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AccueilNuméros38Qu'est-ce qu'un événement ?Le procès Papon

Qu'est-ce qu'un événement ?

Le procès Papon

Justice et temporalité
Guillaume Mouralis
p. 55-68

Résumés

Le procès Papon a été un événement médiatique considérable pour des raisons qui tiennent autant à sa place à part dans la « seconde épuration » qu’aux modifications de la compréhension globale du régime de Vichy qu’il a suscitées dans l’opinion publique. La catégorie juridique du crime contre l’humanité, en rompant avec la logique juridique traditionnelle sur plusieurs plans (temporalité, perspective individuelle), a sans aucun doute été un puissant vecteur dans la transformation du procès en événement : la définition de ce crime à part a favorisé l’intervention d’autres « usagers » du passé et a suscité des mobilisations collectives très diverses. Plus généralement, le procès Papon peut apparaître comme un événement « socio-historique » dans la mesure où il est le témoin de transformations décisives dans les rapports entre droit et société.

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Texte intégral

1De 1942 à 1944, le jeune Maurice Papon a exercé les fonctions de secrétaire général de la préfecture régionale de la Gironde. Parmi ses attributions figurait le service préfectoral des « questions juives » : à ce titre, il a supervisé l’arrestation puis la déportation d’environ 1 600 Juifs vivant dans la région, dont la plupart ont été assassinés en Pologne dans le cadre de la solution finale.

2Le 6 mai 1981, entre les deux tours de l’élection présidentielle, surgissait « l’affaire Papon » : alors que le ministre du Budget du gouvernement Barre poursuivait une carrière brillante dans le mouvement gaulliste et la haute fonction publique, ses activités criminelles sous l’Occupation ont été révélées par Le Canard enchaîné. La justice a été rapidement saisie de plaintes déposées par les parents des victimes.

3Le 2 avril 1998, au terme de plus de seize ans de procédure et de six mois d’un procès fleuve, Maurice Papon est condamné par la cour d’assises de la Gironde à dix ans de prison ferme pour complicité de crimes contre l’humanité. Il lui est reproché d’avoir apporté son « concours actif » à l’arrestation puis à la déportation des 72 victimes représentées par les parties civiles. En revanche, il est acquitté du troisième chef d’accusation, celui de complicité dans leur assassinat à Auschwitz.

4Que s’est-il passé ? Comment les événements criminels dévoilés en 1981 par voie de presse, devenus bientôt objet judiciaire, ont-ils à leur tour donné lieu à un procès-événement ?  Si un événement ne saurait se réduire à sa manifestation (médiatique), celle-ci peut jouer le rôle d’un révélateur (après tout, les crimes de Papon étaient factuellement inconnus jusqu’en 1981, même si leur non-connaissance ne saurait s’expliquer par le seul hasard). Par ailleurs, les crimes de Papon ont été construits en événement judiciaire suivant une logique juridique ébranlée dans ses fondements mêmes par la catégorie du crime contre l’humanité. Cette logique, autant que la crise qu’elle connaît, explique en grande partie la transformation de l’affaire et surtout du procès en événement. Plus généralement, le procès peut apparaître comme un événement socio-historique dans la mesure où il révèle, cristallise et accélère des processus généraux de transformation des rapports entre droit et société.

5La justice est productrice d’un savoir spécifique sur le passé, un procès est un événement qui produit de l’événement, et les parties (l’accusé surtout mais aussi les parties civiles) font le lien entre le présent judiciaire et le passé criminel, leur présence physique étant requise. La manière dont la justice rend compte du passé a une incidence sur la réception d’un procès et sur sa constitution en événement (Pendas 2001).

6Ce texte entend répondre aux trois questions suivantes : comment, de l’affaire Papon au procès de Bordeaux, l’événement médiatique a-t-il été construit ? Dans quelle mesure le crime contre l’humanité, en rompant avec la logique juridique traditionnelle, a-t-il contribué à faire du procès Papon un événement ? Ce procès peut-il être envisagé comme un événement socio-historique ?

La constitution du procès en événement médiatique

7Après avoir rappelé à grands traits l’affaire Papon, nous verrons que le procès a été un événement médiatique sans précédent pour des raisons qui tiennent autant à ses traits spécifiques dans la série des trois procès « seconde épuration » qu’au rôle joué par quelques microévénements qui marquent une rupture au moins provisoire des règles d’intelligibilité partagées par les acteurs du procès.

De l’affaire au procès : construction médiatique, politique et judiciaire

8Comme pour les autres procédures pour crimes contre l’humanité, dans l’affaire Papon, l’action publique a été mise en route à la suite d’un dépôt de plaintes et non pas, bien que cela soit possible, sur initiative du parquet 1. Alors que les révélations du Canard enchaîné du 6 mai 1981 laissaient peu de doutes sur les responsabilités de l’ancien secrétaire général à la préfecture de la Gironde dans la déportation des Juifs de la région entre 1942 et 1944 2, l’État (à travers le parquet) n’a pas pris l’initiative des poursuites. Celle-ci a été clairement d’origine militante, comme en témoigne le rôle clé de certaines parties civiles et de leurs avocats (notamment Michel Slitinsky, Maurice-David Matisson, Serge Klarsfeld, Michel Zaoui…). Cette demande de justice « venue d’en bas » s’explique en partie par les bouleversements de la mémoire du génocide dans la communauté juive en France comme à l’étranger dans les années 1970 (Chaumont 1997 ; Novick 1999).

