1Peut-être est-ce là une illusion, mais il semble qu’en France l’animal se soit enfin évadé des enclos disciplinaires où il était parqué pour venir imposer sa présence muette dans des espaces théoriques à l’intérieur desquels il n’était qu’exceptionnellement convié. En effet, alors que c’était chose faite aux Etats-Unis par exemple, les recherches spécialisées sur l’animal et son monde commencent, ici aussi, à retenir l’attention des sciences humaines et sociales. Une barrière paraît avoir été levée ; elle avait été solidement disposée pour cause, entre autres, de défiance viscérale envers les entreprises placées sous le pavillon flou de la sociobiologie, abusivement considérée comme homogène d’inspiration et soupçonnée de vouloir imposer une acception unilatérale de l’évolution culturelle fondée sur le modèle darwinien de la sélection. Edward O. Wilson joua le rôle du docteur No dans les films que se projetaient, afin d’entretenir leur indignation, les croisés au service de l’« humanité ». La hantise d’un déterminisme biologique généralisé et d’une réduction du social, sous tous ses aspects, au génétique fut un puissant instrument de restriction mentale, au sens janséniste, et de désertion des interfaces.
2Il n’est plus possible, aujourd’hui, aux philosophes, aux linguistes ou aux anthropologues d’ignorer méthodiquement, de ce côté de l’océan, les enquêtes menées dans les domaines de la neurophysiologie, de la biologie du développement, de la psychologie expérimentale ou de l’éthologie cognitive. Il ne l’est pas davantage de disqualifier par avance tout essai de réflexion se soumettant, en connaissance de cause et rationnellement, aux contraintes épistémiques et factuelles livrées par les sciences de la vie. Des recherches récentes administrent la preuve que l’heure n’est plus au seul rappel de certains errements (notamment des conclusions hâtivement tirées dans la sphère des relations entre génétique, d’une part, aptitudes et performances cognitives individuelles, d’autre part) ou à l’émission d’anathèmes. Ces recherches désamorcent les ressorts d’une politique du glacis, rarement féconde au demeurant. Chassez la « brute » par la grande porte, celle qui ouvre sur la connaissance scientifique, elle revient par la fenêtre, poussée par de mauvais bergers à l’audience assurée !
3Certes de la philosophie ou de l’anthropologie, pour ne prendre qu’elles, l’animal n’était pas absent. Depuis vingt-cinq siècles, la philosophie occidentale se penche sur l’animalité ou, plus exactement, en exploite le thème 1. Quant à l’anthropologie, elle n’a cessé, une fois établie en discipline, de scruter la manière dont les autres sociétés surtout, la nôtre également, conçoivent et aménagent la place de l’animal dans le mobilier du monde (humain). Pourtant, l’animalité était cantonnée dans les sous-bois, si l’on ose dire, de la réflexion philosophique. Lorsque la bête ne se limitait pas à être animal littéraire ou philosophique – le chien d’Ulysse ou de Chrysippe, le lion d’Androclès ou de Wittgenstein –, personnage de fable, support symbolique ou partie de chimère, elle n’était au mieux que le terme obligé d’une opposition convenue, au pire un faire-valoir, un contre-modèle élaboré de toutes pièces (sauf, malgré des exceptions, de pièces zoologiques). L’animal était ce miroir, tantôt menaçant, tantôt rassurant, dans lequel Homo culturalis, dans sa version occidentale tout au moins, se mirait et se trouvait unique en son genre, délivré de ses origines, libéré de son corps, soustrait à la nature. Les anthropologues, pour leur part, voyaient seulement dans l’animal la proie du chasseur, la fierté de l’éleveur, l’auxiliaire docile de l’agriculteur, le compagnon de son maître, l’objet d’un échange non monétaire, la victime du sacrificateur, la cible de l’esprit classificateur. En somme, il était « chose », vivante à coup sûr puisque mécanisme physiologique, mais plus près du végétal – fût-il, cet animal, dur à traquer ou à domestiquer, difficile à catégoriser – que de l’homme dont le séparait la fiction, ancrée au plus profond de la raison occidentale malgré Darwin, d’une séparation radicale à l’intérieur du même règne. David Premack (1985) raconte ainsi que, même dans les colloques réunissant les spécialistes du comportement animal, il est difficile aux participants, en particulier dans les couloirs, de se départir de l’idée que l’homme trône en solitaire dans son règne et d’enfreindre l’antique interdit placé sur la continuité.
