Une esthétique du paradoxe
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- 1 Moulin (J.), Fernand Crommelynck ou le théâtre du paroxysme. Bruxelles, Palais des Académies, 1978, (...)
- 2 Ibid.
- 3 À la recherche de Fernand Crommelynck. Liège, La Sixaine, 1946, p. 29.
1Une femme qu’a le cœur trop petit semble occuper une place à part dans la production de Crommelynck : la facture assez classique de la pièce, son ton léger, souvent boulevardier, amènent à la situer spontanément dans la grande tradition de la comédie de caractère. L’accueil qu’elle reçut dès sa création en janvier 1934, à Bruxelles et à Paris, est révélateur à cet égard : c’est la seule pièce de Crommelynck qui ait reçu immédiatement l’assentiment à peu près général de la critique et du public. Et si certaines scènes firent scandale, en 1934, et suscitèrent « l’indignation des moralistes »1, la majorité des critiques s’accorda à reconnaître les qualités dramatiques de la pièce. Crommelynck serait enfin parvenu à maîtriser les défauts majeurs de ses pièces antérieures : la démesure, le désordre, l’outrance. « La virulence de ses paradoxes — écrivait André Bellesort — s’est atténuée ; on dirait qu’il y a dans sa nature tourmentée quelque chose de plus reposé, de plus tendre, de plus amical »2. André Berger introduisait, quant à lui, son étude de ce texte en insistant sur cette modération qui le caractérise : « C’est la plus modérée, la plus contenue, on serait tenté de dire : la plus classique des œuvres de Crommelynck »3. De toutes ses pièces, Une femme qu’a le cœur trop petit peut en effet être considérée comme celle qui répond le mieux aux exigences implicites de la tradition théâtrale française.
- 4 Cf. « Six entretiens de Fernand Crommelynck avec Jacques Philippet », repris dans : Moulin (J.), op (...)
2Comment interpréter cette évolution inattendue ? Signe d’assagissement voire d’essoufflement : en panne d’inspiration, Crommelynck aurait cessé d’être, dès 1934, le dramaturge novateur qu’il avait été dans les années vingt ? Telle fut ma première impression, confortée par le silence de l’écrivain après la rédaction de ses deux dernières pièces publiées (toutes deux montées en 1934). Pour expliquer la minceur de son œuvre dramatique, Crommelynck n’avait-il pas suggéré qu’on n’a « pas énormément de choses à dire dans une courte vie »4 ? Un examen attentif de cette pièce conduit cependant à proposer une autre hypothèse : lorsqu’il écrit Une femme qu’a le cœur trop petit, Crommelynck n’abandonne pas le modèle dramaturgique qu’il a inventé et mis en œuvre jusque-là, mais il en exploite une potentialité très particulière, qui semble en atténuer les effets ; nous aurions en fait affaire à une variation ingénieuse sur le principe même du théâtre de Crommelynck, à savoir le paradoxe.
L’ambivalence de la passion
3Comme on l’a souvent dit, toutes les pièces de Crommelynck s’articulent autour d’un personnage central, caractérisé par une passion excessive. Cette proposition très générale, d’ailleurs applicable à de très nombreux dramaturges, n’est opératoire, dans le cas précis de Crommelynck, qu’à la condition de prendre en compte l’ambivalence inhérente au concept de passion. D’une part, la passion est mère de la volonté : elle confère à l’homme une force qui lui permet de dépasser sa condition. Tous les dictionnaires de citations rapportent cette phrase de Hegel, dans son Introduction à la Philosophie de l’Histoire : « Rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion ». Si les personnages de Crommelynck sont des personnages d’exception, c’est notamment parce qu’ils sont animés d’une telle passion : placés face à un objet ou à une valeur qu’ils idéalisent, ils font tout ce qui est en leur pouvoir pour s’identifier parfaitement à ceux-ci, pour les rejoindre, les posséder, les maîtriser intégralement. Mais, d’autre part, comme le soulignent l’étymologie et la signification chrétienne du terme, la passion est synonyme de souffrance : elle domine l’esprit de l’homme qui la subit et se comprend alors comme un principe de dépossession. Cette part obscure, tous les personnages de Crommelynck y sont tôt ou tard confrontés, qui les empêche douloureusement de se rejoindre eux-mêmes en rejoignant l’objet ou la valeur auxquels ils ont identifié leur être.
