositif construit, d’où la nécessité, pour l’école, de développer une pédagogie qui tienne compte de la réalité sociale de la littérature.
Socle théorique
- 2 Cf. D. Dupont, Y. Reuter, J.-M. Rosier, Manuel d’histoire littéraire. Ed. De Boeck-Duculot, 2 tome (...)
5Travailler dans une perspective institutionnelle sur le mouvement surréaliste en Hainaut, c’est bien entendu éviter de déréaliser le contexte social et politique de son émergence. Cest aussi. on le devine, opter pour un éclairage original, parce que périphérique, des écoles littéraires souvent analysées à partir de leur ancrage parisien. Mais il nous semble qu’il convient, afin d’éviter tout malentendu, de reprendre de manière théorique les propositions pédagogiques avancées par l’Histoire institutionnelle de la littérature. En constituant des savoirs parcellaires dès les premières années du Collège, l’Histoire Institutionnelle de la Littérature (H.I.L.)2 affiche des visées totalisantes peu conciliables avec l’enseignement classique de la littérature. Dans les classes, il faut l’avouer, en ce qui regarde l’histoire littéraire, il n’y a pas souvent construction de savoirs ni prise en compte des intérêts des enseignés, ce que permet l’H.I.L.A présenter le système littéraire comme un champ de forces et de luttes, l’H.I.L. a incontestablement clarifié l’organisation de l’écrit et de ses usages dans notre société ; elle a également mis en évidence les phénomènes d’appropriation ou d’exclusion culturelle que méconnaît l’histoire littéraire traditionnelle. Nous verrons ci-dessous, à propos du surréalisme en Hainaut, l’efficacité méthodologique de l’H.I.L. La question difficile qu’il faut poser à l’H.I.L. n’est pas d’ordre institutionnel et elle se résume comme suit : est-ce que l’H.I.L. introduit ou non une lecture spécifique ? En d’autres termes, quelles relations l’H.I.L. entretient-elle avec la lecture de textes dans nos classes ?
- 3 Cf. notre intervention au Colloque de Genève, dans : Diversifier l’enseignement du français écrit.(...)
6Schématiquement, nous dirons que l’ H.I.L., quand elle place le texte comme cible de ses investigations, nous apprend3 :
-
A travailler à la périphérie des textes sur les codes efficients des couvertures de livres, par exemple. Avantage, donc, à user de pareille démarche pour ce qui regarde les surréalistes, avides de dessins-mots, de peinture et de poésie-objet.
-
A élargir le corpus en y incluant l’étude des préfaces et des manifestes pour comprendre comment un auteur ou un mouvement se positionne dans le champ. Quand on connaît l’importance de ce type de textes pour les avant-gardes artistiques, on devine l’intérêt de pratiquer sur les surréalistes l’analyse institutionnelle.
-
A expliquer la réception aujourd’hui des textes d’époques antérieures mal reçus ou lus parce que les enjeux symboliques du champ littéraire ont varié selon la conjoncture historique. Nous avons posé ce problème en début d’article en critiquant l’introduction des jeux d’écriture à l’école.
Théorie textuelle de l’analyse institutionnelle
7La recherche institutionnelle ne s’exerce pas autour de l’œuvre en une phase qui précède ou qui suit l’analyse interne. Nombre d’études institutionnelles ont cerné le texte (genre, choix du thème...) comme prise de position référée au dispositif littéraire et à la stratégie d’émergence utilisée ; nous ferons de même pour les écrits surréalistes que nous lirons en classe. Rappelons que l’H.I.L. met en évidence l’existence de deux réseaux, lettré ou populaire, et qu’elle fournit sans cesse la preuve d’interférences permanentes entre secteurs. Plaçant au centre de ses préoccupations la notion de champ, l’H.I.L. affirme la primauté de l’intertextualité ou de l’interdiscours sur le texte/discours. Soutenir que l’Institution (ou le champ) n’est pas médiatrice ou seconde par rapport au texte ou que le dialogisme est consubstantiel au texte lui-même, c’est s’inscrire dans une herméneutique translinguistique que M. Bakhtine appelait de ses vœux. Un certain état du champ comporte toujours un ensemble de pratiques qui s’enchevêtrent et l’on passe, si l’on en revient aux surréalistes, du vers à la maxime, du fait divers à l’écrit fantastique, du slogan publicitaire à l’aphorisme, du journal au collage artistique.
