1La fin du Game est un ouvrage collectif co-signé par neuf des dix chercheurs ayant participé, entre 2011 et 2014, à LUDESPACE, la première enquête d’envergure sur les jeux vidéo1. Issus de différentes disciplines (sociologie, géographie, sciences du langage, philosophie, sciences de l'éducation), ces chercheurs ont tous contribué à des communications et articles sur cette enquête depuis son achèvement2. Ce livre marque la conclusion de ce cycle de publications : il fait état de la somme de connaissances apportées par l’enquête à propos des joueurs, tout en faisant office de manifeste à destination des chercheurs travaillant sur cet objet.
- 3 Coavoux Samuel, Boutet Manuel et Zabban Vinciane, « What We Know About Games. A Scientometric Appro (...)
2Ce faisant, l’ouvrage confirme une rupture entamée il y a plus de dix ans entre les chercheurs en sciences sociales et ceux d’autres disciplines – notamment en humanités – regroupés au sein des game studies3. Avec LUDESPACE, il s’agit de montrer qui sont les joueurs ordinaires sans tropisme pour les formes de la pratique les plus valorisées, spectaculaires ou médiatisées. Le jeu vidéo est observé comme le serait tout autre activité culturelle, en partant de ses pratiquants, sans les postuler par avance. Cette approche permet de montrer que « les gamers [archétypes du joueur passionné] ne représentent qu'une partie du spectre des pratiques » (p. 15).
3Il s’agit aussi de remettre en cause les études réalisées par des acteurs extérieurs au monde de la recherche, au premier rang desquels se trouvent les industriels du jeu vidéo eux-mêmes. Leurs données donnent à voir une population plus féminine et plus âgée qu’elle ne l’est réellement ; la massification de la pratique est montrée comme une lente homogénéisation des manières de jouer. La fin du Game met au contraire en avant des différences encore très marquées par le genre et la classe sociale de ceux qui jouent. En partant des joueurs, ce livre montre aussi que les jeux les plus pratiqués ne sont pas ceux qui viennent en premier à l’esprit : on joue plus au Solitaire qu’à n’importe quel blockbuster. Ces mises au point sont salutaires, à l’heure où le jeu vidéo et les discours qu’il génère dans l’espace publique sont porteurs d’enjeux économiques toujours grandissants.
4L’ouvrage se découpe en trois grandes parties, qui partent des joueurs dans leur globalité pour aller dans le détail des situations de jeu. Dans les trois premiers chapitres, les auteurs font un panorama général des joueurs, en se servant notamment du volet quantitatif de LUDESPACE. Les deux chapitres suivants montrent la variété des pratiques liées aux jeux vidéo, en les resituant dans leur environnement social et culturel. Les trois derniers chapitres analysent des sessions de jeu pour y discerner les échanges et émotions qu’elles suscitent.
- 4 Morel-Brochet Annabelle et Ortar Nathalie, La Fabrique des modes d’habiter : homme, lieux et milieu (...)
5Le fil conducteur qui lie les huit chapitres de l’ouvrage est une volonté de remise en contexte des pratiques vidéoludiques. L’entrée dans ce contexte se fait par leur dimension spatiale, par le recours à la notion de « mode d’habiter4 ». C’est par cette notion que les auteurs abordent toutes les autres dimensions du contexte de jeu (sociale, temporelle, technique, symbolique). Celle-ci traite de l’espace à la fois comme une contrainte (dans telle situation, il n’est pas possible de jouer autrement que sur téléphone) et une ressource (dans telle autre, il est possible de jouer avec de nouvelles personnes à de nouveaux jeux). Cela permet, par exemple, de remettre en cause l’effet du goût dans le choix des jeux : c’est avant tout une situation sociale – un contexte – qui conduit à jouer à un jeu particulier. Il faut donc penser les enquêtes sur les joueurs davantage par les jeux pratiqués que par les genres de prédilection, si l’on veut cerner au mieux la pratique réelle d’un individu. Cette entrée par l’espace s’avère particulièrement pertinente car elle permet de mieux appréhender les résultats de l’enquête pour en tirer des conclusions sur d’autres aspects de la pratique. Elle permet aussi d’aiguiller les futures recherches pour rendre compte de ces réalités. En effet, cela incite les chercheurs à entrer dans les espaces habités par les joueurs afin de rendre compte de pratiques qui traduisent l’empreinte du jeu vidéo sur la vie quotidienne. Il peut s’agir de restituer la manière dont les joueurs fragmentent leur habitat en fonction des différents temps du jeu, ou bien en fonction des différentes personnes qui jouent. Ces analyses contribuent à faire sortir la pratique du jeu vidéo du moment où l’on joue, pour comprendre les liens qu’elle entretient avec d’autres aspects de la vie sociale, ici la domesticité.