- 5 Je me permets de renvoyer ici à mon livre : Fernand Crommelynck. Une dramaturgie de l’inauthentique(...)
4Tout le théâtre de Crommelynck se nourrit de cette ambivalence de la passion, qui se traduit concrètement par l’existence, dans chacune de ses pièces, d’une prescription paradoxale. Deux forces contraires régissent l’évolution de l’action : une force de rétention, de resserrement, qui procède de la volonté exprimée par le personnage passionné de maîtriser l’ensemble de la représentation en fonction de son seul idéal ; une force de débordement, force mystérieuse qui est le signe de la dépossession et de la folie qui s’empare du personnage. Ce qui appartient en propre à Crommelynck, c’est le fait que ces deux forces opposées renvoient à un seul et même principe : on n’a pas affaire à une dramaturgie du conflit — conflit entre un personnage passionné et ses proches, plus sensés (l’avare contre ceux qui préconisent la circulation des biens), ou conflit intérieur, par exemple entre la passion et la raison —, mais bien à une dramaturgie du paradoxe, dans la mesure où l’opposition est intérieure à cette passion même. Ce que traduit parfaitement l’injonction paradoxale adressée par Bruno à Stella, dans Le Cocu magnifique : « Dis-moi quelque chose que tu ne puisses me dire ». Une telle injonction manifeste parfaitement l’ambivalence de la passion de Bruno et imprime à la pièce un mouvement infini : tout dénouement est impossible5.
Balbine ou la passion domestique
5Une femme qu’a le cœur trop petit peut paraître relever d’une dramaturgie différente, plus traditionnelle — non paradoxale. À première vue, Balbine, le personnage central de cette pièce, se présente comme l’antithèse de la passion (telle que définie précédemment). Elle intervient dans un petit univers auparavant harmonieux (ce n’est évidemment pas son avis) et s’attache immédiatement à le soumettre à sa propre volonté de rationalité, d’ordre, de méthode : comme tous les personnages de Crommelynck, elle veut maîtriser intégralement le monde qui l’entoure, en faire une représentation de la valeur qui organise son existence. Mais cette volonté est ici sans contrepartie, elle ne recèle, en apparence, aucune part obscure : Balbine semble avoir décidé une fois pour toutes de renoncer à l’appel du désir. Dans un entretien avec Benjamin Crémieux, Crommelynck a lui-même suggéré cette interprétation du personnage, émettant, à son habitude, un avis très nuancé ( !) :
- 6 Crémieux (B.), Je suis partout, 20 janv. 1934, repris dans : Moulin (J.), op.cit., p. 179.
Pourquoi dissimulerai-je que j’ai en partie (en partie seulement, car j’estime que 60 % des femmes ressemblent à Balbine) eu le dessein d’en faire l’allégorie d’une certaine vertu française, d’une certaine France, méticuleuse, juriste, tatillonne, sans élan, que je n’aime pas beaucoup ?6
6Une telle caractérisation revient à inscrire le personnage de Balbine dans le paradigme traditionnel opposant passion et raison, désir et devoir.
7Or la pièce se révèle en fait plus complexe. Car, manifestement, Balbine est un être passionné : en fait, elle n’est pas vraiment « sans élan » ; il serait plus juste de dire que tout son élan la porte vers la réalisation de la loi, des conventions, de l’ordre établi. C’est ainsi qu’elle semble parfaitement comblée dans son rôle, loin de tout renoncement. En somme, chez elle, les deux dimensions de l’ambivalence passionnelle coïncident, parce que sa passion consiste précisément à domestiquer tout ce qui risque d’échapper à l’ordre qu’elle entend instaurer. Bruno était déchiré entre la volonté de maîtriser la représentation et le désir d’accéder à la part secrète, irreprésentable, de l’autre ; en Balbine, au contraire, la face solaire et la face obscure, la volonté et le désir s’identifient strictement et parfaitement :
- 7 Crommelynck (F.), Une femme qu’a le cœur trop petit, dans Théâtre, III. Paris, Gallimard, 1968, pp. (...)
