Fernand Crommelynck et la Belgique, de 1930 à 1944 : Étapes d’une reconnaissance institutionnelle
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1Si les premières œuvres de Fernand Crommelynck furent jouées en Belgique (Nous n’irons plus au bois en 1907, Le Marchand de regrets en 1913 et Le Sculpteur de masques en 1911), ce ne fut pas sa patrie qui lui permit d’accéder à la reconnaissance internationale. Certes, Les Amants puérils fut créée à Bruxelles, en 1918, mais il fallut attendre 1929 pour pouvoir applaudir une autre pièce de Crommelynck en Belgique, Le Cocu magnifique, qui avait déjà connu le succès et le scandale que l’on sait dans la plupart des capitales d’Europe, et donné lieu à des mises en scène prestigieuses ou pleines d’audace. Le spectacle n’était d’ailleurs pas une création, mais la reprise de la mise en scène de Lugné-Poe, en tournée dans la province française, dont Bruxelles fit longtemps partie pour les théâtres parisiens. Ainsi, les Bruxellois ne purent-ils découvrir cette œuvre internationalement connue que huit ans après sa création, grâce aux tournées d’un théâtre parisien, invité pour quatre soirées de gala au Théâtre du Parc.
2L’année suivante, Adrien Mayer, devenu directeur artistique de la Société Auxiliaire des Spectacles au Palais des Beaux-Arts, invita Lugné-Poe pour la première de Carine ou la jeune fille folle de son âme, à l’occasion de la soirée de gala annuelle de l’Union de la Presse Théâtrale belge (UPTB). Crommelynck entrait peu à peu dans l’institution littéraire belge : un buste du dramaturge, réalisé pour l’occasion par le sculpteur Fontaine, trônait lors du gala offert en son honneur, et déjà on murmurait que Crommelynck était pressenti pour le prix triennal 1927-1929. Il obtint en effet le prix, qui lui fut décerné l’année suivante, en 1931, pour Carine.
3Le dramaturge dut donc attendre les années trente pour obtenir, dans son pays, un début de légitimation institutionnelle, alors que presque tous ses chefs-d’œuvre étaient déjà écrits et mis à la scène, et avaient suscité, surtout en France, des prises de position passionnées et polémiques.
Avant le prix triennal : un statut ambigu
4Herman Grégoire, Paul Demasy et enfin Fernand Crommelynck se partagèrent les prix triennaux durant les années vingt. Les deux premiers, récompensés avant l’auteur de Carine, ne connaissaient, et ne connurent pas, et de loin, la notoriété de Crommelynck, mais leurs pièces, moins atypiques que les siennes, n’avaient guère provoqué de controverses.
- 1 Bulletin Officiel de l’Association des Écrivains Belges, n° 4-5, avril-mai 1933, p. 55.
- 2 de Ghelderode(M.), « Fernand Crommelynck », dans La Flandre Maritime, 18 avril 1931.
5Le rapport du jury qui octroyait le prix1 reconnaissait l’indéniable talent du dramaturge. Il gardait toutefois un ton mitigé, en insistant par exemple sur le lyrisme et la poésie de la langue qui, parfois outranciers, rendaient la pièce difficile d’accès pour le public belge, qui n’était pas rompu à ce genre de spectacle. L’œuvre aurait donc, grâce à l’honorable institution, une chance de se voir représenter en Belgique, mais ce ne serait jamais un succès de masse. Michel de Ghelderode, qui avait concouru pour le prix en même temps que Crommelynck et qui l’obtint en 1938 pour Escurial, consacra à Crommelynck un long article dans La Flandre Maritime en 19312. En mentionnant le prix octroyé au dramaturge, il soulignait aussi la lenteur de l’institution à reconnaître son génie :
Cette reconnaissance officielle d’un écrivain, que les grands publics et la critique de l’étranger consacrèrent, voici dix années, aura réjoui les amis des lettres belges, tout en leur paraissant bien tardive. […] Mais il lui eût été difficile d’agir autrement, après la triomphale représentation de Carine au Palais des Beaux-Arts, incontestablement l’œuvre la plus forte que l’on ait vue depuis longtemps.
6Ghelderode consacra encore un article à Crommelynck dans Beaux-Arts en 1934, où il insistait à nouveau, sur un ton plus mordant, sur la piètre reconnaissance du dramaturge en Belgique :
- 3 de Ghelderode(M.), « Fernand Crommelynck ou l’enchanteur pathétique », dans Beaux-Arts, 5 janv. 193 (...)
Pour maints belges, Crommelynck est cet écrivain sans domicile ni matricule dont on ne peut plus ne pas tenir compte et qui doit se déclarer satisfait du grand honneur que lui fit un jury de fonctionnaires et de professeurs, en lui accordant, à retardement, un prix triennal qu’on n’osait plus longtemps lui refuser3.
7Le cas de Crommelynck posait en effet un problème : auteur hors normes, poète dans une époque où les pièces psycho-sociologiques, analysant les mœurs et travers du bourgeois moyen, dominaient sur les scènes ; classique pour les modernes ; moderne, révolutionnaire, scandaleux pour les rétrogrades, il gênait souvent la critique, qu’elle soit parisienne ou bruxelloise d’ailleurs. Sans pouvoir être qualifiées d’« avant-gardistes », ses pièces interpellaient néanmoins les metteurs en scène et décorateurs modernistes. Rappelons Le Cocu Magnifique de Meyerhold, dont les décors de Popova étaient à eux seuls un manifeste constructiviste. Les mises en scène de Lugné-Poe et de Jouvet, plus classiques, n’en étaient pas moins brillantes et contribuèrent au retentissement de l’œuvre du dramaturge. Si l’on connaît l’opinion de Fernand Crommelynck au sujet des metteurs en scène, remarquons toutefois que la représentation de ses pièces fut toujours confiée, si elle n’était pas assurée par l’auteur lui-même, à des animateurs prestigieux et reconnus.
- 4 « Crommelynck connaît une aventure comparable à celle de l’auteur de Pelléas. Son Cocu Magnifique n (...)
