Navigation – Plan du site

AccueilNuméros6Comptes-rendusCarré Louis et Loute Alain (dir.)...

Comptes-rendus

Carré Louis et Loute Alain (dir.), Donner, reconnaître, dominer. Trois modèles en philosophie sociale, Presses universitaires du Septentrion, coll. « Philosophie », 2016, 232 p.

Héloïse Facon

Texte intégral

1Cet ouvrage collectif propose une réflexion sur la manière dont s’articulent les modèles du don, de la reconnaissance et de la domination. Entre dialogue et confrontation, sa dimension plurielle nous invite à penser et à interroger autrement ces théories aujourd’hui incontournables en philosophie et en sciences sociales.

2Héritières de l’anthropologie de Marcel  Mauss et de la philosophie de G.W.F. Hegel, les théories du don et de la reconnaissance ont réhabilité l’image de l’homme comme zoon politikon, par opposition à celle de l’homo oeconomicus. D’après Louis Carré et Alain Loute, « le don et la reconnaissance campent aujourd’hui une position alternative face à la Rational Choice Theory et à l’individualisme méthodologique » (p. 10). Ces deux pratiques semblent être au fondement du lien social, dans la mesure où elles supposent la réciprocité et une ouverture à l’altérité.

  • 1 Par exemple, dans l’introduction à un numéro spécial de la Revue du MAUSS, Alain Caillé et Christia (...)

3Alors que la plupart des travaux récents sur le sujet ont mis en avant les convergences entre les théories du don et les théories de la reconnaissance1, en les réunissant dans un vaste paradigme anti-utilitariste, cet ouvrage adopte une démarche différente : il souligne les divergences, les écarts et les tensions entre ces deux modèles. « Le pari au départ de cet ouvrage est que les subtiles différences sont plus intéressantes que les vastes similitudes » (p. 11). Il montre également leurs difficultés internes, en interrogeant les limites du principe de réciprocité. La domination, en particulier, pose un défi majeur à ces théories. Les rapports de domination ne font-ils que parasiter de l’extérieur le don et la reconnaissance, ou sont-ils immanents à ces deux pratiques constitutives de l’agir social ?

4Cet ouvrage invite à un premier questionnement, autour des ambivalences du don. Le don peut-il être considéré comme un acte de reconnaissance réciproque, fondateur du lien social ? À l’inverse, peut-il constituer un vecteur de domination ?

  • 2 Hénaff Marcel, Le Don des philosophes. Repenser la réciprocité, Paris, Seuil, 2012, p. 39.
  • 3 Par exemple, dans certains petits restaurants du Sud de la France qui proposent un menu, on trouve (...)

5D’après Marcel Hénaff, auteur du deuxième chapitre de l’ouvrage, l’échange de dons entre groupes doit être compris comme un processus de reconnaissance mutuelle. Dans les sociétés traditionnelles, le don cérémoniel vise à créer des alliances par la médiation des biens échangés. Par ce geste fondateur du lien social, les groupes s’identifient comme humains, ils s’acceptent réciproquement et ils s’honorent les uns les autres. Ces alliances ont aussi une dimension politique, puisqu’il s’agit de montrer à l’autre que l’on désire la paix plutôt que la guerre. Le don initial est un geste risqué : le donateur ne peut pas être certain que son présent sera accepté et suivi d’une réponse. Il doit faire le pari d’une dissymétrie alternée : « le receveur d’aujourd’hui sera le donneur de demain »2. Steffen Herrmann examine dans le cinquième chapitre cette thèse défendue par Marcel Hénaff, en mobilisant la figure hégélienne du serviteur, et la figure de l’otage chez Emmanuel Levinas. Il montre que le risque d’échec est minimisé lorsque le don s’inscrit dans un contexte de règles sociales ritualisées3. L’institutionnalisation du don offre une garantie contre les imprévus, mais elle affaiblit la valeur de la reconnaissance, puisqu’on ne sait pas si elle est accordée librement ou par convention. À partir de l’analyse du don agonal chez Marcel Hénaff, don à la fois obligatoire et libre, Steffen Herrmann invite ensuite à penser l’interaction de la symétrie et de l’asymétrie du social. La symétrie est liée aux règles collectives impliquant la réciprocité, tandis que l’asymétrie est le résultat d’une incertitude irréductible liée à la liberté de l’individu. Le social apparaît ainsi comme un système mobile et inachevé.

