Au travers du miroir des apparences
Plan
Haut de pageTexte intégral
Je n’ai jamais pu croire que, dans aucun ordre de choses, il fût mauvais d’y voir trop clair. Toute vérité est bonne à savoir. Car toute vérité clairement sue rend fort ou prudent, deux choses également nécessaires à ceux que leur devoir, une ambition imprudente ou leur mauvais sort appellent à se mêler des affaires de cette pauvre humanité.
- 1 M. Thiry, « Neutralité, mère de pagaille », dans Le Flambeau. Revue belge des questions politiques (...)
1Cette citation de Renan, qui ouvre un important article politique publié en 1947 par Marcel Thiry dans la revue libérale Le Flambeau1 lui sert très probablement de ligne de conduite politique, sinon éthique, mais elle pourrait également servir d’emblème à nombre de ses récits, avec quelque ambiguïté peut-être, puisque souvent, chez Thiry, la réalité nous est présentée masquée ou travestie. Le travail du lecteur, comme du héros fictionnel, consistera dès lors, c’est le cas pour la nouvelle Mort dans son lit, à rendre clair un réel trop opaque en procédant au retournement des fausses apparences, à l’image de ce jeune médecin amené à s’intéresser aux petits secrets de la « pauvre humanité » de sa bourgade.
- 2 M. Thiry, Mort dans son lit. (Exercice pour la T.V.), dans Audace. (Bruxelles), recueil littéraire (...)
- 3 Dès 1963, Mort dans son lit est intégré dans Simul et autres cas (Bruxelles, Ed. du Large, 1963) qu (...)
2Ce récit d’une vingtaine de pages fut d’abord publié dans la revue Audace en 19632. Il ne pouvait donc faire partie de la première édition des Nouvelles du grand possible datant de 1960, mais il sera repris par Thiry dans différents recueils de nouvelles ultérieurs, dont la réédition remaniée des Nouvelles du Grand Possible de 19673. Cette curieuse destinée orientera de premières réflexions, même s’il est vrai que le destin d’un texte court peut l’entraîner à des compagnonnages parfois suspects, la raison éditoriale et commerciale primant parfois la cohérence intratextuelle. D’emblée, un sous-titre énigmatique, « (Exercice pour la T.V.) », qu’aucune note n’explique jamais, pose d’ailleurs la question du genre. S’agit-il du développement littéraire d’un projet scénaristique ou d’une simple indication d’écriture ? Il faudra y revenir. Ensuite, le texte est assimilé à un « autre cas » (formule suffisamment vague pour autoriser toutes les classifications), avant d’être annexé au domaine de la science-fiction dans l’édition Marabout, qui confirme cette appartenance générique par le sous-titre Sept ruptures temporelles.
Au petit jeu des genres
3Cette étiquette de science-fiction, au sens le plus large qu’on puisse la retenir, ne semble guère pouvoir s’appliquer ici. Il n’y a aucune trace d’innovation scientifique, de pseudo-science, ou même de spéculation, comme on peut en trouver dans Échec au temps ou dans d’autres nouvelles du recueil, et la seule rupture est d’ordre spatial plutôt que temporel. Le lecteur, en se glissant derrière l’épaule du médecin, se demande en effet comment un homme mort « dans son lit » peut être décédé d’une fracture du crâne et de sept coupures profondes. Il ne pouvait venir que d’ailleurs, mais d’un ailleurs bien terrestre, et l’explication finale dépendra d’une investigation de type policier et non technologique.