8En Belgique, le statut de Crommelynck oscillait toujours entre la reconnaissance, voire le panthéon institutionnel — certains le comparaient déjà aux plus grands classiques de la littérature — et l’indifférence. Il faut dire que ce n’était pas la Belgique qui lui avait accordé cette reconnaissance, et qu’aucun autre dramaturge belge ne connaissait alors cette renommée particulière d’un écrivain atypique. Cette singularité, la critique parisienne ou bruxelloise, déconcertée parfois par le pessimisme, le lyrisme et l’anticonformisme de ses œuvres, la mettait souvent sur le compte de son appartenance au « génie du Nord », en rappelant ses origines. Plutôt que d’avouer leur incompréhension face à l’œuvre difficile du dramaturge, il était plus aisé de ranger Crommelynck sous la même étiquette nordique que Maeterlinck, Verhaeren ou Van Lerberghe4.
9Nous connaissons cependant les réactions de Fernand Crommelynck devant cette étiquette d’homme du Nord :
- 5 « Monsieur Crommelynck fait valoir ses origines françaises », dans La Nation belge, 16 janv. 1931.
Moi, Flamand ? un critique est allé jusqu’à écrire, récemment que l’on sentait en effet que j’étais né “sous un ciel bas”. Voilà au moins un homme bien renseigné ! Tout le monde sait, ou doit savoir, que le ciel de la Flandre est loin d’être bas ; il est au contraire immense et sa lumière est d’une rare qualité. Certes, je ne renie pas mes origines, mais que voulez-vous, j’ai bel et bien vu le jour sous le ciel gris perle de Paris, dans le 18e arrondissement, d’une mère Savoyarde et d’un père lui-même fils et petit-fils d’une Bourguignonne et d’une Tourangelle. Y a-t-il beaucoup de « purs » français qui le soient autant que moi ? J’ai toujours vécu à Paris et j’y ai fait mes études. Je suis foncièrement parisien5.
- 6 Le Sculpteur de masquesporte d’ailleurs le sous-titre « Symbole tragique en un acte ».
10En insistant sur son appartenance au champ théâtral parisien, le dramaturge récusait sa position périphérique de Belge à Paris, mais il refusait surtout cette étiquette nordique pour se démarquer de ses aînés internationalement connus et du mouvement de la Jeune Belgique. Les quelques représentants toujours vivants de ce mouvement, qui constituaient le noyau dur de l’Académie Royale de Langue et de Littérature Françaises, ne lui ouvrirent d’ailleurs pas les portes de l’institution. Car si on pouvait relever de nettes influences symbolistes dans les premières œuvres de Crommelynck6, celles-ci disparurent complètement dans les suivantes. Et si son attachement au maître, Verhaeren, fut grand, il entendait, convaincu de son talent, tracer sa propre voie. Mais lorsqu’il se rendit compte qu’en Belgique on avait reçu la déclaration qu’il avait faite au sujet de son identité parisienne comme une expression de morgue, due à un auteur reconnu mais honteux de ses racines, il se récria et précisa :
- 7 « Crommelynck fait valoir ses origines françaises », dans La Nation belge, 16 janv. 1930.
Jamais je n’ai tenu de tels propos. Tout au plus, lorsque quelques critiques, sur la foi de mon nom, m’ont reproché d’envelopper mes pièces dans les “brumes du Nord”, tout au plus ai-je répondu que leurs griefs tombaient à faux, puisque je suis né à Paris, de mère française7.
- 8 Poupeye(C.), « Fernand Crommelynck », dans Beaux Arts, 2e année, n° 2, 24 oct. 1930, p. 1 : « Cromm (...)
11Et lorsque, à l’occasion de la représentation de Carine au Palais des Beaux-Arts en 1930, Camille Poupeye publie une étude sur Crommelynck, celui-ci ne semble pas se formaliser des rapprochements que le critique fait entre son œuvre et celle des grands peintres flamands du quattrocento8.
- 9 Crommelynck, comme nous le verrons par la suite, fut d’ailleurs aidé par le gouvernement belge, qui (...)
12À partir de 1931, lorsque Crommelynck eut obtenu son prix, le public belge accueillit son compatriote avec beaucoup plus de chaleur, même si les pièces du dramaturge n’avaient encore que peu de succès et n’étaient jouées que lorsqu’une troupe française venait présenter le spectacle. En effet, aucune compagnie belge n’avait encore monté une œuvre du dramaturge. On peut se demander pourquoi : certes, il y avait les droits d’auteurs, mais ceux-ci, qui laissaient Crommelynck dans la misère, ne devaient pas être particulièrement élevés9. L’auteur était également lié par contrat au metteur en scène qui avait créé la pièce, mais nous savons que Crommelynck ne se gênait pas pour briser ce genre d’accord s’il ne lui convenait plus. Il est plus vraisemblable de penser qu’aucun metteur en scène, en Belgique, n’osait faire le pari de monter du Crommelynck, tant l’œuvre était difficile, et tant les grands metteurs en scène avaient utilisé les pièces comme des défis à leur art. De plus, il eût fallu l’accord de l’auteur, qui ne le donnait pas facilement, ainsi qu’une troupe capable de tenir des rôles fort longs et difficiles, voire écrasants.
La transformation du champ littéraire belge dans les années trente
13L’histoire des lettres belges de langue française prit un tournant différent au cours de cette décennie. Concurrencée par le cinéma devenu parlant, fortement précarisée par la crise de 1929, l’activité théâtrale en Belgique vivait des moments difficiles. De nombreuses scènes durent fermer leurs portes ; les comédiens, cantonnés dans des rôles de second plan aux côtés des vedettes françaises en tournée pour quelques jours, étaient contraints de miser sur la reconnaissance parisienne. Les auteurs belges étaient négligés dans leur propre pays et, comme Crommelynck, ne pouvaient que tenter leur chance au-delà de nos frontières. Grâce à l’initiative de quelques députés, dont Louis Piérard, l’avenir des lettres belges fut mis en discussion lors des débats parlementaires.
- 10 Beaucoup de dramaturges comme Herman Closson, Romain Sanvic, Georges Sion, etc. faisaient régulière (...)
- 11 Son but était de « Défendre les intérêts professionnels, artistiques et littéraires de ses membres, (...)
- 12 Cariney fut représentée cette année-là. Lorsqu’il devint directeur artistique au Théâtre du Parc du (...)