6La liberté d’action est essentielle pour que le don soit reconnu comme un don véritable, qui a du sens et de la valeur, et donc comme un acte de reconnaissance authentique. Toutefois, cet espace de liberté est-il présent dans le don cérémoniel ? Dans le premier chapitre de l’ouvrage, Axel Honneth reproche à Marcel Hénaff de mêler deux approches incompatibles. Si le don cérémoniel est le produit systémique d’une règle structurale impérative, il ne peut pas s’agir d’un acte de reconnaissance authentique de la valeur du groupe avec lequel on a choisi de s’allier. En effet, d’après Axel Honneth, la reconnaissance a une dimension normative et suppose une libre décision. Il propose une solution à cette contradiction interne : la catégorie d’une production institutionnelle des normes de reconnaissance, qui permet de penser une médiation entre ces deux niveaux. L’idée est que les attitudes morales de reconnaissance se consolident et s’extériorisent sur le plan institutionnel en devenant les normes implicites d’une routine sociale, ce qui limite la part d’incertitude dans les interactions humaines.

  • 4 D’après Marcel Hénaff, le problème de l’intégration ne concerne pas les sociétés traditionnelles qu (...)
  • 5 Dans son ouvrage intitulé Le Don des philosophes. Repenser la réciprocité (Paris, Seuil, 2012, p. 7 (...)

7Marcel Hénaff répond à cette objection dans le deuxième chapitre. En s’appuyant sur une lecture plus généreuse du structuralisme de Claude Lévi-Strauss, il affirme que la norme de réciprocité laisse aux agents un espace de manœuvre suffisant pour développer leurs propres initiatives de don et stratégies d’alliance. En outre, il montre que c’est à l’intérieur de cet ordre institutionnel fondé sur les alliances entre groupes que les formes sociales et personnelles de reconnaissance (analysées par Honneth) peuvent se développer. Autrement dit, les relations politiques sont le cadre et la condition des relations morales de reconnaissance. Contrairement à Axel Honneth, Marcel Hénaff ne prétend pas élaborer une théorie de l’intégration sociale4, mais une thèse anthropologique : il entend montrer que la reconnaissance publique entre groupes, qui passe par les rituels d’échanges de dons, est un processus constitutif des sociétés humaines5.

  • 6 Mauss Marcel, Essai sur le don (1925), Paris, PUF, 2012, p. 214.
  • 7 Boltanski Luc, L’Amour et la justice comme compétences, Paris, Métailié, 1990. Ricœur Paul, Liebe u (...)
  • 8 Boltanski tente de laïciser la notion d’agapè, mais il s’appuie essentiellement sur des témoignages (...)

8Si le don et la reconnaissance jouent un rôle essentiel dans la genèse et la reproduction du lien social, c’est parce qu’ils impliquent la réciprocité : la reconnaissance appelle un être-reconnu, et le don un contre-don. Ainsi, dans l’Essai sur le don, Marcel Mauss met en évidence l’obligation de rendre, qui apparaît comme un phénomène universel. « L’invitation doit être rendue, tout comme la « politesse » »6. Toutefois, Philippe Chanial montre dans le quatrième chapitre que le don ne vise pas toujours la réciprocité. On peut donner sans rien attendre en retour, comme dans la grâce et la sollicitude. Ainsi, l’agapè apparaît comme un amour inconditionnel, qui se situe à l’opposé de tout calcul. Dans le huitième chapitre, Johann Michel restitue, de ce point de vue, le débat entre Paul Ricœur et Luc Boltanski autour de l’opposition entre l’amour et la justice7. Alors que la justice repose sur l’équivalence et la réciprocité, ce qui la rapproche de la philia aristotélicienne, l’agapè se définit par le don gratuit. Cependant, Johann Michel remet en cause la possibilité d’une agapè pure. Il est impossible de sonder les cœurs. Dès lors, comment s’assurer de la logique vraiment désintéressée d’une action8 ?

  • 9 Marcel Mauss souligne l’ambivalence du don en rappelant que le mot « gift » dans les langues german (...)

