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Les animaux pensent-ils ?

Les enfants et la pensée animale

Traduit de l’anglais par Christine Langlois
Gregg Solomon et Deborah Zaitchik
p. 73-88

Résumés

La majeure partie de ce que les enfants pensent de la pensée animale est un reflet de leurs théories intuitives et de leurs capacités de raisonnement précoces. Même les très jeunes enfants peuvent raisonner en termes de psychologie naïve. De plus, il est avancé que les enfants ont la possibilité de penser les humains – les prototypes mêmes des êtres qui pensent et se comportent – comme une entité unique. Il a été également prouvé  que les enfants, à l’instar des adultes, raisonnent au sujet des espèces naturelles comme possédant des « essences » uniques qui font d’elles ce qu’elles sont, avec leurs caractéristiques propres. Même après que les enfants ont construit une théorie biologique naïve et en sont venus à considérer les humains comme une espèce animale parmi d’autres, ils ne perdent jamais entièrement ce sens intuitif naïf précoce selon lequel les humains forment une espèce ontologique à part, dotée d’une pensée supérieure, vue comme un caractère essentiel de leur « humanité » . Ils sont, par conséquent, réticents à attribuer de tels traits essentiellement humains – comme la capacité de faire semblant ou d’imaginer – à d’autres animaux.

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Texte intégral

1Ce que les enfants pensent de la pensée des animaux révèle en filigrane les croyances profondes que nous entretenons sur nous-mêmes, sur notre place dans le mobilier du monde et, pour le moins, sur ce que nous croyons appartenir en propre aux êtres humains. Ce sont là des thèmes qui sont tout aussi prégnants dans l’histoire des idées que dans la conversation ordinaire : observons, par exemple, l’attention passionnée accordée aux études sur les capacités cognitives des chimpanzés, des dauphins et des abeilles. Le débat est toujours aussi animé sur la question de savoir si ces recherches concluent en faveur de la continuité ou, au contraire, de la discontinuité entre les humains et les animaux.

2A strictement parler, la phrase précédente contient une erreur sémantique : se référer aux humains ainsi qu‘aux animaux est redondant. La catégorie des animaux est la catégorie supérieure qui inclut celle des êtres humains. Pourtant, dans la conversation courante, ce n’est pas ainsi que le terme est compris. Il ne s’agit pas là d’une broutille linguistique. Le fameux homme de la rue a le sentiment que les hommes ne sont pas réellement des animaux. En effet, nous nous targuons d’être plus différents des animaux qu’ils ne le sont entre eux, d’être d’une autre espèce. Sans doute, il n’y a pas de trait plus humain que celui de la cognition. Quand des études attribuent aux animaux des facultés telles que la croyance, la raison, l’imagination et le langage, elles s’attirent l’attention du public (et des scientifiques). Ainsi que son indignation. Car il se trouve que les gens sont généralement réticents à attribuer des fonctions cognitives supérieures à des animaux inférieurs et ils semblent sincèrement surpris à la mention des preuves apportées en faveur de cette proposition. Dans presque tous les cas, les revendications d’une continuité cognitive entre les humains et les animaux sont contestées avec plus de fréquence et d’acharnement que celles qui suggèrent une discontinuité. Ces défenseurs de la cause continuiste donnent l’impression de s’engager par là théologiquement ou politiquement. Ou bien ils semblent faire un réel effort pour garder à l’esprit les principes de base de la classification biologique, comme s’il existait un système de classification ontologique concurrent et, en quelque sorte, plus intuitif. Et il y en a peut-être bien un.

3Notre intuition est qu’attribuer une pensée supérieure à des animaux inférieurs est, d’une manière ou d’une autre, en contradiction avec l’ordre naturel des choses. Cela en dépit du fait que, bénéficiant du recul, nous nous moquons de ceux qui ont accueilli par l’opprobre les déclarations de Darwin. Dans Procès de singe, le film consacré au procès de ceux qui enseignaient les théories de Darwin, nous trouvons le personnage, scientifiquement éclairé, inspiré de Clarence Darrow et incarné par Spencer Tracy plus exemplaire de l’homme moderne que celui, proche de Williams Jennings Bryan et incarné par Frederic March, qui brandit la Bible et cherche à supprimer toute mention de l’évolution dans l’enseignement.

4S’il est évident que nous sommes des animaux, il l’est également que nous ne sommes pas vraiment des animaux. Comment cela se peut-il ? Pour éclairer quelque peu cette question, penchons-nous sur les récents travaux des sciences cognitives sur les théories populaires intuitives qui sont implicitement mobilisées dans la manière dont les gens comprennent le monde qui les entoure. Examinons également les travaux qui s’y rattachent sur les théories naïves précoces que les enfants construisent et qui, dans bien des cas, ressemblent justement à ces sortes d’intuitions des adultes qui sont en contradiction avec le point de vue de la science.

Les théories intuitives

5Bien des éléments dans notre manière de comprendre le monde, de le diviser en différentes catégories d’objets, se basent sur des théories causales implicites. Ces théories permettent de prédire et d’expliquer états de choses et événements. Ce que les gens prennent pour des évidences, des expressions du sens commun sur « la manière dont sont les choses » , sont souvent le résultat de points de vue théoriques implicites. Nous possédons des théories intuitives sur la manière dont les gens pensent et se comportent, sur ce qui nous rendra malades, sur l’« action »  des objets, sur le commerce.