14En 1926, on vota une nouvelle forme de subvention d’encouragement à la prestation : l’État octroyait une prime, à partager pour moitié entre l’auteur et le directeur de théâtre, pour chaque acte d’auteur belge représenté sur nos scènes. Certaines salles de spectacle comme le Théâtre du Parc avaient, dans leur cahier des charges, l’obligation de faire jouer un certain nombre d’actes d’auteurs nationaux, obligation que beaucoup détournaient en mettant à l’affiche des pièces étrangères adaptées par des Belges10. Par ailleurs, le monde du théâtre commençait à se doter de ses propres institutions : l’Union de la Presse théâtrale Belge, par exemple, fut fondée en 1927 pour donner un statut officiel aux journalistes et écrivains spécialisés dans les chroniques théâtrales. Elle organisa tout au long des années trente des galas, des « déjeuners du théâtre » consacrés chaque fois à un aspect particulier du théâtre belge (Crommelynck y fut d’ailleurs plusieurs fois à l’honneur) et servait de médiateur entre les critiques, les directeurs et les auteurs. Une enquête sur l’état du théâtre en Belgique y fut réalisée en 1936 et publiée l’année suivante. En 1930, l’Association des Auteurs et Compositeurs Belges de langue française fut créée11. Un de ses membres, Henri Liebrecht, réalisa une première enquête sur le théâtre belge en 1931. La même année, la tribune libre du Rouge et le Noir consacra un débat à l’art dramatique. En 1936, l’Académie Picard fit également une enquête, plus générale, sur la politique culturelle adoptée par le département des Beaux-Arts de l’Instruction publique : le théâtre y avait une bonne place. Enfin, Adrien Mayer, qui fit beaucoup pour la promotion du théâtre belge, et pour Crommelynck d’ailleurs, commença ses cycles de Spectacles et Conférences au Palais des Beaux-Arts en 193012. De manière générale, sous l’influence de ces nouvelles institutions, les pouvoirs publics prirent davantage en compte le sort du théâtre et de la littérature durant cette décennie, et des subventions — encore éparses et peu systématiques — furent distribuées tantôt aux auteurs tantôt aux théâtres.
15En 1932, un groupe d’amis de Crommelynck, qui avaient découvert la grande misère financière dans laquelle se débattait l’auteur, obtint, après plusieurs démarches, que le Ministère des Sciences et des Arts verse au dramaturge une petite subvention de 5000 francs. Le directeur général écrivit à cette occasion :
- 13 Lettre de M. le directeur général des Beaux-Arts, des Lettres et des Bibliothèques publiques à M. l (...)
Une autre pièce, intitulée Carine ou la jeune fille folle de son âme, nous offre une occasion propice d’encourager efficacement cet écrivain de premier ordre dans les circonstances difficiles où il se débat aujourd’hui. […] Bref, Carine, me semble le type même de la pièce qui mérite d’être encouragée : celle qui, en raison justement de sa trop haute portée, ne fera jamais d’argent. Bien que l’auteur ait reçu pour cet ouvrage, en 1930, le prix triennal de littérature dramatique, j’ai donc l’honneur de proposer à Monsieur le Ministre d’allouer à Monsieur Fernand Crommelynck un subside de 5000 francs, en échange de 20 exemplaires de Carine, comme il a bien voulu le faire en fin d’année, pour MM. André Baillon, Jean Tousseul et Horace Van Offel13.
16Deux ans plus tard, le 5 octobre 1934, Crommelynck lui-même vint cette fois solliciter une aide financière auprès du directeur général des Beaux-Arts. Il reçut un second subside de 5000 francs. Dans la lettre que le directeur adressa au ministre afin qu’il cautionne la demande de subside, Crommelynck était présenté sous le double aspect d’écrivain belge et de célébrité française :
- 14 Lettre de M. le Directeur général des Beaux-Arts, des Lettres et des Bibliothèques publiques à M. l (...)
L’auteur du Cocu magnifique est de ceux qui honorent grandement la littérature nationale, et cette pièce est considérée par les meilleurs juges de Paris comme une des dates les plus marquantes de l’histoire du théâtre en France14.
17La légitimation relative du théâtre en Belgique permit à un certain nombre de personnalités d’acquérir une position plus officielle en devenant membres de plusieurs institutions, en participant à des débats, des enquêtes, en publiant des articles, en faisant partie de jurys, de commissions, etc. On peut situer à ce moment la mise en place d’un réseau de relations et de contacts qui favorisa l’élaboration du champ théâtral tel qu’il apparut au lendemain de la seconde guerre mondiale. Fernand Crommelynck n’en faisait pas partie. Sa situation de Belge vivant à Paris et de Parisien invité en Belgique le maintenait dans une position périphérique au sein des deux champs théâtraux, malgré ses succès internationaux. Durant les années trente se développèrent aussi plusieurs petites compagnies, sur le modèle des laboratoires de théâtre, qui voulaient se spécialiser dans la représentation des auteurs belges. On vit des pièces de Closson, Soumagne, Cantillon, Ghelderode, Deauville, Lepage, O.-J. Périer, etc., mais pas de Fernand Crommelynck. Il ne fut pas non plus mis à l’affiche en 1935, année de l’exposition universelle à Bruxelles. Le Théâtre du Commissariat Général qui fut créé spécialement pour cette occasion faisait pourtant la part belle aux représentations d’art et d’essai, ainsi qu’aux créations belges. On y vit des pièces de Teirlinck, de Closson, les chœurs parlés des Renaudins, et de nombreuses petites troupes belges comme l’Équipe y participèrent. On pourrait dès lors expliquer le succès tardif et éphémère de Fernand Crommelynck en Belgique par son appartenance à une génération d’« entre deux » : après la Jeune Belgique, mais avant la jeune génération qui construisit l’institution théâtrale belge au lendemain de la seconde guerre mondiale. En 1934, Crommelynck avait déjà écrit toutes ses pièces.
La première mise en scène belge… en 1938
- 15 Une amitié solide liait Marcel Josz au dramaturge. Un journal rapporte, par exemple, que lors de la (...)