9Par la suite, malgré la bonne volonté de certains magistrats, la réticence des autorités de l’État à traduire Papon devant un tribunal (reconnue publiquement par François Mitterrand) a contribué à ralentir considérablement la procédure. L’annulation de la première instruction (1987), en raison d’un vice de forme relativement anodin, semble avoir été une tentative concertée pour enterrer l’affaire 3. Si le nombre de crimes retenus à la charge de Maurice Papon s’est peu à peu accru, cela tient exclusivement au dépôt de nouvelles plaintes (essentiellement en 1981, 1982 et 1990). L’acte d’accusation maximaliste de 1997 apparaît plutôt opportuniste, puisque le même magistrat qui, du temps de Mitterrand, concluait à l’inopportunité d’un procès contre Bousquet (dont le niveau de responsabilité était beaucoup plus élevé) se montre six ans plus tard, après le tournant opéré par Chirac, bien plus empressé à traduire le secrétaire général de la Gironde devant un tribunal 4.

10Ce n’est qu’en 1997, après seize ans de procédure et deux instructions, qu’ont été définitivement établis les événements sur lesquels la cour d’assises doit se pencher. Les crimes retenus sont une (petite) partie seulement des crimes dont Papon s’est rendu complice, car l’accusation connaît au moins deux limitations : la mise en route de l’action publique pour chaque victime est requise et les preuves disponibles doivent être suffisantes. Sur les 1 560 victimes des déportations à Bordeaux entre 1942 et 1944, seules 72 sont représentées par des parents qui se sont portés partie civile. Ces victimes n’ayant fait partie que de 8 parmi les 10 convois de déportés ayant quitté Bordeaux pour Drancy, la responsabilité de Papon pour l’organisation de deux convois en février et juin 1943 n’a pu être retenue, alors que l’instruction avait exhumé un document accablant signé par Papon et concernant le convoi du 2 février 1943 (Erhel et al. 1998, vol. 1 : 128).

11Pour comprendre la manière dont la justice pénale rend compte du passé, il est nécessaire de faire un détour par le droit et ses catégories, puisque c’est à travers elles que la justice construit ses objets. Ces catégories font l’objet d’un travail de production/redéfinition à plusieurs niveaux, législatif, jurisprudentiel et, de manière plus difficile à cerner, doctrinal (Vanderlinden 1996 : 49).

12La loi de 1964 « constatant » l’imprescriptibilité du crime contre l’humanité, tel qu’il a été défini à Nuremberg (article 6c du statut du Tribunal militaire international, annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945), adoptée dans un contexte international particulier (Rousso 1990 : 116) 5, est le point de départ du processus de précision de cette catégorie en droit pénal français. Par la suite, le travail a été essentiellement jurisprudentiel. Les tribunaux et, en dernière instance, la Cour de cassation ont été conduits à préciser le champ d’application du crime contre l’humanité. Chacune des étapes devrait être restituée dans son contexte propre (contexte politique national et international, sociologie et grille interprétative des magistrats…) et dans l’économie générale des « politiques du passé 6 ». Cela dit, la poursuite d’une criminalité d’un type particulier (commise sous un régime disparu et accomplie dans le cadre de l’État) pose fatalement trois problèmes : la rétroactivité du droit, la prescriptibilité des crimes (si l’on veut juger longtemps après les faits) et la responsabilité individuelle. Or précisément le crime contre l’humanité rompt avec la tradition juridique dans ces trois domaines. L’imprescriptibilité tend d’autre part à distendre les limites temporelles et spatiales à l’exercice de la justice (Truche 1996 : 31-34). Les crimes contre l’humanité, d’autre part, s’appliquent rétroactivement et ont un champ d’application précis : ils doivent avoir été commis par des individus agissant pour le compte des « puissances de l’Axe » dans le cadre d’un « plan concerté », pendant ou avant la Seconde Guerre mondiale, dans la mesure où ils ont été perpétrés en relation « ou à la suite » des autres crimes dont le tribunal de Nuremberg a été saisi (crimes contre la paix et crimes de guerre). Cette définition va être précisée et élargie au cas par cas, notamment par trois arrêts de la Cour de cassation : le crime contre l’humanité concerne tout autant les victimes « innocentes » que les victimes « combattantes » (1985, Barbie) ; leurs « auteurs ou complices [doivent avoir] agi pour le compte d’un pays européen de l’Axe » (1992, Touvier) ; la complicité ne requiert pas une adhésion à la « politique d’hégémonie idéologique » des auteurs principaux (1997, Papon).

13Bien que sa tenue ait longtemps paru improbable, le procès Papon a été dans une large mesure un événement programmé. Le caractère exceptionnel des procès pour crimes contre l’humanité a été souligné par la loi de 1985 prévoyant leur enregistrement à des fins « historiques ». Après confirmation de l’arrêt renvoyant Papon devant la cour d’assises de la Gironde, le procès a été minutieusement préparé (rénovation à grands frais du palais de justice de Bordeaux, aménagement d’une salle de presse…).

Ingrédients d’un procès à part

14A la différence de l’agent de la Gestapo Klaus Barbie et du milicien Paul Touvier, Maurice Papon est une personnalité du monde politique de l’après-guerre, qui plus est membre du mouvement gaulliste, dont la légitimité historique est indissociable de la Résistance. Il a accompli une carrière politique brillante couronnée par un portefeuille ministériel (il fut ministre du Budget dans le gouvernement de Raymond Barre). Autre nouveauté, pour la première fois un fonctionnaire de Vichy est renvoyé devant une cour d’assises pour complicité de crimes contre l’humanité. L’État est pour la première fois visé, dans sa continuité même, puisque Maurice Papon, crédité de faits de Résistance, a poursuivi une carrière brillante dans la haute fonction publique après la Libération.

