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Comptes rendus
De Charles De Coster à Paul Colinet

Anne-Élisabeth Halpern, Henri Michaux : le laboratoire du poète

Préface de Pierre Lazlo. Paris, Seli Arslan, 1998, 381 p.
Marta Segarra
p. 136-137
Référence(s) :

Anne-Élisabeth Halpern, Henri Michaux : le laboratoire du poète, Préface de Pierre Lazlo. Paris, Seli Arslan, 1998, 381 p.

Texte intégral

1Cet essai sur Michaux part d’un constat que Pierre Laszlo formule ainsi dans sa préface : « Science et poésie ont partie liée ». Il faut, bien sûr, entendre « science » dans son sens large et non restreint — et réducteur, tel qu’il apparaît par exemple dans cette phrase citée par G. Genette : « Il y a la physique, la chimie et après les collections de timbres », ou dans l’anecdote rapportée par D. Villanueva sur un professeur de chimie qui appelait « poètes » tous ses collègues de l’Université sauf les chimistes…

2En admettant que poésie et science ont pris des chemins écartés depuis les tentatives humanistes de les accorder, Henri Michaux est l’un des écrivains modernes qui a davantage réussi à intégrer le discours scientifique à son œuvre poétique, et d’une façon très différente de certains essais avant-gardistes. Comme le montre A.-Él. Halpern dans la partie introductive de son livre, « Rencontres du savant type », Michaux admire les hommes de science parce qu’ils aspirent à « une meilleure compréhension du monde », et spécialement de l’être humain, ce qui est aussi une définition de sa propre démarche créatrice. Mais ses lecteurs savent bien que les portraits de savants inclus dans son œuvre ne sont pas toujours flatteurs. Une explication suggestive est fournie à ce paradoxe apparent : « La déception de Michaux l’égard des hommes de science est proportionnelle à l’enthousiasme qu’ils peuvent susciter en lui : leur condamnation est à la mesure de ce qu’il attendait d’eux ». Si on appliquait cette équation aux hommes en général — et plus particulièrement aux femmes —, le résultat serait une vision originale d’un Michaux « humaniste déçu » ; sa piètre conception du genre humain viendrait justement d’un espoir trop vite, et trop cruellement démenti.

3La première partie de l’essai, « Les preuves de la science », montre d’abord le parallélisme entre certaines tendances et concepts essentiels chez Michaux et l’histoire et la pratique de la science, qui se caractérise entre autres par le manque de stabilité et de « fixité ». Un autre cas éclairant est la notion de « morcellement », déjà abondamment commentée par la critique comme un signe de souffrance, mais qui peut répondre selon A.-É. Halpern à une « pratique rationaliste ». Ceci constitue un bon exemple d’une des meilleures qualités de ce livre : l’approche choisie conduit à passer en revue la plupart des aspects définitoires de l’œuvre de Michaux — ceux qui par conséquent sont déjà largement étudiés —, mais sous une lumière tout à fait différente. Dans cette première partie, nous trouvons ainsi un chapitre consacré au « laboratoire du corps » — le premier objet d’étude de l’écrivain étant son propre corps, bien sûr — et un autre au « gouffre hallucinogène », qui ne manque pas de constater le double aspect marquant ses expériences avec ces substances : la drogue est un moyen de connaissance scientifique, mais aussi un outil poétique, car elle déclenche souvent une cataracte d’images qui peuvent constituer un riche matériau poétique, ce qui n’a pas été tellement étudié. Tel que l’exprime A.-Él. Halpern, avec un sens de la formule heureuse que Michaux lui-même apprécierait : « Drogué, Michaux reste un homme de lettres ou, à tout le moins, de mots ».

4La deuxième partie met « La science à l’épreuve », d’abord par la concurrence du mythe quand il s’agit de monstres, tellement abondants dans les pays imaginaires, et ensuite par la traversée de l’histoire, la deuxième guerre mondiale ayant entraîné « une coupure épistémologique dans la réflexion de Michaux à l’égard de la science ». On a très peu analysé le rapport entre la création du poète et les événements historiques qu’il a vécus, à l’exception de Épreuves, exorcismes. Ici, comme en bien d’autres occasions, les observations justes d’A.-Él. Halpern fraient des voies dont les chercheurs sauront profiter.

5Le chapitre intitulé « Les faillites du langage » montre l’intégration du langage scientifique à l’écriture de Michaux, mais aussi en quelque sorte la démarche contraire, l’infiltration de procédés typiquement poétiques comme l’analogie et la métaphore (même si celle-ci était considérée avant sa consécration romantique comme un procédé à but essentiellement didactique et donc très apte à la démonstration scientifique) dans le discours savant. Cet estompage des frontières entre les « savoirs constitués et ordonnés », parfois méprisés par le poète, et d’autres types de connaissance plus susceptibles de rendre la multiplicité et la subtilité des rapports entre l’homme et son entourage naturel, se révèle dans la considération que méritent les figures de l’enfant, et surtout de l’ignorant ou de l’imbécile, qui met en question le langage en tant qu’élément structurant notre connaissance du monde.

6La troisième partie enfin, « Vers une poétique quantique », découvre quels sont les « instruments » que la science a apportés au poète, une science qui n’est pas méthodique et classificatrice, mais qui s’appuie plutôt sur la rénovation perpétuelle, le « droit à la contradiction » — ou l’admission du « tiers inclus », auparavant exclu par Aristote —, le discontinu au lieu du stable, etc.

7Le chercheur ou simplement le lecteur de Michaux qui visiteront Le Laboratoire du poète y retrouveront donc les aspects les plus marquants de sa personnalité et de son œuvre : sa curiosité, sa passion pour la connaissance, le brouillage de toute frontière, le refus de la stabilité, le goût du morceau au lieu de l’ensemble totalisant, l’expérimentation sur soi-même et l’exploration des états-limites de la conscience, la réflexion suspicieuse sur la langue…, déployés dans toutes les manifestations artistiques qu’il a pratiquées (l’écriture, la peinture, la musique, et même le cinéma) ; tout cela, dans une perspective d’ensemble qui n’est jamais perdue de vue, apporte un éclairage nouveau à des terrains qui paraissaient déjà défrichés.

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Pour citer cet article

Référence papier

Marta Segarra, « Anne-Élisabeth Halpern, Henri Michaux : le laboratoire du poète »Textyles, 16 | 1999, 136-137.

Référence électronique

Marta Segarra, « Anne-Élisabeth Halpern, Henri Michaux : le laboratoire du poète »Textyles [En ligne], 16 | 1999, mis en ligne le 20 juin 2012, consulté le 08 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/1253 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/textyles.1253

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Auteur

Marta Segarra

Universitat de Barcelona

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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