18Cependant, la fréquence des pièces de Crommelynck à l’affiche en Belgique augmentait : Le Cocu magnifique en 1929, Carine en 1930, puis, au cours de la même année 1934 : Une femme qu’a le cœur trop petit, une reprise de Carine, et le projet de création de Chaud et froid qui n’eut pas lieu. Il fallut ensuite attendre 1937 pour revoir une pièce de Fernand Crommelynck à Bruxelles : ce fut Le Cocu magnifique au Théâtre des Galeries. En 1938, Tripes d’or fut montée par la Compagnie Marcel Josz, avec celui-ci dans le rôle d’Hormidas. Pour la première fois, une troupe belge créait une pièce de Crommelynck15. Cette œuvre, qui fut créée à Paris peu de temps après le Cocu magnifique, souffrit probablement du succès de cette dernière. À Bruxelles, Tripes d’or ne fut jouée qu’à partir de 1938, après bon nombre d’autres pièces du dramaturge. Les spectateurs n’avaient donc pas l’a priori qu’avaient les Parisiens. Crommelynck était déjà un « auteur classique », reconnu internationa-lement. De plus, c’était la première fois qu’il confiait la représentation d’une de ses pièces à une compagnie belge et, selon tous les critiques, elle fut mieux servie qu’à Paris.
19Cette représentation de Tripes d’or par la compagnie Marcel Josz ouvrit une ère de succès pour le dramaturge en Belgique, succès qui alla croissant durant toute la durée du séjour de l’auteur à Bruxelles sous l’Occupation. Dès le mois de décembre 1940, on put assister à la reprise de Tripes d’or par la compagnie Marcel Josz au Palais des Beaux-Arts. Elle fut accueillie très favorablement. Cependant, Paul Werrie, qui faisait les chroniques théâtrales dans Cassandre et Le Nouveau Journal, notait que l’on y riait moins que deux ans auparavant. Il attribuait cela à deux éléments ; d’abord à la mise en scène :
- 16 Werrie (P.), « Tripes d’or et la Compagnie Marcel Josz », dans Le Nouveau Journal, 17 déc. 1940.
Peut-être y a-t-il quelque chose dans ce jeu et cette mise en scène assez expressionnistes, “Europe Centrale”, voire soviétique, qui s’est brusquement démodé, alors que nous nous en accommodions fort bien, voici deux ans16.
- 17 Werrie voyait dans le théâtre de l’entre-deux-guerres un théâtre du morcellement, de la perte de l’ (...)
20En effet, si Crommelynck intéressa les metteurs en scène du monde entier, dans l’entre-deux-guerres, ce fut surtout parce que ses œuvres, et particulièrement Le Cocu magnifique, possédaient une force théâtrale faite d’outrance, de lyrisme exacerbé, de contrastes extrêmement scéniques. Ces qualités cadraient très bien avec des mises en scène modernes, voire modernistes, où les jeux de couleurs et de lumière mettaient le texte en relief. Ce furent pour ces metteurs en scène autant de spectacles-manifestes où leur art pouvait se faire audacieux. Or, durant la seconde guerre mondiale, la mode n’était plus aux mises en scène très marquées ; on prônait plutôt celles qui servaient le texte et orchestraient le jeu des acteurs. Le succès de Crommelynck ne pouvait donc plus être dû à l’apparence expressionniste de son théâtre. Par ailleurs, le même Paul Werrie soulignait la non-adéquation de la pièce aux nouvelles valeurs produites par la guerre : Tripes d’or appartenait à la génération des pièces de l’entre-deux-guerres qu’il qualifiait, dans son ouvrage homonyme, de « théâtre de la fuite »17. Werrie fit pourtant beaucoup pour la popularité des pièces de Crommelynck puisqu’il leur consacra, à chaque nouvelle représentation, une double page dans Le Nouveau Journal et dans Cassandre.
Crommelynck à Bruxelles sous l’Occupation
- 18 « En Belgique, on dira qu’il eut quelques petits ennuis à la Libération, et qu’il ne fut pas de l’A (...)
21Des rumeurs, attestées par Robert Poulet18, coururent sur une possible collaboration de Crommelynck ou plutôt une forme de ralliement aux idées véhiculées par l’Ordre Nouveau. Il est difficile de conclure sur ce point, car peu d’archives nous renseignent à propos de cette partie de la vie du dramaturge. Jeanine Moulin nous dit simplement :
- 19 Moulin(J.), Fernand Crommelynck ou le théâtre du paroxysme. Bruxelles, Palais des Académies, 1978, (...)
La guerre éclate. Inquiet au sujet de sa compagne qui est allemande, l’écrivain décide de partir pour la Belgique où l’on vit encore sur “ pied de paix renforcée ”. […] Mai 1940. Les soldats d’Hitler envahissent la Belgique. Cette même année, le dramaturge prendra aux côtés de Lucien Fonson, la direction du Théâtre des Galeries19.
22Les circonstances qui firent de Fernand Crommelynck un directeur de théâtre ne sont pas très claires. Nous savons que, comme il se défiait des metteurs en scène et des directeurs, son rêve était de monter lui-même une troupe qui jouerait ses pièces, sous sa direction, et qu’il avait déjà plusieurs fois tenté l’expérience, sans succès (c’était souvent une question de moyens).
- 20 Archives de la Ville de Bruxelles, Indicateur des Théâtres, I.P. 22885.
23Nous avons également retrouvé une lettre adressée par l’écrivain au Collège des Échevins de la Ville de Bruxelles, dans laquelle il présentait sa candidature pour le poste de directeur artistique au Théâtre du Parc, à la place d’Adrien Mayer, démis de ses fonctions parce qu’il était d’origine juive20. Cette candidature n’eut pas de suites. Aux Galeries, une place était vacante, puisque, avant-guerre, ce théâtre avait fusionné avec le Théâtre Molière pour créer une troupe permanente qui se produirait alternativement dans les deux théâtres, avec pour objectif d’honorer un répertoire plus littéraire, au travers notamment de cycles consacrés aux auteurs belges. Lucien Fonson était directeur administratif et Charles Schauten directeur artistique. Avec la guerre, chacun dut reprendre l’activité de son propre théâtre, et une place de directeur artistique était donc vacante au Théâtre des Galeries. De plus, on y jouait durant toute l’Occupation deux spectacles en alternance, qu’il fallait préparer et gérer. Deux directeurs n’étaient donc pas inutiles.