15Ces deux aspects nouveaux font du procès Papon un procès à part dans la série des trois procès de la « seconde épuration ». Ils contribuent à ébranler profondément certains groupes dans leur identité, plus encore que ne l’avaient fait les procès Barbie et Touvier. Ainsi les gaullistes ou les résistants sont-ils directement mis en cause, de même que les hauts fonctionnaires, en particulier le corps préfectoral.

Amplification médiatique

16Au cours du procès, les magistrats n’ont cessé de souligner l’indépendance de la justice par rapport aux médias et, de manière plus générale, la séparation entre le prétoire et ce qui se déroule au-dehors. Par exemple, le 15 octobre 1997, en réponse à une requête de Me Varaut (avocat de la défense), la cour souligne que le procès « n’est pas celui d’un État ou d’une administration, mais celui d’un homme bénéficiant de la présomption d’innocence, principe ayant valeur constitutionnelle qui ne saurait céder dans l’esprit des juges aux emballements médiatiques » (Dumay : 18 octobre 1997). De même, Jean-Louis Castagnède (président de la cour d’assises), réagissant aux remous provoqués par une déclaration de Philippe Séguin, déclare à l’audience du 20 octobre : « Toute pression extérieure d’intensité abusive aggravée par l’écho amplificateur que lui donnent les médias pèse sur l’opinion et l’indépendance d’esprit des magistrats et des jurés et contrarie le cours de la justice » (Conan 1998 : 37).

17Malgré ces déclarations, une partie du procès a bien lieu en dehors du palais de justice : l’avocat Thierry Lévy, qui rappelle qu’un procès est un « combat », trouve légitime d’utiliser les tribunes médiatiques pour poursuivre la lutte (Lévy 1998). Il s’agit d’un second procès où l’enjeu est la conquête des médias et de l’opinion publique, qui sont appelés à exercer une pression extérieure sur le prétoire. Dans certains cas, le procès se poursuit en dehors du tribunal : par exemple, l’avocat Gérard Boulanger, agacé par une remarque du président, quitte la salle d’audience et se rend immédiatement sur la chaîne LCI pour réitérer ses accusations à l’encontre d’Henri Amouroux 7. Dans d’autres cas, des événements marquants naissent hors du prétoire : ainsi le communiqué de presse d’Arno Klarsfeld qui « révèle » un lien de parenté entre le président Castagnède et trois victimes. Malgré son retentissement médiatique, cette information n’a jamais affleuré explicitement dans les débats (Dumay : 30 janvier 1998). Aux abords immédiats du tribunal se tiennent des rassemblements en l’honneur des victimes : ainsi Serge Klarsfeld et son association organisent des manifestations devant le palais de justice pour protester contre la libération de l’accusé au début du procès ou encore pour honorer les victimes de Maurice Papon que la justice n’a pas prises en compte.

Événements dans l’événement : la question de l’intelligibilité

18Les six mois du procès ont été émaillés de microévénements fortement médiatisés, dont la principale caractéristique est, outre leur part d’inattendu, de jouer sur les règles d’intelligibilité qui structurent la communication entre les acteurs à l’intérieur comme à l’extérieur du prétoire (en particulier les journalistes). Certains événements confirment des schèmes d’intelligibilité existant de manière exemplaire et rassurante ou encore produisent de nouveaux schèmes dans un esprit didactique. D’autres au contraire suscitent une incompréhension entre les acteurs, un brouillage tel des règles d’intelligibilité que cette situation apparaît en elle-même comme digne d’être signalée.

19Parmi les microévénements du premier type, certains confirment de manière exemplaire les règles de compréhension admises. Événements émotionnels, les témoignages de survivants mis en avant par les médias nous paraissent traduire le sentiment qu’on a « bien compris » (quitte à passer sous silence certains éléments). Événements didactiques, quelques interventions brillantes atteignent leur objectif en imposant des expressions qui font mouche et qui seront reprises, que ce soit la notion de « crime de bureau » (au cœur de l’argumentation de l’avocat Michel Zaoui) ou celle de « vichysto-résistants » (employée par l’historien Jean-Pierre Azéma dans son témoignage) 8. D’autres interventions suscitent en revanche une certaine incompréhension (la distinction, soulignée par Philippe Burin, entre logique antisémite des nazis et logique de collaboration de Vichy). Il peut s’agir dans certains cas de documents révélateurs qui sont mis en avant (Juifs intéressants).

20Parmi les microévénements produisant au contraire une incompréhension durable, il nous semble possible de distinguer deux cas de figure. Le premier est constitué par les événements procéduraux nés de la tension dramatique et du combat judiciaire : ainsi, la mise en liberté de l’accusé par le président Castagnède au début du procès a fait scandale. Les parties civiles et leurs avocats se sont indignés d’une décision rompant avec la pratique (voulant qu’un accusé ne comparaisse pas libre devant une cour d’assises) : certains ont pu se féliciter de l’innovation pour sa portée générale (en souhaitant qu’elle fasse jurisprudence) tout en estimant choquant que le procès Papon en fournisse l’occasion. Pour Arno Klarsfeld, cette décision fait du président Castagnède un ennemi des parties civiles.