4Or voici que, pour dire vite, là où l’on se contentait d’étudier comment l’homme, qu’il soit Descartes dans le cas de l’historien de la philosophie ou chasseur-cueilleur pour ce qui concerne l’anthropologue, pense l’animal, on cherche désormais à apprendre auprès d’autres disciplines ce qui se passe au juste dans la tête de l’animal et l’on se demande si ce qui se passe dans la tête de l’animal n’a pas quelque chose à nous révéler sur ce qui se déroule dans la nôtre, quand bien même notre tête de Sapiens deux fois Sapiens est le siège d’une pensée consciente (et consciente de l’être), intimement articulée à la faculté de langage. Bref, à l’intérieur des sciences de l’homme, l’animal cesse d’être intéressant eu égard seulement à ce que l’homme en croit et en fait ; il le devient pour ce qu’il est lui-même (selon des hommes, il est vrai) : peut-être bien un « pensant », même si, comme il est superflu de le rappeler, c’est l’homme qui spécule sur la pensée de l’animal et non l’inverse, à voix haute ou par écrit en tout cas.
5Telle est la raison pour laquelle, malgré le nombre et la qualité de certaines parutions récentes 2, il a paru utile d’y revenir et de consacrer cette livraison de Terrain au problème de la pensée animale, en invitant des spécialistes de plusieurs disciplines à témoigner de cette fin d’exil de l’animal. S’intéresser au problème de la pensée animale, c’est, évidemment, ne pas craindre de prendre en compte le fait bien connu de tous, sauf – bientôt – des écoliers du sud des Etats-Unis, que l’homme et le représentant de n’importe quelle espèce animale, le chimpanzé mais aussi l’aplysie, ont un ancêtre commun. C’est, par conséquent, poser parmi bien d’autres les questions suivantes : ce que l’homme se flatte souvent d’être absolument le seul à détenir, l’animal en serait-il entièrement dépourvu ? Ce qu’il y a derrière l’écran de la mutitude animale, l’homme n’en aurait-il pas conservé des fragments importants ? En somme, humaniser l’animal, ou animaliser l’homme, est-il un crime contre l’« esprit »?
6Ouvrons une parenthèse car on entend d’ici l’objection : pourquoi faudrait-il que les anthropologues, pour ne parler que d’eux, prêtent une once d’attention aux performances cognitives des animaux ? La réponse paraît évidente : le projet anthropologique, au sens le plus général du terme, est de découvrir ce que les hommes ont en commun et en propre. Il serait tout de même paradoxal que les anthropologues « disciplinaires » ne contribuent pas, pour leur part, à la réalisation de ce projet en mettant en évidence ce que les hommes, au-delà des différences de culture, partagent et qui n’est pas forcément trivial ni, malgré ce qu’on en croit à tort, toujours déjà su. Et, pour ce qui est du propre de l’homme, si l’on veut bien admettre que les dieux, à l’exception des dieux vivants, sont généralement inaccessibles à l’enquête, force est de reconnaître que l’animal est un point de passage obligé pour en définir les contours (qui ne sont pas nécessairement des bords francs). La pensée animale est une problématique qui s’impose si l’on entend définir ce qui n’appartiendrait vraiment qu’à la pensée humaine et qui est donc anthropologiquement pertinent. D’où cette conclusion qui paraît irréfutable : les anthropologues ne sauraient rester indifférents, en raison même de l’intitulé de leur discipline et non pas en dépit de cet intitulé, à ce que les spécialistes de la cognition animale ont à leur enseigner. Ne sont-ils pas, après tout, comme les hommes qu’ils étudient, lesquels cherchent à en savoir davantage sur les autres membres du règne animal ?
7Cette attitude d’ouverture a été tournée en dérision par Clifford Geertz (1984), défenseur intransigeant de l’autonomie ontologique des faits de culture (et de l’autonomie scientifique des disciplines interprétatives). Dans sa conférence, astucieusement intitulée « Anti anti-relativism 3 », Geertz se moque, en effet, des efforts déployés, pour replacer les concepts de nature humaine et d’esprit humain au cœur de la recherche anthropologique, par les adeptes d’une approche naturaliste et par ceux qu’il nomme les « tenants du rationalisme » (sic). Il ne s’agit pas, dit-il, de nier que les êtres humains détiennent une organisation biologique caractérisée par des propriétés spécifiques : l’homme ne vole pas et, à la différence du pigeon, il parle. Il ne s’agit pas davantage, poursuit-il, de récuser l’idée selon laquelle le fonctionnement de l’esprit humain manifeste quelques régularités : le Papou, lui aussi, connaît la jalousie et l’Aborigène, également, rêve durant son sommeil. Toutefois, demande-t-il, en quoi tout cela peut-il intéresser le linguiste qui s’attache à la comparaison des langues ou l’anthropologue qui se livre à l’interprétation d’un rituel ?