6Les théories intuitives diffèrent souvent des théories scientifiques. Si un individu, dans un contexte spécifique, peut livrer des prédictions et donner des explications sur un phénomène dans un cadre précis d’interprétation, dans un autre contexte, il est susceptible de fournir, au sujet du même phénomène, des prédictions et des explications qualitativement différentes. Cette disjonctiona été bien établie dans une grande variété de domaines. McCloskey (1983), parmi d’autres, a décrit les prédictions des gens sur une série de phénomènes dans le domaine de la physique mécanique. Par exemple, la plupart des individus, quand on leur demande ce qui va arriver à une balle qui roule sur une table, disent soit qu’elle va tomber tout droit, soit qu’elle va continuer sa course parallèlement au sol avant de plonger brutalement. De même, quand on leur demande de prévoir la trajectoire d’une balle tirée par un fusil à canon courbe, la majorité des gens prédit que la balle va suivre une trajectoire courbe plutôt que droite. Clement (1982) a mis en évidence toute une série d’erreurs communément commises au sujet des phénomènes de force. Les gens font fréquemment des prédictions ou fournissent des explications incompatibles avec ce qu’ils ont appris en physique, en contradiction même avec l’évidence des faits dans le comportement des objets de leur environnement quotidien.

7Nous possédons de multiples cadres théoriques que nous utilisons pour prédire ou interpréter un phénomène, mais ils se contredisent mutuellement. Selon le contexte, on utilisera plus probablement celui-ci plutôt que celui-là. Nous pouvons penser en termes de physique formelle ou en termes de physique populaire plus intuitive, ou encore en termes de biologie moderne ou de biologie populaire plus intuitive. D’où viennent ces théories intuitives ?

8De manière provocatrice, McClosey a souligné le fait que nos jugements intuitifs sur la physique mécanique s’accordent avec les conceptions aristotéliciennes sur la vitesse et la force. Il a fait l’hypothèse que, en partie du moins, le développement des théories dans l’histoire de la science peut reproduire le schéma de son développement chez l’enfant. McClosey a été contesté sur un certain nombre de points, notamment sur la question de savoir jusqu’à quel point les théories intuitives des gens sur les objets correspondent à la mécanique d’Aristote. La réponse n’est pas claire : il est probable que le contenu de ces théories n’est pas homogène ni unifié. Par ailleurs, McClosey s’est livré à ces spéculations sans connaître l’état actuel des recherches sur l‘acquisition par les enfants de ces instruments théoriques.

9Si McClosey peut s’être trompé quant au développement de l’histoire individuelle de l’homme de science récapitulant l’histoire collective de la science, il n’y a guère de doute sur le fait que les enfants possèdent des théories scientifiques intuitives. Les enfants ne sont pas une cire vierge attendant que des savoirs s’y gravent ; ils ont souvent des théories bien établies ou de fortes capacités d’apprentissage qui leur permettent d’interpréter les faits nouveaux qui se présentent à eux. Ces théories précoces et ces biais d’apprentissage ne sont pas toujours en accord avec les théories formelles qui sont enseignées et, comme s’en rendent malheureusement compte les enseignants des matières scientifiques, ces biais peuvent être difficiles à surmonter. Par exemple, Vosniadou et Brewer (1992) ont montré combien la croyance caractéristique de la physique naïve précoce des enfants, selon laquelle les objets sans support tombent immédiatement (Baillargeon 1994 ; Hood 1995) peut affecter profondément leur compréhension de la cosmologie. Ce n’est que difficilement que les enfants surmontent leur croyance en un « haut et bas » absolu afin de comprendre que le « haut » est un concept relatif, ce qui explique que les gens ne tombent pas de l’autre côté de la terre. Bien entendu, il n’est pas évident que l’intuition selon laquelle le haut est réellement le haut soit condamnée à disparaître complètement.

10Beaucoup de travaux récents dans le champ des sciences cognitives ont avancé l’hypothèse que les théories naïves jouent un rôle majeur dans le développement conceptuel de l’enfant, qu’il y a plusieurs cadres théoriques précoces guidant la manière dont nous comprenons le monde qui nous entoure. Il y est même avancé que la persistance de quelques-unes de nos intuitions d’adultes face à des données qui les contredisent ou face à ce qui nous est enseigné indique combien ces cadres théoriques sont importants. Cela ne signifie pas qu’il soit nécessaire que nos théories populaires d’adultes s’accordent avec les théories naïves de notre enfance (pas plus qu’entre elles). Bien au contraire, il y a des éléments qui suggèrent que ces théories peuvent faire l’objet d’un changement conceptuel fondamental, aussi radical que ceux constatés dans l’histoire de la science comme, disons, le passage de la physique newtonienne à la mécanique quantique.

11Néanmoins, déterminer quels aspects du raisonnement des enfants sont préformés par des connaissances de base relève partiellement d’enquêtes empiriques, de même que déterminer à quel point ces aspects sont universels ou restent constants pendant leur développement (tant et si bien qu’ils se manifestent dans les intuitions des adultes). Il me semble que la force avec laquelle est déniée la possibilité d’une pensée supérieure chez les animaux est due à la persistance de certains biais de raisonnement enracinés dans les premières années de la vie.

12Afin de savoir ce que les enfants pensent de la pensée animale, il nous faut d’abord répondre à deux questions : que pensent les enfants de la pensée en général ? Que pensent-ils de ce que sont les animaux ? Penchons-nous sur les recherches menées sur la compréhension précoce des enfants dans le domaine de l’esprit, sur leur psychologie naïve, et, dans le domaine des êtres vivants, sur celles conduites sur leur biologie naïve. Dans ces deux domaines, il existe des preuves d’une surprenante sophistication cognitive à un âge très jeune aussi bien que, un peu plus tard, d’un changement qualitatif.

La théorie de l’esprit

13Que pensent les enfants de la pensée animale ? Avant l’âge de trois ans et demi, les enfants semblent avoir de la difficulté à penser ce qu‘est la pensée même, du moins dans son acception pleine, à savoir des processus cognitifs supérieurs, complexes et reliés entre eux qu’implique la question. C’est lorsque la pensée est prise dans ce sens que son attention aux animaux soulève l’indignation des adultes.