21Le conflit, émaillé de petites phrases cinglantes, est porté à son paroxysme lorsque l’avocat menace de récuser Castagnède en raison d’un lien de parenté avec la famille de trois des victimes. A cette occasion, il insinue que le président aurait sciemment passé sous silence ce lien de parenté. Ce coup d’éclat expose Serge et Arno Klarsfeld aux critiques de la plupart des parties civiles (Dumay : 30 et 31 janvier, 3 février 1998). Face au risque de sabordage du procès, le conflit entre les parties civiles est porté devant les institutions communautaires. Un compromis est probablement trouvé au terme d’une réunion animée du bureau exécutif du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) au cours de laquelle un débat s’est engagé entre Serge Klarsfeld et Michel Zaoui (tous deux membres du bureau) : peu après, Arno Klarsfeld annonce finalement sa décision de renoncer à sa menace (Dumay [Fralon] : 3 et 4 février 1998). Bien que la manœuvre des Klarsfeld soit apparue comme « un écart médiatique » saugrenu, elle avait toutefois deux objectifs explicites, à restituer dans le cadre du « combat » qu’est un procès : prévenir un acquittement toujours possible dans un procès 9, désamorcer un possible argument de cassation.

22D’autres microévénements de ce type peuvent être qualifiés de paradoxaux, dans la mesure où ils heurtent les représentations manichéennes. Ainsi cette déclaration de Pierre Messmer à l’audience du 16 octobre, largement passée sous silence par les médias : « Mais je voudrais aussi dire, quel que soit le respect que nous devons à toutes les victimes de la guerre, et particulièrement aux victimes innocentes, ces femmes, ces enfants, ces vieillards, que je respecte plus encore celles qui sont mortes debout et les armes à la main, car c’est à elles que nous devons notre libération » (Conan 1998 : 32).

23Ces propos illustrent ce que J.-M. Chaumont appelle la « concurrence » mémorielle entre les victimes « politiques » et « raciales » du nazisme. Dans un premier temps, jusqu’au début des années 1970, elles n’étaient pas distinguées : seules les premières étaient célébrées, tandis que les secondes développaient un complexe d’infériorité mêlé de honte. C’est à la fin des années 1960 qu’intervient une « inversion du stigmate » : la Shoah devient peu à peu un motif identitaire pour la communauté juive (Chaumont 1997 : 113 ; Novick 1999). Autre événement paradoxal, cette fois mentionné par la presse : le 25 février, Jean Jaudel, cité par la défense, vient témoigner en faveur de l’accusé. Il s’adresse d’emblée aux Juifs dans les termes suivants : « Mes amis, mes frères, […] ce qu’on reproche à Maurice Papon, c’est ce qu’on aurait dû reprocher à Bousquet. » Et il ajoute, dans un esprit résistancialiste traditionnel : « C’est le procès de la Résistance et du gaullisme » (Dumay : 27 février 1997). Pour ce résistant, la solidarité politique l’emporte sur une solidarité religieuse ou « ethnique ». Il exprime ici le point de vue d’une génération juive pénétrée d’un idéal républicain défendu jusque dans la Résistance.

24En définitive, ce sont surtout des attitudes individuelles qui n’ont pas été comprises : celle du président Castagnède mettant en liberté Papon au début du procès, celle d’Arno Klarsfeld (son acharnement contre le président, associé à l’exigence d’une peine mesurée) ou celle de Michel Bergès, l’historien par qui l’affaire est née et qui a mis finalement ses compétences et sa connaissance du dossier au service de la défense, allant même jusqu’à publier chez un éditeur d’extrême droite un livre d’entretiens avec Papon (Papon & Bergès 1999). Mais il semble que ces incompréhensions ont été, pour la plupart d’entre elles, provisoires. Si l’on admet qu’en définitive le procès Papon a été producteur de solidarité sociale, il s’agirait d’une solidarité de type plutôt discursif (Osiel 1997 : 140) que mécanique/cathartique (laquelle suppose un seul récit et accord sur les critères moraux), dans la mesure où, depuis les procès Barbie et Touvier, la mémoire nationale s’est transformée et qu’il a été malgré tout proposé aux jurés (et au-delà aux spectateurs) de choisir entre les différents récits (historiques et mémoriels) qui ont été présentés dans le prétoire. Malgré le malaise suscité par la complexification des événements au cours du procès (ce dont rend compte le verdict), il est permis de penser que le procès a fait l’objet d’un consensus relatif : les modifications de détail apportées à l’intelligibilité générale de la période ont été comprises et peut-être acceptées par les médias et l’opinion publique. Pour reprendre les termes de Mark Osiel, le procès se fonderait alors sur un « récit démocratique » implicite 10.

La crise de la logique juridique

25La manière dont la justice construit, découpe et interroge ses objets nous paraît expliquer en partie la transformation par les médias de certains procès en événements judiciaires. L’usage spécifique que la justice fait du passé a, de manière générale, une incidence sur la réception de tels procès dans ce qu’on peut appeler, faute de mieux, l’opinion publique.

26Dans le présent judiciaire, les acteurs (magistrats, parties civiles, accusé, avocats) s’attachent toujours à reconstruire un passé criminel plus ou moins proche (« le temps des faits »). Si le procès devient un événement judiciaire, celui-ci est nécessairement un événement producteur d’événements. Le lien entre les deux événements est d’abord matérialisé par la présence physique de certains protagonistes du drame criminel, celle de l’accusé étant une condition ordinairement nécessaire (sauf cas de contumace). Un second lien entre le temps court des deux événements est le temps long et « itératif » (Koselleck 1997 : 173-180) du droit qui, ordinairement, préexiste au temps du crime.

27Mais dans le cas du procès Papon, ces deux liens sont largement rompus compte tenu de la nature exceptionnelle de la catégorie juridique de « crime contre l’humanité ». En posant de nouvelles questions de manière rétroactive et en travaillant avant tout sur des archives écrites, la justice se trouve en situation de concurrence avec l’histoire du temps présent, qui plus est, sur un terrain exploré par cette dernière depuis près d’un demi-siècle. Le découpage de l’objet judiciaire et le questionnement sous-jacent sont affectés profondément par cette double rupture. Elle fait du procès Papon un procès exceptionnel et explique en grande partie sa transformation en événement majeur par les médias.