J’ai remis en honneur les saisons et les heures. Selon leur battement tout est calculé, prévu, organisé. Vienne le malheur, sa violence ne s’augmentera ni de notre surprise, ni de notre panique. J’ai fait la part du feu, — la petite part. […] Mais que la bonne chance nous visite, je saurai l’apprivoiser. Elle est volontiers casanière où la maison est bien tenue. J’attends l’avenir avec tranquillité : je le reconnaîtrai. […] Quant aux êtres, je les rendrai heureux bon gré, mal gré !… La liberté est une chimère dévorante7.
8Elle est, constate son mari Olivier au terme de la pièce, « l’implacable Allégorie de toutes les Vertus domestiques » (p. 297). Elle renie la liberté, capture l’espace et le temps, dans la cage de sa représentation idéale.
- 8 C’est là encore un trait qui rapproche Une femme qu’a le cœur trop petit des autres pièces de Cromm (...)
9La passion domestique de Balbine se traduit exclusivement en termes de réduction : elle est « la femme qu’a le cœur trop petit ». La transformation essentielle qu’elle impose au domaine qu’elle s’approprie — domaine composé du parc et de la maison, mais aussi des personnes qui y vivent ou y passent (par exemple, Isabelle, l’amie de Patricia, ou Constant, le frère d’Olivier) — consiste à le clore sur lui-même et à le soumettre à un mode de gestion parfaitement rationnel. Quand elle apparaît, alors que tous la croyaient encore au lit, Balbine annonce qu’elle a « fait déjà une inspection fructueuse du domaine » (p. 185). Et, durant toute la scène qui suit, elle impose en douceur8 les nouveaux principes qui régleront désormais la vie des personnes et du domaine : Olivier arrêtera de fumer, Patricia ne prendra plus le risque, en sortant seule, de s’exposer aux vauriens ; les gens ne passeront plus par le parc pour se rendre au village voisin. Une gestion rationnelle des ressources augmentera la productivité, comme on dirait aujourd’hui :
Les groseilliers sont des buissons de rubis, mais les oiseaux sont dedans qui nous donneront un trille à la place d’une grappe, une chanson pour un pot de confiture (p. 186).
10Et, Olivier en fait la surprenante expérience, même la relation amoureuse sera désormais pensée en termes strictement économiques :
Balbine : […] Mon très cher Olivier, je ne suis pas enceinte. Or !…
Or, depuis que nous sommes mariés, j’ai eu bien des occasions d’espérer. — Le voyage aidant, l’oisiveté, vous avez dévoré notre lune de miel jusqu’au dernier quartier. (Elle sourit. Il est stupéfait. Elle continue :) La vie reprend sa cadence normale. Je vous demande enfin : « Est-il raisonnable que vous vous évertuiez ? »
[…] Certes, je ne me déroberai à aucun de mes devoirs…
Olivier, sans force : Devoir ?…
Balbine passe : … mais je vous sais d’âme trop haute pour penser qu’il soit un devoir qui n’aboutisse qu’à votre seul plaisir. Compris ainsi, le mariage ne serait qu’écureuil en cage !… (pp. 206-207).
- 9 Et à l’exception de Constant, qui semble pressentir d’entrée de jeu la part obscure d’une telle pas (...)
11La passion domestique dont Balbine est animée — qui en fait, aux yeux des autres personnages, une figure de perfection, du moins au début de la pièce9 — régit ainsi sa vie entière.