8Geertz marque ici toute une série de buts contre son camp, notamment lorsqu’il évoque la comparaison des langues tout en refusant d’accorder le moindre intérêt, eu égard à ce champ de recherches, aux hypothèses de la grammaire générative et, plus largement, aux enseignements de la psycholinguistique. Soit ; admettons-le un instant : rien ne vient contraindre la diversité des langues, elles peuvent varier selon des modalités et dans des proportions imprévisibles, il n’existe aucune faculté de langage innée et rien qui s’apparente à des schémas d’ordre et de fonctionnement sous-jacents à toutes les langues. Convenons que, dans ce cas, il est difficile de concevoir que des linguistes puissent se consacrer à comparer entre elles des « émissions vocales » dont la seule propriété partagée serait l’obéissance à un principe de variation illimité. D’abord, quel intérêt cela aurait-il ? Ensuite, comment expliquer – ce qui s’appelle expliquer – qu’un être humain ait la capacité d’apprendre, outre sa propre langue (ce qui ne va aucunement de soi), une autre langue que la sienne ou qu’un anthropologue soit en mesure de traduire les paroles d’un rituel étranger ? L’idée même de traduction implique l’adhésion à l’« universalisme linguistique » (et, incidemment, le refus du relativisme de la vérité puisque la traduction correcte d’une phrase étrangère obéit, par là même, aux mêmes conditions de vérité que la phrase originale). On connaît la boutade de Noam Chomsky – mais est-ce une boutade ? – selon qui un Martien en visite sur notre planète conclurait à l’issue de son séjour linguistique que, mis à part leur vocabulaire mutuellement incompréhensible, les Terriens ne parlent qu’une seule et même langue 4.
9Il en va évidemment de même pour le monde de la culture. Gageons, sans forcer aucunement le trait, que le même Martien considérerait les Terriens comme formant un peuple unique, développant une seule et même culture, la culture humaine, au-delà de différences certes notables à l’échelle « locale », sautant aux yeux et parfois lourdes de conséquences dramatiques mais, tout compte fait, négligeables à l’échelle « planétaire ». Question – bien connue des ethnologues – d’échelle ! De toutes les manières, c’est à la condition d’admettre l’existence d’une nature humaine que l’anthropologie a un sens, de même que c’est à la condition d’admettre le postulat (l’évidence) de ressemblances fondamentales entre les hommes que l’on peut nourrir le dessein de déceler de « vraies » différences culturelles, pleinement significatives à l’opposé du « bric-à-brac d’antiquaire » dont déjà, en son temps, Malinowski se gaussait. Une différence ne se repère que sur fond de ressemblance, cette ressemblance qui passe inaperçue. Si les hommes n’avaient rien en commun, la reconnaissance de différences serait une entreprise sans espoir. Autant se mettre en quête d’une aiguille dans une botte d’aiguilles !
10Mieux vaut, par conséquent, ne pas ignorer de quoi est faite l’une de ces ressemblances fondamentales, à savoir la pensée (ou l’aptitude à connaître). Et c’est ici, qu’on le veuille ou non, que les enquêtes sur la pensée animale sont d’un intérêt capital. Les réponses qui y sont apportées à la question, largement ouverte, de savoir si, et dans ce cas comment, les animaux pensent aident à mieux cerner les conditions, qui ne sont pas exclusivement biologiques, et les conséquences, qui ne sont pas exclusivement culturelles, de l’émergence de la pensée spécifiquement humaine, laquelle implique la faculté de langage et la maîtrise du raisonnement logique.