Le questionnement pénal : une logique en état de crise ?

28La logique juridique favorise à notre sens l’attraction des médias pour le procès Papon. Ainsi en est-il de la perspective individuelle et psychologique. La crise que connaît cette perspective dans le cas du crime contre l’humanité, loin de susciter un désintérêt, renforce encore cette attraction : elle entraîne en effet l’intervention d’autres « usagers » du passé et tend à mobiliser un nombre croissant de collectifs à géométrie variable.

29Le lien entre temps du procès et temps du crime est largement rompu par l’application rétroactive et surtout l’imprescriptibilité du crime contre l’humanité. Une des conséquences directes de l’imprescriptibilité est la césure inhabituelle entre le temps des faits et celui du jugement (Rousso 2000). Aussi assiste-t-on à un procès par générations interposées, ce qui n’est pas sans poser de problèmes : en particulier, l’accusé est bien souvent le seul contemporain des faits qui lui sont reprochés. Le procès est sans cesse guetté par l’anachronisme : « De vieux criminels sont jugés par des gens qui sont sur une autre planète. […] L’intervention des historiens ne peut suffire à pallier ce défaut d’expérience vécue. » En définitive, « c’est la mise en pratique de l’imprescriptibilité qui se révèle difficile » (Thibaud 1997). Cette situation a favorisé l’intervention des historiens, malgré la réticence des magistrats tout au long de la procédure. Mis à part un rapport d’expertise controversé réalisé en 1984 et le concours informel de Michel Bergès à la seconde instruction, les dix historiens cités à comparaître au début du procès ne l’ont été qu’à titre de témoins, c’est-à-dire sans accès au dossier, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes (Jeanneney 1998). Le ministère public a orchestré au début du procès les dépositions d’historiens (cités par toutes les parties) dans le but d’éclairer les membres du jury sur le « contexte historique des faits ». Les interventions de grands historiens de Vichy (parmi lesquels Robert O. Paxton, Jean-Pierre Azéma, Marc-Olivier Baruch ou Philippe Burin) ont été fortement médiatisées et ont contribué au succès du procès.

30Le questionnement judiciaire est dominé par la perspective intentionnaliste et psychologisante du droit pénal. La définition du crime contre l’humanité n’échappe pas à cette perspective : la complicité de crimes contre l’humanité impliquait jusqu’à 1997 une adhésion à la « politique d’hégémonie idéologique » de l’auteur principal (le Reich national-socialiste). Mais la Cour de cassation, confirmant ainsi l’acte d’accusation, a dissocié les deux éléments en 1997 (l’adhésion du complice à cette politique n’étant plus requise). Une autre question centrale du point de vue intentionnel a été la connaissance par Papon du « plan concerté » (de commettre un crime contre l’humanité), preuve juridique de son intention criminelle. Or il est souvent difficile d’établir cette intention, du fait de la dimension psychologique de la notion, a fortiori en l’absence de témoignages directs et de documents explicites. Ajoutons à cela que la connaissance de la solution finale au moment des événements, même par des acteurs secondaires comme Papon, est une question très discutée par les historiens (Novick 1999). D’ailleurs, dans le cas Papon, l’intention de tuer n’a pas été retenue in fine à la charge de l’accusé. En revanche, plusieurs documents attestant du mépris du haut fonctionnaire pour les Juifs (Paxton 1999 : 5) ont permis d’établir l’intention – requise par la définition du crime contre l’humanité – de « porter atteinte au groupe dans l’intégrité physique de ses membres » en les faisant arrêter puis déporter. Tel est le cas de la note manuscrite du 12 janvier 1944 où Papon, après s’être félicité de la discrimination « entre Juifs et Aryens », recommande de ménager les « Juifs intéressants » (Slitinsky 1997 : 249).

31La question des motivations psychologiques, au cœur du travail judiciaire, peut apparaître comme peu pertinente sur le plan historique, dans la mesure où l’intention criminelle d’un individu X de tuer un individu Y n’est pas nécessaire à l’exécution d’un crime de masse, qui se caractérise plutôt par une dissolution poussée des responsabilités et « une interchangeabilité des motivations » (Pendas 2001 : 91). Papon ne connaissant personnellement presque aucune de ses victimes, il n’a pu désirer les tuer individuellement. Les motivations profondes de Papon – un mélange de croyance à l’idéologie antisémite de Vichy et surtout de formalisme et d’opportunisme, pour reprendre la typologie de Fritz Bauer appliquée aux Allemands complices du génocide (id. ibid. : 89) – importent moins que la crise sans précédent de la relation entre les actes et leur portée morale. C’est ce découplage entre actes et intention à l’échelle d’une société tout entière qui a rendu possible le génocide.

32Le maintien de la perspective psychologique est un facteur favorable à une forte médiatisation : valorisation de l’intimité, de l’émotion ou des liens interindividuels (Wieviorka : 1998). Elle donne l’illusion que les acteurs du procès partagent fondamentalement les mêmes valeurs, que si Papon ne regrette rien, c’est qu’il est de mauvaise foi, qu’il est un monstre cynique (ce qui est une possibilité). Elle ne permet pas d’envisager que, fondamentalement, Papon et ses victimes ne se comprennent pas (autre possibilité qui n’exclut pas totalement la première) 11.