12On peut affirmer en ce sens que cette passion, qui consiste à transformer la rationalité en une valeur ultime et, plus encore, désirable, relève de la logique passionnelle qui régit les autres pièces de Crommelynck. Pour préciser la singularité du personnage de Balbine, il est intéressant de la comparer à Carine. On pourrait dire, en une formule, que, si Carine était « folle de son âme », Balbine est folle de sa raison : Carine s’identifiait intégralement à son désir ; Balbine se définit, au contraire, négativement, par cela qu’elle refuse et qu’elle craint : « Je n’ai peur que de l’inconnu, du fuyant, de l’insaisissable » (p. 281), reconnaît-elle. En témoigne exemplairement cette scène cocasse, déjà évoquée, où Balbine présente à Olivier sa vision de l’amour, dans le but de lui annoncer qu’ils feront désormais chambre à part :
Balbine, souriante : Tel que je vous regarde, à cet instant, tel vous m’êtes apparu le jour que la chance nous mit en présence. Vêtu selon la mode, d’un pantalon large, d’un veston court, cravaté net, chaussé fin, vous étiez un homme semblable aux autres hommes, à mon père, à mes frères, aux maris de mes amies, à mes cousins. (Plus aimable encore :) Je dis semblable et non pareil. (Olivier fait mine de se lever.) Halte ! ne bougez pas ! Je vous avais donc reconnu avant de vous connaître. Pour en venir à la connaissance, il a suffi que nous nous sachions en accord ou en contraste sur des goûts, des idées, des faits. Vous me plaisiez : je vous nommais Olivier, le plus simplement.
C’est “après”, au contraire, que je vous ai… désappris, oui, désappris.
Comme d’une chose incroyable :
Lorsque vous vous êtes présenté à moi, ce premier soir… — disons les mots — … lorsque vous vous êtes présenté, — à cru ! ! !…
Olivier éclate de rire : À cru !…
Balbine : … dans mon épouvante, je ne vous ai plus connu ou reconnu. Vraiment, vous m’étiez changé, méconnaissable, — étranger ! (Elle sourit à nouveau, de tout son charme.) J’imaginai être échouée, après un naufrage, sur la plage déserte d’une île — et que surgissait devant moi, seul et debout, un naturel de l’endroit, habillé seulement de lumière ! (Il rit.) Un sauvage, voilà ! un sauvage duquel je me demandais avec terreur : “Cache-t-il des armes empoisonnées, est-il cannibale ?” (pp. 205-206).
13Cette crainte du naturel, de l’autre, de l’étranger, apparaît tout au long de la pièce et en régit l’évolution. Balbine obéit à une seule et même règle, qui vaut à ses yeux jusque dans l’ordre intime de l’amour, celle de la reconnaissance du même. Ainsi l’époux choisi ne sera-t-il aimé qu’à proportion de sa ressemblance avec les autres hommes, c’est-à-dire — on mesure la distance par rapport à Carine — dans le refus absolu de toute intimité véritable. Balbine s’identifie donc parfaitement à sa volonté de maîtriser intégralement l’univers clos et délimité qui est le sien ; tout ce qui est susceptible d’échapper à cette volonté se voit refoulé dans l’ailleurs de la barbarie.
14Balbine figure donc la passion de la rationalité ! Le trajet de Bruno, dans Le Cocu magnifique, était régi par une force contradictoire, inhérente à son propre désir : il voulait à la fois maîtriser la représentation et atteindre à l’irreprésentable. En Balbine, au contraire, le désir coïncide parfaitement avec la volonté de maîtrise et vient ainsi la renforcer. C’est là, à mes yeux, le coup de génie de Crommelynck : avec Balbine, il invente la seule figure qui puisse rendre la loi — en tant qu’elle interdit, empêche, expulse le désir — désirable ! En écrivant Une femme qu’a le cœur trop petit, Crommelynck ne renie donc pas son esthétique du paradoxe ; la pièce constitue plutôt une forme de variation (au sens musical) sur ce principe dramaturgique fondamental, la seule qui permette de faire coïncider les deux termes qui à l’ordinaire s’opposent.
