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Repères

La mémoire des fantômes

Peut-on tirer un profit mnésique de l’absence d’un objet ?
Stéphanie Tabois
p. 158-169

Résumés

Dans les univers domestiques, les « objets-souvenir » rapportés de voyages, au même titre que les trophées sportifs ou les photographies, représentent autant de traces matérielles des actions accomplies et des expériences passées. Examinant les rapports qu’un groupe déraciné entretient avec ses objets affectifs, cet article se donne pour objectif de montrer que la perte (temporaire ou définitive) de certains biens n’entrave toutefois pas nécessairement leur appropriation mnésique. Le fait de ne pas posséder en propre un objet ne constitue pas un obstacle rédhibitoire à l’efficace de sa portée symbolique. L’absence peut non seulement donner lieu à des pratiques mémorielles fécondes mais elle admet parfois également des effets sur le halo de souvenirs comme sur la valeur de l’artefact lui-même.

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Thème :

identité, mémoire

Lieu d'étude :

France
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Texte intégral

  • 1 Voir la postface de Gérard Namer à l’ouvrage d’Halbwachs (1997 : 288).

1Selon Maurice Halbwachs, l’illusion de la stabilité de la matière contribue à assurer le sentiment de la continuité des groupes. Le sociologue distingue cependant la dimension spatiale et matérielle envisagée comme un cadre de la mémoire (« espace-cadre ») des objets proprement singuliers (« espace-matière »)1 auxquels les individus se montrent attachés pour leur charge mnésique. En ce sens, si la mémoire individuelle et collective exige le partage de cadres sociaux communs aux membres de la société d’appartenance, en revanche la mémoire individuelle ne requiert pas nécessairement la présence d’objets spécifiquement liés au contenu sémantique du souvenir pour se maintenir. Chacun peut en effet convoquer de nombreuses images du passé sans que celles-ci soient étayées ou extériorisées par des supports matériels (par exemple sous la forme d’objets du quotidien).

2Les pieds-noirs ont été contraints de quitter l’Algérie une fois celle-ci libérée de la tutelle française. L’indépendance du pays a conduit les habitants européens à s’exiler, abandonnant leur sol natal. Le départ, organisé à la hâte dans la plupart des familles, a laissé dans les mémoires une impression d’abandon et de débâcle. Les enquêtés se souviennent ainsi d’avoir débarqué en métropole délestés de l’ensemble de leurs biens, flanqués d’une unique valise contenant le minimum vital. Cette représentation endogène renseigne cependant davantage sur le sentiment d’effondrement de leur monde quotidien que sur le volume réel des biens personnels sauvegardés.

  • 2 Dans la plupart des cas, le rapport au passé demeure particulièrement difficile à qualifier, dans l (...)

3Aujourd’hui, plus de quarante ans après cet exil, les données empiriques recueillies éclairent le rapport au passé d’un groupe exilé dans son propre pays2. Elles permettent par ailleurs de constater que les pieds-noirs gardent auprès d’eux de nombreux biens matériels en rapport avec leur vie algérienne, des objets auxquels ils se montrent particulièrement attachés.

4Toutefois, il serait faux de postuler que la disposition des objets dans l’espace intime reflète nécessairement le degré d’affection. Au fil des rencontres, il a été indispensable de revenir sur l’idée selon laquelle des photographies encadrées et mises en scène dans un salon valent a prioridavantage aux yeux de leur possesseur que celles conservées pêle-mêle dans un sac en plastique déposé en « désordre » dans une armoire. Par ailleurs, les observations et les entretiens donnent clairement la mesure du fait que la sélection (délibérée ou non consciente) des biens affectifs ne passe pas nécessairement par une présence physique des objets. À certaines conditions en effet, l’absence d’un bien peut se révéler plus profitable d’un point de vue symbolique que sa pleine possession assortie de sa présence.

Des objets « comme présents »

5L’absence d’un objet chargé de souvenirs peut se révéler avantageuse lorsque l’on reconnaît chez un proche son possesseur légitime. Les enquêtés évoquent parfois des biens qu’ils ne détiennent pas encore, mais dont ils savent qu’ils leur appartiendront un jour, notamment après le décès de leurs parents. Le fait de ne pas en disposer soi-même n’interdit nullement de leur attribuer des qualités mnésiques.

6L’exemple de Françoise permet de rendre compte de l’attitude des enfants à l’égard de ces « objets de famille » dont ils hériteront dans les années à venir. Sa mère parle peu de son passé algérien ; elle vit cependant entourée d’objets rapportés de « là-bas », méticuleusement conservés. Malgré la discrétion maternelle, Françoise apprécie de voir sa mère évoluer parmi ces biens dont elle devine la forte charge affective. Une telle attitude la rassure sur la capacité de celle-ci à entretenir un commerce avec le passé. Unique enfant d’une fratrie de quatre à avoir vu le jour sur le sol algérien, Françoise guette avec inquiétude tout indice d’une volonté de rupture familiale avec la vie pied-noir. Selon elle, en effet, chercher à oublier le passé algérien s’analyserait en un déni de réalité qui, en occultant le souvenir même de sa naissance, contribuerait à éroder son droit à se prévaloir familialement de la spécificité de ses origines.