33Cependant, le crime contre l’humanité rompt avec la stricte perspective individualisante du droit pénal, qui veut que Papon réponde personnellement de ses actes. Compte tenu de sa fonction dans l’administration de Vichy, Papon ne pouvait être dissocié de la chaîne de responsabilités dans laquelle il s’insérait. Pourtant, le décès de son chef hiérarchique immédiat (le préfet Sabatier), suivi de l’assassinat du chef de la police de Vichy (Bousquet), également inculpés de crimes contre l’humanité, ont mis de facto fin aux poursuites dans les deux cas. En dehors d’inculpations multiples, l’individualisation interdit à la justice d’enquêter sur les autres responsabilités avec les mêmes moyens. La perspective individuelle du droit pénal paraît également doublement mise à mal par la qualification des crimes : Papon étant accusé de complicité de crimes contre l’humanité, la cour d’assises a dû examiner sa relation avec l’« auteur principal », qui est lui-même défini comme un collectif (comme l’indique l’idée de « plan concerté »). Pourtant, la situation extrêmement contraignante de l’Occupation (d’autant plus que Bordeaux était en « zone occupée ») ne semble pas avoir été une question centrale tout au long de la procédure. La logique individualisante du droit pénal fournit une explication. Une autre tient peut-être au fait que cet aspect a été un argument disculpant abondamment exploité par la défense. Aucun éclairage historique sur la puissance d’occupation en France n’a d’ailleurs été sollicité 12. La question du pouvoir exercé par l’occupant, éclipsée par la révolution paxtonienne et dépendante d’archives allemandes, semble de toute façon peu étudiée par les historiens français 13. L’impossible audition de Rolf Holfort, procureur de Cologne, qui a pris part aux procès menés en République fédérale contre des responsables allemands de Bordeaux pendant l’Occupation 14, montre que la question des relations entre l’administration de Vichy et la puissance occupante n’était pas au centre des débats. L’objectif du procès était bien plutôt de juger un fonctionnaire de Vichy et, à travers lui, l’« État français », pour son concours volontaire apporté à l’entreprise génocidaire. La prise en compte juridique du cadre étatique (français) des activités de Papon a permis de poser la question des responsabilités rétrospectives. La continuité d’une partie du personnel dans la haute fonction publique de la IIIe à la IVe République implique-t-elle, comme l’a affirmé Jacques Chirac en 1995, une responsabilité rétrospective de l’État républicain ? Le cas Papon pose cette question de manière frontale et met en cause un certain nombre de collectifs aux contours plus ou moins précis (les corps de la fonction publique, les résistants, les gaullistes, etc.) dont les porte-parole sont sommés de prendre position : soit pour refuser toute responsabilité (Séguin : c’est le procès de la Résistance et du gaullisme) soit, de plus en plus fréquemment, pour présenter des excuses (déclarations de repentance).

34Ajoutons pour finir que la logique individualisante de la justice pénale vaut autant pour les auteurs que pour les victimes de crime contre l’humanité. Cela n’est pas sans poser problème, compte tenu de la dimension du crime de masse où la proximité entre le criminel « de bureau » et ses victimes n’est pas nécessaire, malgré l’illusion d’un face-à-face, mise en scène par le procès. Dans ce cas aussi, la logique est en crise puisque le crime contre l’humanité suppose une politique discriminatoire à l’encontre d’un « groupe » arbitrairement défini. Tout procès de ce type soulève la question du groupe des victimes. Or comme on le sait le nazisme a persécuté des groupes divers, définis « racialement » ou « politiquement ».

35La constitution du procès Papon en événement est en partie tributaire du découpage de l’objet judiciaire avec son questionnement et sa méthode spécifiques. Mais c’est surtout la crise de la logique juridique qui explique l’attraction sans précédent suscitée par le procès. En assouplissant des principes juridiques comme la stricte individualisation, la catégorie du crime contre l’humanité permet à la justice de s’aventurer sur un terrain inconnu, celui des phénomènes collectifs, voire des structures politiques ou sociales. Le parallèle établi par plusieurs auteurs (Ginzburg 1997) entre l’« histoire événementielle » traditionnelle – celle des méthodistes – et la perspective judiciaire doit être en partie révisé 15. En rendant compte au moins partiellement du crime de bureau et de la « banalité du mal », le procès Papon n’a pas connu les apories des procès allemands contre les criminels nazis, procès fondés sur les catégories juridiques ordinaires (le crime contre l’humanité n’ayant jamais été adopté en RFA). Ces procès ont paradoxalement favorisé une lecture erronée de la criminalité nazie et une certaine incompréhension du phénomène dans l’opinion publique (Pendas 2001).

Un événement socio-historique ?

36Le procès Papon n’est pas seulement un événement médiatique. Celui-ci est également de notre point de vue un événement socio-historique, même si l’expression peut sembler paradoxale. Il s’agit en effet d’un moment décisif en tant qu’il révèle, cristallise et accélère des processus de transformation dans les rapports entre le droit et la société.

Pénalisation de l’action publique ?

37De manière générale, la responsabilité des fonctionnaires relève aujourd’hui – indépendamment du crime contre l’humanité – de plus en plus du droit pénal (et non plus administratif). La responsabilité du fonctionnaire s’en trouve ainsi individualisée. D’ailleurs, dans le procès Papon, la défense plaide pour une responsabilité administrative qui, selon Michel Zaoui (avocat des parties civiles), « donne la sensation d’une immunité, d’une impunité totale, d’une totale irresponsabilité pénale » (Dumay : 18 mars 1998). Cela pose le problème de l’insertion d’actes individuels dans une « chaîne de responsabilités » (généralement définie par des segments de compétences dans le cadre de l’administration). Toute une série d’affaires et de procès contemporains sont d’ailleurs l’expression d’une telle évolution, par exemple le procès dit du sang contaminé (Beaud 1999).

Reconnaissance pénale d’un statut de victime ?