14De manière ironique, le grand pas en avant dans l’étude de ce que les enfants pensent au sujet de l’esprit se révèle être un résultat des hypothèses de Premack et Woodruff (1978) sur la possibilité, pour les chimpanzés, de posséder une théorie de l’esprit. Les chimpanzés ont-ils ce qu’on appelle une psychologie de la croyance et du désir, c’est-à-dire une compréhension théorique implicite du fait que la conduite d’autrui peut être prévue et expliquée en se référant à ses états mentaux, à ses croyances et à ses désirs ? Pour être en mesure de poser cette question, les chercheurs ont pris garde de ne pas bousculer la loi de Morgan : ne pas attribuer à un organisme un plus haut niveau de fonctionnement cognitif qu’il n’est nécessaire pour expliquer son comportement. On n’a pas besoin, par exemple, d’attribuer une intentionnalité à un arbre sous le prétexte que ses racines vont à la recherche de l’eau. Le défi méthodologique est donc de concevoir un test dans lequel le chimpanzé ne pourrait anticiper correctement le comportement d’un autre chimpanzé qu’à la condition de penser aux croyances de celui-ci, à l’opposé d’un test qui pourrait être mené à bien par le chimpanzé simplement sur la base de sa capacité à prendre en compte le comportement manifeste d’un de ses congénères ou  ses propres désirs. On est parvenu ainsi à un des plus influents paradigmes expérimentaux de ces vingt dernières années : le test de la fausse croyance.

15Dans un cas type de test de la fausse croyance, deux chimpanzés regardent l’expérimentateur mettre un fruit dans une boîte. Puis on fait sortir le second chimpanzé de la pièce et, sous le regard du premier, on transfère le fruit dans une autre boîte. On fait alors rentrer le second animal et le premier observe dans quelle boîte l’autre regarde afin de retrouver le fruit. Si les chimpanzés ont réellement une Théorie de l’Esprit, alors le premier chimpanzé devrait montrer de la surprise en voyant le deuxième chercher dans la seconde (la bonne) boîte, et n’en montrer aucune s’il cherche dans la première (et mauvaise) boîte. Le point central du test de la fausse croyance est que, pour prévoir que le second chimpanzé regardera dans la mauvaise boîte (la première), le premier animal devrait donc se représenter celui-ci comme ayant des croyances au sujet de l’état du monde. Le premier chimpanzé devrait se représenter le second comme se conduisant en accord avec des croyances représentationnelles différentes des siennes. Il aurait à penser la pensée.

16Les chimpanzés réussissent-ils le test de la fausse croyance ? Wimmer et Perner (1983) ont posé une question encore plus cruciale : les enfants réussissent-ils ce test ? De manière frappante, la réponse est non, pas avant leur troisième, voire leur quatrième année. Bien sûr, cela ne signifie pas que, jusqu’à cet âge, les jeunes enfants ne maîtrisent aucun élément de la psychologie naïve. Bien au contraire, ils sont capables de raisonner à partir d’autres aspects de la psychologie naïve, mais il leur manque la représentation explicite des croyances. Par exemple, à l’âge de deux ans, ils peuvent jouer à « faire comme si » , ils connaissent ce qu’on appelle prendre une perspective de premier plan (level-one) (c’est-à-dire le fait qu’un individu doit avoir une vue dégagée d’un objet afin de le percevoir). Ils peuvent également prévoir le comportement de quelqu’un en se basant sur leur connaissance des désirs ou des émotions de cette personne.

17Certains penchent même en faveur de l’existence d’une psychologie naïve à part entière dès la petite enfance, la preuve pour eux en étant par exemple le fait que les jeunes enfants préfèrent les visages humains à toute autre configuration géométrique (cf. par exemple Johnson et Morton 1991), ou bien leur attirance pour les yeux humains (Hood et al. 1998 ; Johnson et al. 1998), ou encore leur capacité à distinguer le mouvement d’un être vivant du déplacement d’un objet (Bertenthal et al. 1985 ; Leslie 1994). Toutes capacités d’apprentissage dont on peut considérer qu’elles guident la construction d’une appréhension entière des humains en tant qu’êtres intentionnels, capables d’agir en fonction de leurs désirs et croyances.

18Il est clair que, en dépit des changements intervenus dans la compréhension par les enfants de l’intentionnalité, une psychologie naïve, bien qu’incomplète, est, pour ceux-ci, un moyen essentiel et précoce de comprendre le monde qui les entoure. Sans doute est-ce le cadre central qui leur permet de comprendre les êtres humains. Et, comme nous allons le voir, il a été émis l’hypothèse que ce cadre interprétatif est également au cœur de leur compréhension des animaux.

La biologie populaire

19Afin de percer à jour les raisons pour lesquelles, selon notre point de vue intuitif d’adulte, les humains et les animaux appartiennent à des espèces différentes, nous devons examiner quels biais de raisonnement précoces favorisent de telles intuitions, ainsi que le développement de notre compréhension ethnobiologique du fait que nous sommes après tout des animaux. Observons donc la construction précoce par les enfants d’une biologie populaire ainsi que le développement de leur admission du fait que les êtres humains, en sus d’être des êtres pensants et se comportant de telle ou telle manière sont aussi des machines biologiques.