7La possession maternelle de ces objets présente à ses yeux de nombreux avantages. Elle la renseigne d’abord sur sa propre position dans une lignée familiale. Elle signifie en effet que, n’ayant pas encore hérité, Françoise ne représente pas le dernier maillon ascendant encore en vie. Autrement dit, cette situation lui épargne l’obligation d’endosser les responsabilités attachées au statut de dernière dépositaire des souvenirs familiaux.

8Ensuite, cette enquêtée préfère savoir ces objets chez sa mère. Affichant une position particulièrement conservatrice dans ce domaine, elle considère qu’ils s’y trouvent mis en scène d’une manière identique à celle dont ils étaient intégrés dans leur décor algérien. Françoise précise ainsi qu’hériter impliquerait pour elle l’obligation de contextualiser à son tour ces souvenirs matériels. Il lui faudrait alors travailler à les insérer dans son propre espace domestique, c’est-à-dire se risquer, pour une part au moins, à l’innovation en leur conférant éventuellement un sens nouveau. Or, elle craint, ce faisant, d’altérer l’authenticité d’une mémoire maternelle et familiale dont elle ne possède pas toutes les clés. Elle caresse l’espoir qu’avant de disparaître, sa mère lui en transmettra les plus fondamentales, serait-ce à travers des bribes d’explications.

9Se défendant de manifester quelque convoitise que ce soit, Françoise a précisément identifié dans l’espace domestique maternel les objets porteurs d’une mémoire liée à la vie algérienne. De son point de vue, lors de la succession à venir, ceux-ci lui échoiraient de droit, tandis que l’ensemble des autres biens devrait être réparti équitablement entre ses frères, ses sœurs et elle-même. Avant le décès de sa mère, elle souhaite ainsi vivement trouver l’occasion et le courage de lui faire part de la force de son attachement à des objets qui, selon elle, laissent ses frères et sœurs totalement indifférents.

10Malgré ses propos anticipant les modalités de la transmission post mortem des biens maternels, la situation actuelle de possession par procuration lui convient parfaitement. Elle symbolise leur relation singulière : une forme de lien qui tout à la fois exclut ses frères et sœurs et appelle un partage (au moins partiel) de significations attachées à un objet – c’est-à-dire notamment une connaissance des temps et des espaces caractéristiques du passé familial.

11Michèle et Chantal, sœurs jumelles nées en Algérie, exilées après l’indépendance, ont institué quant à elles une pratique nécessitant de se défaire ponctuellement d’un objet porteur de souvenirs. Ces deux femmes s’échangent régulièrement un album de photos contenant des clichés de leur vie algérienne. Ainsi, pendant de longues périodes, chacune des deux sœurs se trouve alternativement dépossédée de l’ensemble des photos. L’une comme l’autre approuvent cette répartition des droits d’usage. L’absence temporaire de l’objet leur profite à bien des égards.

12Les deux sœurs ont inséré les clichés dans des feuillets transparents réunis dans un classeur. Ce rangement ingénieux leur permet de compléter les légendes manuscrites accompagnant les photos déjà intégrées, ou encore de proposer de nouvelles thématiques de classement sans entraîner la refonte intégrale de l’album.

  • 3 Remarquons cependant que l’échange de l’album de photos ne consiste pas en une construction de vale (...)

13Les échanges réguliers, entamés après le décès précoce de leur mère, se sont peu à peu substitués à leur relation épistolaire. Ils perdurent depuis plus de trente ans. Cet usage n’obéit à aucune règle expressément établie : chacune reconduit l’échange en respectant des normes implicites, actualisées dans la pratique. L’une d’entre elles consiste par exemple à exclure tacitement Hugues, leur frère aîné, du circuit de l’échange. Celui-ci s’en trouve écarté au motif qu’il ne percevrait pas l’intérêt de cet album de photos. Selon Michèle, le travail de Hugues l’oblige à beaucoup voyager. L’argument suggère qu’il accorderait de ce fait moins de prix aux ancrages spatiaux identitaires et, partant, qu’il se montrerait plus faiblement attaché à ses racines que ne le sont ses deux jeunes sœurs. Aux yeux de Michèle, l’éloignement géographique de Hugues nuirait, en outre, à la fluidité et à l’efficacité du système de prêt. Enfin, leur gémellité autorise les deux femmes à se considérer comme « plus que sœurs », selon les termes de Michèle. Il apparaît que la mise à l’écart de leur frère répond fondamentalement à l’exigence de n’ouvrir ce cercle très restreint qu’à des membres choisis. La qualité des personnes rejaillissant sur la valeur du bien prêté, on saisit bien les fondements d’une étroite sélection des participants. Toutes choses étant égales par ailleurs, ce dispositif de circulation de l’album n’est pas sans évoquer certaines caractéristiques du système trobriandais de la kula décrit par Bronislaw Malinowski3.