- 4 Cette mise en cause plus radicale du dispositif caractérise le surréalisme de Belgique et le diffé (...)
- 5 Nougé et Malva l’avaient compris, chacun de manière particulière.
8Certes, un problème subsiste : ces relations entre textes où prime l’hétérogénéité ne sont pas équivalentes. Un dispositif institutionnel privilégie ou le texte publicitaire ou l’écriture poétique4. En l’occurrence, nous savons que l’effet littéraire agit comme surnorme et dévalorise ce qui s’appréhende sous le vocable de culture populaire5.
9L’H.I.L. permet d’éviter cette retombée idéologique en cernant la littérature comme un des éléments qui pèsent en permanence sur l’ensemble du dispositif discursif. Avec l’étude du surréalisme, nous avons de ce point de vue, de la « relativisation » de la valeur littéraire, un excellent parangon. Nous croyons que le mouvement surréaliste peut, dans une étude en classe, déboucher sur une série d’exercices qui manifestent l’hétérogénéité du texte littéraire. Le but final n’étant pas, bien entendu, de neutraliser l’effet littéraire ou d’en nier l’importance, car ce serait ne plus rien comprendre aux typologies textuelles d’un moment et à un système d’articulation qui repose justement sur un phénomène de reconnaissance implicite ou explicite de la valeur littéraire.
Système de représentation de nos élèves
10Qu’ils regardent le monde des lettres avec une certaine étrangeté ou avec une déférence respectueuse, les élèves possèdent un système de représentation d’autant plus fantasmatique qu’ils n’ont pas accès aux sphères culturelles, lesquelles par ailleurs n’existent pas en Wallonie. Ces images qui relèvent d’un corps de pratiques et de dispositifs acquis au cours des années sont à déconstruire car elles constituent des savoirs erronés qui faussent la réception de la littérature dans nos classes. A l’encontre de l’enseignement traditionnel qui procède par imposition, nous voulons mettre en place une stratégie d’appropriation culturelle, laquelle tient compte de l’acquis des enseignés et leur laisse des initiatives. C’est l’une des raisons de l’introduction en classe de la littérature francophone de Belgique : enraciner la culture dans un environnement.
- 6 Nous faisons allusion au caractère « secret » du surréalisme.
- 7 Voir plus loin pour la division.
11Mais ce n’est pas le lieu pour exposer ce qu’on entend par pédagogie du contrat. Contentons-nous, dans le cadre de cet article, de rappeler qu’il s’agit de rompre avec une conception passéiste de la littérature et de construire un savoir historique motivé par la connaissance des réalités actuelles. Entreprise difficile quand il est question des surréalistes hennuyers comme nous le verrons plus tard6. La nécessité se fait donc sentir de distribuer avec le questionnaire une série de documents stimulateurs et qui vont jouer comme instruments / éléments d’interrogation. Plus tard, viendront ce que nous dénommons documents référentiels, ouvrages distribués à des fins de synthèse ou de vérification d’hypothèses7. Quant au questionnaire, il comporte des questions diverses, du type :
- 8 Il existe une rue Ferrer dans la plupart des communes de Wallonie.
Connaissez-vous la rue Ferrer à La Louvière8 ?
Avez-vous vu le film Misère au Borinage ?
Où si tuez-vous le café « L’Ard’n » ?
Qu’est-ce que le Daily Bul ?
Avez-vous lu Les Mystères du Drapeau blanc ?