20Un aspect dûment relevé du raisonnement précoce sur la biologie est le phénomène dit de l’animisme infantile : les jeunes enfants disent, en effet, que les objets inanimés sont vivants. Ce phénomène frappe souvent les adultes comme étant si étranger, si contraire à l’ordre naturel des choses, qu’il mettrait en question la capacité des enfants à raisonner logiquement. Un travail précurseur, devenu classique, sur cette question ainsi que sur la plupart des aspects du développement cognitif, est celui mené par Piaget. Selon la stricte théorie piagétienne, on fait l’hypothèse que les enfants sont incapables de raisonner au sujet de quoi que ce soit sous une forme théorique causale et, a fortiori, sur les phénomènes biologiques, avant qu’ils n’aient atteint le niveau de raisonnement opérationnel formel (autour de l’adolescence). Dans un test simple, Piaget demandait aux enfants ce qui, dans une série d’entités, était vivant. Il découvrit que les jeunes enfants ne limitaient pas leurs réponses à ce qui est effectivement vivant en vertu du classement ontologique des êtres vivants, mais qu’ils étendaient la qualité d’êtres vivants à des objets inanimés comme les voitures, les nuages et même les statues.

21Ces trente dernières années, de nombreuses recherches, dans divers domaines, ont réfuté la thèse centrale de Piaget selon laquelle les enfants sont athéoriques. Carey (1985), par exemple, a décrit un contre-exemple frappant à partir de l’étude du développement de la compréhension, par sa fille, des phénomènes biologiques. Eliza, à l’âge de quatre ans, avait été troublée en regardant Le Magicien d’Oz. Le fait que les adultes Munchkins (joués par des nains) soient plus petits que la fillette Dorothy la perturbait. Eliza fut perplexe pendant un moment avant de s’exclamer : « Je sais pourquoi. C’est parce que leurs mamans ne leur ont pas donné de gâteau d’anniversaire. »

22S’agit-il d’un exemple illustrant l’incapacité d’un jeune enfant de penser logiquement et scientifiquement ? Non, et Carey a amené sa fille à s’expliquer. Comme la plupart des enfants d’âge préscolaire, Eliza savait qu’en vieillissant on grandit. Ce savoir était à l’origine de son erreur. Elle savait qu’on devient plus vieux à son anniversaire, aussi pensait-elle qu’on devient plus grand à cette même occasion. (Cela se tient. Autant que peuvent le dire les jeunes enfants, ils ne vieillissent pas en continu ; en un jour ils passent de l’âge de trois ans à celui de quatre. Il n’est pas insensé de penser que tout ce qui est lié à l’âge progresse par saut.) La plupart savent, à force de se l’entendre dire par leurs parents à l’heure des repas, qu’il faut manger si on veut grandir. Eliza savait qu’on grandit le jour de son anniversaire et qu’il faut manger pour grandir. Que mange-t-on d’exceptionnel le jour de son anniversaire ? Un gâteau d’anniversaire.

23C’est un raisonnement théorique. C’est une explication logique du phénomène mobilisant des processus causatifs sous-jacents afin de rendre compte d’une série d’observations. Elle entraîne un ensemble de prédictions. Elle est toutefois incorrecte. Et nous voici au cœur du problème. Il y a une grande différence entre avoir une fausse théorie et être athéorique. De la même manière qu’on ne peut comprendre un concept mobilisé par un adulte d’une autre culture qu’en le replaçant au sein du système conceptuel dans lequel il est inclus, de même l’utilisation apparemment illogique d’un concept par un enfant doit être reliée à la compréhension théorique qui l’étaye 1. La phrase d’Eliza reflète son absence de connaissance des processus corporels et non un déficit de raisonnement théorique.

24Comment alors expliquons-nous le fait, dûment vérifié, que les enfants disent que le soleil est vivant ? Il n’y a pas de doute que les enfants énoncent de telles choses, mais le problème est : qu’entendent-ils par vivant ? Carey (1985) a souligné que le mot « vivant » peut, lorsqu’il passe de la culture enfantine à celle des adultes, souffrir d’une mauvaise traduction, car il est relié à un système de concepts différent d’une culture à l’autre. Elle a noté, par exemple, que les enfants diront qu’une voiture est vivante « parce qu’on peut la bouger » ou qu’un bouton est vivant « parce qu’il tient les pantalons » . Il nous semblerait difficile d’admettre qu’il s’agit là d’explications biologiques. Quand nous disons d’une entité qu’elle est vivante, nous signifions par là qu’il s’agit d’une entité biologique, qu’elle est un être vivant et qu’en tant que telle, elle possède et est soumise à divers processus biologiques tels que la digestion, la reproduction, le fait de grandir. Qu’en est-il pour les enfants ?

25Carey a demandé à des enfants quelles propriétés biologiques (par exemple, respirer, manger, avoir des os, avoir des bébés) ils croyaient pouvoir attribuer à diverses entités allant des humains aux animaux, aux plantes, aux objets inanimés. Par exemple, elle leur a demandé : « Les chiens ont-ils des bébés chiens ? » Carey cherchait ainsi à comprendre si les enfants allaient respecter la sorte de distinction ontologique entre les objets animés et inanimés qu’on les croyait incapables de mettre en application.

26Les adultes fondent leur interprétation du test sur le fait que l’entité en question est ou n’est pas une chose vivante ou que ses caractéristiques sont ou non celles des êtres vivants. Bien sûr, ils ont une interprétation richement élaborée de ce que veut dire être un être vivant ; ils possèdent une théorie intuitive des choses vivantes. La figure 1 présente un graphique simplifié de ce à quoi ressemblent les résultats des adultes. On peut y remarquer que le pourcentage des propriétés des êtres vivants attribuées à une entité chute brutalement lorsqu’on passe des êtres vivants aux choses inanimées, étayant la proposition selon laquelle c’est l’appartenance à une catégorie qui guide le jugement.