14L’usage de l’album de photos s’inscrit dans une temporalité spécifique. D’une part, son prêt occasionne de longues absences de l’objet pendant lesquelles l’une des sœurs s’en trouve privée. D’autre part, lorsque Michèle le détient, elle le garde à portée de main afin de pouvoir le consulter à volonté, régulièrement et longuement. Son conjoint ne voit pas d’un très bon œil les moments intimes qu’elle s’octroie pour se réfugier dans son album ; il redoute tout particulièrement l’état psychologique dans lequel il retrouve son épouse après les après-midi en solitaire qu’elle passe à se replonger dans ses souvenirs. Michèle reconnaît que la consultation des photos contribue à nourrir chez elle une forme de mélancolie. Le prêt de l’album lui retire donc temporairement une partie de son fardeau identitaire et tempère son  inclination à la nostalgie. L’absence de cet objet lui permet ainsi d’établir un équilibre salutaire entre les exigences de sa vie actuelle et ses souvenirs.

15Il importe à Michèle et à Chantal de savoir que l’album sera détenu par une personne digne de le partager, en l’occurrence une personne capable avant tout d’en reconnaître la valeur sentimentale et de le conserver avec le plus grand soin. Le système de circulation concourt par ailleurs à l’entretien d’un rapport privilégié entre les partenaires de l’échange. Le bien se trouve ici placé au service d’un lien, maintenu tout autant par l’absence que par la possession.

16Cet objet qui circule entre les deux sœurs est perçu simultanément comme toujours identique mais aussi potentiellement différent. En effet, si Michèle et Chantal retrouvent à chaque fois leur album (c’est-à-dire celui de l’individu), les amendements qu’il aura pu subir mais également – et surtout – sa possession antérieure par un être cher en modifient les qualités intrinsèques. Au cours de ses trajets, l’album de photos se charge d’un surplus symbolique mnésique (par l’ajout de légendes ou de photographies) et affectif (l’échange du bien réaffirmant chaque fois l’existence du lien entre les deux partenaires).

17L’efficace du principe de constitution de la valeur repose ici essentiellement sur le passage récurrent entre les mains d’un tiers connu et reconnu, ce qui suppose l’absence momentanée du bien. Ici, comme dans le système d’échange kula, l’obligation « n’est pas d’ordre comptable mais d’ordre moral : c’est celle de la réciprocité » (Dupuy 2001 : 55).

18La malléabilité de l’objet (momentanément) manquant exige parfois des dispositifs mnésiques matériels. La valeur que confèrent en effet certaines absences peut donner lieu à leur mise en scène. C’est le cas, par exemple, des emprunts réalisés par les enfants qui souhaitent s’approprier des objets familiaux afin de les intégrer à leur propre espace privé – leur chambre ou, après le départ du foyer parental, leur propre logement. L’intérêt des descendants pour ces souvenirs matériels va contribuer à leur accorder une plus-value.

19Une fois l’accord de leurs parents obtenu, les enfants disposent librement du bien convoité. Dès lors qu’il est conservé soigneusement et que son aspect initial est préservé, les descendants peuvent en jouir à leur guise. Tout se passe comme si ceux-ci disposaient de l’usus et du fructus, les parents se réservant la part d’abusus.

20Les photographies sont très fréquemment citées comme donnant lieu, au moment de l’adolescence, à ce type d’emprunt. Le choix des clichés porte la plupart du temps sur une image de la jeunesse (ou de la petite enfance) algérienne de l’un des parents. Généralement flattés, ceux-ci répondent très favorablement aux sollicitations de leurs enfants. À l’âge délicat des revendications identitaires adolescentes, ce positionnement explicite dans une généalogie (on se définit comme « descendant de… ») et dans l’histoire des Français d’Algérie (« …d’origine pied-noir ») signe à double titre leur désir d’appartenance familiale.

21Les photographies empruntées retrouvent généralement leur place initiale (dans la maison familiale, déposées sur un meuble, accrochées à un mur ou encore dans un album photos), mais les parents se souviennent du déplacement de l’objet. Le passage entre les mains de leurs descendants confère aux images une forme de saillance qui invite à porter un nouveau regard sur l’objet. L’intérêt des enfants pour cette photographie autorise la constitution d’une nouvelle prise à laquelle peuvent s’arrimer des significations, déterminant une autre manière de percevoir le cliché.

22C’est essentiellement au moment du départ du foyer parental que les enfants demandent la permission de prélever des objets évoquant l’histoire algérienne de la famille. L’appropriation nécessite alors un degré de plasticité de leurs contenus mnésiques et affectifs.

23Les parents se disent généralement surpris de ces requêtes. Luce, amusée, assure avoir d’abord songé à une plaisanterie de la part de son fils Sébastien, lorsque celui-ci lui a réclamé une photographie la représentant en Algérie. Sa réaction s’explique d’autant mieux que le jeune homme affiche généralement une distance à l’égard de l’histoire algérienne d’une mère qu’il accuse de faire preuve d’un racisme larvé. Par ailleurs, Luce prétend ne témoigner qu’un intérêt très limité à ces images du passé, et estime, de surcroît, ne pas avoir habitué ses enfants à consulter les archives familiales, tout particulièrement les photos. Bien que la demande de son fils lui soit demeurée inexplicable, Luce a laissé emporter le cliché sur lequel elle apparaît en bas âge dans les bras de l’une de ses tantes. Ce prêt constituera peut-être l’un des premiers jalons d’une nouvelle relation. Il n’a pas cependant amélioré les conditions d’un dialogue continuant de pâtir de leurs désaccords politiques.

