« Si nous voulons savoir ce qu’est l’homme, nous devrons savoir d’abord ce qu’est l’animal. »
Sextus Empiricus (M, VIII, 87)
1“L'homme, entre bêtes et dieux”: cet énoncé, vrai en soi, est devenu un slogan sitôt qu’il s’agit d’évoquer la place de l’homme dans le cosmos des Anciens. Partant, il a pris les allures de l’arbre qui cache la forêt, ne serait-ce que parce que cet énoncé porte bien plus notre signature que celle des philosophes grecs, lesquels, à la notable exception des cyniques, situaient plus volontiers l’homme du côté des dieux que dans cet hypothétique entre-deux. Qu’il suffise à ce sujet de rappeler la définition platonicienne de la vertu comme « ressemblance à Dieu » (Théétète, 176 b), plus tard reprise par Plotin dans son Traité des vertus (Ennéades, I, 2 [19]). Rappelons aussi qu’Aristote considère le nous, l’intelligence ou l’intellect, comme ce qu’il y a de divin en nous et comme ce par quoi l’homme est le plus proprement homme, ce qui devrait le conduire à tâcher de « s’immortaliser » (EN, X, 7, 1177 b 29-1178 a 4). Et comment oublier la doctrine stoïcienne de la communauté formée par les hommes et les dieux en raison de leur commune et exclusive possession du logos (Sextus, M, IX, 130-132) ? Ce à quoi l’on opposera la chiennerie de Cratès : « Je brigue pour tout bien le bonheur de l’escarbot, l’aisance de la fourmi » (apud Julien, Discours, VII, 9, 213 c).
2Le rappel de ces quelques points, auxquels il convient d’ajouter la formule d’Aristote selon laquelle « l’homme est le seul des animaux à posséder le logos » (Pol., I, 2, 1253 a 9-10 ; VII, 13, 1332 b 5), devrait suffire à clore le dossier de la pensée animale dans la philosophie grecque. Et cela d’autant plus que, toujours d’après Aristote, largement suivi sur ce point par ses petits camarades, l’« âme pensante » (dianoêtikê psukhê, noêtikon) est le propre des êtres humains. Mais c’est précisément la raison pour laquelle la question du statut comparé de l’homme et de l’animal devient véritablement intrigante. Rappelons en effet, avant d’y revenir, que le même Aristote n’hésite pas à attribuer la phronêsis, l’intelligence pratique, à nombre de ceux que nous appelons les animaux par opposition aux humains, tout en situant à un très haut niveau les capacités cognitives et comportementales de ceux qu’il désignait, quant à lui, comme « les autres animaux » dans ce qu’on peut appeler ses livres d’éthologie, à savoir, les livres VIII et IX de l’Histoire des animaux. D’où le fait que certains ont considéré ces livres comme inauthentiques sous prétexte de contradiction manifeste avec ce que le Stagirite professe ailleurs. Telle n’est pas mon opinion 1. Qu’en est-il donc de cette phronêsis ? Voilà ce qu’il faudrait examiner avant de balayer d’un revers de main la question de la pensée animale sous prétexte que l’homme seul possède le logos et que l’homme grec s’est pensé plus près des dieux que des bêtes (Labarrière 1990).
3De même, quoique dans un tout autre registre, la doctrine de la métensomatose chez Platon semble nécessairement conduire à admettre que des corps d’animaux puissent être dépositaires de l’âme pensante des êtres humains, même si ces animaux ne font que peu ou pas du tout usage de cet intellect (Brisson 1997). Ajoutons encore, avant d’avoir également à y revenir, que la question de la possession ou de la non-possession du logos par « les autres animaux » fut l’objet d’une belle polémique entre les stoïciens et leurs contradicteurs de la Nouvelle Académie, polémique encore vive du temps de Plutarque et qui continuera jusqu’aux néoplatoniciens, comme en témoigne le De abstinentia de Porphyre. Il y a donc bien là, pour pasticher Théophraste dont on sait qu’il avait écrit un traité Sur l’intelligence et les comportements des animaux (D.L., V, 49), « des choses à rechercher ». Et c’est moins le fait que la question ait ou non été réglée d’avance qui doit retenir notre attention que la façon même dont elle fut traitée : il y va autant de la définition de l’animal que de celle de la pensée. Pouvons-nous dire, ou les Grecs auraient-ils pu dire : « l’homme, entre animaux et dieux » ?
4Si l’expression « pensée animale » est pour nous immédiatement compréhensible, quelles que soient nos réserves à l’égard de la pertinence de cette expression et envers la réalité de la chose, rien n’assure qu’elle l’aurait été pour les Grecs. Non pas que l’idée d’une « pensée animale » eût été incompréhensible pour eux car impensable, mais parce que le terme zôion, que nous traduisons aussi bien par « animal » que par « vivant », était d’extension bien plus large (comme le montrent d’ailleurs ces deux traductions possibles) que notre concept d’« animal » tel qu’il s’oppose à celui d’« homme », laquelle opposition remonterait, semble-t-il, à Varron. Au demeurant, méfions-nous de l’usage : comme tout dictionnaire de langue française le dit, « animal » s’oppose à « végétal » avant que de s’opposer à « homme ». Voilà qui est bien plus proche de l’usage aristotélicien, voire platonicien, du terme zôion que de notre emploi, le plus fréquent, du terme « animal ». En effet, si zôion (zôia au pluriel), qui provient du verbe zên, vivre, signifie avant tout « vivant » et englobe donc les plantes (mais le terme peut aussi désigner « une peinture », Aristote, Catég., 1, 1 a 2-3…), les zôia renvoient le plus souvent chez Platon et quasiment toujours chez Aristote, du moins dans sa « zoologie », aux animaux, humains compris, par opposition aux végétaux, qu’Aristote, quand il ne dit pas phuta, « plantes », nomme tout simplement zônta, « vivants ». C’est pourquoi, thêrion désignant en grec plutôt la bête féroce, quand Aristote entend ne parler que de ceux que nous appelons « animaux », il utilise l’expression « les autres animaux (ta alla zôia) », sous-entendu, évidemment, « autres que les hommes ». Voilà qui montre que pour les Grecs l’homme fait partie des animaux et se situe plutôt, comme chez Platon, entre les plantes et les dieux, même s’il lui revient de se hisser à la hauteur des dieux et non de se faire bête.