11Savons-nous bien, en effet, de quoi nous parlons au juste lorsque nous évoquons la pensée ? Prenons le cas des anthropologues. Ils considèrent, pour la plupart, que tout contenu de connaissance est d’extraction culturelle et fondent l’essentiel de leurs descriptions et de leurs interprétations concernant la pensée, ou les pensées, des hommes qu’ils étudient sur ce que ces hommes en disent ou en montrent explicitement 5. Les anthropologues épousent spontanément les vues du béhaviorisme logique en matière d’esprit, selon lesquelles seuls comptent les critères publics et linguistiques de la possession de pensées. Une pensée n’est pas une chose qu’on pourrait « avoir » dans sa tête comme on a du vin dans son verre et « garder » comme on garde un bien dans son coffre-fort ! Tout le problème est de savoir si ces hommes, dont les anthropologues s’efforcent de restituer la pensée, pensent le monde comme ils affirment qu’ils le pensent ou comme ils en manifestent ostensiblement la disposition à travers leurs actions (rituelles, par exemple). Dans le cas où la réponse serait positive, la terre n’abriterait pas un « peuple universel » mais une mosaïque de communautés habitant des mondes pensés différents ; l’humanité culturelle offrirait effectivement le tableau d’une profonde fragmentation interne. Autant de sociétés, autant de « systèmes de pensée », sinon même de « modes de pensée » !
12Or les enquêtes conduites sur les performances cognitives des animaux incitent à se poser la question de savoir si cette conception de la pensée, selon laquelle ses produits (les pensées) seraient nécessairement le résultat d’une activité réfléchie et réflexive (la « cogitation ») et dépendraient pour exister de la possession d’un langage susceptible d’en livrer une expression publique, n’est pas abusivement restrictive. S’interroger sur la réalité d’une pensée animale, c’est-à-dire sur la nature de processus et de représentations « internes », oblige en fait à se pencher sur la relation spontanément établie entre pensée et conscience et, par conséquent, sur l’articulation entre exercice de la pensée et faculté de langage. Un biologiste du développement, Alain Prochiantz, qui, par ailleurs, s’élève contre une approche de la pensée comme pur accomplissement cérébral, écrit ceci : « Il est assez naïf de croire que toute opération, même ayant rapport à la pensée, doit être consciente, c’est-à-dire de poser qu’il n’y a de pensée que consciente 6. » Il rappelle deux points importants qui estompent quelque peu la frontière communément admise entre l’humain et l’animal : d’une part, aucun animal n’est entièrement génétiquement déterminé et il y a place, chez lui aussi, pour de l’aléatoire et donc pour une forme d’apprentissage individuel ; d’autre part, nombre des pensées sont, chez l’homme aussi, « d’instinct », à l’image des animaux, c’est-à-dire qu’il existe en nous une pensée « innée » et que les états conscients, même chez l’homme, ne sont pas indispensables pour agir de manière adéquate. En d’autres termes, les connaissances acquises sur les capacités représentationnelles de l’animal contredisent la proposition cartésienne de l’animal-machine, tandis que les travaux menés dans le champ des sciences cognitives réfutent l’idée selon laquelle il n’y aurait de pensée humaine que consciente et pleinement exprimée.
13Les concepts exprimés par notre verbe « penser » ou par le substantif « pensée » ne désignent pas une activité ou un phénomène univoques. Ils ont un sens étroit, relativement précis et sur lequel chacun s’accorde à peu près, et un sens large qui ne fait pas l’unanimité. Dans sa signification étroite, réservée aux humains, l’acte de penser renvoie à ce que l’on devine qui se passe, en raison d’une attitude typique, dans la tête pétrifiée du Penseur de Rodin. A l’instar du philosophe qui met en place un pan d’argumentation dans son for intérieur, du joueur de poker qui suppute ses chances d’emporter la mise avec un brelan de dames, de Bismarck s’interrogeant sur l’opportunité de truquer la dépêche d’Ems ou d’Oggotoméli s’apprêtant à décomposer le système du monde à l’adresse de Marcel Griaule, le Penseur tourne et retourne des propositions dans son esprit. Il pense délibérément ses pensées, et cela selon un tracé discursif. Ses pensées seraient comme des brouillons de phrases muettes venant à s’imprimer dans son cerveau. Il penserait en mots au sens où l’on dit qu’on parle en français ou qu’on paie en liquide.
14Dans une acception large, une pensée est un état mental pourvu d’un contenu intentionnel et sémantiquement évaluable : il se rapporte à, ou représente (ce qui ne veut pas dire : photographie), un état de choses extérieur, sous un certain aspect. La croyance, au sens anglo-saxon de belief, qui est à la fois un synonyme de la pensée – « je crois que… » est à peu près équivalent à « je pense que… » – et un ingrédient nécessaire de toute pensée dans l’acception large du terme, est une attitude d’assentiment à ce contenu. Cette attitude d’assentiment n’est pas obligatoirement réfléchie, mûrie, soupesée, méditée ; elle peut, selon certains (et pas selon d’autres) être non consciente, sinon inconsciente 7.