  • 4 Cette initiative intervient plus de cinq ans après que Sébastien lui a emprunté la photo. L’entrepr (...)

24Luce a récemment entrepris de classer les photos qu’elle conservait entassées dans un sac en plastique4. Alors que nous feuilletons l’album qui les contient désormais, elle attire mon attention sur l’emplacement vide censé accueillir le cliché emprunté par Sébastien. Elle explique qu’au cours de la longue réflexion qui a présidé à l’organisation de son album, elle s’est interrogée sur la place qu’elle pourrait accorder à cette photographie. Elle a finalement opté pour une mise en scène « en creux » : le cliché fait en quelque sorte l’objet d’une citation, son absence étant soulignée par un encadré, accompagné d’une légende lapidaire (« Tante U. et moi »). Il semble bien ainsi que cette photographie, jusqu’alors relativement indéterminée, tende à accumuler de la valeur au fil des interventions dialectiques du fils et de la mère. L’intérêt inattendu que lui porte le premier accroît considérablement sa signification aux yeux de Luce, qui à son tour contribue à construire la singularité de l’objet via la mise en scène de son absence.

25À sa manière, Mauricette recourt également à ce procédé de révélation « en creux ». La modestie de ses moyens n’est pas la seule explication au fait qu’elle n’a pas substitué un autre ornement à la photographie la représentant dans un parc d’Alger au côté de son époux (aujourd’hui décédé). Elle fut longtemps exposée sur l’un des murs de son entrée, mais il ne reste aujourd’hui de celle-ci qu’une trace sur le papier peint défraîchi. Mauricette raconte que sa fille unique lui a demandé l’autorisation de lui emprunter ce cliché il y a quelques années, alors qu’elle partait travailler dans l’est de la France. Tout en signant aux yeux de cette femme l’affection que lui porte sa fille, la trace de l’objet matérialise le maintien du lien au-delà de la distance qui les sépare.

26Lorsqu’elles interviennent à des périodes cruciales sur le plan identitaire, telles que l’adolescence ou le départ du logement familial, les demandes d’objets symbolisant la famille ou son histoire trahissent chez les enfants un besoin de réassurance. Ces biens, qui assument pour une part les fonctions attribuées par les psychanalystes à l’« objet transitionnel », permettent de conserver un lien symbolique avec la chaleur du foyer parental. Leur emprunt exprime une volonté de maintien de l’inscription individuelle dans le groupe domestique malgré la résidence séparée. Dans le même temps, il témoigne d’un désir d’autonomie. En effet, les enfants ne renoncent pas à maîtriser leur existence, leur monde. Bien au contraire, ces prélèvements d’objets leur offrent de pouvoir choisir leurs propres attaches mnésiques dans un stock (toujours labile) d’identifications familialement disponibles. La sélection à laquelle ils se livrent ainsi permet d’établir une distance à l’égard de la mémoire de leurs ascendants et de leur inscription dans une histoire familiale plus longue. Selon Anne Muxel, au cours de ces opérations d’ajustement identitaire « s’organise […] une sorte de mise en scène de l’existence du sujet entre la restitution d’une histoire collective originelle, donc fondatrice, et la reconnaissance d’une destinée propre » (Muxel 1996 : 8).

27Du point de vue des parents, cette requête vaut validation tacite d’une partie de la mémoire familiale. Non seulement la disparition de l’objet n’occasionne pas, en l’espèce, un sentiment de perte, mais, au surplus, elle peut être perçue comme un élément de fierté.

  • 5 Les objets, du fait de leur apparente stabilité matérielle, offrent aux souvenirs des supports de c (...)

28L’absence se trouve alors parfois mise en scène par le biais de stratégies matérielles. Mauricette ou Luce aménagent des dispositifs mnésiques susceptibles d’entretenir la trace et, partant, la visibilité de l’absence5. De cette manière tout à fait paradoxale, un objet qui ne revêtait qu’une importance secondaire du point de vue de son possesseur peut se voir conférer de la valeur en quittant le domicile de celui-ci. À l’occasion de leur enquête menée au service des « objet trouvés », Christian Bessy et Francis Chateauraynaud examinent une situation en certains points comparables. Dans ce travail au cours duquel ils étudient les modalités de la présence et de l’absence des choses, ils constatent que « la mémoire maintient en présence des êtres absents. C’est pourquoi une personne ou un objet peut être présent et absent à la fois » ; ils ajoutent que « la perte d’un effet personnel fait resurgir sa présence alors même qu’il ne comptait pour ainsi dire plus » (Bessy & Chateauraynaud 1995 : 308).

29D’autres informateurs, à l’instar de Jacqueline, parviennent à tirer profit de l’absence d’un bien, lorsque, sur le mode de la synecdoque, ils valorisent la partie d’un tout composite. La tactique consiste alors à reconnaître en un objet, naguère anonyme et sans valeur, une représentation synthétique de l’ensemble dont il est issu.

  • 6 Elle dit avoir choisi cet objet pour des motifs d’ordre à la fois pratique et symbolique : l’exposi (...)
  • 7 Ce n’est que dans la mesure où une autorité qu’elle juge compétente (sa mère, en l’espèce) avait el (...)