27En revanche, les enfants globalement n’ont pas mis en évidence ce modèle d’évaluation avant l’âge de dix ans (voir figure 2). Il y a deux enseignements à tirer de ces résultats. Tout d’abord, comme le soupçonnait Carey, quand les enfants disent que le soleil ou une voiture sont vivants, ils n’entendent pas par là que ce sont des êtres vivants. Le terme vivant n’a pas nécessairement la même signification pour les adultes et pour les enfants. Notons la chute brutale dans l’attribution des propriétés des choses vivantes lorsqu’on passe des objets animés aux objets inanimés. Le second enseignement à tirer des résultats est la mise en lumière du fait que les enfants ne fondaient pas leurs jugements sur une théorie intuitive de la biologie. A la différence du taux d’attribution, relativement bas, de propriétés d’êtres vivants aux animaux et aux plantes que font les adultes, celui des enfants décroissait en fonction de la distance phylogénétique d’avec les humains. Plutôt que de fonder leur raisonnement sur une compréhension intuitive de la biologie, les enfants avaient tendance à appuyer leurs jugements sur la simple ressemblance avec les humains. On débat encore afin de savoir si, arrivés à l’âge scolaire, les enfants ont une théorie naïve de la biologie qui étayerait ce type de jugement (Solomon, et al. 1996). Qu’il suffise de dire que, à la différence des adultes, cette compréhension n’est pas suffisamment cohérente et saillante pour que les enfants la mobilisent en raisonnant sur les propriétés propres aux différentes entités.

28Carey (1985) a estimé que ses résultats prouvent que la forme de raisonnement la plus précoce des jeunes enfants sur les phénomènes biologiques n’est pas un raisonnement de biologie populaire mais de psychologie populaire. Selon Carey, les enfants préscolarisés ne connaissent pas les mécanismes causatifs biologiques de base et n’ont donc pas encore construit une théorie de biologie naïve qui puisse fournir des explications et permettre la prédiction de phénomènes. Ils raisonnent donc sur les êtres vivants en les considérant moins comme des êtres biologiques qu’en tant qu’êtres agissants. C’est-à-dire qu’ils raisonnent dans les termes de leur psychologie naïve qui est beaucoup plus sophistiquée 2. Ainsi, selon cet argument, les humains étant les prototypes des êtres agissants, les enfants déterminent d’abord la ressemblance générale de l’entité aux humains, puis en tirent des déductions graduées en fonction de cette relation. Hatano, Inagaki et leurs collègues ont fait une hypothèse semblable (Hatano & Iganaki 1997 ; Inagaki & Hatano 1993 ; Inagaki & Sugiyama 1988) en soutenant que la personnification est un aspect central de la biologie vitaliste qui n’est pas propre aux seuls enfants.

29Il est intéressant de noter que, alors que les adultes attribuent des propriétés biologiques sur la base d’une théorie de la biologie et de l’appartenance à la catégorie des êtres vivants, ils attribuent toujours des propriétés psychologiques sur la base de la ressemblance aux humains, suggérant que, légitimement, nous représentons le prototype des entités psychologiques. Même Coley (1995), tout en avançant que les enfants d’âge préscolaire ont une appréhension plus sophistiquée des phénomènes biologiques que ce qu’en dit Carey, a trouvé que les adultes, tout comme ces enfants, attribuent les propriétés mentales « penser » et « sentir la douleur » à des entités sur la base d’une ressemblance globale avec les humains.

30Ainsi, les enfants diront-ils que les animaux pensent et ressentent de la douleur, mais une évaluation prudente de cette attribution est nécessaire. Le fait que les enfants attribuent sans rupture nette des propriétés biologiques ou psychologiques ne signifie pas nécessairement que les humains forment pour eux un continuum avec les autres animaux. Effectivement, le taux d’attribution de propriétés chute brutalement lorsqu’on passe des humains aux autres animaux, de même que lorsqu’on passe des animaux aux plantes, comme s’il s’agissait d’espèces distinctes qualitativement. Pour les enfants, comme pour les adultes, les humains sembleraient être spéciaux, appartenir à une espèce ontologique différente. Examinons donc les recherches conduites sur ce qui apparaît être des tendances universelles à raisonner au sujet de ce qu’on appelle en philosophie des espèces naturelles. Car cette intuition selon laquelle nous appartenons à une espèce différente a des implications sur la manière dont (et si…) les enfants développent leur compréhension plus tardive, et plus scientifique au sens occidental, de l’animal comme appartenant à une espèce supérieure qui englobe les êtres humains.

L’essentialisme psychologique

31Beaucoup de recherches récentes en sciences cognitives portent sur ce qu’il est convenu d’appeler l’essentialisme psychologique, c’est-à-dire sur la manière dont les gens, enfants comme adultes, raisonnent au sujet des différentes espèces et se demandent à leur propos pourquoi elles sont comme elles sont. En bref, les gens tendent à traiter des espèces naturelles (par exemple d’entités telles que l’or ou les tigres qu’ils opposent à des artefacts comme les voitures ou les mangeoires à oiseaux) comme si elles avaient quelque essence, quelque noyau central causal, qui explique qu’elles possèdent telle ou telle caractéristique. Les tigres, par exemple, ont des rayures parce qu’ils sont des tigres. Il y a quelque chose concernant le fait d’être tigre, de nature intrinsèque et immuable, qui fait que les tigres possèdent leurs traits essentiels. Que cette essence soit connue ou susceptible d’être connue n’est pas la question. Ce n’est pas la revendication métaphysique que les espèces ont, en fait, des essences (comme l’a par exemple soutenu Locke). C’est plutôt la description d’une tendance psychologique, d’un biais de raisonnement que les gens appliquent pour rendre compte de leur intuition selon laquelle certaines espèces de choses maintiennent leur identité au-delà de changements superficiels, et possèdent certaines propriétés essentielles.