Premier commentaire
12A dépouiller les réponses des élèves, il appert que le mouvement littéraire des années ’30 n’a guère laissé de traces dans la mémoire régionale actuelle même si l’impact culturel de La Louvière sur l’environnement local est reconnu par tous. Pour beaucoup, il n’existe pas de rapport entre le rayonnement institutionnel du Centre Culturel du Hainaut et les Surréalistes de Rupture, par essence anti-conformistes. Deuxième remarque qui a retenu notre attention : la compréhension de l’occultation des surréalistes du Hainaut dans les manuels d’histoire littéraire. Sur ce point, nous admettons que le rapport du Centre et de la périphérie a été bien intériorisé par les élèves. Le surréalisme louviè-rois est né dans les marges de la francophonie. En outre, il s’agit, dans le chef des élèves, d’une émergence tardive, donc à la légitimité douteuse. Nous reconnaissons là l’image du surréalisme donnée par les manuels littéraires restituant le mythe sécrété par le groupe soudé autour de Breton. Or cette unité est réductrice et produit un phénomène d’ignorance et de rejet de tous les groupes satellites du mouvement parisien. Les élèves ont entendu parler de Dada, et pas plus du Grand Jeu (Daumal, Lecomte, Vailland) que de Rupture. La diversité du mouvement surréaliste est sacrifiée dans les manuels au bénéfice d’un classement simplificatif. Le débat finit par circonscrire trois propositions de travail sur le plan institutionnel, cela s’entend :
-
Quelle est l’originalité du Surréalisme en Hainaut ?
-
Pourquoi cette naissance à La Louvière ?
-
Quels textes convient-il de lire en classe ?
13Les élèves vont se répartir dans trois groupes et viendront rendre compte de leurs recherches sous forme d’exposés. Nous constatons, après enquête, que les bibliothèques communales, gérées par le pouvoir socialiste, possèdent les ouvrages que nous utiliserons comme documents référentiels, par exemple :
-
Surréalisme en Hainaut 1932-1945.
-
A. et C. Bechet, Surréalistes wallons. Bruxelles, Labor, 1987.
-
F. Toussaint, Le Surréalisme belge. Bruxelles, Labor, 1986, coll. Un livre, une oeuvre.
-
M. Quaghebeur, Alphabet des lettres belges de langue française. Bruxelles, 1982 ; et Lettres belges, entre absence et magie. Bruxelles, Labor, 1990.
-
A. Miguel, Achille Chavée. Paris, Seghers, 1969, coll. Poètes d’aujourd’hui.
-
S. Alarcia, Approche sociologique et politique des mouvements littéraires d’avant-garde. Etude des groupes Rupture et Front Littéraire de gauche. Mémoire de licence non publié, ULB, 1985.
14Une remarque encore : la transposition pédagogique tend à la simplification car elle tient compte d’une série de facteurs inconnus du travail scientifique : niveau de la classe, intérêt des élèves, programme... La pratique scolaire doit reformuler, transposer, et elle n’échappe pas à la réification. Dans notre expérience, nous avons tenté, en constituant la classe en unité de recherche, de prouver que la pratique pédagogique ne se ramène pas à la simple réduction du savoir universitaire. Nous proposons donc des contenus d’enseignement et non des hypothèses relevant des savoirs savants.
Sur l’originalité du groupe surréaliste en Hainaut : bilan d’une recherche
- 9 Cf. la revue Pratiques, n° 38, juin 1983 : Approche institutionnelle du premier surréalisme 1919-1 (...)
15Nous allons nous livrer dans une première phase à une comparaison avec le mouvement surréaliste français. Certes, nous allons nous limiter à quelques critères et faire apparaître des différences importantes entre les surréalistes français et leurs homologues en Wallonie. Nous énumérons les éléments d’analyse retenus : le profil social, la dotation culturelle, et la position de classe des membres du groupe. Voici, rapidement résumées, les conclusions des élèves qui ont beaucoup emprunté aux travaux de Jacques Dubois9 :
- 10 Parfondry, Malva, Lefebvre. Voir l’article de Paul Aron dans ce numéro.
161. La disparité sociale du groupe n’est pas la source de son éclatement en 1939. Ce sont des questions politiques et littéraires qui jouent dans le processus de désintégration. Par rapport au groupe français, la présence chez les Hennuyers de trois membres issus du prolétariat s’explique également par des spécificités politiques et géographiques à l’œuvre dans les années ’3010.
- 11 Chavée est avocat, Lorent libraire, Ludé ingénieur, Dumont avocat.