9À l’opposé du don gratuit, il y a le don de domination, qui consiste à donner pour qu’autrui soit incapable de rendre. Comme le souligne Philippe Chanial, le don a une dimension symbolique (ce qui fait lien) mais il a aussi une part diabolique (ce qui divise). On peut accomplir un bienfait pour affirmer sa supériorité et dominer son partenaire. Le receveur est alors écrasé, endetté et rabaissé par ce don empoisonné9. Ainsi, Marcel Mauss oppose la réciprocité pacifique de la kula à la conflictualité du potlatch : la lutte pour le prestige conduit à la surenchère, à la destruction des richesses et parfois à la mise à mort des chefs. Dans le dixième chapitre de l’ouvrage, Alice Le Goff montre que plusieurs auteurs articulent le don à des formes agonistiques de reconnaissance, contrairement à Marcel Hénaff qui privilégie le pôle de l’alliance. Pierre Bourdieu, par exemple, présente le don comme un vecteur de domination qui permet la conversion du capital économique en capital symbolique. Le laps de temps entre le don et le contre-don entraîne une violence envers le donataire, qui se trouve sous la dépendance du donateur, tout en masquant cette violence sous une apparence de générosité désintéressée.

  • 10 Veyne Paul, Le pain et le cirque. Sociologie historique d’un pluralisme politique (1976), Paris, Po (...)

10Toutefois, à partir des réflexions de Paul Veyne sur l’évergétisme10, Alice Le Goff met en garde contre la tentation de catégoriser trop rapidement le don comme un vecteur de production de la domination. Cette pratique, qui consiste à donner à la collectivité des jeux, des monuments ou du pain, obéit à des motifs divers, comme la piété, le paternalisme, la peur de la guérilla sociale, ou encore le désir de rivaliser. D’après Paul Veyne, l’évergétisme n’est pas l’outil d’une production de la domination, mais plutôt sa conséquence ou son expression. Le don exprime la supériorité sociale du donateur. L’apparat répond à une attente générale. Il ne s’agit pas tant de s’attirer l’estime du peuple, que de ne pas la perdre. L’évergétisme a le double effet de légitimer la position des dominants, et de justifier la relative impuissance des dominés.

11Un deuxième questionnement transversal examiné par l’ouvrage concerne les limites éventuelles de la reconnaissance. La reconnaissance est-elle toujours réciproque ? Peut-elle fonder un lien social égalitaire et solide ? Comment distinguer les formes authentiques et les formes idéologiques de reconnaissance ? Peut-on même aller jusqu’à dire que la reconnaissance constitue un des principaux ressorts de la domination ?

  • 11 Voir par exemple la théorie de la reconnaissance d’Axel Honneth, dans Honneth Axel, La lutte pour l (...)
  • 12 Dirk Quadflieg reproche à Marcel Hénaff de réduire le don à sa dimension symbolique. Il privilégie (...)

12Comme les théories du don, les théories de la reconnaissance mettent l’accent sur l’importance de la qualité des relations intersubjectives11. La reconnaissance mutuelle apparaît comme une source irremplaçable d’intégration sociale et comme la condition de l’autoréalisation individuelle. Dans le troisième chapitre, Dirk Quadflieg soutient que le concept de reconnaissance a permis de remplir le vide laissé par l’érosion des forces de cohésion traditionnelles. Les théories de la reconnaissance permettent de concilier l’impératif de liberté individuelle avec l’exigence d’une vie en commun. Toutefois, il met en garde contre le danger de réduire la reconnaissance à une structure dyadique. Le processus de reconnaissance ne peut pas se limiter aux jugements de valeur personnels ou à la volonté privée. Pour contribuer véritablement à la cohésion des sociétés modernes différenciées, il doit être porteur d’une obligation universelle. Dirk Quadflieg reproche aux théoriciens de la reconnaissance, de Charles Taylor à Axel Honneth, d’avoir sous-estimé l’importance du tiers et de la médiation institutionnelle. Honneth en serait resté à une conception intersubjectiviste des rapports sociaux. À l’inverse, les théories du don permettent de penser la nature triadique des relations de reconnaissance. Le don n’est pas seulement le symbole du respect mutuel entre les partenaires, il joue le rôle d’un tiers qui précède et médiatise les relations interpersonnelles. Comme le montre Marcel Mauss, les objets échangés sont animés, ils mènent une vie propre qui les rend indépendants des individus qui échangent12. Toutefois, on peut nuancer l’objection de Dirk Quadflieg. Dans le premier chapitre, Axel Honneth affirme que les paroles ou les gestes symboliques ne sont pas suffisants pour donner l’assurance d’une reconnaissance effective. Le sujet a besoin de médiations sensibles, qui sont produites par les ordres institutionnels de reconnaissance : la famille, le droit et la division du travail. Par exemple, l’amour s’exprime à travers des preuves concrètes qui réduisent les doutes et les incertitudes, en témoignant de la sincérité des paroles.

  • 13 D’après Vladimir Safatle, on retrouve ce modèle dans la théorie de la reconnaissance d’Axel Honneth (...)