6Cette centralité de l’espace s’illustre aussi par le recours à des méthodologies issues de la géographie, comme la réalisation de « cartes mentales » – originaires de la cartographie urbaine – lors des entretiens semi-directifs. Analysées dans le dernier chapitre, elles dévoilent les manières qu’ont les enquêtés de se représenter les jeux. Cela permet aux auteurs de montrer l’effet de la proximité au jeu vidéo – ou à certains genres de jeux – dans la manière de se figurer sa spatialité ou ses caractéristiques saillantes.
- 5 Rufat Samuel et Ter Minassian Hovig, Les Jeux vidéo comme objet de recherche, Paris, Questions théo (...)
7Ce livre, d’une grande richesse, rassemble ainsi une diversité de méthodes et d’approches, sans que l’on assiste, pour autant, à la « multiplication des points de vue5 », dont l’usage par les game studies a pu être critiqué. Par des notions fortes et un retour systématique à des explications sociologiques, l’ouvrage conserve une ligne claire et unifiée, chaque méthode servant la même démonstration.
- 6 Voir Rufat Samuel et Ter Minassian Hovig, Les Jeux vidéo comme objet de recherche, op. cit. ; Ter M (...)
8La prédominance de la géographie s’explique aisément lorsque l’on s’intéresse à la trajectoire des chercheurs qui ont co-écrit La fin du Game. Hovig Ter Minassian, le coordinateur du projet LUDESPACE, était, avec Samuel Coavoux et Samuel Rufat, membre du laboratoire junior « Jeux vidéo : pratiques, contenus, discours » de l’ENS de Lyon. Ce laboratoire junior a marqué la recherche sur le jeu vidéo des années 2010, en publiant notamment deux recueils d’articles sur le sujet6, rassemblant déjà des chercheurs de disciplines diverses. On y retrouve par ailleurs plusieurs coauteurs de La fin du Game tels que Manuel Boutet, Isabel Colón de Carjaval et Mathieu Triclot. Ces recherches accordaient déjà une place à la question de l’espace dans l’étude des jeux vidéo, et l’empreinte qu’elles ont laissé sur leur champ de recherche ne fait aucun doute. Par un effet de « dépendance au sentier », il est bien possible que ces auteurs aient collectivement contribué à la constitution d’une spécificité française dans la recherche sur le sujet. Au fil de leurs collaborations, les auteurs de La fin du Game ont constitué un groupe de recherche en sciences sociales sur le jeu, ancré dans une géographie sociale, et envisageant les joueurs depuis cet angle d’approche.
- 7 Rueff Julien, « Où en sont les “game studies” ? », Réseaux, vol. 5, n° 151, 2008, p. 139‑166.
9L’autre élément qui lie tous ces auteurs, c’est la critique des game studies qui parcourt l’ensemble de l’ouvrage. La plupart de ces auteurs ont largement participé à pointer les limites de ce champ de recherche issu des cultural studies, notamment en leur reprochant de se centrer principalement sur les jeux pour expliquer les comportements des joueurs7.
- 8 Csikszentmihalyi Mihaly, Beyond boredom and anxiety, San Francisco, Jossey-Bass Publishers, 1975.