38Le procès traduit un fort désir de reconnaissance ; cela ne saurait nous surprendre, compte tenu des mutations de l’« économie de la reconnaissance » : alors qu’être victime a longtemps été vécu socialement comme une honte que seule la vengeance pouvait effacer, « la revendication de plus en plus fréquente d’un statut de victime […] exprime virtuellement une aspiration à une résolution juridique des conflits, un espoir de voir l’attente de reconnaissance honorée par l’intermédiaire d’un tribunal » (Chaumont 1997 : 325). Ajoutons que ce processus de réparation dans un cadre judiciaire doit permettre aussi, selon nombre de parties civiles, d’accomplir un travail de deuil aussi bien individuel que collectif. Juliette Benzazon déclare ainsi au Monde : « Le jour où il y aura un exemple, en France, j’aurai fini mon deuil » (Dumay : 17 décembre 1997). Ce thème du deuil impossible est essentiel dans la mémoire de la Shoah, dans la mesure où la mort de masse, anonyme, interdit aux survivants et aux proches de connaître le lieu et la date de la mort des victimes et, partant, d’honorer leur mémoire par une sépulture individuelle. Le prétoire devient le lieu d’un rituel commémoratif où l’identité des victimes est restituée : au terme de l’examen de chaque convoi de déportés, le nom de chaque victime est lu ; une photo, quand elle existe, est projetée ; parfois aussi une lettre écrite de la main du (de la) disparu(e). C’est ce qu’Annette Wieviorka (1998 : 82) avait déjà souligné à propos du procès Eichmann. Dans L’Ere du témoin, l’historienne fait la généalogie du témoignage des survivants de la Shoah. Elle signale que de ce point de vue le procès Papon marque ce qu’elle nomme le « passage du témoin » : une nouvelle génération, celle des « enfants cachés », accède en effet à la parole publique. C’est la génération des enfants juifs qui ont vécu cachés pendant la guerre, à l’image d’Esther Fogiel, dont l’enfance fut particulièrement tragique (id. ibid. : 181).

Excuses collectives ?

39Nombreux sont ceux qui ont voulu voir dans le procès Papon une entreprise de culpabilisation collective 16. En dépit des dénégations répétées des magistrats et de quelques personnalités, certains croient pouvoir lire, derrière le procès d’un individu, le procès d’un corps (les fonctionnaires), d’un régime (Vichy), d’une génération et même, de manière vague, d’une époque. L’effet pervers d’une telle lecture est d’aboutir à dissoudre les responsabilités. Il est commode de déclarer à l’instar de J. Varaut : « Nous sommes tous pénétrés de culpabilité » (Dumay : 10 janvier 1998). François Maspero (1997) démonte à ce propos les aberrations du « tous coupables » : cette position tend à dissoudre les responsabilités en homogénéisant les comportements a posteriori ; elle a pour effet absurde d’exclure les victimes de la communauté nationale, définie comme une communauté de coupables. Le sentiment diffus d’une culpabilisation collective est renforcé par l’inflation sans précédent des « déclarations de repentance » tout au long du procès : de la part de l’Église catholique 17, de nombreux corps de fonctionnaires 18 et même de l’ordre des médecins (Le Monde des 12-13 octobre 1997).

40L’affaire et le procès Papon relèvent à la fois d’une construction politique, médiatique et judiciaire. La crise de la logique juridique traditionnelle, qu’implique la catégorie de crime contre l’humanité, explique en grande partie la transformation du procès en événement médiatique. Cela dit, le procès Papon est aussi un événement d’ordre socio-historique : il traduit des bouleversements de fond dans les rapports entre droit et société. C’est un événement au sens où sa manifestation (médiatique) et son aptitude à produire une certaine « solidarité démocratique » ont coïncidé avec des mutations générales d’ordre « structurel » qui dépassent le seul procès Papon.

41Les médias ont joué un rôle d’amplificateur des débats judiciaires tout en popularisant des analyses historiques déjà anciennes et en rompant avec un certain manichéisme simplificateur. Le procès n’a pas mis au jour de nouveaux problèmes « historiques », même si l’approche judiciaire a contribué à une meilleure connaissance du fonctionnement de l’administration de Vichy à l’échelle locale, mais il a plutôt accusé des lignes de fracture préexistantes dans la société (concurrence des victimes, crise de « la Résistance » comme principe de légitimité politique, etc.), généralisé des comportements collectifs face au passé (la litanie des excuses officielles, sacralisation du témoin). Il a enfin révélé et accéléré des mutations dans l’ordre socio-juridique (demande de reconnaissance d’un statut de victime par voie pénale, c’est-à-dire en faisant intervenir un tiers qui est l’État ; pénalisation de l’action publique ; processus global d’universalisation du droit). Le procès Papon marque donc un moment dans ces différents processus.

42Il semble, pour finir, que le procès Papon marque une clôture (la « seconde épuration », centrée sur le concours apporté par Vichy à la solution finale) 19. En revanche, il se peut qu’il ouvre une brèche à plus ou moins brève échéance dans les murs juridiques protégeant les auteurs des crimes coloniaux, en particulier ceux de la guerre d’Algérie qui ont été amnistiés en 1962 et 1963.