172. Si Jacques Dubois constate que les surréalistes parisiens n’achèvent pas leurs études par volonté de faire échec aux aspirations de leur milieu familial, nous enregistrons par contre la scolarité poussée des membres les plus influents du groupe hennuyer (Chavée, Dumont) et la réussite professionnelle de certains autres (Ludé) hors des chemins de la littérature11. Seule l’adhésion éthique, à savoir l’engagement au P. C., marque chez les Hennuyers la rupture avec le monde bourgeois. Paradoxalement, le choix politique des surréalistes wallons ne contrarie pas la carrière littéraire. Aucun d’entre eux ne s’orientera vers le réalisme socialiste. La faiblesse du P. C. n’explique pas l’absence, au sein du groupe, de débat sur le sujet. En vérité, les surréalistes wallons devront comme écrivains de gauche se positionner par rapport à la littérature prolétarienne. La présence de Malva témoigne de l’intérêt qu’ils portaient aux écrits qui dénoncent l’exploitation capitaliste, mais on ne trouve pas de réflexion théorique chez les surréalistes susceptibles d’expliciter les étranges rapports entre écriture automatique et récit véridique prolétarien.
- 12 Nous conseillons les notices insérées dans les Conteurs de Wallonie. Bruxelles, Labor, 1990.
18Les élèves atteignent, à poursuivre, les frontières de l’histoire littéraire traditionnelle, laquelle ne fait guère de place aux phénomènes anti-institutionnels. Littérature ouvrière, prolétarienne, populiste, rôle culturel du P. C. en Wallonie, voilà des matières d’enseignement inhabituelles. On ne peut faire l’économie de cette étude, mais les documents manquent12 et l’on comprend ainsi les difficultés d’introduire en classe la littérature de Wallonie.
- 13 Breton, ne l’oublions pas, admirait également Valéry.
193. L’attitude suiviste à l’égard de Breton sur le plan esthétique oblitère quelque peu la spécificité du surréalisme wallon. Par contraste, l’originalité du groupe bruxellois est indéniable : refus radical de toute légitimation bien au delà des velléités souvent opportunistes de Breton ; existence d’autre part d’un processus de reconnaissance institutionnelle, lequel passe par la peinture. Encore, pour ne prendre qu’un cas exemplaire, l’attitude de Nougé effectuant un cheminement politique aux antipodes de ce que suggéraient les surréalistes français puisque Nougé fut d’abord communiste. Enfin, le refus par les surréalistes de Bruxelles d’adhérer aux thèses de Breton sur l’inconscient et leur intérêt plus linguistique13 pour les mécanismes de la création poétique.
20Notre travail rencontre ici un nouvel obstacle : la méconnaissance par les élèves des mouvements picturaux et des relations complexes entre le monde des arts et la littérature. Impossible de produire des explications à partir d’une initiation aux primitifs flamands (cours de néerlandais) ou des impressionnistes français (cours d’histoire).
Hainaut : terre de poésie et de révolte
- 14 A cause de Julos Beaucame, fort admiré dans la région.
- 15 Et ce, malgré les efforts de réhabilitation pour imposer Malva comme écrivain .
21Les surréalistes étaient gens de secret, menant une double vie sans qu’il y ait interférence entre fonction sociale et officielle, et activités ludiques et privées. Dès lors, le Drapeau Blanc aujourd’hui garde son mystère et c’est par hasard que les interviews des élèves ramènent des réponses à nos questions. On confond ainsi, dans les rues de La Louvière, local du P. C. et Club Achille Chavée. Ce dernier, figure charismatique, est évoqué comme communiste, avocat qui ne vivait pas en bourgeois et noctambule triste au large manteau. Nous n’avons guère plus de succès en actualisant notre questionnaire : Le bateau lavoir (De Bruyne), les éditions du Daily Bul, les racines du Manoir que les élèves citaient volontiers dans les années 7014, tout s’est évanoui de la mémoire collective et ce malgré les commémorations officielles. A Mons, quelques personnes nous situeront encore l’atelier de photographe de Lefrancq, mais le souvenir de Malva ou de Dumont est inexistant15.
- 16 Cf. Jean Puissant mais aussi Pierre Ruelle : Le Borinage de 1925 à 1935, un paysage intellectuel o (...)