15Observons un skieur qui dispute une compétition de slalom. La réussite de sa course est conditionnée par tout un ensemble de croyances (et d’autres états intentionnels comme le désir d’arriver en bas ou la volonté de gagner). Ces croyances portent, par exemple, sur la pente (il croit que, en haut du parcours, le plus court chemin d’une porte à une autre est la ligne droite, il croit aussi qu’un excès de vitesse risque d’entraîner un enfourchage, etc.), sur la neige (il croit, en fonction de sa qualité qu’il faut renforcer, relâcher ou alléger la prise de carres), sur la succession des portes, sur la lumière… Aucune de ses croyances, et des autres attitudes propositionnelles susceptibles de lui être attribuées, n’effleure son esprit durant la course ; et c’est tant mieux pour lui si l’on se souvient du triste sort du mousquetaire Porthos qui mourut d’avoir pensé au fait qu’il courait pour fuir la mort. L’entraîneur de notre skieur dit d’ailleurs de ce dernier qu’il « sent » la neige, qu’il « évalue la pente » ou qu’il « estime » sa vitesse avec ses pieds.
16Le comportement de ce skieur est intelligent ; ce n’est pas un automate remonté par un programme. Le robot descendrait la pente sans du tout « savoir » ce qu’il fait ; le skieur sait ce qu’il fait et c’est pourquoi il se concentre avant la course. D’abord, son comportement en piste est parfaitement adapté à son objectif, non pas au sens où il « exécuterait » une tâche mais au sens où il en « maîtrise » l’accomplissement. Ensuite ce comportement résulte, entre autres, d’un effort de mémorisation du tracé conduit pendant la reconnaissance visuelle du terrain et d’une tactique élaborée au préalable sur la base de l’information encodée. Ce comportement, de surcroît, va, outre traduire cette tactique, receler une improvisation contrôlée : ainsi corrigera-t-il, peut-être, la trajectoire dans le mur d’arrivée. Enfin, une erreur de « croyance », de jugement perceptif ou tactique, ou un défaut de « calcul » – le skieur dira, en cas de chute, qu’il a mal « calculé » sa vitesse ou qu’il s’est mal « représenté » l’approche d’une porte –, est fatale.
17Il existerait donc deux modalités de pensée : d’un côté, ou à une extrémité du continuum, la pensée de l’historien des idées, par exemple, qui s’efforce de bien repenser les Pensées de Pascal ; d’un autre côté, ou à une autre extrémité du continuum, la pensée de notre skieur qui, pour réussir sa course, doit bien l’avoir, d’une manière ou d’une autre, « pensée ». En dépit de la difficulté à conceptualiser correctement le rapport entre ces deux formes de pensée, elles sont à l’évidence liées entre elles. Le skieur qui revient en paroles sur sa performance repense, au sens étroit du terme, les pensées (les représentations mentales) qui sont entrées en jeu durant sa course, même si ces dernières n’ont pas été pensées au sens étroit du terme. Faire retour sur une action, dès lors qu’elle n’est pas subie, c’est se pencher sur ce que l’acteur avait en tête à l’instant d’agir.
18De très nombreuses objections ont été adressées, notamment dans le cadre de la critique philosophique des présupposés de la science cognitive, à l’encontre de cette extension du concept de pensée aux représentations mentales non extériorisées, aux opérations de l’esprit qui ne sont pas conduites par le truchement de signes. L’une de ces objections est la suivante : comment peut-on affirmer qu’un individu a mobilisé une croyance, un désir ou, plus généralement, une pensée au sens large si cet individu ne décrit pas, faute d’avoir dûment (consciemment) expérimenté le fait que cette pensée soit venue habiter son esprit, en quoi elle a consisté et sur quoi, au juste, elle a porté ? Nul n’irait alléguer que le tableau électrique annonçant dans chaque aéroport le départ des avions connaît l’heure de décollage du prochain vol pour Londres. Le tableau contient certes cette information mais, dans la mesure où il ne sait pas qu’il sait, on ne saurait considérer ce tableau comme détenteur d’une connaissance (ou d’une croyance, s’il s’avère qu’il se « trompait »). Seul peut être dit savoir l’heure du décollage le passager qui la dit à son voisin ou qui court, l’air affolé, vers la porte d’embarquement. L’idée d’une croyance, ou d’une connaissance, non consciente est assurément problématique. C’est pourquoi certains philosophes de l’esprit considèrent que ces états intentionnels, qu’un individu s’auto-attribue rétrospectivement ou qu’il prête à autrui pour en comprendre les comportements, sont des entités fictives, empruntant leur contenu à une stratégie interprétative et prédictive dont la logique est purement conceptuelle et la constitution normative. L’attribution de telles croyances, effectuée dans les termes d’un langage mentaliste, tissé de verbes intentionnels, serait heuristique à l’image de l’attribution à un iceberg d’une longitude et d’une latitude qui ne sont pas des propriétés réelles de cet iceberg.