- 21 « Pour intégrer les valeurs allemandes sur les scènes francophones, la commission théâtrale avait p (...)
- 22 « Le public ne se soucie guère des directives de politique culturelle de l’Allemagne Nouvelle ; pre (...)
24Les archives allemandes mentionnent plusieurs fois le nom de Crommelynck pour des raisons apparemment contradictoires. La politique culturelle du Reich prévoyait l’intégration d’œuvres du répertoire allemand dans les théâtres belges. Une pièce de Schiller devait notamment être jouée durant la saison 1941-42 aux Galeries. Cependant, les directeurs évoquaient toujours une programmation trop chargée pour y intégrer la pièce. La Propaganda Abteilung dut leur poser un ultimatum sous peine de fermeture du théâtre21. Ce fut aussi aux Galeries qu’eurent lieu des manifestations de résistance spontanée, à l’occasion notamment du Mariage de Mlle Beulemans, pièce mise en scène par Fernand Crommelynck, dans laquelle une Brabançonne était entonnée, qui fit se lever toute la salle. La pièce fut mise à l’index. Pareille manifestation de patriotisme se manifesta lors de la première représentation de la pièce d’Herman Closson, Les Quatre Fils Aymon, par les Comédiens routiers. Le siège du Château des Aymon par Charlemagne rappelait la situation d’occupation, et la représentation fut ponctuée de nombreuses interventions du public. Toutes les pièces de Closson furent mises à l’index pendant un temps. Le succès du Cocu magnifique dans la mise en scène de l’auteur, avec Marcel Roels pour interprète principal, troubla aussi les autorités allemandes qui voyaient dans cette pièce un exemple de l’art décadent22. Cependant elles n’interdirent pas ses œuvres, d’où les réalités politiques semblaient absentes. Aucune directive ne parvint aux chroniqueurs théâtraux, qui consacrèrent de nombreuses pages au dramaturge à chaque représentation d’une de ses œuvres.
25À la lumière de ces informations, Fernand Crommelynck n’apparaît pas vraiment comme un personnage à la solde des nazis. Cependant, un autre extrait du rapport annuel de la Propaganda Abteilung signale que, à l’occasion d’une réunion de directeurs de théâtre, Crommelynck aurait tenu un discours positif sur l’Allemagne :
- 23 Op.cit., 16 juillet 1941.
Pour la première fois, une réunion entre tous les directeurs de Flandre et de Wallonie a eu lieu. On a pu assister à une conférence introductive sur le théâtre allemand, et un conférencier enjoignait les directions à collaborer à l’éducation du peuple flamand et wallon dans le domaine artistique, à l’aide des institutions culturelles. Le directeur de théâtre Fernand Crommelynck, jusqu’ici très apprécié des francophiles, s’est prononcé favorablement sur le nouvel ordre germanique en Europe23.
- 24 Marceau(F.), Les Années courtes. Paris, Gallimard, 1968.
26Félicien Marceau, — qui, en Belgique occupée, publiait encore ses œuvres sous son vrai nom de Louis Carette —, raconte dans ses mémoires son amitié pour Crommelynck, aux répétitions duquel il assistait volontiers24. Il mentionne aussi la participation de Crommelynck au numéro du Disque vert de Franz Hellens qui parut pendant la guerre. Mais, si le nom de Crommelynck apparaît effectivement dans le comité de rédaction, aucun article du dramaturge ne figura dans ce numéro. En réalité, malgré qu’il écrivît déjà des recueils de poèmes durant cette période, Crommelynck n’en publia aucun dans les journaux qui paraissaient encore. Or, la plupart des écrivains qui eurent à répondre de leurs actes à la libération publiaient des articles, des poèmes, des feuilletons dans la presse. Il ne faisait pas non plus partie d’une des institutions destinées à chapeauter la culture en Belgique, ni d’aucune association d’écrivains ou d’artistes.
Du succès à l’oubli
- 25 « Dans le domaine de l’esprit, comme ailleurs, la Belgique est contrainte à vivre de ses propres re (...)
27Le succès de Crommelynck dans la Belgique occupée s’explique par la lente acceptation du dramaturge dans son pays natal : amorcée durant les années trente, elle culmina pendant la guerre. À l’examen des chroniques théâtrales de la première année de l’Occupation, il apparaît que les journalistes insistaient tous sur l’énorme apport des dramaturges belges dans le succès de la saison25. Crommelynck, dont on joua trois pièces, Chaud et froid, Une femme qu’a le cœur trop petit et Tripes d’or, fut le plus favorisé. L’année suivante, il y eut encore Les Amants puérils et Le Cocu magnifique, avec Marcel Roels dans le rôle-titre, et, en 1943, Carine.
- 26 « Crommelynck n’a-t-il toujours rien emprunté à Molière ? Que si ! Il a même fait de sa pièce un co (...)
- 27 « Les enfants écoutent, apeurés. Les voilà comme Tyltyl et Mytyl au milieu de leur forêt. Mais peut (...)
- 28 Werrie(P.), « Au Molière, aux Galeries et au Parc : Affinités subjectives. La Belle au Bois de Jule (...)
28Les critiques concernant le style outrancier et plutôt hermétique de Crommelynck, et l’aspect scandaleux de certains thèmes disparurent tout à fait, pour faire place à de longues analyses des œuvres. Si, dans les années trente, les pièces de Crommelynck avaient été comparées aux tableaux des maîtres de la peinture flamande, et si on avait évoqué au vu de ses œuvres le symbolisme, puis l’expressionnisme, les critiques insistèrent davantage, durant la guerre, sur les comparaisons avec les grands classiques français, allemands et anglais. Ainsi, Carine et Frédéric furent comparés à Roméo et Juliette et à Valentin de Il ne faut jurer de rien ; à propos de Tripes d’or, on évoqua L’Avare de Molière26. Paul Werrie attribua la paternité de l’exposition supprimée (l’exposition du thème se fait au cours du drame et pas dans une introduction), non à Pirandello, comme on le pensait jusqu’alors, mais à Crommelynck qui l’avait précédé avec Les Amants puérils. À propos de cette pièce, Werrie évoqua Maeterlinck et Van Lerberghe27 dans un long article intitulé « Affinités subjectives ». Il tenta également un rapprochement, pas vraiment convaincant, entre Musset, Goethe et Crommelynck, voyant chez ces trois écrivains une communauté d’esprit et de ton dans le langage de l’amour, avant de rattacher Crommelynck à Pirandello et à d’Annunzio28 !