5Si donc nous devions traduire « pensée animale » en grec, nous n’aurions guère d’autre choix que de dire zôê dianoia ou zôos nous, expressions qui n’auraient sans doute pas été très « parlantes » pour un Grec, tandis que les formules thêriakê dianoia ou thêriakos nous, « pensée bestiale », auraient sans doute été plus compréhensibles dans la mesure où elles peuvent désigner aussi bien les pensées bestiales de certains êtres humains que ce qui anime certaines bêtes sauvages. Resterait à savoir si des expressions comme zôion dianoêtikon ou zôion noêtikon, « animal pensant », construites sur le modèle du fameux zôion politikon, « animal politique », auraient d’emblée désigné pour un Grec l’homme par opposition aux autres animaux, ce qui logiquement devrait supprimer tout espace pour l’existence d’une pensée animale aux yeux des Grecs. Or rien n’est moins sûr. En effet, si l’on peut assurer avec quelque certitude que le « roseau pensant » leur aurait semblé une bien singulière métaphore, à l’exception peut-être d’Empédocle (Balaudé 1997), il leur aurait paru en revanche bien plus douteux que seul l’homme puisse être un « animal pensant », car, de façon moins paradoxale qu’il ne le semblera aux yeux de certains de mes lecteurs, de même que zôion politikon ne saurait renvoyer en grec aux seuls êtres humains à l’exclusion des autres animaux (et que, de grâce, on laisse les dieux en paix !), de même zôion noêtikon ne saurait en toute rigueur ne désigner que ceux-là.
6J’en prendrai tout d’abord pour preuve le fait que ni Platon ni Aristote n’hésitent à employer le terme politikon pour désigner d’autres animaux que l’homme (Phédon, 82 b ; HA, I, 1, 488 a 1-10 ; VIII, 1, 589 a 1-2) 2, d’où le fait qu’à l’évidence un zôion politikon n’est pas nécessairement un homme. Au demeurant, Platon ne tient-il pas la ruche pour un modèle d’organisation politique ? J’évoquerai ensuite à l’appui de ma thèse le non moins célèbre nous d’Anaxagore, intelligence ou intellect selon les traducteurs, bien souvent avec un I majuscule. S’il est une phrase bien connue d’Anaxagore, c’est celle-ci : « Toutes les choses étaient ensemble ; ensuite vint l’intelligence (nous) qui les mit en ordre » (D.L., II, 6), ce qui valut d’ailleurs à Anaxagore d’être surnommé nous, poursuit Diogène Laërce. Or, quand Aristote rapporte cet énoncé, voici ce qu’il écrit : « Quand un homme vint dire qu’il y a dans la Nature, comme chez les animaux (kathaper en tois zôiois), une Intelligence, cause de l’ordre et de l’arrangement universel, il apparut comme le seul en son bon sens en face des divagations de ses prédécesseurs » (Méta., A, 3, 984 b 15-18). On remarquera qu’il semble tout naturel à Aristote de préciser que cette Intelligence organisatrice du monde est « comme celle des animaux », ce qui sous-entend de toute évidence que selon Anaxagore, relu et peut-être corrigé par Aristote, ces derniers en étaient dotés et qu’il se servait de cela pour rendre compte de l’ordre et de l’arrangement du monde. Ainsi l’arrangement de la nature ne saurait être dû au hasard, pas plus que les conduites animales. Remarquons encore que, si dans nos sources relatives à Anaxagore, Aristote semble bien seul quand il fait état de cette comparaison, il y revient cependant ailleurs : « A plusieurs reprises Anaxagore appelle intellect (nous) la cause du bien et de l’ordre, ailleurs il identifie celui-ci à l’âme : l’intellect est attribué en effet à tous les animaux (en apasi tois zôiois), grands et petits, supérieurs et inférieurs. Mais il ne semble pas que l’intellect entendu au sens de prudence (phronêsis) appartienne au même degré (homoiôs) à tous les animaux, ni même à tous les hommes » (De l’âme, I, 2, 404 b 1-7). L’on observera maintenant que si Anaxagore passe aux yeux d’Aristote pour être celui qui a gratifié d’un nous tous les animaux, quels qu’ils soient, ce qui ne signifie nullement qu’il partage lui-même ce point de vue (ni même qu’il ait été celui d’Anaxagore !), Aristote, qui refuse par ailleurs d’identifier l’âme à l’intellect, émet encore à ce sujet une réserve relative à la phronêsis, à cette forme d’intelligence pratique que nous rendons traditionnellement par « prudence ». Or, cette réserve porte non seulement sur les animaux – possèdent-ils tous bien semblablement la phronêsis ? – mais encore sur les hommes, au sujet desquels on se pose la même question. Quelle est donc, si l’on peut leur en accorder une, la forme d’intelligence que les animaux posséderaient et en quoi ressemble-t-elle à ou diffère-t-elle de celle des êtres humains ? Telles sont les questions auxquelles nous convie Aristote lecteur d’Anaxagore.