13Ainsi, la reconnaissance se développe toujours dans l’horizon normatif d’un médium de reconnaissance. C’est pourquoi, si l’on suit l’analyse de Thomas Bedorf dans le sixième chapitre, elle se réalise sur le fond d’une indépassable méconnaissance. En effet, la reconnaissance fait de l’autre un autre socialement identifié, ce qui limite nécessairement son altérité absolue. Il faut en outre tenir compte de l’incohérence et de l’hétérogénéité de toute identité individuelle ou collective. Une identité ne peut pas être fixée de manière univoque. En se référant à l’éthique d’Emmanuel Levinas, Thomas Bedorf montre qu’autrui est toujours en excès par rapport à son identité socialement reconnue. Cette dimension de méconnaissance est présente également dans les relations amoureuses. En s’appuyant sur la psychanalyse lacanienne, Vladimir Safatle rejette dans le septième chapitre le modèle proto-contractualiste du lien amoureux reposant sur un rapport de donnant-donnant13. L’amour n’est pas un espace transparent de délibération rationnelle, de réciprocité et de consentement. Il ne ressemble pas à l’acceptation consciente et volontaire d’un accord. Dans cette perspective, loin d’être d’ailleurs une forme de care, il est source d’angoisse et de vulnérabilité. L’amour est avant tout l’expérience de la dépossession.

  • 14 Bourdieu Pierre, Méditations Pascaliennes, Paris, Seuil, 1998, p. 220. Certes, Bourdieu suggère dan (...)
  • 15 À ce sujet, voir Renault Emmanuel, L’expérience de l’injustice, Paris, La Découverte, 2004.

14La réciprocité se trouve mise en cause de manière encore plus radicale par le phénomène de la domination. Comme le souligne Emmanuel Renault, la domination ne se réduit pas à un rapport de commandement et d’obéissance, elle comporte aussi une dimension structurelle. C’est ce que Pierre Bourdieu s’est attaché à penser en présentant la reconnaissance principalement comme un facteur de consentement à la domination : les dominés intériorisent les hiérarchies symboliques, ils ajustent leurs attentes de reconnaissance au « sense of one’s place » et ils reconnaissent la supériorité des dominants14. Emmanuel Renault s’écarte cependant de cette conception en suggérant que l’expérience de l’humiliation peut remettre en cause la validité des critères de reconnaissance institutionnalisés. Les attentes de reconnaissance peuvent constituer un des leviers de la résistance à la domination15. Il analyse ensuite la place de la reconnaissance dans le Discours de la servitude volontaire. D’après Étienne de La Boétie, la reconnaissance horizontale, proche de la philia aristotélicienne, améliore les liens sociaux. Toutefois, dans les sociétés hiérarchisées, la reconnaissance devient fausse et instrumentale : elle vise à obtenir la protection des dominants. Cette fausse reconnaissance conduit à la soumission. La domination isole les individus, ce qui rend la résistance beaucoup plus difficile. Par exemple, les techniques de pouvoir propres à l’entreprise néolibérale fragilisent les relations de reconnaissance mutuelle constitutives des collectifs de travail, par des procédures de précarisation et de mise en concurrence des individus. À la fin de sa contribution, Emmanuel Renault nuance son propos en soulignant que l’instrumentalisation de la reconnaissance est aussi une stratégie des groupes dominés pour s’adapter à la domination, ce qui n’empêche pas de la critiquer.

  • 16 Honneth Axel, « La reconnaissance comme idéologie », trad. Olivier Voirol, in La Société du mépris. (...)
  • 17 L’idéologie primaire correspond à l’idéologie d’État, tandis que les idéologies secondaires sont pr (...)

15On peut alors se demander quelles sont les ressources offertes par la théorie de la reconnaissance pour analyser l’expérience limite de la servitude volontaire. Pour répondre aux arguments de Louis Althusser à ce sujet, Axel Honneth admet l’existence de formes idéologiques de reconnaissance qui incitent les individus à assumer de leur plein gré les tâches et les devoirs au service de l’ordre social, à l’image de la mère de famille ou de l’esclave heureux16. Mais il rejette sa conception unilatérale de la reconnaissance, car elle ne permet pas de distinguer les formes de reconnaissance qui favorisent l’émancipation, de celles qui l’entravent. Toutefois, Fabio Bruschi souligne dans le onzième chapitre que la position de Louis Althusser a évolué : à partir de la distinction entre idéologie primaire et idéologies secondaires, le philosophe marxiste montre que l’interpellation des individus en sujets de l’idéologie n’implique pas leur totale aliénation17. La société se nourrit inévitablement de rapports de domination, mais les normes sociales rendent possible un certain degré d’autonomie.