30Jacqueline a installé dans sa cuisine une étagère spécialement destinée à accueillir une cuiller en argent provenant de la ménagère de sa mère. Elle explique qu’elle a pu intercepter in extremis quelques couverts avant qu’ils ne soient jetés. Parmi les pièces prélevées, Jacqueline n’a finalement conservé que cet unique couvert6. Par ce geste, elle interprète à sa manière le projet maternel7 visant à se débarrasser d’un meuble encombrant, amputé d’une partie de son contenu et altéré par l’usage et l’œuvre du temps. La sélection de l’objet-souvenir a notamment obéi à des critères d’ordre formel ; pour exposer la cuiller dans sa cuisine, Jacqueline a intégré une modalité d’appréciation d’ordre esthétique à son dispositif mnésique.

31L’objet conservé admet en ce cas une double dimension symbolique. D’une part, sélectionné pour ses qualités mnésiques, il renvoie son possesseur à des éléments valorisés de son passé. La cuiller représente pour Jacqueline un ustensile familier qui lui rappelle son enfance algérienne. Elle apprécie d’autant plus son caractère vieilli qu’elle sait que cette usure résulte de l’utilisation quotidienne qu’en avaient des personnes chères. À ses yeux, la cuiller évoque en outre les grands repas familiaux qui, en Algérie, réunissaient régulièrement les membres d’une parentèle désormais dispersée sur l’ensemble du territoire français. D’autre part, selon Jacqueline, le piteux état de la ménagère rendait celle-ci difficilement utilisable (aussi bien d’un point de vue pratique que de celui de sa mise en scène domestique). En se défaisant des autres couverts qu’elle avait récupérés, cette enquêtée organise la rareté de l’objet, engageant ainsi un avantageux commerce avec l’absence.

32Le choix de ne conserver qu’une fraction de l’objet-souche offre à cette femme la possibilité de tirer davantage profit du manque qu’elle ne l’aurait fait en préservant intact le bien d’origine. La cuiller livre une signification sinon identique, du moins comparable à celle de la ménagère qu’elle symbolise. Cependant, présenté sous un autre jour, l’objet se voit doté d’un surplus de valeur. La cuiller, qui fonctionne selon un principe métonymique, concentre désormais un riche contenu mnésique. Cette démarche d’épure a facilité l’intégration de l’objet au décor domestique. On constate ici l’impératif de concision qui semble dominer dans le processus de matérialisation de la mémoire.

33Certains biens porteurs de souvenirs nécessitent aussi un jeu avec l’absence (définitive ou provisoire) qui conditionne l’optimisation de leurs potentialités mnésiques. Parallèlement, cependant, la présence d’objets chargés de mémoire peut tout autant apparaître comme une contrainte. Qu’elle suscite alors des désagréments d’ordre matériel (à l’instar, par exemple, de la ménagère de la mère de Jacqueline) ou psychologique, il n’est pas question pour les enquêtés concernés de se séparer définitivement de ces biens. Ils cherchent plutôt, autant que faire se peut, à les tenir éloignés des espaces de leur vie quotidienne.

S’éloigner de l’objet

  • 8 Il est nécessaire de nuancer cette remarque en précisant que, parmi les informateurs les plus détac (...)
  • 9 Contrairement à l’échange-don dans lequel, selon Marcel Mauss, les choses échangées « ne sont jamai (...)

34La valeur économique du bien exclut généralement – au moins dans un premier temps – la destruction ou le dépôt dans une remise8. Un « bel objet » chargé d’une signification mnésique ne se jette pas. Il ne trouve pas non plus aisément sa place dans un grenier ou un débarras. En outre, les propriétaires en redoutent la vente. On saisit bien que l’interposition d’une transaction de nature marchande viendrait définitivement couper leur lien avec l’objet9.

  • 10 Malgré son insistance, le plateau a retrouvé sa place dans le sous-sol où il était entreposé.

35Il arrive parfois, cependant, que ce lien se fragilise, notamment lorsque, du fait de son histoire récente, le bien suscite une mémoire indésirable. Ainsi, à l’occasion du mariage de Jean, leur fils aîné, Frédéric et Monique ont offert à celui-ci un plateau de cuivre rapporté d’Algérie auquel ils tenaient beaucoup. Les jeunes époux vivaient aux Etats-Unis ; le cadeau y a donc suivi ses nouveaux propriétaires. Quelques années plus tard, Jean et son épouse se séparent après une déroute financière qui le contraint à rentrer en France chez ses parents, en laissant ses propres enfants aux États-Unis. Le plateau de cuivre, rapporté dans ses bagages, n’a pas retrouvé sa place initiale dans le salon parental. Au fil du temps, les représentations attachées à l’objet ont été remplacées par de nouvelles. Aux yeux de Frédéric et Monique, le plateau symbolise avant tout la délitescence du couple de Jean et l’absence des petits-enfants. La mémoire à laquelle l’objet renvoie désormais interdit de le conserver comme un support des souvenirs algériens. Son histoire récente a contaminé et bouleversé les précédentes significations, puisqu’il symbolisait auparavant l’unité de la famille. Cet objet représente aujourd’hui un fardeau mnésique. Toutefois, le plateau a été si fortement chargé de sens et d’espoirs que sa vente paraît inconcevable. L’intensité de la mémoire qui l’habite interdit également de le donner à un proche. Le couple ne souhaite probablement pas que le plateau soit ravalé au rang de « simple » objet décoratif dans le salon d’un ami. On saisit alors le sens du geste de Frédéric lorsqu’il propose de nous l’offrir10. L’idée de donner ce dernier à une inconnue qui semble porter un vif intérêt à l’Algérie et à ses souvenirs rendrait possible une requalification de l’objet : la part algérienne de l’histoire du plateau a été transmise (au cours des entretiens), ses valeurs économique et décorative ont pu être soulignées, l’objet pourra continuer à vivre ailleurs une autre vie (dont on ignore tout) et enfin, le souvenir du cadeau laissera en saillance l’idée d’une action généreuse.