7Etre privé de logos, de langage, de discours ou de raison, état qui est celui des autres animaux selon la très grande majorité des philosophes grecs, n’impliquait donc pas nécessairement d’être tenu pour inintelligent. Autrement dit, on pouvait fort bien considérer les animaux comme des êtres irrationnels sans pour autant les priver de toute forme d’intelligence, à commencer par cette forme d’intelligence rusée, fourbe, que les Grecs appelaient mêtis et sur laquelle Détienne et Vernant (1974) ont si bien insisté. Là encore, Aristote nous en donne les raisons : « D’ordinaire on considère la pensée (to noein) et l’intelligence (to phronein) comme une sorte de sensation (dans les deux cas, en effet, l’âme juge et connaît une réalité quelconque). Les Anciens, pour leur part, identifient intelligence et sensation » (De l’âme, III, 3, 427 a 19-22). Tout dépend, en effet, de ce qui est entendu par « sensation », aisthêsis, terme qui peut aussi désigner la perception, voire le jugement. Tout animal, qu’il soit humain ou non humain, dispose de la sensation. Sur ce point tous s’entendent et tous admettent également que la sensation est une forme de connaissance. Mais de quoi cette connaissance est-elle la connaissance ? Jusqu’où s’étend-elle exactement et quelles autres facultés implique-t-elle ? C’est sur ces questions que les auteurs divergent car on peut étendre l’acception de la sensation jusqu’au point où elle recouvre une certaine forme d’opinion, doxa, position qui est celle de Platon d’une certaine manière ; mais on peut aussi la réduire à la seule connaissance des objets appréhensibles par les sens, point de vue qui fut celui d’Aristote et qui le conduisit à distinguer fermement la pensée de la sensation.
8Arrêtons-nous un instant sur le cas d’Aristote, ne serait-ce que parce qu’il est l’auteur des premières œuvres conservées de grande envergure consacrées aux animaux, traités qui représentent environ un quart de son œuvre, du moins de celle qui nous est parvenue.
9Certes, Aristote ne fut pas le premier à s’intéresser aux animaux, mais il fut sans doute le premier à s’y intéresser systématiquement tant il croyait avec Héraclite que « les dieux sont aussi dans la cuisine » (PA, I, 5, 645 a 20-21) et qu’il fallait accepter d’entrer dans la cuisine de la nature si l’on voulait y comprendre quelque chose et ne pas se payer de mots, ce qui impliquait selon lui de mener une enquête serrée sur les animaux. Il ne fait guère de doute à mon sens que cet intérêt porté aux animaux, que nous pourrions qualifier de « scientifique », explique qu’Aristote ait pu soutenir que « seul l’homme possède le logos » tout en étant celui des philosophes grecs qui, en dehors de tout souci polémique, a très certainement estimé au plus haut les capacités de ceux qu’il appelait – on l’a vu – « les autres animaux ». En effet, si Aristote réserve le logos aux humains, s’il restreint la portée cognitive de la sensation et refuse de l’identifier à quelque forme de pensée ou d’intelligence, c’est en fait pour bien distinguer la raison humaine de l’intelligence pratique qu’il accorde à certains animaux (pas à tous, donc) et qu’il met en relation avec la mémoire et avec l’imagination que certains de ces animaux posséderaient en plus de la sensation (Méta., A, 1 ; APo, II, 19). Parce que ceux-là ont la sensation du temps passé et sont capables de retenir en eux des « images », ils détiennent une certaine capacité de prévoyance quant à ce qui est bon pour eux, capacité qui définit la phronêsis, ou intelligence pratique, que l’on peut leur attribuer (EN, VI, 7, 1141 a 25-28). Mieux : que l’on est obligé de leur reconnaître, car les en priver serait parler contre les faits, ainsi que le montrent les livres VIII et IX de l’Histoire des animaux. Ces livres prouvent aussi que la notion d’intelligence animale n’a pour Aristote rien de métaphorique, mais qu’elle renvoie aux capacités mentales propres aux autres animaux, même si les mots manquent pour décrire ces capacités de façon non anthropomorphique, obligeant parfois à affirmer que les animaux agissent « comme s’ils raisonnaient » alors même que l’on soutient fermement qu’ils ne raisonnent ni ne délibèrent faute de posséder le logos.
10Pourtant, ce que montrent aussi les livres d’« éthologie » du Stagirite, c’est que, de même qu’une définition générale de l’âme est insuffisante dès qu’il s’agit d’étudier les différents êtres vivants (De l’âme, II, 2-3), de même l’est une définition générale de l’intelligence des animaux dès qu’il s’agit d’étudier les animaux intelligents. Encore faut-il, selon Aristote, décrire la forme d’intelligence possédée en propre par chaque espèce ou par chaque grand genre, bref, en langage aristotélicien, rechercher les différences. En effet, selon un principe avancé dans le traité De l’âme et qui permet à Aristote de se gausser de toute théorie de la réincarnation, « n’importe quoi n’entre pas dans n’importe quoi » (I, 3, 407 b 21-24 ; II, 2, 414 a 24-25) Si, globalement, l’intelligence des animaux se manifeste principalement au travers des actes accomplis dans la quête de leur nourriture, en vue de la reproduction et dans le domaine des soins donnés à leurs petits, il convient alors de s’efforcer de dessiner une typologie des grandes formes d’intelligence animale, car les actions de certains animaux peuvent révéler une plus grande intelligence familiale les conduisant à continuer d’entretenir des rapports d’amitié avec leurs petits devenus adultes, comme c’est le cas chez certains quadrupèdes et chez l’homme (GA, III, 2, 753 a 7-17). Tandis que d’autres peuvent, au contraire, témoigner d’une plus grande intelligence dans la façon de se procurer leur nourriture, ainsi les aigles, bons chasseurs mais bien souvent mauvais parents (HA, IX, 32-34), ou dévoiler une remarquable intelligence sociale, comme dans le cas de ceux que nous appelons les insectes sociaux et qu’Aristote appelait pour sa part des « animaux politiques ». Ainsi, le type d’intelligence mise en œuvre par une abeille dans la fabrication du miel et l’ordonnancement de la ruche ne se confond-il pas avec la façon qu’a le dauphin de faire « comme s’il calculait » le temps qui lui reste avant de devoir respirer en fonction de l’espace restant à parcourir avant de se saisir de sa proie (HA, IX, 48, 631 a 23-30).