4Qui dit rupture peut aussi penser fantastique. Cette catégorie d’écrits repose sur le concept d’ambiguïté, ambiguïté née d’une confrontation entre réel et imaginaire, entre naturel et surnaturel, due à l’irruption, plus ou moins brutale, d’un type de représentation de l’univers dans un autre. Les phénomènes de peur ne sont donc pas indispensables dans ces récits qui reposent plutôt sur la transgression du principe de non-contradiction. Et cette transgression reste incompréhensible, jusqu’au bout, aux yeux d’un narrateur-acteur subissant passivement les événements, comme aux yeux du lecteur. Nous sommes loin du compte ici, puisque notre docteur-enquêteur affronte le phénomène inexplicable du départ et le résout à l’aide d’une logique fondée sur l’observation méthodique des faits. Pour reprendre le titre de la nouvelle précédente du recueil, la logique qui préside à ce texte repose sur le principe : De deux choses l’une. S’il y a une alternative, les deux branches n’en sont pas accessibles en même temps, ce qui explique pourquoi l’un des personnages de cette nouvelle-là lit Le Locataire de Simenon (p. 95) plutôt qu’un récit fantastique. S’il y a un mystère originel au sein de Mort dans son lit, celui-ci réside moins dans « l’inquiétante étrangeté » chère à Freud que dans la dissimulation de ces sordides petits tas de secrets qu’un Simenon se complaît précisément à mettre au jour.
5Ce qui est mis en cause ici ne relève pas de la métaphysique ou de la cosmologie, mais de l’ordre social. La chute de Georges, la victime, sa traversée de la verrière, sa mort manifestent bien une rupture entre l’apparence et la réalité, mais ce qui est transgressé, par cette traversée autant métaphorique que réelle, c’est la comédie des apparences du monde bourgeois. Nous voilà donc assez éloignés des situations imaginaires qu’aime brosser habituellement Thiry, ce qui pourrait expliquer l’absence de discours critique à propos de cette nouvelle. Cependant, Mort dans son lit reste proche des autres textes des deux recueils dans lesquels il a été repris et où les policiers ne sont pas absents. Besdur, par exemple, repose aussi sur un fait divers incompréhensible qu’un juge tente d’expliquer rationnellement. Des thématiques communes sont perceptibles : outre celle de la contestation de l’ordre établi, celle du double rôle joué simultanément par la victime comme dans De deux choses l’une, celle de la condamnation (ambigüe) de la chair comme dans Le concerto pour Anne Queur, ou encore celle de l’accident imprévisible servant de détonateur pour faire basculer la vie ordinaire... Pourtant, cette nouvelle échappe aux domaines habituellement fréquentés par l’écrivain, et relève assez strictement du genre policier, que ce soit au premier degré ou selon le mode du pastiche. L’explication de ce divertissement dans le parcours thiryen réside probablement dans le sous-titre donné au récit, pratique également assez rare chez notre auteur.
Un exercice pour la T.V.
6Cette nouvelle, d’après la bio-bibliographie établie par Lise Thiry pour la réédition d’Échec au temps dans la collection « Passé Présent », a servi de base à un scénario de téléfilm rédigé en 1961. Voilà pour l’explication historique de ce sous-titre ; mais au-delà des circonstances, cette perspective particulière d’écriture va commander le programme narratif du récit selon deux directions clairement déterminées par Thiry dans les deux seuls noms que contient ce sous-titre : « exercice » et « T.V. »
- 4 On pourrait d’ailleurs s’interroger sur l’importance du pastiche dans l’œuvre en prose de Thiry. Éc (...)
- 5 Boileau-Narcejac, dans Usurpation d’identité, Paris, Hachette, 1980 ; réédité chez J’ai lu, 1983, n (...)
7Il y aurait, dans l’esprit de l’écrivain, la volonté de réaliser un exercice de style, de s’exercer à un genre qu’il n’a guère pratiqué, en appliquant tous les stéréotypes de ce genre, ce qui se réalise d’autant plus aisément que le récit policier est extrêmement codifié et que le modèle des nouvelles de Simenon est manifestement connu de Thiry4. Le pastiche est une pratique courante dans le domaine policier, et Boileau-Narcejac, par exemple, ont rédigé plusieurs aventures inédites d’Arsène Lupin. On leur doit aussi L’avant-dernière enquête de Maigret5 qui se passe dans un milieu aristocratique où le scandale doit être évité à tout prix, et où un parfum persistant joue, comme ici, un rôle important !
- 6 Cf. F. Fosca, Histoire et technique du roman policier, Paris, Ed. de la Nouvelle Revue critique, 19 (...)
- 7 Cf. T. Todorov, « Typologie du roman policier », dans Poétique de la prose, Paris, Seuil, 1978, col (...)