  • 18 Par exemple, le management promet l’autonomie, mais il ne la donne pas vraiment. Le travailleur a p (...)
  • 19 Butler Judith, La vie psychique du pouvoir. L’assujettissement en théories, trad. B. Matthieussent, (...)
  • 20 Scott James, La Domination et les arts de la résistance. Fragments d’un discours subalterne, trad.  (...)

16Comme le rappelle Fabio Bruschi dans son chapitre, Axel Honneth a proposé un critère permettant de repérer les formes idéologiques de reconnaissance : l’écart entre la promesse de reconnaissance, et sa réalisation matérielle18. Toutefois, la théorie de la reconnaissance dispose-t-elle vraiment des ressources permettant de construire une critique de la domination ? Pour bien cerner la position d’Axel Honneth sur ce sujet, Katia Genel la confronte dans le douzième et dernier chapitre à deux autres théories opposées et radicales. D’après la théorie féministe de Judith Butler, l’assujettissement est constitutif du sujet. Le sujet est déterminé par le pouvoir, et la reconnaissance est nécessairement une forme de domination méconnue19. Inversement, James C. Scott écarte l’idée de servitude volontaire et insiste sur les signes de résistance à la domination20 : par exemple, les chants, les rites ou le ton sarcastique des esclaves lorsqu’ils s’adressent à leur maître. La théorie de la reconnaissance d’Axel Honneth se situe à mi-chemin entre ces deux voies. Il partage avec Butler l’idée que l’autonomie se conquiert sur la base d’une hétéronomie première, mais comme Scott, il préserve une place pour la résistance. Selon Katia Genel, la théorie de la reconnaissance se heurte alors au problème du rapport entre les structures sociales et la subjectivité. Dans quelle mesure le sujet est-il déterminé, ou capable de résistance, de critique et de liberté ?

17L’ouvrage interroge ainsi pleinement l’idée que le don et la reconnaissance authentiques supposeraient la réciprocité, la moralité et donc l’absence de domination. Toutefois, il n’adopte pas la solution confortable qui consisterait à opposer la norme de la reconnaissance et du don, à la factualité de la domination. La plupart des contributions insistent sur les ambivalences de ces pratiques et mettent en évidence la possibilité d’une domination inhérente au don et à la reconnaissance. Si l’ouvrage n’a pas pour ambition de proposer une théorie univoque des rapports entre don, reconnaissance et domination, il contribue de manière éclairante à la compréhension d’un nœud de problèmes centraux pour la philosophie sociale et les sciences sociales contemporaines.

Haut de page

Notes

1 Par exemple, dans l’introduction à un numéro spécial de la Revue du MAUSS, Alain Caillé et Christian Lazzeri ont proposé de voir dans le don et la reconnaissance « les deux faces d’une même médaille conceptuelle », chacune complétant l’autre « sur fond d’une obligation sociale première » (Caillé Alain et Lazzeri Christian, « La reconnaissance aujourd’hui. Enjeux théoriques et politiques du concept », Revue du MAUSS, n° 23, 2004, p. 110-111).

2 Hénaff Marcel, Le Don des philosophes. Repenser la réciprocité, Paris, Seuil, 2012, p. 39.

3 Par exemple, dans certains petits restaurants du Sud de la France qui proposent un menu, on trouve une carafe de vin à côté de son assiette, et il est d’usage que chacun serve son voisin. Cet exemple donné par Claude Lévi-Strauss est analysé par Marcel Hénaff dans Le Don des philosophes. Repenser la réciprocité, p. 129.

4 D’après Marcel Hénaff, le problème de l’intégration ne concerne pas les sociétés traditionnelles qui se conçoivent d’emblée comme indivises, mais seulement les sociétés modernes qui se caractérisent par un processus de fragmentation.

5 Dans son ouvrage intitulé Le Don des philosophes. Repenser la réciprocité (Paris, Seuil, 2012, p. 71), Marcel Hénaff s’appuie sur l’exemple suivant, emprunté à l’ethnologue Andrew Strathern : un représentant de l’administration australienne, ayant la peau blanche, fait son apparition dans un village de Nouvelle-Guinée. Les indigènes se demandent si cet étranger est un être humain, ou un fantôme cannibale au teint pâle, comme ceux dont parlent les légendes. Pour en avoir le cœur net, ils offrent à l’étranger un don, sous la forme de porcs. L’étranger accepte le cadeau et leur fait présent de précieux coquillages. Ils en concluent qu’ils ont affaire à un être humain, semblable à eux.