36Cet exemple illustre le caractère labile et dynamique du lien s’établissant entre la mémoire et ses supports objectaux. La stabilité matérielle de ces derniers ne suffit pas toujours à figer et à arrimer les significations mnésiques. Chaque nouveau développement de la biographie de l’objet admet ainsi des incidences sur son apparaître. À défaut du maintien de ce dernier dans un contexte favorable ou de l’intégration d’informations congruentes, la mémoire, si prégnante soit-elle, peut perdre de son efficace. Dans le cas du plateau, le nouveau sens attaché à l’objet parasite l’accès qu’il offrait aux souvenirs algériens ; il en voile et en dénature le contenu. Pour autant, si la relation établie n’est, d’une certaine manière, qu’affaire de « croyance », on doit tenir compte de la dimension perceptive de cette dernière : la signification indésirable ne vient pas se surajouter à l’être matériel du plateau, puisque l’objet tel qu’il apparaît au couple est ce complexe désagréable. La matérialité se place au service du sens, de telle sorte qu’elle l’impose « physiquement ». Ce ne serait donc qu’à condition de se débarrasser matériellement de l’objet « vicié » (soit en l’éloignant, soit en l’inscrivant dans un autre espace de relations favorables) que Frédéric et Monique pourraient peut-être considérer de nouveau ce plateau comme celui de leurs années algériennes. Les objets qui ont définitivement disparu se révèlent souvent bien plus souples du point de vue sémantique.

L’objet perdu

  • 11 Rappelons toutefois que, chez la plupart d’entre eux, la douleur de la perte ne tient pas à l’aband (...)

37Dans certains cas, des biens familiers, perdus du fait de l’exil, continuent à charrier suffisamment de sens pour que les pieds-noirs jugent essentiel d’en parler au moment d’évoquer leurs souvenirs algériens11. Cette attitude conduit principalement à tirer du manque des profits identitaires.

38Des interviewés se disent soulagés de ne plus posséder certains objets qui, en Algérie, revêtaient une signification familiale forte. Flavie, par exemple, conçoit que l’on puisse juger regrettable la perte des coûteux ustensiles de cuisine en cuivre qui se transmettaient entre femmes dans la famille. Pour autant, elle se félicite d’échapper aujourd’hui à une corvée de polissage qui a laissé de pénibles souvenirs dans sa mémoire de jeune fille. Flavie se réjouit encore de ne pas avoir à subir leur présence chez elle, les estimant peu adaptés à la fois à la cuisine telle qu’elle la pratique et à la décoration intérieure de son domicile actuel. Pour ces pieds-noirs, les objets concernés suscitent des souvenirs jugés sans attrait particulier, voire déplaisants, d’un point de vue individuel. Pour Flavie, c’est le cas du pensum que représentait le nettoyage des cuivres. De surcroît, et plus essentiellement encore, en valorisant la perte, elle manifeste la volonté de s’écarter de la lignée familiale de femmes à laquelle renvoyait le rapport ménager particulier à ces objets.

39Le soulagement ressenti par les personnes délestées de biens chargés de mémoire s’exprime fréquemment chez ceux qui manifestent une distance affective plus systématique à l’égard de leur trajectoire algérienne personnelle. L’essentiel réside alors dans une volonté de maîtrise de leur mémoire individuelle. Aucun d’eux ne souhaite voir celle-ci enfermée dans le carcan matériel d’un objet imposant de tout son poids une histoire familiale.

40Paradoxalement, il semble qu’il soit parfois plus facile d’accrocher sa mémoire au souvenir d’un objet laissé en Algérie. Comme l’avait noté Maurice Halbwachs, « il n’est pas exact que pour se souvenir il faille se transporter en pensée hors de l’espace puisque au contraire c’est l’image seule de l’espace qui, […] en raison de sa stabilité, nous donne l’illusion de ne point changer à travers le temps » (Halbwachs 1997 : 236) ; autrement dit, l’espace et la matière sont indispensables à l’existence des souvenirs. Nous pouvons avancer l’idée selon laquelle le souvenir de la matière – bien que probablement moins stable ou moins durable – peut contribuer à maintenir une mémoire.

41Tandis que la présence peut se révéler pesante, qu’elle impose des significations, l’absence autorise davantage de souplesse interprétative. Des objets laissés en Algérie peuvent avoir nourri un atavisme et contribuer à construire une facette que l’on juge essentielle à la définition de soi. Jeanne, qui consacre ses loisirs à chiner de « beaux objets » dans les brocantes et les ventes aux enchères, s’est engagée dans la constitution d’une collection d’objets se référant à ceux « oubliés » par ses parents en Algérie.