32Gelman et ses collègues ont établi que même les enfants d’âge préscolaire peuvent faire et font des déductions sur les propriétés constitutives des animaux sur la base de leur appartenance à une catégorie. Par exemple, Gelman et Markman (1986) ont montré à des enfants des images de deux animaux (un brontosaure et un rhinocéros), ont donné des noms de catégorie à ces animaux (dinosaure et rhinosaurus) et leur ont dit que chacun d’eux avait une propriété particulière invisible (sang froid et sang chaud). On a montré ensuite aux enfants un troisième animal (un tricératops) qui ressemblait superficiellement à l’un des deux précédents mais qui portait le même nom de catégorie que l’autre animal. Quand on leur demandait quelle propriété ce tricératops serait le plus susceptible de posséder, les enfants tiraient leur conclusion en se basant sur l’appartenance à une espèce plutôt que sur une ressemblance superficielle. Gelman et ses collègues ont aussi mis en évidence que les jeunes enfants marquent la plus grande attention aux traits caractéristiques des animaux d’une catégorie donnée. Gelman et Wellman (1991), par exemple, ont montré qu’un bébé animal, disons un veau, serait susceptible d’acquérir les traits caractéristiques des animaux de sa sorte, qu’il soit ou non élevé au milieu des siens, du simple fait d’appartenir à cette espèce. Ainsi, un veau, élevé par des cochons, meuglerait au lieu de grogner car son essence est celle d’un veau, non d’un cochon.

33Il est affirmé que le biais essentialiste est un universel lorsqu’on raisonne sur les espèces naturelles, mais aussi que la manière dont ce biais est exemplifié, la nature des espèces ainsi que leurs traits caractéristiques, peuvent varier selon les cultures. Et selon que l’on est enfant ou adulte. Ainsi, comme les adultes, les enfants semblent-ils disposés à affirmer que certaines caractéristiques révèlent la nature essentielle d’une espèce donnée. Mais ce que les enfants considéreront comme une espèce ainsi que la nature de ses caractéristiques essentielles reste une question empirique 3.

34Keil (1989) a réalisé une série d’études astucieuses sur les distinctions au sein du monde biologique que les enfants considèrent comme étant « essentialisées » . Dans ses tests de transformation, il a raconté aux enfants une histoire sur la manière dont un animal était altéré afin de ressembler à un animal d’une autre espèce. Keil a démontré l’existence d’une progression du développement enfantin telle que, plus les enfants grandissent, plus ils exigent une altération substantielle et aux effets durables avant de dire que l’animal a réellement changé. Par exemple, alors que les enfants d’âge préscolaire peuvent juger qu’un raton laveur portant un costume qui le ferait ressembler à une moufette est vraiment devenu une moufette, un enfant de maternelle dirait qu’il est toujours un raton laveur. Toutefois, un enfant de maternelle dirait qu’un raton laveur dont le poil a été teint en noir avec une raie blanche au milieu et sur le corps duquel de petits sacs odorants ont été implantés, serait alors une moufette. Ce n’est qu’au quatrième niveau, lorsque les enfants atteignent neuf ou dix ans, qu’ils rejetteront à une écrasante majorité la capacité pour la chirurgie elle-même de faire passer un animal d’une espèce à une autre. Les enfants plus jeunes ne semblent pas avoir la même compréhension biologique que les adultes de l’immutabilité et des origines de l’identité des espèces (voir aussi Johnson et Solomon 1997 ; Keil 1994).

35Un autre résultat de Keil se rapporte particulièrement à notre sujet : il y avait certaines transformations entre des entités dont les enfants rejetaient l’idée quel que soit leur âge. Même les enfants d’âge préscolaire, qui affirmaient sans hésiter que les plus superficielles modifications d’un animal pouvaient changer son appartenance à une espèce, rejetaient catégoriquement la possibilité que quoi que ce soit puisse transformer un animal en objet inanimé ou en plante. Un porc-épic, par exemple, ne peut pas devenir un cactus. Ainsi, même à l’âge où les enfants n’ont pas encore construit une compréhension entièrement cohérente de la biologie qui puisse leur permettre de comprendre l’importance de l’héritage biologique pour l’identité des espèces, ils semblent respecter de manière élémentaire certaines frontières ontologiques. Les objets inanimés sont des choses qui diffèrent des plantes, lesquelles diffèrent elles-mêmes des animaux. Les humains sont-ils d’une autre sorte que les animaux ?

36Keil lui-même n’a pas réalisé de tests sur la différence entre humains et animaux, mais Zaitchik et Solomon (1999) ont conduit une variante du test de transformation comprenant une question qui permet de savoir si les enfants croyaient que les animaux pouvaient être changés en êtres humains. Les enfants de maternelle, qui avaient jugé qu’un raton laveur pouvait, à l’aide de la chirurgie, être transformé en une moufette, niaient qu’un singe puisse être transformé en une personne. Ainsi, même avant d’avoir une compréhension intégrée des espèces ou de l’héritage biologique, les enfants pensent que les humains sont ontologiquement distincts des animaux. Donc, les humains et les animaux possèdent des essences différentes.

Traverser les frontières

37La réaction vive que provoque d’ordinaire l’attribution d’une pensée supérieure à des animaux – l’intuition qu’un ordre naturel des choses serait en quelque sorte violé – peut avoir son origine dans les théories naïves précoces et les biais de raisonnement des enfants. La capacité de reconnaître des congénères n’est pas propre aux êtres humains. Cependant, étant donné plusieurs de nos dispositions – considérer les humains comme une espèce spéciale, penser que les espèces ont une essence, manifester précocement notre sensibilité à la nature sociale et intentionnelle de notre espèce et, bien sûr, la grande sophistication de la compréhension qu’ont les très jeunes enfants du comportement des humains plutôt que de leur biologie – il se peut que nous possédions le sentiment intuitif que la pensée supérieure est une caractéristique essentielle de notre espèce naturelle. Et nous détestons attribuer la caractéristique essentielle d’une espèce à une autre. Les animaux se comportent, les hommes raisonnent.