22Le contexte social des années ’30 a été maintes fois considéré pour expliquer la naissance du groupe Rupture. Adopter ce point de vue nous paraît relever d’une conception fort mécanique des relations entre structures. Sans doute, la politisation du champ littéraire franco-belge à l’époque a-t-elle favorisé l’éclosion d’une problématique de la révolte et de l’engagement chez les intellectuels wallons. D’autre pan, nous savons que La Louvière et Mons sont les terres gardées du réformisme social-démocrate, traversées en permanence par des sursauts anarchosyndicalistes. Ceci explique donc cela, mais en quoi, finalement, l’enracinement local est-il une particularité de ce surréalisme de la périphérie ? On sent poindre dans la lecture des documents historiques16 par les élèves comme la nostalgie d’un passé mythique sans qu’apparaisse une image fiable de l’identité régionale. Le mouvement surréaliste, exception faite de Delvaux ou Magritte, reste pour les élèves une révolution scripturale parisienne. Sous cet éclairage, le surréalisme hennuyer se mâtine d’ouvriérisme et de populisme, Freud étant absent.
Lire le surréalisme
- 17 Le mythe de Mélusine à travers Aragon (Anicet), Breton (Arcane 17) et Dumont (La région du coeur). (...)
- 18 M. Hambursin, dans sa nouvelle anthologie Textes en archipel (1990), inclut 3 textes de Chavée, « (...)
23Quel choix opérer dans les textes surréalistes ? Recueillir ceux qui manifestent une spécificité thématique ou formelle, dysfonctionnant eu égard aux écrits parisiens ? Ceux qui prouvent la justesse et la pertinence de notre analyse institutionnelle ? Ceux qui affirment leur inscription dans la périphérie et les enjeux idéologiques des réseaux littéraires franco-belges ? Ceux dont l’intertexte permet des rapprochements qui montrent le caractère universel du surréalisme17 ? Ceux que les manuels scolaires18 ont légitimés ou ceux qui tout simplement sont disponibles dans la collection Espace Nord ?
- 19 Pour Dubois, seul Aragon possède ce capital symbolique chez les Français.
24Nous nous étions donné au départ de notre expérience des consignes strictes : notre lecture devait prouver la pertinence de notre analyse institutionnelle. Par exemple, vérifier notre affirmation du bon cursus scolaire des membres du groupe Rupture et retrouver dans leurs textes la référence à la culture scolaire classique19.
- 20 Cf. Mertens dans sa préface à La région du cœurde F. Dumont (coll. Espace Nord).
25Autre travail encore, inspiré de notre recherche institutionnelle : relever dans les textes la position d’énonciation, le type d’audience recherchée et les images mythiques de la fonction de l’écrivain qui s’en dégagent : Dumont et le jazz, Chavée et la guerre d’Espagne, l’illusoire adéquation de l’œuvre à la vie20 et cette contradiction permanente entre goût de la révolte ou de la rébellion et prise de position politique. Nous commencerons donc par l’illustration institutionnelle, à savoir ces textes théoriques et épistolaires où se pense le processus de légitimation.
L’avant-propos de Mauvais temps 1935
26Le manifeste comme texte relève du genre argumentatif au sens large. Les élèves, que l’habitude de la dissertation a rendus sensibles aux problèmes de cohérence textuelle, soulignent sans peine les articulations démonstratives. Par ce manifeste, le groupe Rupture dénonce (le Front Littéraire de Gauche), persuade et se définit, mais la figure de l’allocutaire, celle de l’intellectuel révolutionnaire qui concilie surréalisme et marxisme, est floue de par ses présupposés théoriques. On est loin des analyses d’Antonio Gramsci. Les élèves s’étonnent du caractère classique de l’écriture. On ne retrouve pas dans le manifeste du groupe cette rhétorique expérimentale (maniérisme, solécismes, néologismes...) qui veut rompre avec la norme esthétique dominante.
- 21 Un film comme Le Cercle des Poètes disparus émerveille les apprentis poètes d’aujourd’hui ; c’est (...)
27Le credo éthique et politique manifeste seul la rupture. La volonté totalisante de changer la vie occulte l’expérimentation littéraire. Le travail surréaliste de déconstruction est prophétiquement signalé, sans plus. Notons que, pour de jeunes lecteurs soumis à l’idéologie du consensus, les outrances anti-religieuses du texte apparaissent comme historiquement datées. Nous lirons, pour provoquer leur étonnement, l’extrait des Cahiers du groupe Rupture relatif au baptême de Pierre Laurent et, un instant, la subversion surréaliste retrouvera force et vigueur parmi nos élèves21.