11Et il faut encore distinguer ces modalités d’intelligence des ruses ou roublardises que d’autres animaux déploient pour se protéger, protéger leurs petits ou capturer leurs proies. Je n’en donnerai qu’un exemple, bien caractéristique de la manière d’Aristote. La seiche (sêpia) et le poulpe (polupous) sont, parmi d’autres, deux céphalopodes qui lâchent leur encre sous l’effet de la peur. Mais la seiche est considérée comme « le plus rusé » (panourgotaton) des céphalopodes parce qu’elle utilise (khrêtai) son encre aux fins de se dissimuler, tandis que le poulpe est estimé stupide (anoêton) dans la mesure où il lâche son encre sous le seul effet de la peur. Aristote précise ainsi les choses : « La seiche établit une sorte de rempart (hoion phragma) devant son corps, en noircissant et en troublant l’eau […] et après avoir fait mine d’avancer, elle revient en arrière dans l’encre » (HA, IX, 37, 621 b 28-622 a 3 et PA, IV, 5, 679 a 4-14). Tout se passe donc comme si la réaction de la seiche était une réaction réfléchie – sur le modèle des actes d’Ulysse le roublard, elle « ourdit un complot » –, tandis que celle du poulpe serait seulement mécanique. On accordera donc une forme d’intelligence à la première, mais pas au second. De même, l’intelligence travailleuse ou laborieuse, ergastikê, des insectes n’est pas uniforme : les araignées chassent, mais ne stockent pas ; les fourmis ne chassent pas, mais stockent ; les abeilles ne chassent pas non plus, mais elles fabriquent elles-mêmes leur nourriture et la conservent (HA, IX, 40, 623 b 13-18). Il en résulte encore que si l’intelligence laborieuse peut faciliter la vie sociale, ce n’est pas toujours le cas : parmi les animaux qu’Aristote considère comme des insectes travailleurs, seules les fourmis, certaines guêpes et certaines abeilles sont qualifiées d’animaux « politiques », c’est-à-dire d’animaux qui non seulement vivent ensemble, mais encore conduisent de concert une œuvre commune, ce qui est aussi le fait des hommes et des grues (HA, I, 1, 488 a 7-9 ; IX, 40, 623 b 8-13).
12Toutefois, accorder une forme d’intelligence aux animaux, n’est-ce pas là entamer notre statut privilégié ? En aménageant une proximité entre les animaux et nous, ne risquerions-nous pas de finir par en faire nos frères, brisant de la sorte ce qui nous unit aux dieux ? En fin de compte, ces longues enquêtes au sujet des animaux ne seraient-elles pas dangereuses du fait qu’elles favoriseraient l’impiété ? C’est ce qu’a explicitement soutenu Philon d’Alexandrie : « Ceux qui étudient l’histoire des animaux font bien d’autres affirmations relatives aux vertus et aux vices qu’ils trouvent chez eux. Je songe ici à ceux qui ont coutume de parler abondamment sans principes et d’une façon insupportable. Il existe assez de preuves pour qui veut entreprendre de réfuter leurs prémisses. Les animaux ne font rien avec préméditation comme l’effet d’un choix délibéré. Bien que certains de leurs actes ressemblent à ceux de l’homme, ils les accomplissent sans penser (sine intellectu 3). Selon la constitution première de la nature, ils répandent partout leur progéniture selon leur espèce » (Alex., § 97). Pourquoi donc tant d’animosité envers ceux qui s’intéressent aux capacités des animaux ? Parce que Philon, qui partage sur cette question les vues des stoïciens dépossédant les animaux de toute forme de raison, conclut un dialogue ayant mis en scène son neveu apostat Alexandre, lequel s’y présentait comme le disciple des néoacadémiciens dans leur polémique contre les stoïciens à ce sujet.