15Par là même, Balbine actualise la propension totalitaire que Crommelynck met en scène dans toutes ses pièces et lui confère sa forme la plus épurée. À lire attentivement les répliques de Bruno dans Le Cocu magnifique, de Pierre-Auguste dans Tripes d’or ou de Carine dans Carine ou la jeune fille folle de son âme, on s’aperçoit rapidement que leur discours est d’emblée divisé par ce qui lui échappe : Bruno, par exemple, éprouve douloureusement l’impossibilité de « faire voir » l’âme de Stella au bourgmestre. Balbine triomphe, au contraire, du moins dans un premier temps, et elle semble parfaitement comblée. Aux yeux de la plupart des personnages qui l’entourent, elle représente d’ailleurs la perfection incarnée. Dès avant la fin du premier acte, la transformation dramatique que produit son intervention est entièrement achevée. Elle est parvenue à faire obéir l’ensemble de la représentation aux principes qui sont les siens. On apprend, au début du deuxième acte, qu’elle a pris assurance contre tout (p. 223), se protégeant du monde extérieur et de ses dangers, en le réglementant : « La sécurité nous est garantie », conclut-elle, confondant ouvertement les mots et les choses. Il semble par ailleurs que ses prescriptions soient respectées, comme le révèle particulièrement bien l’attitude nouvelle d’Olivier : Balbine, lui reprochant de fumer trop, lui a prédit « Vertiges, bourdonnements, paresse du foie, somnolences et insomnies » (p. 192). Il constate presque aussitôt que ce diagnostic est parfaitement juste et on le retrouve, au deuxième acte, transformé en malade imaginaire : il passe ses journées à se peser et à se scruter (p. 233), réduisant son corps à un langage chiffré, celui de son thermomètre et de sa balance — heureux d’avoir été sauvé par Balbine de la « gaieté barbare » (p. 234) qui l’animait autrefois. Olivier s’est moulé dans la convention, dont le langage de Balbine est l’expression : il est devenu un homme comme les autres, qui subit les conséquences d’une vie dissolue, car « [i]l faut, hélas, que folle jeunesse se paie ! » (p. 233). Il apparaît ainsi que la parole de Balbine a désormais force de loi : elle règle toute la représentation. Rien n’échappe désormais aux tentacules de la passion domestique.
16Cette propension totalitaire se traduit très concrètement dans l’usage singulier que Balbine fait du langage. Pour régenter le domaine, il lui suffit de l’enfermer dans le cadre réduit de son propre discours, discours dont la valeur est nettement juridique et prescriptive, comme en témoignent exemplairement les commandements rédigés à l’usage de Minna et Xantus. Très fière, Balbine présente cette véritable bible du lieu dès sa première rencontre avec les gens de sa nouvelle maison :
Minna, Xantus, vous trouverez sur la cheminée de ma chambre un gros bouquin relié de cuir, apportez-le moi, s’il vous plaît. — Ce sont mes commandements, qu’ils apprendront par cœur. Commandements généraux, quotidiens, commandements pour les jours de fête et pour les jours de deuil. (À Olivier, souriante :) Vous reconnaîtrez que j’étais préparée à diriger votre maison (p. 190).
17La bible du lieu, son « œuvre » (p. 193), Balbine la commente en ces termes : « Tout est prévu, combiné, codifié, du gouvernement domestique… […] selon le mois, le jour et l’heure ! » (p. 193). Intégralement codifié, pris dans un cadre langagier rigoureux, le monde acquiert une cohérence admirable, devient totalement prévisible. Après avoir fait répéter aux deux serviteurs quelques-uns de ses commandements écrits, Balbine ne manque pas de relever la puissance merveilleuse du système qu’elle propose :
Balbine : Assez, — merci. Que Xantus et Minna obéissent scrupuleusement à l’ordre et au détail des articles, on n’aura plus à les commander : ils seront leurs maîtres.
Xantus, émerveillé : C’est vrai !
Minna, en écho : C’est vrai ! (p. 194).
18La réaction spontanée des deux serviteurs témoigne fort bien de la fascination que peut produire tout système totalitaire. Le langage de Balbine, dont la « bible du lieu » est probablement l’expression la plus parfaite, recèle effectivement une valeur totalisante : par lui, Balbine dicte la marche à suivre, prédit l’avenir, fixe la destinée — en fonction de conventions clairement établies. Le langage est l’instrument de la loi : il dit toute la loi et rien qu’elle.