- 29 « Dans les premières lueurs du printemps 1940, aux Champs-Elysées, Giraudoux faisait jouer Ondine q (...)
- 30 Elst(P.), « Carine, de Fernand Crommelynck », dans Le Pays Réel, 9 avril 1943.
- 31 « Il est difficile de dire ce que le temps retiendra de […] la saturnale qui se développe dans les (...)
29Il semble que le dessein de la critique fut de légitimer le dramaturge en montrant sa position dans un continuum historique et littéraire. Les temps n’étaient pas, en effet, à l’audace et à la nouveauté en matière de théâtre. On prônait un théâtre éducatif, moral, voire religieux et littéraire, destiné à élever l’esprit au-delà des turpitudes du temps29. C’était aussi une façon de prendre l’exact contre-pied des comédies parisiennes en vogue dans l’entre-deux-guerres. L’aspect scabreux des thèmes crommelynckiens devint donc une façon de mettre les contrastes en évidence (ce qui choquait avant-guerre se trouvait donc légitimé). Pierre Elst, dans Le Pays Réel, put ainsi critiquer la mise en scène de Carine : la danse des masques y était édulcorée et ne mettait pas assez en évidence le contraste avec la pureté de la protagoniste30. C’était aussi une occasion de montrer que les temps avaient changé, et que, si tel spectacle était enfin compris, il fallait l’attribuer aux grands bouleversements de la guerre qui avaient balayé une société désormais caduque31.
- 32 Cocéa(A.), Mes amours que j’ai tant aimées. Paris, Flammarion, 1958, pp. 183-185.
- 33 Berger (A.), À la rencontre de Fernand Crommelynck. Bruxelles, La Sixaine, 1946.
- 34 Hainaux(R.), Le Théâtre de Fernand Crommelynck. Université de Liège, 1940, 159 p.
30Fernand Crommelynck quitta la Belgique en 1943, comme l’attestent les mémoires d’Alice Cocéa32, qui monta une adaptation historicisante de Chaud et froid en 1944, sous le titre de Léona ou le matin du troisième jour, avec l’aide de Crommelynck (l’action se trouvait transposée au xvie siècle). À partir de 1943 et jusqu’à la Libération, aucune pièce du dramaturge ne fut plus représentée en Belgique. Cependant, Crommelynck ne fut pas non plus victime d’ostracisme comme Michel De Ghelderode. Il fut joué en 1945 et en 1946, et durant ces mêmes années, l’acteur André Berger (qui fut un excellent Cocu notamment) lui consacra une monographie33 et René Hainaux, son mémoire de licence34, tandis que Lugné-Poe décrivait chaleureusement ses relations avec l’écrivain dans Dernière Pirouette. Ayant attentivement examiné les nombreux périodiques qui virent le jour en Belgique à la Libération, nous pouvons en déduire que si l’attitude de Crommelynck avait été répréhensible sous l’Occupation, son nom eût certainement été cité, car la moindre rumeur de complaisance avec l’ennemi provoquait en général des articles accusateurs. En outre, de nombreux articles attestent que des œuvres de Fernand Crommelynck furent représentées dans divers théâtres de Bruxelles et de Paris dès 1945.
31L’hypothèse d’une occultation politique ne se vérifie donc pas. Il semble plutôt que le dramaturge tomba peu à peu dans l’oubli au cours de la décennie suivante, au profit d’auteurs belges plus jeunes comme Herman Closson, Georges Sion, Jean Sigrid, José-André Lacour, Suzanne Lilar, lesquels participèrent activement à la construction d’un théâtre spécifiquement belge après-guerre et étaient souvent liés à un théâtre, qui s’engageait à jouer leurs œuvres. En Belgique, l’après-guerre fut en effet marquée par l’émergence d’un champ théâtral centré autour d’une institution nouvelle, celle du Théâtre national, et caractérisé par les liens qui s’établissaient entre les pouvoirs publics et les théâtres subventionnés. Le théâtre de cette époque se devait d’être éducatif, moral, édifiant. On adaptait les grands classiques et les pièces historicisantes d’Herman Closson, Georges Sion, José-André Lacour, Suzanne Lilar, qui faisaient revivre des grands mythes ou des figures de l’histoire, étaient au goût du jour. Ces jeunes auteurs avaient parfaitement compris quels étaient les enjeux de leur position au sein de ce nouveau champ théâtral. Ils représentaient le jeune théâtre belge des années quarante et cinquante, dans lequel les auteurs de l’entre-deux-guerres n’avaient plus de véritable place, fussent-ils des génies comme Fernand Crommelynck.
32Institutionnalisé, le théâtre avait désormais une place dans l’éducation populaire, au même titre que les musées, les bibliothèques… Son histoire restait à écrire et les nouveaux agents de ce champ théâtral s’en chargèrent. Ainsi, les livres nous racontent comment le théâtre belge est né durant cette guerre, permettant aux jeunes de prendre la place que les tournées parisiennes occupaient jusqu’alors sur nos scènes, leurs aînés glorieux, Maeterlinck, Verhaeren et Crommelynck ne constituant que de rares et merveilleuses exceptions.
Notes
1 Bulletin Officiel de l’Association des Écrivains Belges, n° 4-5, avril-mai 1933, p. 55.
2 de Ghelderode(M.), « Fernand Crommelynck », dans La Flandre Maritime, 18 avril 1931.
3 de Ghelderode(M.), « Fernand Crommelynck ou l’enchanteur pathétique », dans Beaux-Arts, 5 janv. 1934.