8Mort dans son lit relève, dans sa structure, du modèle type du récit d’énigme, tel qu’il fut imaginé par Poe et popularisé par Conan Doyle. La nouvelle est bâtie selon le schéma canonique dégagé par François Fosca au départ des nouvelles de Poe : ouverture sur un mystère en apparence inexplicable, prise en considération de plusieurs hypothèses, observation des faits pour triompher des a priori hâtifs, solution imprévue autant qu’incroyable de prime abord, résolution du problème par un amateur6. Voilà autant de critères présents dans cette nouvelle qui répond également aux canons structuraux élaborés par Michel Butor dans L’emploi du temps (mais déjà observés par Pierre Mille en 1932 et Paul Morand en 1934, ce que se garde de rappeler Butor !) et formalisés par T. Todorov7 : une structure double, où l’histoire du crime, quasiment absente mais essentielle, est rapidement supplantée par l’histoire de l’enquête, qui va remonter à rebours de l’effet (le cadavre) à sa cause (le coupable et son mobile).
9D’emblée, ici, nous découvrons le cadavre, presque par hasard : « Une porte à droite est ouverte sur la chambre où gît le cadavre » (p. 109). Aussitôt, les termes de « meurtre », d’« assassiné » sont lancés, tandis qu’un bref compte rendu, de type médical, est exposé, accompagné d’une première hypothèse explicative. La première des trois parties de la nouvelle est donc entièrement occupée par l’histoire du crime, et toute la suite est réservée à l’enquête. Apparaît opportunément l’oncle de la victime, un procureur comme par hasard ancien juge d’instruction ; il est chargé, narrative ment, de lancer le lecteur sur la traditionnelle fausse piste, très précisément élaborée par Thiry. Cette voie permet également de situer les antécédents de l’affaire et d’en retrouver les causes. Ainsi, même si le procureur joue au détective (« J’aime toujours de procéder à mes investigations propres, en dehors des policiers », pp. 121-122), c’est le médecin qui, par ses observations et ses déductions, trouvera la solution correcte après s’être transformé en détective amateur. La troisième partie abonde en références à l’enquête policière, avant de déboucher sur la traditionnelle révélation finale. C’est ainsi qu’on voit le jeune docteur adopter une « démarche de pisteur » (p. 123), il « reprend son examen attentif » (p. 124), « il chemine plus vite, courbé, avec un ou deux arrêts pour vérifier du doigt un indice » (p. 124), etc.
- 8 J. Sadoul, Anthologie de la littérature policière, Ramsay, 1980, p. 10.
10Si l’on considère avec Jacques Sadoul que « le roman policier est le récit rationnel d’une enquête menée sur un problème dont le ressort dramatique principal est un crime »8, ce texte relève à l’évidence du genre policier dans sa composante « énigme criminelle ». Mais il reste à voir auprès de qui ce Liégeois de Thiry a pu trouver son inspiration.
La référence Simenon
- 9 G. Simenon, Le petit docteur, Paris, Gallimard, 1943.
11L’histoire du roman policier francophone se confond avec la ville de Liège. Simenon et Steeman y voient le jour à cinq ans de distance et y situeront plusieurs de leurs œuvres. Thiry ne pouvait ignorer ces écrivains très rapidement célèbres, et le modèle simenonien lui a manifestement suggéré le climat comme le héros de cette histoire. En effet, en mai 1938, Simenon compose un recueil de nouvelles policières qui sera publié cinq ans après dans un volume intitulé Le petit docteur 9. Ce titre fait référence au héros des treize nouvelles, Jean Dollent, un jeune médecin de trente ans, installé depuis deux ans dans le petit village d’Esnandes, près de La Rochelle, et propriétaire d’une minuscule cinq chevaux. Ce médecin, confronté accidentellement à une affaire criminelle, se découvre des qualités déductives insoupçonnées et va peu à peu être reconnu dans sa région comme un spécialiste des enquêtes criminelles. La parenté est grande avec le médecin de Thiry qui n’est jamais dénommé autrement que comme « le docteur », qui, également jeune et étranger au petit village où il pratique, est amené par hasard à se transformer en enquêteur au volant de sa deux chevaux, et qui est quelque peu séduit, comme Dollent, par les jeunes femmes qu’il rencontre. Tous deux commencent enfin leur enquête en se basant sur un élément fortuit qui les frappe, et au départ duquel ils procèdent à quelques vérifications, indépendamment de la police officielle, afin d’échafauder une hypothèse cohérente et logique, malgré les contradictions qu’elle peut receler face à la vérité communément admise.