6 Mauss Marcel, Essai sur le don (1925), Paris, PUF, 2012, p. 214.

7 Boltanski Luc, L’Amour et la justice comme compétences, Paris, Métailié, 1990. Ricœur Paul, Liebe und Gerechtigkeit / Amour et Justice (1990), Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 1998.

8 Boltanski tente de laïciser la notion d’agapè, mais il s’appuie essentiellement sur des témoignages religieux. Quant à Ricœur, il propose explicitement de cantonner l’agapè au registre théologique, c’est-à-dire au domaine de la croyance, de l’exceptionnel et de la sainteté, aux frontières de l’humanité.

9 Marcel Mauss souligne l’ambivalence du don en rappelant que le mot « gift » dans les langues germaniques anciennes signifie à la fois « cadeau » et « poison » (Mauss Marcel, « Gift/Gift », in Œuvres III, Paris, Minuit, 1969).

10 Veyne Paul, Le pain et le cirque. Sociologie historique d’un pluralisme politique (1976), Paris, Points Seuil, 1995.

11 Voir par exemple la théorie de la reconnaissance d’Axel Honneth, dans Honneth Axel, La lutte pour la reconnaissance, trad. P. Rusch, Paris, Le Cerf, 2000. Axel Honneth distingue trois formes de reconnaissance mutuelle : l’amour qui apporte la confiance en soi, le droit qui permet le respect de soi, et la solidarité qui est la condition de l’estime de soi.

12 Dirk Quadflieg reproche à Marcel Hénaff de réduire le don à sa dimension symbolique. Il privilégie la thèse de Marcel Mauss qui insiste davantage sur l’autonomie de l’objet. Marcel Mauss s’appuie notamment sur l’exemple suivant : dans la culture maori, on attribue aux objets de dons une force appelée hau qui fait qu’ils retournent à leur donateur initial.

13 D’après Vladimir Safatle, on retrouve ce modèle dans la théorie de la reconnaissance d’Axel Honneth, ainsi que dans les utopies de l’amour romantique qui reposent sur la célébration de l’individualisme, ce qui en fait la marchandise par excellence de la société capitaliste de consommation.

14 Bourdieu Pierre, Méditations Pascaliennes, Paris, Seuil, 1998, p. 220. Certes, Bourdieu suggère dans certains passages que l’expérience du déni de reconnaissance a le pouvoir de saper le consentement, mais sa conception de la reconnaissance comme facteur de la domination lui interdit de penser les luttes pour la reconnaissance comme des luttes contre la domination.

15 À ce sujet, voir Renault Emmanuel, L’expérience de l’injustice, Paris, La Découverte, 2004.

16 Honneth Axel, « La reconnaissance comme idéologie », trad. Olivier Voirol, in La Société du mépris. Vers une nouvelle théorie critique, Paris, La Découverte, 2006.

17 L’idéologie primaire correspond à l’idéologie d’État, tandis que les idéologies secondaires sont produites à l’intérieur d’un appareil et de ses pratiques. L’individu agit dans différentes pratiques, entre lesquelles il peut évoluer, voire choisir. C’est dans cette multiplicité que réside la liberté du sujet. Voir notamment Althusser Louis, Sur la philosophie, Paris, Gallimard, 1994, p. 127-128.

18 Par exemple, le management promet l’autonomie, mais il ne la donne pas vraiment. Le travailleur a peu de marges de manœuvre, son activité est étroitement contrôlée, et son énergie ne peut pas se déployer librement.

19 Butler Judith, La vie psychique du pouvoir. L’assujettissement en théories, trad. B. Matthieussent, Paris, Léo Scheer, 2002. Katia Genel signale que par la suite, Judith Butler a pris ses distances avec cette conception.

20 Scott James, La Domination et les arts de la résistance. Fragments d’un discours subalterne, trad. O. Ruchet, Paris, Ed. Amsterdam, 2009, p. 252.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Héloïse Facon, « Carré Louis et Loute Alain (dir.), Donner, reconnaître, dominer. Trois modèles en philosophie sociale, Presses universitaires du Septentrion, coll. « Philosophie », 2016, 232 p.  »Terrains/Théories [En ligne], 6 | 2017, mis en ligne le 01 septembre 2017, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/teth/957 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/teth.957

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search