Le retournement paradoxal
19Rien, semble-t-il, ne doit contredire la passion domestique de Balbine, son désir étant tout entier identifié à sa volonté active. C’est pourquoi le principe du paradoxe, à l’œuvre dans les autres pièces de Crommelynck, peut paraître ici moins apparent. Il n’en est pas moins déterminant, comme le révèle le mouvement de la pièce, typiquement crommelynckien.
20Dans ce texte encore, c’est à la fin du premier acte que la rupture s’opère. Elle est annoncée par les quelques défaillances dont Balbine est victime dès son entrée en scène, défaillances qui se traduisent (non sans produire un effet comique) par un bref évanouissement, suivi de quelques mots murmurés : « Vous dis-je… Vous dis-je… Vous dis-je… (Sans plus. Puis la main sur le cœur :) Mon cœur !… » (p. 192). À quelques reprises, Balbine est ainsi confrontée à des situations indicibles, que sa parole ne peut contenir : ainsi en va-t-il quand Minna lui annonce fièrement qu’elle a son « innocence » (p. 191) ou quand elle entend Gabriel prononcer le mot de Cambronne (p. 210), plus anciennement, on l’a vu, quand Olivier s’est présenté « à cru ». Ces moments ponctuels de défaillance montrent combien l’exigence de maîtrise intégrale inhérente à la passion de Balbine lui confère une forme de fragilité — qui est celle de tous les personnages de Crommelynck : la possibilité même d’une résistance au système suffit à révéler son insuffisance et à le rendre caduc. « C’est trop qu’on puisse douter d’elle [Stella] », constate Bruno juste après la fameuse scène du sein, et c’en est fini de l’enchantement amoureux. Balbine parvient quant à elle à surmonter les obstacles et à consolider ses repères imaginaires, jusqu’à ce qu’arrive, à la fin du premier acte, un personnage significativement nommé : La Faille !
21Son entrée en scène est le signe annonciateur de l’échec de Balbine : elle introduit une brèche dans le système que celle-ci vient de mettre en place. La Faille est à peine sortie que Minna entre, sanglotant :
[…] je suis une fille perdue. C’est Xantus qui m’a perdue. Et c’est la faute à Madame ! Hou ! Hou ! À cause de cette jupe trop longue, Xantus a demandé “Montre tes bas”, et il a vu les bas. Il a demandé “Montre les jarretières” et j’ai répondu “Ce n’est pas convenable”. Et il a dit “Je te donnerai cinq francs”, et il a vu les jarretières. Et il a dit “Tu as de la peau au-dessus”. Et il a voulu voir le linge et il l’a vu. Et voilà qu’il m’a culbutée ! (p. 217).
22Balbine défaille, évidemment ! Mais l’aveu de Minna, sur lequel l’acte se clôt, marque une étape nouvelle dans le déroulement de la pièce : elle ne relate pas simplement une forme de résistance du corps et du désir contre la loi. Comme le dit explicitement la servante, « c’est la faute à Madame ! » : Xantus l’a culbutée parce qu’il a voulu voir le linge que Balbine a imposé à Minna ; celle-ci a donc bien perdu son « innocence » par un effet de la passion domestique. Peu après, alors que Xantus et Minna, tel un « couple d’anges chanteurs » (p. 235), récitent les commandements pendant que Balbine recouvre de toiles blanches les meubles, dans un grand élan de purification, une fausse note vient tout à coup rompre l’harmonie de la douce « psalmodie » (p. 235) :
Minna bâille longuement, tandis que Xantus poursuit.
Xantus :
“Dimanche te reposeras
D’âme et de chatouillements.”
Balbine bondit, ahurie, indignée : Quoi ?
Minna éclate de rire : Hou ! Hou ! Hou ! Hou ! Hou ! Hou !
Balbine, à Xantus qui semble ne pas comprendre : Vous vous moquez de moi ?