Les aphorismes de Paul Nougé
- 22 René Lourau, Le lapsus des intellectuels. Privat, Toulouse, 1981 ; Christophe Charle, La crise lit (...)
- 23 A. Duchesne et Th. Leguay, Petite fabrique de littérature. Paris, Magnard, 1985.
- 24 D. Maingueneau, Genèse du discours. Bruxelles, Mardaga, 1984.
- 25 D. Jardon, DU comique dans le texte littéraire. Bruxelles, De Boeck-Duculot, Bruxelles, 1988.
- 26 Pour ces exercices, voir R. Amossy et E. Rosey, Les discours du Cliché. Paris, Sedes, 1982, Notons (...)
28L’avant-propos de Mauvais Temps est un texte monologique où s’énonce une conception de l’intellectuel assez proche de ce que Sartre défendra dans ses écrits sur l’engagement. Nous connaissons la réticence de l’enseignement des lettres, tributaire de la théorie hégélienne des Grands Hommes, à parler des écrivains-intellectuels comme catégorie socio-économique. Il nous faut donc interrompre notre séquence pédagogique de lecture des textes surréalistes pour une mise au point sur la notion d’intellectuel. Nous distribuerons aux élèves des extraits de Bourdieu, Charle, Debray, Lidsky, Lourau, et étudierons le comportement des intellectuels à travers trois évènements politiques : la Commune de Paris (Rimbaud, mouvement symboliste), l’affaire Dreyfus (Zola) et la révolution soviétique22. C’est en vérité par défaut que nous quittons les rivages de la littérature francophone de Belgique ; nous ne possédons pas Au delà du marxisme d’Henri De Man. Par contraste, nous passons à l’écriture parodique de Nougé. Les élèves qui ont travaillé antérieurement selon les techniques de l’Oulipo et pratiqué le célèbre manuel : Petite fabrique de littérature 23 sont en pays de connaissance. En isolant les pages de La publicité transfigurée, nous obtenons un exemple parfait d’hétérogénéité montrée24, pour reprendre la terminologie de Dominique Maingueneau, ou de discours dysphonique où, comme l’écrit Denise Jardon25, « le texte représenté bien que déformé par l’auteur parodiant, reprend sinon la première place, du moins une simultanéité (il se juxtapose), l’un ne pouvant étouffer l’autre pour que la parodie puisse être décodée par le récepteur ». Ces procédés, les élèves n’ont aucune peine à les repérer dans le discours publicitaire actuel, les titres d’articles de presse ou de romans de la série noire, par exemple26. La stratégie de subversion des lieux communs, des proverbes et des titres clichés (cf. Aragon : Feu de joie, Une vague de rêves ou Breton : Les pas perdus. Point du jour...) par les surréalistes était une activité de remise en cause du langage. Que signifie la récupération de cette procédure par le discours publicitaire, si ce n’est une volonté de cibler un public lettré allergique culturellement aux effets médiatiques ? Braquant le projecteur sur les mécanismes créateurs d’hétérogénéité, nous tentons de ne pas écraser les élèves sous la haute autorité des auteurs littéraires, tout en montrant les valeurs lettrées implicitement contenues dans toute pratique langagière en associant bien évidemment le lire et l’écrire. L’occasion est belle, à ce stade, de parler du collage et d’ouvrir l’ouvrage d’A. et C. Béchet pour commenter quelques peintures à l’hétérogénéité manifeste ou constitutive.
La région du cœur
- 27 Le Théâtre des Rues, Basse-Cour, 1, 7034 Saint-Denis-Obourg. Notre pratique suppose que les élèves (...)