12Mais le docteur de Simenon devient le héros d’une série et va donc voir ses traits caractéristiques amplifiés (sa propension à la boisson qui le rapproche de Maigret, par exemple) et ses talents déductifs mis en avant, alors que le médecin de Mort dans son lit reste le héros malgré lui d’une aventure unique. La question n’est bien sûr pas de savoir si Thiry s’est inspiré de Simenon, et dans quelle mesure, mais de relever ce qui, au-delà des attributs communs, crée une parenté entre deux types de climats et deux personnages si proches. Ce qui transparaît, dans la nouvelle de Thiry, outre son aspect policier, c’est la dénonciation d’une certaine bourgeoisie provinciale, et l’étouffement des différences qu’entraîne cette atmosphère étriquée. Georges, la victime, est mort pour avoir osé transgresser à deux reprises les normes établies : d’abord l’ordre social par un vandalisme anarchisant (« une bande de jeunes dévoyés », « un clan de Teddy boys », p. 116) ; ensuite l’ordre moral par des amours contraires à la bienséance. Ce fils, dont la mère semble toujours absente et malade (« On parle bas [...] parce qu’il faut que Mme Deladhuyer repose », p. 109 ; « Vous savez comme le cœur d’Agnès est fragile », p. 111 ; « Je conçois que votre femme s’en épouvante, c’est une grande nerveuse », p. 112, etc.), est écrasé entre un père, « ancien officier des deux guerres » (p. 112) et un oncle procureur qui a déjà étouffé le premier scandale.
- 10 Pour approfondir cette approche sociologique, on confrontera ce que dit J. Fabre de Maigret (Enquêt (...)
13Voilà mis en place les éléments d’un beau drame de la solitude, de l’incommunicabilité, de la frustration et de la mauvaise conscience. Et le fils ne peut trouver d’issue, avec une grande culpabilité, que dans un simulacre d’inceste. C’est sans doute ce qui séduit Thiry quand il envisage d’écrire une nouvelle policière. Il y voit le plaisir d’inventer une intrigue bien ficelée, au dénouement surprenant, mais aussi la possibilité de partir à la découverte de « l’homme nu » cher à Simenon, de dénoncer la sclérose d’une bourgeoisie par rapport à laquelle il est dans la même position de classe que Simenon et qu’il juge aussi sévèrement10.
- 11 J. Fabre, op.cit., p. 56.
14Depuis Maurice Leblanc, le genre policier a servi de support à des dénonciations sociales, de type plutôt poujadiste, et Thiry ne fait pas exception à la règle. Cela explique la distinction faite entre la « liquidation justicière et/ou judiciaire », pour reprendre les termes de J. Fabre11, similaire chez Simenon et Thiry. Leurs deux enquêteurs résolvent sans difficulté excessive l’énigme qui leur est soumise et prennent, après réflexion, la décision de ne pas déposer leurs conclusions auprès de la justice. En effet, résoudre un problème, presque par plaisir du jeu, est une chose, accepter la justice des hommes, donc de la société, en est une autre. Leur individualisme les amène tous deux à comprendre cet autre rejeté qu’est le coupable et ils se sentent plus proches de lui que du juge (ce qui est aussi la position de Maigret). C’est tout l’écart qu’il y a, dans la nouvelle de Thiry, entre le docteur et l’oncle de la victime, procureur c’est-à-dire porte-parole, par excellence, de l’ordre social. Deux visions du monde radicalement opposées s’affrontent et, par un effet de retournement des valeurs rendu possible grâce à la traversée expiatoire du miroir, ou plutôt de la verrière, c’est le mauvais sujet, le « fils égaré » (p. 117) qui sauvera l’honneur de la famille et des dames d’Auby, au prix de sa vie. C’est pour lui que le médecin « efface une trace sur le trottoir » (p. 117) et conclut à une mort naturelle, et non pour son père qui arbore « son premier sourire, un sourire pas très joli de victorieux qui connaît la vie » (p. 127). Finalement, comme dans d’autres nouvelles de Thiry, le mort a pu entrer en contact avec le vivant, il a pu lui faire comprendre ce que sa mise en scène voulait dire. Peut-être même le docteur est-il prêt à endosser le rôle joué par le mort, encouragé en cela par la vision riche en promesses « de Suzanne d’Auby dans l’encadrement de la porte et qui lui fait signe d’entrer » (p. 127).