13Remettons les choses en place afin de mieux saisir les termes du débat. Bien qu’ils ne se soient guère intéressés aux animaux, ni pour eux-mêmes ni en tant que partie intégrante de leur physique, les premiers stoïciens (Zénon, Cléanthe et surtout Chrysippe, qu’on peut tenir pour le second fondateur du stoïcisme) mobilisèrent cependant le cas des animaux pour bâtir l’un des éléments fondamentaux de leur doctrine, à savoir ce qu’il est convenu d’appeler la « doctrine de l’oikeiôsis », la doctrine de la première « appropriation ». Ils entendaient en effet montrer, contre les épicuriens, que le premier objectif recherché par les animaux (et par les bébés !) n’était pas le plaisir, mais la conservation de leur propre constitution. C’est ce qu’on appelle le « premier approprié » (to prôton oikeion). De cela, les animaux ont une représentation (phantasia), cependant cette représentation n’est pas une représentation réfléchie, comme chez les hommes, mais seulement, pourrions-nous dire, « une représentation impulsive ». Epictète, qui, sur bien des points, opère un retour aux premières doctrines, soulignera plus tard que si les animaux ont certes un « usage » (khrêsis) des représentations, ils n’en ont pas pour autant la « conscience réfléchie » ou « intelligence » (parakolouthêsis ; Entretiens, I, 6 : II, 8), laquelle implique « le logos qui juge les représentations, refuse les unes et accepte les autres » (Origène, Princ., III, I, 3). Pour continuer à parler comme Origène, lequel, comme Philon, utilise la doctrine stoïcienne sur ce point, l’animal est limité à sa « nature imaginative » (phantastikê phusis), à laquelle l’homme, animal raisonnable (logikon zôion), ajoute par définition le logos. Soutenir le contraire serait donc impie, car ce serait défaire ce qu’a fait Zeus si l’on s’appelle Epictète, Yahvé ou Dieu si l’on se nomme Philon ou Origène. Or, la doctrine de l’oikeiôsis avait aussi un second versant chez les stoïciens, concernant les relations de justice entre les hommes et entre les hommes et les dieux fondées sur la commune possession du logos — l’amour des autres provient de l’amour des siens qui, lui-même, provient de l’amour de soi, ce que les animaux pouvaient être admis à exhiber, du moins l’amour de soi et l’amour des siens ; d’où le fait que s’attaquer aux stoïciens par ce biais pouvait conduire à ruiner leur système.
14Or, c’est bien à ce travail de sape que semblent s’être livrés les membres de la Nouvelle Académie, qui, d’Arcésilas à Philon de Larissa, n’eurent de cesse, au nom de la nécessaire suspension du jugement qu’ils professaient, de soumettre à la question la philosophie dogmatique des stoïciens. Puisque nous ne connaissons qu’indirectement cette polémique au sujet de la raison des animaux, il serait aussi téméraire que vain de chercher à savoir ce que professaient exactement, à supposer qu’ils aient explicitement professé quelque chose au sujet des animaux, des gens dont nombre d’entre eux, à commencer par Carnéade, se refusaient, tel Socrate, à écrire. Tout ce que nous pouvons affirmer avec quelque certitude est que, de manière tout à fait cohérente avec leur pratique, les néoacadémiciens durent chercher à « déstabiliser » les stoïciens en les poussant dans leurs derniers retranchements. D’où sans doute deux grands types d’arguments : qu’est-ce qui vous assure que nos représentations sont plus fiables que celles des animaux ? Si vous ne pouvez le prouver, alors c’est votre doctrine du critère de la vérité qui s’écroule. D’autre part, si vous acceptez qu’on puisse distinguer entre le « discours extérieur » (logos prophorikos) et le « discours intérieur » (logos endiathetos), qu’est-ce qui vous assure qu’on puisse posséder le premier, ainsi que vous le concédez à nombre d’animaux, sans nécessairement posséder le second, réservé par vous aux hommes et aux dieux ? Enfin, peut-être n’était-il pas impossible qu’ils aient aussi manié un argument de ce type : il est tout de même un peu facile de se servir du cas des animaux quand vous en avez besoin, puis de les abandonner en chemin dès que vous abordez la question de la raison, au point d’en faire des « machines » agies de façon automatique par la nature, ce qui impliquerait selon vous que nous n’ayons pas à entretenir de relations de justice avec les animaux du fait que « cela ne pense point ».
15Il est sage de ne pas poursuivre plus avant cette petite reconstruction. Insistons en revanche sur l’utilisation de cette polémique par Plutarque et par Porphyre, deux de nos sources essentielles d’information à ce sujet, les deux autres étant Philon d’Alexandrie et Sextus Empiricus (seul Philon prenant le parti des stoïciens et Sextus étant peut-être le plus proche des néoacadémiciens). En effet, s’il est quasiment impossible de retrouver la signification des arguments néoacadémiciens (on peut d’ailleurs douter qu’ils aient « cru » que les animaux soient doués de raison), les motivations de Plutarque et de Porphyre sont en revanche fort claires : en privant indûment les animaux de raison, les stoïciens font preuve non seulement d’une incommensurable mauvaise foi, mais encore – et c’est bien plus grave – d’un extraordinaire « égoïsme » (philautia ; Fontenay 1997). Si Plutarque est sans doute celui de nos auteurs qui se montre le plus sensible à la question animale en elle-même, Porphyre retourne quant à lui le compliment d’impiété à ses auteurs : les stoïciens se trompent totalement au sujet de l’attitude que nous devons adopter au sujet des animaux et le sage devrait s’abstenir d’en manger s’il entend honorer Dieu qui ne les a nullement privés de raison. Ainsi, thème devenu sans doute académique comme en témoigne le titre même d’un des traités de Plutarque – Quels animaux sont les plus avisés, ceux de la terre, ou ceux de l’eau ? où les interlocuteurs rivalisent d’arguties dans un sens ou dans l’autre –, le sujet devint aussi et peut-être surtout une question de morale : le problème de la pensée animale s’ouvre, en effet, sur celui du droit des animaux (Sorabji 1993).