38Bien sûr, les béhavioristes radicaux ont nié avec force la thèse selon laquelle les animaux se comportent (c’est-à-dire sont gouvernés par l’instinct) tandis que les humains raisonnent (c’est-à-dire sont gouvernés par l’intellect). Le béhaviorisme est une théorie qui réduit le comportement des humains à celui des animaux. En soi, cela suffit à expliquer pourquoi les gens sont si peu attirés par le béhaviorisme : il viole nos notions populaires sur la spécificité humaine, sur notre essence humaine unique. Une des critiques canoniques faites au béhaviorisme – son incapacité à expliquer la créativité et l’imagination – souligne ce point. Ce sont précisément ces processus mentaux d’ordre plus élevé qui, du point de vue populaire, font des actions humaines plus que de simples comportements.

39Revenons au test d’attribution. Bien que les enfants, tout comme les adultes, aient attribué la propriété « penser » en relation avec une ressemblance générale aux êtres humains, on constatait également une forte baisse de la probabilité de cette attribution lorsqu’on passait des humains aux autres animaux (et une autre diminution importante avec les plantes puis avec les artefacts). Evidemment, bien que « penser » soit sans doute le concept mental central, son usage commun est assez vague. Savoir ce que les adultes, et a fortiori les enfants, voulaient dire lorsqu’ils attribuaient à des entités la faculté de penser, n’est pas clair. Penser pourrait impliquer quelque fonction cognitive supérieure, ou simplement se référer à un niveau de perception peu élevé. L’étude de von Helmholtz sur la rapidité d’un influx nerveux est universellement saluée comme la première mesure scientifique d’une pensée. Coley (1995) a découvert que les adultes et les enfants avaient autant de chances de juger qu’une entité pouvait « penser » que d’estimer qu’elle pouvait « ressentir de la douleur » . Mais remarquons que « ressentir de la douleur » peut difficilement être considéré comme un processus cognitif supérieur. De fait, il existe une riche littérature philosophique sur l’émotion et la cognition en dépit du fait que la douleur soit l’état le plus « basique » , le plus animal que l’on puisse imaginer. La douleur présente des manifestations comportementales évidentes.

40L’étude réalisée par Zaitchik et Solomon (1999) sur les attributions par les enfants et les adultes d’états mentaux jette quelque lumière sur cette ambiguïté. Confirmant les études précédentes, ils ont constaté que les adultes et les enfants plus âgés étaient susceptibles d’attribuer des propriétés biologiques sur la base de l’appartenance à la catégorie des êtres vivants. Mais, à la différence de leurs prédécesseurs, ils ont aussi découvert que les enfants d’âge préscolaire étaient déjà plus à même de formuler des jugements basés sur l’appartenance à une catégorie qu’on ne l’avait pensé jusque-là (voir figure 3). Plus significativement, à l’instar des études antérieures, Zaitchik et Solomon ont aussi démontré que les adultes, les enfants plus âgés et ceux d’âge préscolaire attribuaient généralement les propriétés d’un état mental tel que « il pense » ou « il se sent triste » sur la base de la ressemblance aux humains, alors qu’ils rejetaient catégoriquement l’attribution de ces propriétés aux plantes et aux artefacts. Toutefois, ces auteurs ont également montré l’attribution d’une autre propriété mentale, dont ils ont pensé qu’elle était typique d’une forme de pensée supérieure : la capacité à « prétendre » . Attribuer l’aptitude à « faire semblant » implique l’attribution à une entité d’une vie mentale active, incluant la possibilité de prendre en compte des réalités alternatives. A la différence des résultats obtenus avec les autres propriétés mentales, à tous les âges le taux d’attribution de « prétendre » chute fortement en passant des humains aux chiens. Seule une minorité des participants jugeait qu’un autre être vivant que les humains était capable d’une telle prouesse cognitive.

41Notre réticence à attribuer une pensée sophistiquée aux animaux présente deux exceptions qui confirment la règle, ou du moins qui sont cohérentes avec elle. La première concerne les animaux familiers. Les gens attribuent des capacités mentales extraordinaires et une profondeur émotionnelle à leurs pets. Mais remarquons combien ces attributions sont généralement exceptionnelles : autant leurs propriétaires s’épanchent sur les capacités de leurs animaux, autant ils nient toute légitimité à la généralisation de l’attribution en question. Non seulement l’Etre adoré est exalté au-delà de tous les autres, mais l’exemple qu’il offre est jugé unique au sein de son espèce. C’est comme si le propriétaire de l‘animal pensait que l’animal est doté de ces capacités tout en ne voulant pas reconnaître que les animaux en général puissent mettre en œuvre de tels processus cognitifs. Tout se passe comme si la sorte d’affection prodiguée à l’animal était d’une espèce normalement réservée à un être doué de la capacité d’une pensée supérieure (c’est-à-dire un être humain) et qu’était ainsi projetée la compréhension réciproque désirée. Les propriétaires d’animaux familiers font souvent remarquer à quel point leurs animaux sont humains, reconnaissant tacitement par là que l’intelligence est une caractéristique propre aux hommes et non aux animaux.

42Une deuxième exception à notre règle est l’attribution symbolique ou totémique d’une pensée supérieure à un animal. Comme dans le cas d’une métaphore appropriée, la richesse du symbole vient des associations plus poussées que l’on fait entre les propriétés des humains et des animaux. Le fort pouvoir psychologique du symbole, la force de l’attribution sont en relation avec l’intuition selon laquelle une frontière naturelle a été violée. C’est surnaturel. Bloch (1999) ne dit pas autre chose en estimant que les symboles et les pratiques rituelles jouent sur les ambiguïtés présentes dans notre attribution de la « vie » et d’une « intentionnalité » aux animaux et aux plantes.