Médecin, policier ou psychanalyste ?
15Pour arriver à clore cette affaire, il fallait bien sûr un médecin apte à délivrer le permis d’inhumer, mais au-delà de cette justification narrative, le choix conjoint de Simenon et de Thiry pour un docteur ne relève pas du hasard. Simenon était fort intéressé par le monde médical et comparait souvent son Maigret (qui avait commencé des études de médecine) « raccommodeur de destinées » à un médecin de famille qui fait retrouver la santé et la sérénité autant par sa présence que par ses médications.
16Mais le médecin, comme l’enquêteur, sont aussi deux sémiologues qui rassemblent des phénomènes épars pour en tirer un diagnostic ou un acte d’accusation. Carlo Ginzburg a montré comment le roman policier, né à la fin du XIXe siècle, est marqué par un rationalisme scientifique basé sur l’interprétation d’indices. Nos médecins accoucheurs de la vérité se réfèrent à un modèle épistémologique commun aux historiens d’art, aux détectives de roman et aux psychanalystes, basé sur
- 12 C. Ginzburg, « Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice », dans Le Débat, (Paris) (...)
l’idée d’une méthode d’interprétation s’appuyant sur les déchets, sur les données marginales considérés comme révélateurs. Ainsi, des détails habituellement jugés comme dépourvus d’importance, voire franchement triviaux et « bas », fournissaient la clé permettant d’accéder aux productions les plus élevées de l’esprit humain12.
17C’est en repérant un détail insignifiant, « des petits ronds de rouille qui sont visibles de trente en trente centimètres » (p. 125) et qui sont la trace sanglante de la victime, que le docteur trouve la solution de l’énigme. C’est la même démarche, appliquée à l’état d’esprit de la victime, qui lui fournira en outre le commentaire approprié à cette solution. Le médecin-enquêteur se transforme en apprenti-psychanalyste, puisque les deux démarches sont voisines, comme l’avait déjà remarqué Freud en soulignant la parenté,
18Dès lors, la méthode sera identique, basée sur d’imperceptibles indices qu’il s’agira de faire parler :
- 14 Ibid., p. 53.
Au fond, il n’est pas difficile de comprendre qu’un secret soigneusement gardé ne se décèle que par de légères allusions, tout au plus à double entente14.
19C’est le procédé appliqué par Thiry qui, habilement, ne livre que par allusions progressives les clés du code herméneutique. Mais s’il donne assez ouvertement son opinion sur la classe sociale en cause, par l’intermédiaire du docteur dont on comprend en finale qu’il avait besoin d’être extérieur à ce milieu pour pouvoir le condamner, il reste plus discret sur les frustrations œdipiennes qui pourraient expliquer les racines profondes du drame.
Une écriture (télé-) visuelle
- 15 Interview de G. Simenon en 1957, repris dans R. Boyer, Le chien jaune de Georges Simenon, Paris, Ha (...)
20Simenon se vantait de son style « non littéraire, c’est-à-dire débarrassé de toutes « fioritures », des « belles phrases », des adjectifs ; tout ce qui fait « littéraire » et qui sonne faux »15 ; Thiry ne cherche pas non plus l’hyperbole ou l’esthétisme gratuit, mais il reste sensible à l’adjectif discrètement évocateur, lorsqu’il relève, par exemple, « cette odeur des draps, propre et native » (p. 110). Néanmoins, ces effets stylistiques sont rares, comme si l’idée du scénario télévisuel marquait déjà la nouvelle de son emprise. L’écriture est en effet typiquement behavioriste, recourant toujours au présent de l’indicatif, à la recension de dialogues plutôt qu’au commentaire introspectif. Une caméra enregistre toutes les scènes, sans qu’aucun narrateur n’intervienne jamais. Simplement, au début de chacune des trois parties, un mouvement panoramique nous donne à voir, en phrases courtes, souvent nominales, le décor qui servira de cadre à la séquence. C’est exemplaire dans l’incipit de la deuxième partie :
Le vaste salon, housses aux fauteuils et au lustre, demi-queue, belle table de style, aux murs des tableaux devinés ; car à cause de la housse autour du lustre on n’a pu faire un peu de lumière qu’en relevant, ici aussi, les lattes des persiennes (p. 114).