16Insistons sur ce tournant car il marque un net changement de perspective aussi bien par rapport à Aristote que par rapport à ce que nous pouvons supposer avoir été les motivations des attaques néoacadémiciennes contre les stoïciens. En forçant un peu le trait et pour résumer les choses, nous pourrions dire que, d’Aristote à Porphyre, le sujet de la pensée animale s’est déplacé du champ d’une théorie de la connaissance, une question scientifique donc, vers une problématique morale et religieuse. Autrement dit, si dans le premier cas l’intelligence des animaux pouvait constituer l’objet même de l’enquête, même si ce n’était que pour mieux souligner la différence entre l’intelligence des autres animaux et la pensée humaine – mais encore fallait-il pouvoir établir cette différence sur des bases solides, « scientifiquement recevables », et donc chercher à préciser la nature et la fonction de l’intelligence des différents animaux –, dans le second, on cherche moins à prouver que les animaux sont doués de raison pour démontrer qu’ils le sont effectivement que pour définir ce que doit être l’art de vivre du sage. M’inspirant ici d’un mot de Hegel, je dirai que, durant cette évolution, la philosophie a cessé de chercher à décrire les faits pour se vouloir édifiante. C’est ce qui explique qu’on cherche moins à établir les faits pour eux-mêmes – on les trouve déjà établis ailleurs – qu’à servir la cause qu’on entend défendre. Sans doute était-ce déjà le cas au Portique et dans la Nouvelle Académie puisqu’il s’agissait alors soit de défendre soit d’attaquer un système, mais la polémique même semble s’être nourrie d’arguments et de contre-arguments, puisés les uns dans une tradition fort riche depuis Homère, les autres chez Aristote, d’autres encore bâtis pour cette occasion et destinés à prouver qu’on ne saurait remonter du « discours extérieur », comme celui des perroquets ou des pies, au « discours intérieur », propre aux hommes, ou bien à l’inverse qu’on ne saurait posséder le premier sans posséder le second. Or, c’est cette polémique dont nous trouvons la trace dans les traités de Philon, Plutarque, Porphyre et Sextus. Mais, quelles qu’aient été les opinions respectives de ces auteurs sur la validité des positions stoïciennes, telles ne sont plus les motivations qui les animent principalement et c’est ce qui explique, que leurs traités aient eu ou non une source commune, le côté extraordinairement répétitif d’arguments qui n’ont plus rien de novateur et qui peuvent être utilisés dans un sens ou dans l’autre.
17Je n’en prendrai que deux exemples : d’une part l’art (tekhnê) déployé par certains animaux, par exemple le tissage de sa toile par l’araignée ou la construction de son nid par l’hirondelle, et, d’autre part, selon Chrysippe, l’usage par le chien du « cinquième indémontrable ». Dans son De sollertia animalium ou Quels animaux sont les plus avisés, ceux de la terre, ou ceux de l’eau ? (974 A), Plutarque fait en sorte qu’Aristotimos, le défenseur de l’intelligence des animaux terrestres, en vienne après de très nombreux arguments à invoquer Démocrite : « Mais nous sommes peut-être ridicules d’exalter l’apprentissage chez les animaux, alors que Démocrite établit que c’est nous qui avons été leurs élèves dans les domaines les plus fondamentaux : de l’araignée, pour le tissage et le raccommodage, de l’hirondelle pour la construction, et des oiseaux mélodieux comme le cygne et le rossignol pour le chant, et ce en vertu de l’imitation » (= 68 B 154 DK). Faute d’en savoir plus sur le contexte d’où est issue cette citation, nous ne saurons sans doute jamais ce qu’a vraiment voulu dire Démocrite (Bodson 1996), hormis peut-être le fait que c’est des animaux que l’homme a appris par imitation les techniques. C’est en tout cas l’argument dont entend visiblement se servir Plutarque pour défendre la « cause animale ». Mais les mêmes arguments relatifs au grand art de certains animaux pouvaient aussi bien servir la cause inverse, ainsi qu’en témoignent tant Philon qu’Origène. On ne saurait en effet, d’après eux, déceler dans ces conduites nul art et en tout cas nulle pensée, mais seulement y voir une action « automatique », tetagmenôs dit Origène (Princ., III, I, 2-3). Autrement dit, et c’est là un des arguments les plus forts des stoïciens, si l’on peut à la rigueur dire que les animaux agissent « comme s’ils raisonnaient », il ne faut surtout pas tenir ce comme si pour une démonstration du fait que les animaux raisonnent, mais comme signifiant au contraire qu’ils ne raisonnent pas : ce qui est comme si n’est absolument pas comme (Plutarque, Soll., 961 E). C’est pourquoi Philon, inaugurant une argumentation destinée à être reprise par Descartes, souligne que le spectacle du grand art manifesté par certains animaux devrait nous conduire à estimer qu’ils sont dénués de toute forme d’intelligence : il n’y a là rien d’acquis ni de réfléchi, mais c’est seulement le produit d’une nature qui agit en eux et qui les pousse à agir ainsi (Alex., § 77-96). Cela étant, le plus remarquable, et qui montre bien que ces « faits merveilleux » pouvaient être mobilisés au service de n’importe quelle argumentation, est que le même Philon n’hésite pas à se servir de ces exemples quand il s’agit de magnifier la Création et la Providence divine : « L’abeille elle-même est douée de sagesse et la fourmi de prévoyance » (Prov., I, 25), tout en continuant d’affirmer, toujours dans la même perspective, qu’« il convient de célébrer le monde lui-même, non de prêter attention à ce qu’il y a de vil sur terre, comme les scarabées, les fourmis, les puces, et cætera » (Prov., II, 40). Voilà donc exprimé à nouveau le reproche d’impiété adressé à ceux qui s’intéressent de trop près aux animaux.