  • 12 On constate que dans l’échantillon constitué, les pieds-noirs les plus sereins à l’égard de leur pa (...)

42Cette femme tient à se démarquer de ceux qu’elle appelle les « pieds-noirs typiques » : elle critique fermement la « nostalgérie »12. La position de Jeanne à l’égard de ceux « qui se complaisent dans la douleur » est sans doute rendue plus aisée par les conditions objectives de son exil. Elle appartient à la frange de ces privilégiés qui ont pu davantage anticiper et organiser leur départ (en particulier d’un point de vue économique, par l’acquisition de biens immobiliers en métropole, l’obtention de cadres de déménagement, etc.), et qui ont conservé une grande partie de leur patrimoine.

43Hormis des vases Gallé que sa mère appréciait beaucoup, elle ne se souvient d’aucun autre objet qui n’ait pu être rapporté en métropole. Cela ne signifie pas que ses parents aient réellement rassemblé l’intégralité de leurs biens (en effet, dans ce cas, pourquoi avoir laissé des objets d’une telle valeur pécuniaire ?), mais ces vases sont les seuls objets abandonnés dont elle a conservé le souvenir.

44Depuis plus d’une décennie, elle a elle-même entrepris une collection de Gallé. Elle affirme avoir été guidée vers cette passion par un concours de circonstances, ayant commencé sa collection après que son époux lui a offert la copie d’un vase à l’occasion d’une foire aux antiquités.

45Jeanne se défend de chercher, par le biais de sa collection, à reconstituer sous une forme ou sous une autre le patrimoine familial. Elle explique : « C’est vrai qu’ils me rappellent le confort de l’appartement, le bien-être et le bonheur de ces années, mais je ne remplace pas. Maman m’a appris à apprécier les jolies choses, voilà tout. […] J’apprécie personnellement ces objets, ils sont à mon goût et je les collectionne parce que je les aime. » On le voit, les vases sont associés à la transmission d’un patrimoine familial de goût, tout à la fois vécu comme acquis et réinterprété sur un mode personnel. Jeanne déclare « adore[r] chiner, fouiner…, ce que [s]a mère aurait probablement détesté ». Profitant de la souplesse interprétative que lui offre l’absence, elle bricole ses liens et ses ruptures avec les goûts maternels, établissant à ses yeux une forme d’héritage dépourvu de transmission (matérielle).

46Si l’absence de certains objets élargit ainsi le champ des interprétations mnésiques individuelles, cependant décide-t-on jamais par hasard de collectionner des vases Gallé (ou leurs copies) ? Cela ne suppose-t-il pas l’héritage d’un capital culturel qui inscrit, de fait, l’individu dans une hérédité familiale ? Cette passion positionne donc le travail de construction biographique dans un espace de jeu identitaire combinant aspirations à l’autonomie et valorisation d’une continuité familiale. Tandis que Flavie profite de l’absence des objets algériens pour s’extraire, sur un mode réflexif, de toute forme d’identité, de statut familial imposé, la position de Jeanne se révèle plus complexe. À l’instar de Flavie, la perte constitue pour elle une ressource libératrice : elle confère à sa collection un sens qui lui apparaît comme un pur effet de sa propre singularité. Cette « liberté » favorise néanmoins l’expression de dispositions familiales incorporées, dont l’« authenticité » renforce paradoxalement, en retour, le sentiment de la puissance élective du sujet.

47Certes, les individus n’ont pas nécessairement besoin des objets pour maintenir leurs souvenirs ou revivifier leur mémoire. Toutefois, dès lors que des biens sont conservés et qu’ils jouent le rôle d’extériorisations de soi, ils proposent des traces matérielles tangibles d’une vie révolue. Les miniatures, porte-clés, coquillages peints et autres « souvenirs » rapportés de voyages, au même titre que les coupes sportives, témoignent, au sein des univers domestiques, des actions accomplies et des expériences passées. De surcroît, le fait de ne pas posséder en propre un objet ne constitue pas un obstacle rédhibitoire à l’efficace de sa portée symbolique.

48L’absence de certains biens conduit à les requalifier, les transformant en une ressource à la fois mnésique et identitaire. Des dispositifs matériels référant à l’objet absent sont toutefois fréquemment installés afin d’établir un lien avec celui-ci. Ils rendent ainsi possible une forme de présence assurant le maintien de la mémoire et des valeurs immatérielles qui lui sont attachées.

  • 13 Nous recourons à ce néologisme dans la mesure où il nous paraît difficile de parler en l’espèce du (...)