21Le décor est planté, l’éclairage de la scène, son atmosphère, sans un mot de trop ; et le reste du chapitre se développe presque exclusivement à travers des dialogues, à l’exemple de ces romanciers américains admirés par Sartre et qui avaient pris leurs leçons de style chez des auteurs de polars comme Hammett ou Chandler. Mais, avec une grande virtuosité, Thiry se démarque de ce parti pris d’extériorité pour raconter la scène explicative finale. Là, c’est un long « monologue muet » (p. 125) qui nous restitue, par analepse (technique caractéristique du récit policier), la confession de Suzanne d’Auby et la scène capitale du passage à travers la verrière.
22Thiry a compris que dans le récit policier, comme dans le genre fantastique, où il excelle, ce qui importe, c’est la maîtrise de la vision. Un épisode criminel a eu lieu que personne n’a vu, et tout le récit est destiné à combler cette vision absente, par le discours des différents protagonistes d’abord, par le récit a posteriori de cette scène centrale mais occultée. Quand le dire et le voir coïncideront, l’énigme sera résolue. Et c’est parce que le docteur discerne clairement entre les cailloux du chemin des traces de sang séché, parce qu’il a pu regarder ce que les autres n’ont pu voir, qu’il trouve la solution. L’oncle se fiait à son odorat, pour retrouver ses indices dans « l’odeur des giroflées des remparts » (p. 123). Le docteur, lui, « franchi[t] un seuil d’importance » lorsqu’il « a les yeux baissés » et une « démarche de pisteur » (p. 123). Dès lors, toute sa quête est inscrite dans l’ordre du regard : « il tourne encore une fois son regard vers la droite et les remparts, [...] vers la gauche » (p. 124), pour abandonner définitivement cette fausse piste. Il « reprend son examen attentif », « il lève les yeux pour examiner », et arriver finalement « vers ce qui paraît le surprendre et qu’on ne voit pas » (p. 124). Lui seul, par l’acuité de son regard, a pu rendre visible ce que les autres ne pouvaient pas, ou ne voulaient pas voir.
23C’est en cela que le docteur est un véritable détective et Thiry un auteur policier efficace. Il n’est en effet pas évident de s’approprier la technique d’un genre extrêmement codifié et d’en comprendre les ressorts narratifs essentiels, lorsqu’on n’est pas un spécialiste du genre. Fernand Crommelynck y était arrivé, en publiant en 1950, son roman Monsieur Larose est-il l’assassin ?, alors que Bernanos, en 1935, avait échoué avec Un crime. Son univers habituel était présent, mais sans qu’il parvienne à rendre crédible l’histoire policière que lui avait commandée son éditeur. Thiry, pour sa part, parvient à rédiger une intrigue policière parfaitement machinée (qu’on la prenne au premier degré ou pour le pastiche habile d’un auteur s’amusant à démonter la mécanique du genre pour mieux en jouer), tout en y intégrant les thématiques qui sont présentes dans ses récits plus fantastiques.
24C’est en finale au lecteur qu’est laissé le souci de la classification générique. Le titre déjà. Mort dans son lit, pourrait suggérer la volonté du pastiche. Cette expression est généralement utilisée en cas de mort naturelle, ce que les apparences contredisent ici. On pourrait donc y voir une trace d’ironie par rapport au crime qui fonde nécessairement toute histoire policière, mais aussi la subtilité de l’auteur policier voulant d’emblée brouiller les pistes et insinuer le doute dans l’esprit de son lecteur. Le décalque du récit simenonien, cette fidélité aux lois du genre, exhibée dans ses moindres détails, pourraient également être interprétés comme la volonté expresse de faire ressortir le caractère ludique du récit, d’en montrer les ficelles avec virtuosité et dérision, mais c’est aussi le propre de tout auteur policier de se conformer aux règles d’un genre hypercodifié. Dès lors, à chacun sa lecture, selon l’appréciation que l’on porte sur le genre, et selon l’image que l’on se représente de Marcel Thiry. Finalement, que ce récit soit policier, fantastique, ou simplement thiryen, il permet surtout à son auteur de dévoiler une vérité masquée par les apparences.