4 « Crommelynck connaît une aventure comparable à celle de l’auteur de Pelléas. Son Cocu Magnifique n’est-il pas monté à Paris, en 1920 par Lugné-Poe ? Et l’itinéraire de l’auteur ne s’effectue-t-il pas lui aussi à travers la caisse de résonance parisienne ? Ce faisant, on n’élude évidemment pas les différences de perception et de sensibilité qu’implique la métropole française et qui devient le seul critère d’appréciation. Fondamental, le phénomène place les chefs-d’œuvre de nos auteurs dans une position bancale dont ils sont loin d’être sortis. Or celle-ci les laisse dans une sorte de no man’s land des lettres françaises. Quoi d’étonnant ? Si Mauriac trouve que Les Amants puérils constitue une pièce intéressante, il y décèle toutefois force problèmes liés aux miasmes délétères propres aux brumes nordiques » (Quaghebeur (M.), « Situation du théâtre en Belgique francophone », dans Aspecten van het Franstalig theater in Belgïe. Gent, Frans Roggenstichting, 1983, pp. 63-82).
5 « Monsieur Crommelynck fait valoir ses origines françaises », dans La Nation belge, 16 janv. 1931.
6 Le Sculpteur de masquesporte d’ailleurs le sous-titre « Symbole tragique en un acte ».
7 « Crommelynck fait valoir ses origines françaises », dans La Nation belge, 16 janv. 1930.
8 Poupeye(C.), « Fernand Crommelynck », dans Beaux Arts, 2e année, n° 2, 24 oct. 1930, p. 1 : « Crommelynck est fort exactement la floraison, sur le plan du théâtre, de l’incomparable école des peintres primitifs flamands, tout comme Shakespeare a été l’ultime et magnifique floraison de la poésie dramatique médiévale. Avec la même crudité que chez le vieux Breughel […], avec la même tendresse que l’on trouve chez nos maîtres flamands du quattrocento. […] Comme les primitifs flamands, dont il est, plus qu’aucun peintre d’aujourd’hui le disciple direct, Crommelynck travaille par glacis ».
9 Crommelynck, comme nous le verrons par la suite, fut d’ailleurs aidé par le gouvernement belge, qui lui versa à plusieurs reprises une forme de subside.
10 Beaucoup de dramaturges comme Herman Closson, Romain Sanvic, Georges Sion, etc. faisaient régulièrement des adaptations de pièces étrangères et de classiques. Après la seconde guerre mondiale, les théâtres belges continuèrent à jouer ce rôle de « découvreurs » de pièces étrangères, d’où le développement de l’idée de la Belgique comme pays-carrefour de cultures, jouant un rôle de « radar théâtral » pour les autres pays francophones.
11 Son but était de « Défendre les intérêts professionnels, artistiques et littéraires de ses membres, à l’exclusion de toute perception de droits d’auteurs ». Statuts publiés dans les Annexes du Moniteur Belge, n° 751, 21 juin 1930.
12 Cariney fut représentée cette année-là. Lorsqu’il devint directeur artistique au Théâtre du Parc durant la saison 1933-1934, Mayer y invita le Théâtre de l’Œuvre avec sa création de Une femme qu’a le cœur trop petit. La création de Chaud et froid était également prévue durant cette saison, mais elle fut annulée, car Crommelynck n’avait pas réussi à rassembler les comédiens qu’il désirait. Ce fut l’occasion d’une brouille assez grave entre Crommelynck et Mayer qui refusa pour un temps d’avoir d’autres contacts avec le dramaturge. Cependant ce fut également au Théâtre du Parc que la Compagnie Marcel Josz créa en 1938 Tripes d’or avec un grand succès.
13 Lettre de M. le directeur général des Beaux-Arts, des Lettres et des Bibliothèques publiques à M. le Ministre des Sciences et des Arts, 1er mars 1932, AML 4621/6.
14 Lettre de M. le Directeur général des Beaux-Arts, des Lettres et des Bibliothèques publiques à M. le Ministre de l’Instruction Publique, 5 octobre 1934, AML 4621/8.
15 Une amitié solide liait Marcel Josz au dramaturge. Un journal rapporte, par exemple, que lors de la création de Une femme qu’a le cœur trop petit en 1934 à Bruxelles, Crommelynck fêta son succès exagérément et fit du tapage nocturne sur la Grand-Place, accompagné dans ses libations par Marcel Roels, Marcel Josz et quelques autres comédiens bruxellois (Charivari, 27 mai 1934). Si l’on se réfère, de plus, à l’aide financière demandée au ministère par « des amis de Crommelynck », ainsi qu’à la manière dont il fut accueilli, au début de l’Occupation, dans le monde théâtral belge, on peut affirmer que si Crommelynck n’avait pas vraiment sa place dans l’institution théâtrale belge naissante, il y occupait néanmoins une position périphérique privilégiée et y comptait des amis.
16 Werrie (P.), « Tripes d’or et la Compagnie Marcel Josz », dans Le Nouveau Journal, 17 déc. 1940.
17 Werrie voyait dans le théâtre de l’entre-deux-guerres un théâtre du morcellement, de la perte de l’homme dans l’évasion, fait de distraction légère, d’histoires de coucheries, de théâtre « physiologique ». L’homme qu’il incarnait, selon Werrie, était ce bourgeois enrichi des années vingt, matérialiste, et dominé par le profit. Dans son article sur Tripes d’or, Werrie citait Drieu la Rochelle, qui voyait dans la guerre la fin de l’ère du riche bourgeois : « Dans quelques années, la main du bourgeois se refermant sur des pièces d’or sera peut-être pour nous un geste aussi lointain, aussi légendaire, aussi incompréhensible que la main de la sorcière médiévale transperçant une poupée de cire pour attirer la mort sur tel ennemi de son client ou de sa cliente » (Drieu la Rochelle (P.), cité par Werrie (P.), dans Le Nouveau Journal, op.cit.).
18 « En Belgique, on dira qu’il eut quelques petits ennuis à la Libération, et qu’il ne fut pas de l’Académie. Je serais tenté d’en féliciter ses mânes, sur les deux points, ayant, hélas, encore plus mauvais esprit que lui » (Poulet (R.), Billets de Sortie. Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1975).