18Venons-en maintenant à l’usage du « cinquième indémontrable » par le chien. Chrysippe soutenait, en effet, que lorsqu’un chien poursuit un animal et que la piste suivie débouche sur trois chemins, alors, après avoir reniflé les deux premiers chemins, le chien choisit le troisième sans le renifler, faisant ainsi usage du cinquième indémontrable, soit d’un raisonnement de la forme « si… alors » 4. Chrysippe n’entendait évidemment pas affirmer que le chien raisonne ; il voulait seulement rappeler que la logique est universelle et qu’on n’échappe pas à sa force contraignante. Cela étant, on comprend aisément que les contradicteurs des stoïciens et défenseurs de la « cause animale » se soient efforcés de retourner l’argument contre son auteur. Inversement, on n’a aucune peine à admettre que Philon puisse avoir été gêné par ce propos de Chrysippe puisqu’il pouvait être interprété comme prouvant que les animaux ne sont pas totalement dénués de raison, ce qui explique qu’il l’ait rejeté (Alex., § 84). Nous avons donc là un bon exemple d’argument à double tranchant : on peut l’avancer afin d’affirmer l’universalité de la logique, car faire usage (khrêsis) du cinquième indémontrable n’implique nullement le fait d’en avoir une conscience réfléchie (parakolouthêsis), mais on peut tout aussi bien l’utiliser afin de chercher à enfermer les stoïciens dans leur propre piège, ce qui revient à critiquer leur doctrine de la Providence puisque c’est la Providence qui a distingué les animaux des humains en réservant à ces derniers l’intelligence ou conscience réfléchie des représentations, bref la pensée par inférence (Epictète, Ent., I, 6). Où l’on voit donc comment, au nom de ce que l’on entendait par la Providence, un argument devenu académique fut pour cette raison même incompris au point d’être rejeté par celui qui aurait pu s’en servir tandis qu’il fut détourné par ceux qui l’utilisèrent afin de prouver que les animaux possèdent le « discours intérieur ». Mais il est vrai qu’il y allait moins de la force de la dialectique ou de la raison des animaux que du salut de l’âme…
19Pour autant que nous puissions le savoir, la question de la pensée animale a donc connu deux grands types de traitement dans la philosophie grecque. En songeant à Aristote, qui inscrivait ses recherches sur les animaux dans sa vaste enquête sur la nature, nous pourrions qualifier le premier de « physique », tandis qu’en prenant en considération ce qui a trait à la doctrine de la Providence dans le second, nous pourrions qualifier ce dernier d’« apologétique ». Qu’il y ait une relation de proximité entre ces deux projets, c’est l’évidence, ne serait-ce que parce qu’ila bien fallu que le premier existât pour que le second puisse voir le jour en lui empruntant nombre de ses exemples. Bien plus, le discours d’Aristote lui-même n’est pas exempt de toute visée morale ou apologétique. Ainsi, bien que son finalisme ou sa téléologie n’ait en règle générale aucun caractère providentialiste, lui arrive-t-il de soutenir que la nature a créé les animaux en vue de leur utilisation par l’homme (Pol., I, 8, 1256 b 15-22). A l’inverse, ce n’est pas parce qu’il reconnaissait une certaine forme d’intelligence à certains animaux qu’il acceptait pour autant l’existence d’une relation de justice entre les hommes et les animaux : il n’y a pas de relation de justice envers les êtres inférieurs, affirmait-il, car « la justice est quelque chose de purement humain » (EN, V, 14, 1137 a 29-30). En prenant les choses d’un peu haut, on pourrait donc soutenir qu’entre Aristote et les stoïciens les différences sont minimes : ces deux philosophies n’affirment-elles pas que les animaux sont privés de logos et qu’il ne saurait s’établir de relations de justice entre hommes et animaux ? Mais cette hauteur de vue traduirait en fait une vue bien courte manquant les différences essentielles. En effet, si les stoïciens ont dû finir par s’intéresser, si j’ose dire, à la question de la pensée animale, c’est parce qu’ils y ont été contraints par leurs opposants, mais, en laissant ici de côté les apports de Posidonius à la question, sans doute n’ont-ils jamais cessé de penser que c’était là une perte de temps, un éloignement des vraies questions, frisant l’impiété. Il leur suffisait de se servir des animaux pour chercher à démontrer ce qu’ils avaient à démontrer, à savoir que le « premier approprié » est la conservation de sa propre constitution et qu’il n’y a pas à instaurer une relation de justice envers les animaux, ce dernier point impliquant qu’on peut à bon droit les manger.
20Tel ne fut pas le cas d’Aristote, dont il n’est pas exagéré de dire qu’il aborda la question en « scientifique », même s’il pensait aussi que l’étude des animaux pouvait révéler la perfection de la nature, révélation susceptible de « réserver à qui les étudie de merveilleuses jouissances » et de battre en brèche l’idée selon laquelle une telle étude serait méprisable (PA, 644 b 24 – 645 a 645 a 30). D’où cette enquête minutieuse et un luxe de détails qui peuvent paraître anecdotiques. Le malheur aura voulu que, dès l’Antiquité, on puisse considérer les nombreux exemples d’intelligence animale fournis par Aristote dans les livres VIII et IX de l’Histoire des animaux comme un recueil d’anecdotes ou de « faits merveilleux » dans lequel puiser à volonté. C’est ce qui explique l’usage singulier fait d’Aristote dans toutes les discussions sur l’intelligence des animaux : on pouvait s’en servir, comme le fait explicitement Cicéron dans le traité De la nature des dieux (II, 124-128), pour soutenir à la mode stoïcienne le merveilleux agencement de la nature et l’existence des dieux, mais on pouvait aussi en appeler à son autorité pour chercher à contredire les stoïciens, quitte à forcer les textes ainsi qu’en témoigne Porphyre affirmant que, selon Aristote, la différence entre le « discours extérieur » et le « discours intérieur » n’est qu’une différence entre le plus et le moins (Abst., III, 7-1). Or on aurait peine à trouver cet argument chez Aristote car s’il reconnaît certes que la voix des animaux, phônê, sert à communiquer les sensations de douleur et de plaisir, voire à avertir ses congénères d’un danger, il ne la distingue pas moins nettement du logos. Dans un cas comme dans l’autre donc, des arguments initialement construits pour servir une enquête sur les diverses formes d’intelligence chez les animaux deviennent des anecdotes, des historiettes, et il n’est malheureusement pas rare qu’ils soient encore trop souvent considérés comme tels.