Notes
1 M. Thiry, « Neutralité, mère de pagaille », dans Le Flambeau. Revue belge des questions politiques et littéraires, (Bruxelles), années XXII à XXX, 1940- 1947, pp.333-359.
2 M. Thiry, Mort dans son lit. (Exercice pour la T.V.), dans Audace. (Bruxelles), recueil littéraire trimestriel, 9e an., n° 2, juillet 1963, pp.91-108. Thiry, poussé par l’amitié et par un sentiment d’obligation vis-à-vis de Paul Dresse qui reprenait la revue de Carlo de Mcy, décédé, avait rédigé, pour qu’il figure en tête du premier numéro, un texte d’encouragement auquel sera jointe une lettre de Simenon.
3 Dès 1963, Mort dans son lit est intégré dans Simul et autres cas (Bruxelles, Ed. du Large, 1963) qui regroupe sept nouvelles écrites durant les six années précédentes. En 1967, la version remaniée des Nouvelles du grand possible publiée chez Marabout dans la collection « Science-fiction », avec le sous-titre Sept ruptures temporelles, reprend le texte qui nous intéresse (Verviers, Ed. Gérard, 1967, coll. Bibliothèque Marabout/Science-fiction n° 270. Nos références renverront à l’édition Labor, coll. Espace Nord n° 39, 1987). Signalons enfin que la revue Temps livre, n° 3 juin 1990, republie la nouvelle, précédée d’un bref commentaire rappelant la modernité de l’œuvre de Thiry, et plus particulièrement de ce récit.
4 On pourrait d’ailleurs s’interroger sur l’importance du pastiche dans l’œuvre en prose de Thiry. Échec au temps, par exemple, ne pourrait-il être lu comme une brillante reprise de La machine à explorer le temps de H.-G. Wells ?
5 Boileau-Narcejac, dans Usurpation d’identité, Paris, Hachette, 1980 ; réédité chez J’ai lu, 1983, n° 1513.
6 Cf. F. Fosca, Histoire et technique du roman policier, Paris, Ed. de la Nouvelle Revue critique, 1937, pp.62-63.
7 Cf. T. Todorov, « Typologie du roman policier », dans Poétique de la prose, Paris, Seuil, 1978, coll. Tel Quel, pp.55-65.
8 J. Sadoul, Anthologie de la littérature policière, Ramsay, 1980, p. 10.
9 G. Simenon, Le petit docteur, Paris, Gallimard, 1943.
10 Pour approfondir cette approche sociologique, on confrontera ce que dit J. Fabre de Maigret (Enquête sur un enquêteur. Maigret. Un essai de sociocritique. Montpellier, Centre d’études et de recherches sociocritiques, Etudes sociocritiques, 1981) au texte de Thiry pour constater combien ce qui est vrai pour Simenon est tout aussi vérifiable chez Thiry.
11 J. Fabre, op.cit., p. 56.
12 C. Ginzburg, « Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice », dans Le Débat, (Paris), n° 6, novembre 1980, p. 7.
13 S. Freud, « La psychanalyse et l’établissement des faits en matière judiciaire par une méthode diagnostique », dans Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, 1971, coll. Idées n° 353, p. 51.
14 Ibid., p. 53.
15 Interview de G. Simenon en 1957, repris dans R. Boyer, Le chien jaune de Georges Simenon, Paris, Hachette, 1973, coll. Lire aujourd’hui, p. 42.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Marc Lits, « Au travers du miroir des apparences », Textyles, 7 | 1990, 47-58.
Référence électronique
Marc Lits, « Au travers du miroir des apparences », Textyles [En ligne], 7 | 1990, mis en ligne le 09 octobre 2012, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/1792 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/textyles.1792
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page