Xantus proteste, crache à terre et, du pied, trace une croix : Oh ! Madame, je le jure ! (p. 238)
23Le lapsus de Xantus n’indique pas la présence d’une volonté contraire à celle de Balbine : c’est elle-même qui a suggéré aux serviteurs de chanter les commandements pour se rendre « la besogne légère » (p. 194), et c’est probablement cet élan de la parole qui a causé le lapsus en question. On voit fort bien par cet exemple — minime, certes, mais représentatif — que l’échec de Balbine ne procède pas d’une opposition délibérée à son système, mais qu’il en est plutôt une manière de conséquence. C’est ainsi que toutes les prescriptions de Balbine finiront systématiquement par se retourner contre elle.
24Le principe du paradoxe régit donc aussi Une femme qu’a le cœur trop petit. Ce paradoxe, on peut en repérer l’origine dans l’usage totalitaire du langage qui caractérise la passion de Balbine. On l’a vu, celle-ci transforme le langage en un instrument parfait, capable de dire toute la loi et rien qu’elle : il codifie toute relation, ordonne le quotidien, prédit le déroulement de la vie même. Dans un tel cadre, l’indicible n’existe pas, pas plus que la métaphore, strictement inutile — et il n’y a dès lors aucune place pour l’interprétation. La source de tous les malheurs de Balbine réside dans cette clôture du langage sur lui-même, comme le révèlent fort bien deux des « fils » dramatiques principaux de la pièce : le mensonge de Xantus et celui de Patricia. La première intervention de Balbine engendre en effet l’invention de deux anecdotes imaginaires qui vont traverser toute la pièce et déterminer, pour une part, son mouvement. Xantus et, à sa suite, Minna deviennent menteurs et voleurs « pour faire plaisir à Madame » (p.201), c’est-à-dire parce qu’ils sont captifs de ses prescriptions. Quant à Patricia, elle invente l’existence d’Aldo comme par l’effet d’une contrainte liée à la perfection de Balbine :
Patricia, sombre : Tu as vu le regard de Balbine, clair, uni, droit comme un rayon. Moi, je n’ose guère regarder les gens en face. Je baisse les yeux. Je rougis. J’ai donc quelque chose à retenir, à cacher ? (p. 197).
25Puisqu’elle a quelque chose à cacher, Patricia s’invente donc un amoureux, son amie Isabelle se chargeant d’imaginer ses traits, sa voix, les circonstances de leurs rencontres secrètes. On assiste ici à la création d’un personnage, première pièce d’un engrenage dont Balbine sera la première victime et, avec elle, Patricia (bientôt enceinte de ce fantôme), Gabriel (qui, pour la conquérir, lui déclare ne pas aimer les jeunes filles et préférer les enfants des autres) et Isabelle (qui se donne à Horace « tout entière » (p. 268) pour égaler Patricia). Et, bien entendu, tout ce que Balbine mettra en œuvre pour rattraper les « errements » de la jeune fille aura des conséquences inverses de celles escomptées.
26L’échec de Balbine ne résulte donc pas d’une série de facteurs extérieurs à sa propre passion (dramaturgie du conflit), mais bien du retournement paradoxal et systématique de ses propres prescriptions contre son propre projet, sa propre passion. En cela, Une femme qu’a le cœur trop petit obéit bien au même modèle dramaturgique que les autres pièces de Crommelynck. Une différence essentielle doit cependant être signalée, qui tient au fait que la pièce se dénoue. Bruno demeure prisonnier jusqu’au bout du piège des apparences ; Pierre-Auguste et Carine n’y échappent que par la mort. Au contraire, par l’effet de la raclée que lui administre Olivier, Balbine renaît au monde, échappant à sa propre capture imaginaire :
Patricia, pardonne-moi et pardonnez-moi, Gabriel. Suis-je plus coupable envers vous qu’envers moi ? Je l’ignore. Jusqu’au-jourd’hui, j’ai rêvé sous les ombrages comme la Belle-au-bois-dormant. Dans mon songe innocent, je faisais le monde à mon image. J’ouvre les yeux, tout reprend sa place. […] J’ouvre les yeux et je vois la maison soudain émerveillée et la fenêtre éblouie et la campagne envolée au sillage des oiseaux ! (p. 325)
- 10 Sur l’inscription historique de l’œuvre de Crommelynck, j’ai développé quelques hypothèses dans l’é (...)