29Le récit de Fernand Dumont nous permet de renvoyer à l’acquis des élèves. En effet, le genre narratif du conte, le texte fantastique dans sa spécificité qui le distingue du merveilleux, ces matières sont explorées en classes inférieures. Nous allons, dans un premier temps, suivre les propositions de travail des élèves. Ceux-ci se réfèrent d’abord à l’habituelle lecture structurale en usage dans l’enseignement : recherche des actants, système des épreuves, syntaxe narrative... Ils vérifient ainsi l’appartenance du texte de Dumont au conte médiéval. Par contre, une approche plus spontanée et subjective laisse apparaître d’autres pistes : la Carte du Tendre, Verlaine (le château du XIVème siècle), le passage du Styx. Au delà du débat qui s’engage ensuite sur la problématique du fantastique et du merveilleux, les élèves mettent en évidence les segments énonciatifs du récit. Pour eux, les commentaires de Dumont constituent une réflexion sur la pratique d’écriture des surréalistes, voire une définition de l’écriture automatique. L’extrait consacré au géant qui brûle une cathédrale dans la mer, avec un début qui, pour les élèves, évoque un tableau de Tanguy, est par contre un sujet de perplexité. S’agit-il d’une mise en abyme du récit, d’une allusion à une légende inconnue de la classe ? Les avis sont partagés. Jamais, en tout cas, dans leur recherche, ils n’indiqueront la source du récit : Mélusine. Pour eux, le texte serait à caractère fortement biographique et Dumont y sacrifierait à la doctrine de l’amour fou. Les dernières lignes rappellent à certains une image pieuse, celle du Christ, la main sur le cœur, La provende est maigre. Il n’empêche que Dumont hante maintenant l’esprit de quelques élèves de rhétorique. Il s’en faut de peu que le poète ne devienne un personnage de théâtre ; la pièce que nous allons monter cette année en collaboration avec le Théâtre des Rues27 aura pour thème le féminisme. Dommage, et l’on peut rêver d’une première séquence dramatique (comme dans un film d’Angelopoulos ou comme dans le dernier spectacle de Benedetto monté au festival d’Avignon en juillet 90) : un cercueil avec dans nos consciences la question : qui a tué Dumont et pourquoi ?
Retour à l’Institutionnel
30L’enquête sur le groupe Rupture ramène quelques documents officiels qui témoignent de la légitimation locale de Chavée et de ses amis. Citons donc :
-
La Louvière. Panorama des arts et des lettres. Administration Communale, 1985.
-
Histoire et petite histoire de La Louvière. 2 tomes de Marcel Huwé, Fidèle Mengal et Fernand Liénaux ? La Louvière, Ed. M. Huwé, 1984.
31Des anecdotes, ensuite, dont il faudrait vérifier l’authenticité car elles correspondent aux images fantasmatiques engendrées par le rituel et les habitudes du groupe Rupture. Signalons quand même cet élève qui nous racontera les prouesses de son vieil oncle, agent de quartier, pour ramener certains soirs Achille Chavée à son domicile. Un autre encore, dont la grand-mère « fut divorcée » par Chavée qui était un « bon avocat ».
32Plus sérieusement, notre travail nous amène à formuler deux hypothèses quant à l’émergence du groupe Rupture dans le Hainaut. Ainsi, il nous semble que l’idéologie (et ses enjeux) du centre pénètre tardivement dans la périphérie, ce qui expliquerait la forte imprégnation politique du groupe, en décalage par rapport à la problématique du désengagement amorcée dans les lieux symboliques du moment. Ensuite, il nous paraît que l’enseignement laïque et progressiste mis en place dans la province du Hainaut a produit dans une certaine mesure l’esprit anti-clérical qui anime les membres surréalistes de Rupture.
Conclusion
33Nos objectifs, on s’en souvient, étaient multiples : inclure l’histoire littéraire dans un processus d’appropriation culturelle, tenir compte dans notre démarche pédagogique de la culture des enseignés, travailler sur le système de représentation de nos élèves en ce qui regarde la littérature, varier les contenus d’enseignement en fonction des spécificités locales, articuler histoire régionale et histoire générale de la littérature francophone. Réussite, échec ? Les ventes de la collection Espace Nord ont augmenté, a dit le libraire...
Notes
1 Celle-ci a perturbé les échelles évaluatives. Comment, en effet, apprécier un exercice dont le modèle est le « cadavre exquis » ?
2 Cf. D. Dupont, Y. Reuter, J.-M. Rosier, Manuel d’histoire littéraire. Ed. De Boeck-Duculot, 2 tomes.
3 Cf. notre intervention au Colloque de Genève, dans : Diversifier l’enseignement du français écrit. Actes du 4 ème Colloque international de didactique du français langue maternelle. Lausanne, Delachaux et Nestlé, Lausanne, 1990, pp.181-185 .