21Je n’en prendrai qu’un exemple. Sans la mettre apparemment en doute, Aristote rapporte une curieuse anecdote à propos d’un jeune chameau : manquant d’étalon, on le fit s’accoupler avec sa mère, que l’on avait préalablement recouverte d’un voile puisque les chameaux se refusent à de tels accouplements ; or le voile étant tombé pendant la saillie, le chameau finit sa besogne, « mais peu après (mikron d’husteron) il mordit le chamelier à mort » (HA, IX, 47, 630 b 32 - 631 a 1). On pourrait tenir cela pour une fable plaisante et hautement édifiante, mais si Aristote rapporte ce fait, ce n’est pas seulement pour le plaisir de la fable, c’est aussi parce qu’il en apprend beaucoup sur les représentations du jeune chameau. En effet, si, en nous fondant sur les théories de la connaissance et de l’action du Stagirite, nous essayons de reconstituer la démarche aristotélicienne, nous constatons que nous avons affaire, dans le cours de la même scène, à un processus complexe : deux souvenirs, l’un, cruel, d’un accouplement contre nature avec sa mère, et l’autre, vengeur, du chamelier, une sensation actuelle intervenant après un certain laps de temps, à savoir la vue du chamelier félon, et enfin une action digne des Erinyes, la mise à mort du chamelier. Il faut alors remarquer que cette action, inexplicable si le souvenir de cette expérience passée n’avait pas été conservé, n’est en rien la répétition d’une action antécédente mais en est la conséquence. Aussi, quitte à tomber à mon tour dans l’anthropomorphisme reproché parfois à Aristote, je vois mal comment ne pas comprendre l’action de ce jeune chameau à partir de ce qu’Aristote dit de la vengeance (timôria) dans la Rhétorique, où nous lisons que, la colère entraînant l’espoir de se venger, « une représentation (phantasia) se forme, qui fait naître du plaisir, comme dans les rêves » (II, 2,1378 b 9-10). Sans doute marqué par ce souvenir et désireux de se venger, ce jeune chameau a-t-il, en effet, vu apparaître dans son âme une phantasia lui faisant vivre par avance l’action qu’il projetait d’accomplir, et sans doute également cette phantasia lui procura-t-elle du plaisir. Si tel est le cas (et j’avoue avoir la faiblesse de croire qu’Aristote ne pourrait à partir de ses propres principes expliquer autrement la conduite de ce jeune chameau et que c’est bien pour cela, qui est sous-entendu, qu’il cite cette anecdote), alors nous avons tous les éléments physiques et mentaux nécessaires pour expliquer cette action. Restituons l’enchaînement :
221. des sensations en actes ;
232. des mouvements internes, physiologiques et psychologiques entraînés par ces sensations et laissant des traces ;
243. ces traces, comme dans les rêves, donnent alors naissance à des souvenirs et à une phantasia ;
254. ces mouvements s’accompagnent de plaisir, mais le plaisir dû à une phantasia de vengeance n’est pas celui de l’action elle-même ;
265. un animal réglant son action sur sa phantasia en fonction de ses souvenirs. Le moins que l’on puisse dire est donc que le tableau est assez complet.
27On trouvera peut-être que de telles descriptions sont bien anthropomorphiques et qu’à tout prendre la position des stoïciens, qu’on pourrait à bon droit juger trop entière, avait au moins pour elle l’avantage d’être autrement robuste. Anthropomorphique, l’éthologie aristotélicienne tomberait-elle sous le coup des fortes et justes critiques que Vauclair (1992 : 158-170) adresse à Griffin (1984) au sujet de la notion de pensée animale (animal thinking) ? Certes, il est vrai qu’Aristote fait un usage fort de l’analogie et que ses descriptions emploient souvent un langage anthropomorphique, mais cet usage est réglé et l’analogie fondée en nature afin de ne pas se réduire à une pure métaphore. De fait, Aristote ne soutient pas que certains animaux sont comme nous doués d’art, de sagesse et d’intelligence, mais seulement qu’il existe chez ceux-là « quelque autre faculté naturelle du même genre » (HA, VIII, 1, 588 a 29-31) leur permettant de présenter des états d’âme correspondant à ce qui est chez nous art, sagesse et intelligence. Or c’est cette faculté, à dessein non nommée, qu’il s’agit d’étudier, ne serait-ce qu’au travers de ses effets, même si on peut aussi en rendre compte à l’aide d’une « psychologie génétique » des facultés aussi dépendante de la physique que de la théorie de la connaissance ou « philosophie de l’esprit ». De ce point de vue, Aristote ne fait nul usage du comme si, même s’il lui arrive de s’exprimer en employant cette locution dans ses descriptions. Au demeurant, pour lui aussi, quelque chose qui est comme si n’est pas comme précisément parce que ce n’est que comme si. Bref, conformément à un sain aristotélisme, l’analogie implique une différence de nature.
28Mais il est encore une autre conséquence qu’il faut évoquer pour conclure : tout ce qu’on accorde aux animaux, ou du moins à certains d’entre eux, est autant qu’on retire au propre de l’homme, que ce qui leur est accordé soit leur propriété exclusive ou un attribut partagé avec les êtres humains. De ce point de vue, il n’est pas sans intérêt de constater qu’on a pu attribuer certaines formes d’intelligence aux animaux sans en faire pour autant des êtres rationnels.