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Notes

1Michel Zaoui a souligné à plusieurs reprises la mauvaise volonté de l’Etat, du moins jusqu’à l’élection de Jacques Chirac.
2Un fac-similé d’un document très compromettant portant la signature de Papon avait été publié.
3Dans un entretien avec Olivier Wieviorka, F. Mitterrand déclarait : « De mon propre mouvement, je n’incline pas [à juger aujourd’hui les serviteurs de Vichy]. Sauf cas tout à fait exceptionnel » (Conan & Rousso 1994 : 116). Dans le dossier Papon, le pouvoir a visiblement cherché à étouffer l’affaire : Me Varaut aurait ainsi participé en 1986 à une réunion au domicile privé d’A. Chalandon (alors garde des Sceaux) où aurait été évoqué le vice de procédure qui allait conduire à l’annulation de la première instruction en 1987 (Cohen-Grillet 1997).
4L’attitude de Marc Robert (avocat général au procès Papon) dans le dossier Bousquet est rappelée par la défense (Dumay : 27 février et 5 mars 1998) : la « note technique » du 12 juillet 1991 qu’il avait remise au cabinet d’Henri Nallet concluait en effet à « l’inopportunité d’un procès » (Dumay : 29 janvier 1998).
5La prescription du crime au premier degré (Mord) devait intervenir en Allemagne le 8 mai 1965. Mais une loi fut adoptée in extremis pour reculer de cinq ans le début et donc le terme du calcul du délai.
6Par cette expression forgée en Allemagne (Offe 1994 ; Frei 1996), nous entendons l’ensemble de mesures qui visent à gérer l’héritage d’un régime disparu, en opérant des reclassements sociopolitiques fondés sur de nouveaux critères de légitimité. Ces mesures (lois et arrêts des plus hautes juridictions) poursuivent quatre objectifs essentiels : « disqualifier » certains groupes (par des condamnations pénales et une épuration professionnelle), réhabiliter ou dédommager les « victimes », promouvoir une connaissance du passé (commissions d’enquête, libre accès aux archives, etc.) et commémorer (production d’une mémoire officielle). En règle générale, des mesures de politique du passé sont nécessaires pour définir la marge de manœuvre pénale, qui peut être restreinte ou au contraire élargie (lois d’amnistie, lois modifiant les règles de prescription, consignes politiques adressées aux parquets, etc.).
7Suivant une stratégie (courante) visant à discréditer les témoins de la partie adverse, il accuse ce témoin cité par la défense d’avoir travaillé pour un journal collaborationniste de Bordeaux (Dumay : 13 novembre 1997). Suite à quoi Amouroux porte plainte en diffamation contre Boulanger (Dumay : 5 et 8 novembre 1997).
8Expression qui du reste ne saurait s’appliquer à Papon lui-même, mais plutôt à ceux qui sont passés d’une allégeance vichyssoise à une allégeance résistante sans rupture brutale, comme F. Mitterrand (Azéma 1998 : 79 ; Ehrel et al. 1998, vol. 1 : 353).
9Le non-lieu spectaculaire prononcé le 13 avril 1992 par la chambre d’accusation de Paris dans l’affaire Touvier pouvait effectivement rendre sceptiques les avocats sur la détermination des magistrats à juger et a fortiori (de leur point de vue) à condamner un accusé de crimes contre l’humanité.
10En revanche, la question de la mise en liberté de Papon pour raisons de santé (après la confirmation du verdict et le refus de la grâce) semble moins consensuelle, car certains souhaitent l’extension de cette pratique pour des raisons humanitaires.
11Jamais Papon n’a exprimé le moindre remords pour ses crimes. Il n’a cessé de répéter au cours du procès qu’il a obéi « au sens du devoir ».
12Du moins par le ministère public. Eberhard Jäckel (université de Stuttgart), cité à comparaître par les parties civiles, s’est « fait excuser » pour raisons médicales (Sud-Ouest 1997).
13Cette question a été surtout étudiée par des historiens allemands comme E. Jäckel (1968) et, plus récemment, A. Mayer (2000).
14Prévue initialement le 16 février 1998. A la suite de pressions de la défense, puis de « menaces de mort », il renonce à témoigner (Dumay : 18 février et 6 mars 1998).
15Dénoncée comme « événementielle », l’histoire traditionnelle des « méthodistes » a été caricaturée par les sociologues comme Simiand (1953) puis par les historiens des Annales. Ils opposaient à une histoire événementielle, descriptive, attachée au temps court de la politique et relevant du « récit », une histoire des structures (sociales, économiques ou culturelles), phénomènes de longue durée, dont seul un discours scientifique peut rendre compte (Noiriel 1999 : 31-35).
16Philippe Séguin dénonce « un climat d’autoflagellation » (Dumay : 21 octobre 1997).
17« Déclaration de repentance » de l’épiscopat français (Le Monde du 1er octobre 1997).
18Le SNPT (Syndicat national des policiers en tenue) : « Des gardiens de la paix demandent pardon aux Juifs pour l’attitude de la police sous l’Occupation » (Le Monde du 8 octobre 1997). Voir aussi les « regrets » de la police bordelaise (Le Monde des 8-9 février 1998). « Le Conseil d’Etat reconnaît ne pas avoir lutté contre Vichy » (Le Monde des 16-17 novembre 1997). Le directeur de l’Ecole nationale de la magistrature tient à rappeler que la magistrature a déjà fait son mea culpa (Le Monde du 16 décembre 1997).
19Pour être exact, le dernier procès pour crimes contre l’humanité a été celui d’Aloïs Brunner, condamné par contumace à la réclusion criminelle à perpétuité le 2 mars 2001 (Le Monde des 4-5 mars 2001).
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Pour citer cet article

Référence papier

Guillaume Mouralis, « Le procès Papon »Terrain, 38 | 2002, 55-68.

Référence électronique

Guillaume Mouralis, « Le procès Papon »Terrain [En ligne], 38 | 2002, mis en ligne le 27 mai 2008, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/9953 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.9953

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Auteur

Guillaume Mouralis

Centre Marc Bloch, Berlin et Institut d’histoire du temps présent, Cachan

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Droits d’auteur

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