10Tout au long du livre, les résultats de LUDESPACE sont confrontés aux théories les plus utilisées par les game studies pour en montrer les limites. Ainsi, dans le chapitre 7, qui traite du plaisir vidéoludique, c’est la référence excessive au flow qui est critiquée. Cet état mental hérité du psychologue Mihaly Csikszentmilályi8 fait référence à un moment de lâcher-prise, à un « abandon corps et âme dans le dispositif » (p. 152). Cet état est considéré chez beaucoup de concepteurs de jeux – qui écrivent aussi au sein des game studies – comme la principale source du plaisir vidéoludique. Or, ce que montrent les auteurs de La fin du Game, c’est la grande diversité des formes de plaisir chez les joueurs, et dont la plupart ne sont pas à imputer uniquement aux mécanismes internes aux jeux. Non seulement d’autres aspects d’un jeu (esthétique, narration) peuvent procurer ce plaisir, mais ce sont souvent aussi les relations sociales tissées autour du jeu qui le produisent. À vrai dire, chez les joueurs ordinaires, les difficultés d’appropriation de l’espace simulé, ou encore la manipulation de la manette peuvent être des freins d’accès à l’expérience prévue par le jeu, et donc au flow qu’il chercherait à créer. C’est donc encore une fois, dans la situation sociale qui l’entoure qu’il faut chercher pour comprendre la construction du plaisir chez les joueurs.
- 9 Zabban Vinciane, « Hors jeu ? Itinéraires et espaces de la pratique des jeux vidéo en ligne (enquê (...)
11Tout en s’éloignant d’une analyse « internaliste » (p. 193), les auteurs proposent de cesser de se focaliser sur le moment de jeu lors du travail sur les joueurs. En affirmant que tout ne se joue pas à l’écran, ils déplacent le focus sur les » à-côtés » de la pratique vidéoludique, en s’inspirant de la notion d’« hors jeu » qu’avait développée la sociologue Vinciane Zabban9. Il s’agit d’inclure ce qui se passe avant et après une partie de jeu dans la définition de ce qu’est le jeu vidéo. C’est ici que les limites de l’enquête LUDESPACE se font sentir, les données quelle propose ne permettant pas réellement de rendre compte de la richesse de ces à-côtés. De l’aveu même des auteurs, si l’enquête était à refaire aujourd’hui, il y faudrait y inclure des pratiques numériques liées au jeu vidéo, comme le visionnage de vidéos sur YouTube ou sur Twitch (p. 115). Il serait donc intéressant de se pencher sur les activités qui encadrent plus largement la pratique du jeu vidéo, le livre mettant surtout en avant les sociabilités qui se construisent autour de l’échange de jeux.
- 10 Voir Bruno Pierre, Les jeux vidéo, Paris, Syros, 1993 ; Triclot Mathieu, Philosophie des jeux vidéo(...)
12La critique construite tout au long de l’ouvrage se mue dans sa conclusion en une proposition à destination des chercheurs travaillant sur le jeu vidéo, celle de s’inscrire dans une certaine tradition de la recherche française sur les joueurs10, davantage ancrée dans les sciences sociales. Face aux game studies¸ les auteurs défendent les play studies, soit « les approches qui situent socialement et spatialement l'activité de jeu, qui expliquent la diversité des pratiques, non pas par ce que les jeux vidéo font faire aux joueurs, mais bien par ce que les joueurs font avec les jeux vidéo. » (p. 194).
13Contrairement à ce que proposent une partie des game studies, il s’agit donc de traiter les joueurs par leurs caractéristiques sociologiques, et non de les regarder au travers des jeux. En somme, de faire comme avec n’importe quelle autre pratique culturelle.
14Malgré une méthodologie sérieuse et une enquête complète, il reste quelques points aveugles quant aux limites des résultats présentés dans ce livre. Il nous semble important d’y revenir.