4 Cette mise en cause plus radicale du dispositif caractérise le surréalisme de Belgique et le différencie du surréalisme français. Voir l’article de P. Aron dans ce numéro.
5 Nougé et Malva l’avaient compris, chacun de manière particulière.
6 Nous faisons allusion au caractère « secret » du surréalisme.
7 Voir plus loin pour la division.
8 Il existe une rue Ferrer dans la plupart des communes de Wallonie.
9 Cf. la revue Pratiques, n° 38, juin 1983 : Approche institutionnelle du premier surréalisme 1919-1924.
10 Parfondry, Malva, Lefebvre. Voir l’article de Paul Aron dans ce numéro.
11 Chavée est avocat, Lorent libraire, Ludé ingénieur, Dumont avocat.
12 Nous conseillons les notices insérées dans les Conteurs de Wallonie. Bruxelles, Labor, 1990.
13 Breton, ne l’oublions pas, admirait également Valéry.
14 A cause de Julos Beaucame, fort admiré dans la région.
15 Et ce, malgré les efforts de réhabilitation pour imposer Malva comme écrivain .
16 Cf. Jean Puissant mais aussi Pierre Ruelle : Le Borinage de 1925 à 1935, un paysage intellectuel oublié. Bruxelles, Académie Royale de Langue et de Littérature française, 1984.
17 Le mythe de Mélusine à travers Aragon (Anicet), Breton (Arcane 17) et Dumont (La région du coeur). Voir l’article d’E. Van der Schueren dans le présent numéro.
18 M. Hambursin, dans sa nouvelle anthologie Textes en archipel (1990), inclut 3 textes de Chavée, « le poète surréaliste de La Louvière ».
19 Pour Dubois, seul Aragon possède ce capital symbolique chez les Français.
20 Cf. Mertens dans sa préface à La région du cœurde F. Dumont (coll. Espace Nord).
21 Un film comme Le Cercle des Poètes disparus émerveille les apprentis poètes d’aujourd’hui ; c’est dire l’écart qui sépare nos élèves des textes du groupe Rupture.
22 René Lourau, Le lapsus des intellectuels. Privat, Toulouse, 1981 ; Christophe Charle, La crise littéraire à l’époque naturaliste. Paris, Pens, 1979 ; Paul Lidsky, Les écrivains contre la Commune. Paris, Ed. Maspéro, 1970 .
23 A. Duchesne et Th. Leguay, Petite fabrique de littérature. Paris, Magnard, 1985.
24 D. Maingueneau, Genèse du discours. Bruxelles, Mardaga, 1984.
25 D. Jardon, DU comique dans le texte littéraire. Bruxelles, De Boeck-Duculot, Bruxelles, 1988.
26 Pour ces exercices, voir R. Amossy et E. Rosey, Les discours du Cliché. Paris, Sedes, 1982, Notons quelques titres du journal Le Monde réputé si sérieux : Guadeloupe, Hugo, hélas / Je regrette l’Europe... ou du Canard Enchaîné : On achève bien les bouquins, La longue patience du lecteur de fond, ou encore Baudelaire cité par les glaces Miko : « Comme sous le noir présent, transperce le délicieux passé ».
27 Le Théâtre des Rues, Basse-Cour, 1, 7034 Saint-Denis-Obourg. Notre pratique suppose que les élèves choisissent un sujet pour ensuite écrire la pièce qu’ils joueront en fin d’année. Le vote démocratique amènera une majorité pour le féminisme au détriment de l’histoire de la vie et de la mort de Dumont.
Haut de pageTable des illustrations
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/docannexe/image/1870/img-1.jpg |
---|---|
Fichier | image/jpeg, 55k |
Pour citer cet article
Référence papier
Jean-Maurice Rosier, « Une expérience pédagogique : le surréalisme à l’école », Textyles, 8 | 1991, 283-298.
Référence électronique
Jean-Maurice Rosier, « Une expérience pédagogique : le surréalisme à l’école », Textyles [En ligne], 8 | 1991, mis en ligne le 03 avril 2013, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/1870 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/textyles.1870
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page