49Dans quelle mesure existe-t-il alors un rapport nécessaire entre significations mnésiques et nature de l’objet ? Les analyses qui précèdent montrent qu’aucun objet ne saurait se prévaloir ontologiquement d’une fonction mnésique. On ne peut en effet préjuger de l’efficience de cette dernière avant l’introduction du bien dans un contexte d’usage. Reprenant les mots de Marie-Pierre Julien et Céline Rosselin (qui suivent sur ce point les sémiologues), nous constatons que « l’objet ne peut […] signifier la même chose pour tout le monde : il est polysémique » (Julien & Rosselin 2005 : 66). Ajoutons que pour un même individu les significations d’un bien varient également dans le temps. Ce qui importe réside alors dans la relation qui se noue entre une personne singulière et un objet singulier : l’histoire de ce dernier se voit intimement indexée sur la trajectoire biographique de son « appropriataire »13. Celle-ci en affecte les significations – y compris mnésiques – ainsi que la résistance du lien qui les connecte. En l’occurrence, la polysémie s’impose avec d’autant plus de force qu’elle concerne des biens absents, pour lesquels le maintien du sens nécessite un effort (circulation de l’objet, stabilisation de la valeur par le partage des significations du bien avec des proches, dispositifs de maintien de l’attention, etc.).

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Bibliographie

Bessy Ch. & F. Chateauraynaud, 1995. Experts et Faussaires. Pour une sociologie de la perception, Paris, Métailié, coll. « Leçons de choses ».

Dupuy F., 2001. Anthropologie économique, Paris, Armand Colin, coll. « Cursus », série « Sociologie ».

Halbwachs M., 1997 [1950]. La Mémoire collective, Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque de l’évolution de l’humanité ».

Julien M.-P. & C. Rosselin, 2005. La Culture matérielle, Paris, La Découverte, coll. « Repères », série « Sociologie ».

Mauss M., 1993 [1923-1924]. « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », Sociologie et Anthropologie, Paris, puf, coll. « Quadrige ».

Muxel A., 1996. Individu et Mémoire familiale, Paris, Nathan, coll. « Essais et recherches », série « Sciences sociales ».

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Notes

1 Voir la postface de Gérard Namer à l’ouvrage d’Halbwachs (1997 : 288).

2 Dans la plupart des cas, le rapport au passé demeure particulièrement difficile à qualifier, dans le sens où il oscille chez un même individu entre trois pôles : un rapport fantasmé, douloureux (du fait du sentiment de perte et de déchéance) et illégitime (du fait du lien entre l’histoire collective du groupe et la colonisation).

3 Remarquons cependant que l’échange de l’album de photos ne consiste pas en une construction de valeurs différentielles entre les choses et entre les personnes. À la différence de ce qu’à pu constater Annette Weiner après Malinowski à propos de la kula, la circulation du bien ne fait pas ici l’objet de stratégies à visée concurrentielle.

4 Cette initiative intervient plus de cinq ans après que Sébastien lui a emprunté la photo. L’entreprise de classement n’a donc probablement pas (ou peu) de lien direct avec la requête formulée par son fils.

5 Les objets, du fait de leur apparente stabilité matérielle, offrent aux souvenirs des supports de choix. À l’inverse, la valorisation de leur absence nécessite davantage encore d’entretien afin de préserver la vivacité de leurs significations.

6 Elle dit avoir choisi cet objet pour des motifs d’ordre à la fois pratique et symbolique : l’exposition d’un couteau ou d’une fourchette dans la maison a été jugée dangereuse ; par ailleurs, elle associe davantage la douceur des formes des cuillers aux nourritures de l’enfance.

7 Ce n’est que dans la mesure où une autorité qu’elle juge compétente (sa mère, en l’espèce) avait elle-même décidé de s’en séparer que Jacqueline se permet de jeter certains des couverts.

8 Il est nécessaire de nuancer cette remarque en précisant que, parmi les informateurs les plus détachés de leur passé algérien, certains n’hésitent pas à jeter ou à vendre des objets dont ils jugent la présence trop pénible.

9 Contrairement à l’échange-don dans lequel, selon Marcel Mauss, les choses échangées « ne sont jamais totalement détachées de leurs échangistes » (Mauss 1993 : 194), le contrat de vente comporte, en effet, un plein transfert de ce que la théorie juridique désigne comme des « droits réels » (comprenant usus, fructus et abusus).

10 Malgré son insistance, le plateau a retrouvé sa place dans le sous-sol où il était entreposé.

11 Rappelons toutefois que, chez la plupart d’entre eux, la douleur de la perte ne tient pas à l’abandon d’objets en particulier mais bien plus globalement à la rupture avec la vie en Algérie.

12 On constate que dans l’échantillon constitué, les pieds-noirs les plus sereins à l’égard de leur passé se recrutent majoritairement parmi les membres des classes les mieux dotées en capitaux économiques et culturels.

13 Nous recourons à ce néologisme dans la mesure où il nous paraît difficile de parler en l’espèce du « propriétaire » de l’objet ; dans les cas décrits, les pieds-noirs se trouvent tantôt propriétaires dépossédés du bien, tantôt prêteurs, tantôt possesseurs, détenteurs, dépositaires, tantôt en attente de l’objet, etc. ; parfois encore, aucun titre de propriété identifiable ne les lie à l’objet : seul son souvenir crée pour eux du sens et de la valeur.

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Pour citer cet article

Référence papier

Stéphanie Tabois, « La mémoire des fantômes »Terrain, 50 | 2008, 158-169.

Référence électronique

Stéphanie Tabois, « La mémoire des fantômes »Terrain [En ligne], 50 | 2008, mis en ligne le 15 mars 2012, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/9393 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.9393

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Auteur

Stéphanie Tabois

Université de Poitiers

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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