15Le premier point porte sur les enregistrements vidéo utilisés dans le chapitre 6. Ce mode de collecte de données est nécessaire, il permet notamment de ne plus dépendre uniquement des discours des joueurs sur leurs manières de jouer, en offrant un accès direct aux interactions qui ont lieu durant une partie. Ces enregistrements ont été réalisés en l’absence des chercheurs, les caméras étant lancées par les joueurs volontairement en même temps que le jeu. Les auteurs mentionnent deux limites liées à ces captations. Premièrement, seuls les joueurs suffisamment attachés à leur pratique acceptent de les réaliser. Deuxièmement, ces derniers sont conscients de la présence de la caméra et y font allusion, même si les joueurs oublient rapidement la présence du dispositif au fil de leur partie.
16Il ne fait pas de doute que ces enregistrements constituent une des meilleures approches possibles de la pratique concrète des joueurs sans briser des règles d’ordre éthique, même si on peut s’interroger sur les comportements qu’induit la présence d’une caméra. En effet, la conscience de la médiatisation de sa pratique questionne sur les moments où les joueurs lancent ces enregistrements : quels instants vont-ils décider de montrer aux chercheurs ? La convivialité qui se construit autour de sa séance de jeu, ou bien les moments plus intimistes où l’on joue à un jeu seul ? Qu’en est-il des jeux moins légitimes, ceux dont on ose pas avouer la pratique ? Cette limite tend à mettre à distance la pratique ordinaire du jeu vidéo que l’ouvrage cherche par ailleurs à documenter. Une impression qui est accentuée par le manque d’analyse des deux enregistrements de joueurs seuls, les chercheurs ayant préféré se focaliser sur les interactions sociales et la relation entre joueurs et spectateurs.
- 11 Piette Albert, Clément Fabrice et Kaufmann Laurence, L’Acte d’exister : une phénoménographie de la (...)
17Le second point aveugle porte sur la manière dont sont traitées ces mêmes données dans le chapitre suivant. Les auteurs y font le choix d’encoder leurs observations selon le « schéma de reposité » proposé par l’anthropologue Albert Piette11 dans une perspective phénoménologique. Il s’agit d’un plan cartésien où l’on annote des points en fonction des manières d’être observées chez l’individu. Cela permet de comprendre quel est le « mode de présence » adopté dans une situation donnée : « tranquillité », « familiarité quand même », « tension quand même », « fatigue ». Cette analyse s’avère particulièrement pertinente lorsqu’il s’agit de comparer deux situations données, à l’aide de la même grille d’analyse ; deux moments de jeux où les situations encodées ne renvoient pas vers les mêmes « modes de présence ». Cependant, tirer des conclusions de cet encodage reste peu évident lorsqu’il est appliqué à une seule situation de jeu.
- 12 Passeron Jean-Claude, Le Raisonnement sociologique. Un espace non poppérien de l’argumentation, Par (...)
- 13 Bourdieu Pierre, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997.
18Le recours aux « schémas de reposité » tend à donner un poids équivalent à des observations qui n’ont pas forcément la même valeur dans une situation donnée. Loin d’objectiver l’analyse, on perd alors des informations sur ce qui est observé. L’utilisation du « schéma de reposité » donne ainsi l’impression d’une tentative de légitimation des données recueillies et des conclusions qu’on en tire, en leur donnant un aspect plus « scientifique ». On tombe alors dans une forme d’« illusion nomologique12 » où l’abstraction de l’analyse tenterait de nous convaincre de l’exactitude des conclusions proposées. Il est possible qu’une telle dérive soit renforcée par la confrontation aux game studies, qui sont par ailleurs critiquées pour leur « biais scolastique13 » (p. 193). Il s’agit dès lors le leur opposer une enquête sérieuse, analysée avec des outils rigoureux, pour s’en éloigner.
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20Au-delà de ces débats particulièrement stimulants, La fin du Game constitue un ouvrage central pour la recherche française sur les joueurs de jeu vidéo. D’un côté, il traite de questions essentielles qui animent ce champ de recherche, et de l’autre, il remet en cause bon nombre d’idées reçues concernant la pratique des jeux vidéo. Cette double approche en fait un ouvrage destiné à tous. Il œuvre à la redéfinition des perspectives de recherche sur les joueurs, sans jamais être inaccessible à ceux-ci, tout en prenant le temps de définir chaque terme, chaque notion pour ceux qui sont les moins familiers de cet univers.