Quelques implications transculturelles

43Ce n’est pas avancer une revendication déterministe que de dire que nous avons des biais de raisonnement et des théories naïves précoces. Il est clair que nous sommes autorisés à considérer la possibilité, et même la probabilité, que nous partageons beaucoup d’aspects de la cognition avec des animaux inférieurs. Après tout, nous pouvons également mobiliser les notions spécifiquement occidentales sur ce que signifie être un animal. Les théories précoces des enfants subissent souvent des changements radicaux lorsqu’ils grandissent, mais, comme c’est le cas avec quelques aspects de notre compréhension précoce de la physique mécanique, des aspects de ces biais plus anciens peuvent parfois être toujours à l’œuvre dans la pensée intuitive. De plus, en considérant la manière dont la théorie naïve d’un enfant, ou simplement un de ses biais de raisonnement, sera étayée ou modifiée en grandissant, on doit prendre en compte les effets du système culturel plus large auquel cet enfant appartient. En effet, deux études transculturelles récentes suggèrent le développement de deux biologies populaires adultes très différentes.

44Evans, Andress et Stewart (1995) ont mené une série d’études comparant les croyances de chrétiens intégristes qui rejettent la théorie darwinienne de l’évolution à celles de non-intégristes vivant dans la même communauté du Middle West des Etats-Unis. Ces études ont mis en évidence le fait que, dans les deux groupes, les jeunes enfants ont tendance à raisonner sur les espèces de manière essentialiste. Il n’est pas surprenant de constater que les enfants des deux groupes ont rejeté la notion selon laquelle les humains pourraient descendre d’autres animaux. Pourtant, parmi les adolescents et adultes non-intégristes, ce biais a généralement été surmonté (notons toutefois que les professeurs de sciences rapportent que même les étudiants non intégristes résistent souvent à cette implication de la théorie de Darwin). A l’opposé, les adultes intégristes formulent des jugements et fournissent des explications sur la séparation fondamentale des espèces tout à fait cohérents avec ceux des enfants. Les vues créationnistes des chrétiens intégristes sont qualitativement congruentes avec les biais essentialistes de raisonnement sur les espèces.

45La recherche menée par Coley (1999) sur un échantillon de population amérindienne montre une autre divergence d’avec la biologie populaire propre à la majorité de la culture occidentale. Chez les Menominee du Wisconsin, on discute souvent du rôle des humains en tant que partie intégrante du monde naturel. De manière intéressante, quand le test de Carey a été mené (1985) chez les Menominee, même des enfants de six ans ont fourni la preuve qu’ils raisonnaient au sujet de l’attribution de propriétés à des entités sur la base de l’appartenance à la catégorie supérieure des êtres vivants. Au même âge, les enfants étudiés par Carey raisonnaient sur la base d’une ressemblance générale aux humains.

46Les résultats suggèrent au minimum que les cultures peuvent affecter le taux de changement dans les théories développées par les enfants. Mais ils introduisent également la possibilité de divergences encore plus grandes. Par exemple, il est possible que les enfants menominee plus jeunes que ceux étudiés soient semblables aux enfants du même âge de la majorité des cultures du monde (il est également possible qu’ils ne le soient pas). Il n’est pas évident de savoir jusqu’à quel point les humains sont vus comme intégrés dans le monde naturel. Les enfants menominee du test conduit par Keil jugeraient-ils qu’un animal peut être transformé en humain, indiquant par là qu’ils ne respectentpas la frontière ontologique entre les humains et les autres animaux, cette frontière que nous reconnaissons si intuitivement ? En conséquence, seraient-ils aussi plus aptes à attribuer une pensée supérieure aux animaux ? Les réactions fortes, presque théologiques, suscitées en Occident par l’attribution d’une pensée supérieure aux animaux sont-elles spécifiques à une époque et à un lieu donnés ? Voici des questions empiriques qui exigent, pour pouvoir y répondre, que soient menées des recherches transculturelles prenant en compte l’interrelation des systèmes complexes de raisonnement à l’œuvre sur les mondes biologique et psychologique.

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Notes

1Bien sûr, ce fut le fait que certains des premiers chercheurs n’aient pas relié les concepts et les jugements aux systèmes dans lesquels ils s’imbriquaient qui les a conduits à la conclusion que, puisque les gens d’autres cultures faisaient des déductions qui semblaient illogiques, c’est qu’ils n’avaient pas la capacité de raisonner en termes de logique cau-sale scientifique. Aussi leur culture dans son entier était-elle considérée comme infantile en comparaison de celle des pays occidentaux.
2Notons que la forme forte de cette revendication a été réfutée (cf. Coley 1995 ; Inagaki & Hatano 1993 ; Kalish 1997 ; Solomon et al. 1996). Les jeunes enfants ne sont pas condamnés à interpréter les phénomènes biologiques dans les termes d’une psychologie naïve. Par exemple, ils rejetteront les explications intentionnelles pour quelques phénomènes biologiques. Voir Weissman & Kalish 1999 sur ce sujet.
3Atran (1998) a avancé que nous sommes naturellement disposés à considérer que les espèces biologiques peuvent être « essentialisées »à un certain niveau taxinomique, en gros celui des espèces génériques (voir Carey 1995 ; Hatano 1998 ; Solomon 1998 pour des arguments contraires).
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Pour citer cet article

Référence papier

Gregg Solomon et Deborah Zaitchik, « Les enfants et la pensée animale »Terrain, 34 | 2000, 73-88.

Référence électronique

Gregg Solomon et Deborah Zaitchik, « Les enfants et la pensée animale »Terrain [En ligne], 34 | 2000, mis en ligne le 09 mars 2007, consulté le 13 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/976 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.976

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Auteurs

Gregg Solomon

Department of Brain and Cognitive Sciences, Massachusetts Institute of Technology, Cambridge, Etats-Unis

Deborah Zaitchik

Department of Psychiatry, Massachusetts General Hospital, Boston, Etats-Unis

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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