27Enfin un dénouement « heureux », correspondant au schéma classique du retour à l’ordre ! Enfin un dénouement tout court, pourrait-on dire, les autres pièces, Le Cocu magnifique en particulier, ne se dénouant pas. Pour la première fois, Crommelynck fait triompher le bon sens contre la passion totalitaire et l’enchantement factice. Cette caractéristique de la pièce justifie sans doute, pour une part, son succès. Quant à expliquer cette infraction de Crommelynck à l’égard de son modèle habituel, tout au plus peut-on suggérer qu’elle serait due aux circonstances. En 1934, la séduction exercée par les systèmes totalitaires avait pourtant encore de beaux jours devant elle…10
Notes
1 Moulin (J.), Fernand Crommelynck ou le théâtre du paroxysme. Bruxelles, Palais des Académies, 1978, p. 194. André Bellesort, par exemple, regrettait que Crommelynck ait quelque peu gâté cette belle pièce par « son vieux démon d’outrance et de rudesse licencieuse » (Le Plaisir du théâtre. Paris, Libraire académique Perrin, 1938, p. 209).
2 Ibid.
3 À la recherche de Fernand Crommelynck. Liège, La Sixaine, 1946, p. 29.
4 Cf. « Six entretiens de Fernand Crommelynck avec Jacques Philippet », repris dans : Moulin (J.), op.cit., p. 388.
5 Je me permets de renvoyer ici à mon livre : Fernand Crommelynck. Une dramaturgie de l’inauthentique. Bruxelles, Labor, coll. Archives du futur, 1999, 355 p.
6 Crémieux (B.), Je suis partout, 20 janv. 1934, repris dans : Moulin (J.), op.cit., p. 179.
7 Crommelynck (F.), Une femme qu’a le cœur trop petit, dans Théâtre, III. Paris, Gallimard, 1968, pp. 237-238. Toutes les citations renvoient à cette édition.
8 C’est là encore un trait qui rapproche Une femme qu’a le cœur trop petit des autres pièces de Crommelynck : la passion est toujours présentée sous un jour plutôt attachant au départ, avant que la part obscure qu’elle comporte ne se révèle brusquement, à la fin du premier acte dans la plupart des cas.
9 Et à l’exception de Constant, qui semble pressentir d’entrée de jeu la part obscure d’une telle passion.
10 Sur l’inscription historique de l’œuvre de Crommelynck, j’ai développé quelques hypothèses dans l’épilogue de mon livre : « Esquisse d’une lecture politique » (op.cit.). Par ailleurs, Pierre Halen me rappelle à propos que Marcel Thiry publie, en 1934 également, une nouvelle intitulée « Le Récit du Grand-Père », où il aborde explicitement la question du totalitarisme, et ce en des termes qui rappellent parfois ceux de Crommelynck, même s’il ne recourt pas à la logique paradoxale (pourtant chère à cet auteur). Sur cette nouvelle, voir : Halen (P.), Marcel Thiry. Une poétique de l’imparfait. Bruxelles, Artel-Ciaco, 1990, pp. 166-200 ; De Bueger (A.), « Nouvelles réflexions sur Le Récit du Grand-Père dans le manuscrit de Marchands », dans Textyles, n° 7, 1990, pp. 117-128 ; Piret (P.), « Marcel Thiry, explorateur du grand parfait », dans Textyles, op.cit., pp. 99-115.
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Référence papier
Pierre Piret, « Une esthétique du paradoxe », Textyles, 16 | 1999, 79-85.
Référence électronique
Pierre Piret, « Une esthétique du paradoxe », Textyles [En ligne], 16 | 1999, mis en ligne le 30 juillet 2012, consulté le 10 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/textyles/1135 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/textyles.1135
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