19 Moulin(J.), Fernand Crommelynck ou le théâtre du paroxysme. Bruxelles, Palais des Académies, 1978, p. 244.
20 Archives de la Ville de Bruxelles, Indicateur des Théâtres, I.P. 22885.
21 « Pour intégrer les valeurs allemandes sur les scènes francophones, la commission théâtrale avait prévu, déjà pour l’année dernière, une représentation de “Kabbale und Liebe” au Théâtre des Galeries. Les directeurs, Fonson et Crommelynck, sont parvenus à différer la mise en scène à plusieurs reprises. Il faut mettre un terme à ces manœuvres de retardement. Pour cela, on a prévu comme date ultime le 20 mars. Les directeurs se sont engagés par écrit à respecter cette date » (Rapport d’activité de la Propaganda Abteilung, 28 févr. 1941, p. 12. Archives de l’Auditorat militaire, dossier n° 1 du Procès du Nouveau Journal et de Cassandre).
22 « Le public ne se soucie guère des directives de politique culturelle de l’Allemagne Nouvelle ; preuve en est du succès énorme de la pièce Le Cocu magnifique de Fernand Crommelynck. Malgré une représentation de haute qualité et la virtuosité de l’écriture, c’est une émanation de la décadence » (op.cit., 31 mai 1941).
23 Op.cit., 16 juillet 1941.
24 Marceau(F.), Les Années courtes. Paris, Gallimard, 1968.
25 « Dans le domaine de l’esprit, comme ailleurs, la Belgique est contrainte à vivre de ses propres ressources, et c’est là une épreuve aussi salutaire que pénible, car elle nous permet de prendre conscience à la fois de nos richesses et de nos limites. Disons tout de suite que cette expérience s’est révélée féconde en résultats heureux. Depuis longtemps, Bruxelles n’avait pas connu de saison théâtrale aussi brillante et aussi variée. […] Le principal bénéficiaire de cet état des choses fut Crommelynck. Il peut paraître étrange de parler de révélation à propos d’un dramaturge qui fut joué dans le monde entier, et pourtant, le mot est à peine trop fort. […] Depuis septembre, Crommelynck a tenu l’affiche de longs jours aux “Galeries” avec Chaud et froid et La Femme qu’a le cœur trop petit et au Palais des Beaux-Arts avec Tripes d’or et cela, non seulement devant un public de spectateurs avertis et complices mais devant cette masse anonyme qui, hier encore, prenait Verneuil pour le plus subtil et le plus spirituel des écrivains de théâtre » (Van de Kerchove (A.), « Le théâtre, coup d’œil rétrospectif », dans Apollo, 1er mai 1941, p. 23).
26 « Crommelynck n’a-t-il toujours rien emprunté à Molière ? Que si ! Il a même fait de sa pièce un concentré moliéresque nullement dissimulé. Pour être bref, nous y retrouvons du Sganarelle, de L’École des maris, du Mariage forcé, du Médecin malgré lui, du Bourgeois gentilhomme et du Malade imaginaire. Mais le tout est digéré, assimilé, et rendu par Crommelynck selon son génie personnel. Des classiques, Crommelynck garde l’unité de lieu : il leur a rendu le cœur tout en le modernisant » (Marechal (E.), « Tripes d’or à la façon de Marcel Josz », dans Le Pays Réel, 13 déc. 1940).
27 « Les enfants écoutent, apeurés. Les voilà comme Tyltyl et Mytyl au milieu de leur forêt. Mais peut-être sommes-nous aussi dans une antichambre du théâtre de la peur (un peu comme dans Les Flaireurs de Van Lerberghe) » (Werrie (P.), « Aux Galeries, les Amants puérils », dans Le Nouveau Journal, 17 mars 1942).
28 Werrie(P.), « Au Molière, aux Galeries et au Parc : Affinités subjectives. La Belle au Bois de Jules Supervielle, On ne badine pas avec l’amour de Musset, Les Amants puérils de Crommelynck, Stella de Goethe », dans Cassandre, 8 mars 1942.
29 « Dans les premières lueurs du printemps 1940, aux Champs-Elysées, Giraudoux faisait jouer Ondine qui est tirée d’un conte allemand. Jouvet, sur les bords de ce Jourdain rhénan, prophétisait le retour au spirituel. L’ombre de la guerre tombait comme un rideau de fer sur Britannicus, Athalie et Les Perses d’Eschyle, […]. Notre Parc avait monté tout un cycle Racine. Le retour au spirituel prêché par Jouvet coïncidait avec l’année racinienne. Crommelynck nous reste, qui résiste magnifiquement à la tourmente. Seules, les baraques du Boulevard risquent fort d’être emportées, où l’on nous montrait justement, comme au musée anatomique de la foire, l’homme en pièces détachées » (Werrie (P.), Le Théâtre de la fuite. Bruxelles-Paris, Les Écrits, p. 229).
30 Elst(P.), « Carine, de Fernand Crommelynck », dans Le Pays Réel, 9 avril 1943.
31 « Il est difficile de dire ce que le temps retiendra de […] la saturnale qui se développe dans les couloirs, les chambres, et sur les pelouses du château, et dont nous sentons bien aujourd’hui qu’elle est nécessaire pour contraster avec la pureté de Carine. […] Et quant aux parties hautes, fallait-il que l’esprit fût faussé, que le siècle fût disloqué pour n’y point reconnaître, dès qu’une voix leur eut donné vie à la scène, quelques-unes des plus hautes expressions d’amour que le théâtre ait inspirées » (Werrie (P.), « Au théâtre des Galeries, “Carine ou la jeune fille folle de son âme” », dans Cassandre, 14 mars 1943).
32 Cocéa(A.), Mes amours que j’ai tant aimées. Paris, Flammarion, 1958, pp. 183-185.
33 Berger (A.), À la rencontre de Fernand Crommelynck. Bruxelles, La Sixaine, 1946.
34 Hainaux(R.), Le Théâtre de Fernand Crommelynck. Université de Liège, 1940, 159 p.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Cécile Michel, « Fernand Crommelynck et la Belgique, de 1930 à 1944 : Étapes d’une reconnaissance institutionnelle », Textyles, 16 | 1999, 96-105.
Référence électronique
Cécile Michel, « Fernand Crommelynck et la Belgique, de 1930 à 1944 : Étapes d’une reconnaissance institutionnelle », Textyles [En ligne], 16 | 1999, mis en ligne le 30 juillet 2012, consulté le 10 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/1171 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/textyles.1171
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