19Or, et pour nous en tenir à ce seul point, l’idée d’une croyance, ou d’un savoir, non consciente, non thétique ou encore tacite est bien moins mystérieuse qu’il n’y semble, même si elle soulève de considérables difficultés conceptuelles. Supposons qu’on vienne me poser les questions suivantes : saviez-vous que les éléphants ne portent pas de pyjamas roses pour dormir ou que les dindons ne gazouillent pas, perchés sur les fils du télégraphe ? Ma réponse sera qu’indubitablement je le savais. Or je n’ai jamais su que je le savais avant qu’on me le demande et je n’ai pas davantage, à ma connaissance, exhibé la possession de ce savoir dans un comportement manifeste, bien que je ne suive pas des yeux un dindon pour observer son envol, ainsi que je le fais d’un perdreau ; quant à ma croyance concernant l’absence de pyjamas roses chez les éléphants qui s’endorment, par quelles procédures pourrait-on s’assurer qu’elle est une disposition à l’action 8 ?
20Ces croyances sont les éléments induits d’un savoir général et ramifié entretenu sur les éléphants et les dindons. Ces éléments sont « déjà sus », bien qu’ignorés par moi être sus de moi, dans la mesure où je suis capable de dérouler les conséquences, qui sont en nombre illimité, du noyau de base de ce savoir général au moyen d’inférences tout aussi « tacites » que la plus grande partie de ce savoir. Sans savoir que je le sais, je sais – ou je crois savoir – des milliards de choses sur le monde, et tous les autres hommes, d’où qu’ils soient, sont comme moi. Une quantité infinie de pensées qu’aucun homme n’a jamais pensées sont pourtant familières à chacun d’eux sitôt qu’on attire son attention sur elles. « Je le savais ! » s’écrie-t-il.
21Ouvrons derechef une parenthèse sur l’anthropologie. L’existence de ce savoir tacite n’est pas un fait négligeable, s’agissant d’étudier la pensée d’autrui. Si les anthropologues protestent en affirmant, à leur tour, qu’ils l’ont toujours déjà su sur un mode pleinement conscient, on peut alors leur reprocher de ne l’avoir presque jamais rappelé. En effet, une énorme proportion de ces milliards de choses crues, ou sues, par des hommes de cette façon est connue, ou crue, à l’identique par tous les hommes, parce que, justement, ils sont des hommes. Voilà qui réhabilite singulièrement, contre la conception de l’anthropologie professée par Geertz (elle devrait être « marchande d’étonnement »), l’idée de « peuple universel » et de « culture humaine », en remettant à leur juste place, qui n’est nullement négligeable mais hautement digne d’intérêt, les différences culturelles et linguistiques.
22Ecoutons à cet effet la leçon de Daniel Dennett à propos de Démocrite ; elle a une portée générale. On sait que Démocrite élabora en son temps une physique systématique entièrement fausse. Tout ce qu’il affirma dans ce domaine était faux. C’est, sans aucun doute, ce qu’aurait retenu un anthropologue enquêtant auprès de Démocrite ; ce choix est légitime mais il n’est pas interdit d’en faire un autre. En effet, comme Dennett en fait le constat évident, ses thèses explicitement formulées (des croyances pour nous, parce qu’elles sont fausses, son savoir pour lui) ne représentent qu’une partie infinitésimale de ses croyances. Celles-ci incluent d’abord le nombre incalculable de ses croyances « stables » (et des inférences que Démocrite pouvait en tirer sur le mode tacite) qui portent, en vrac, sur les hommes, sur les animaux, sur les plantes, sur les objets manufacturés, sur l’âge, sur le sexe, sur la nourriture et… sur « ce qu’il faut rechercher dans une bonne paire de sandales ». Elles comprennent également les croyances occasionnelles de Démocrite, celles « qui allaient et venaient au gré du changement des milliards d’expériences perceptuelles éprouvées par lui ». A supposer même qu’on admette l’inexistence d’une coupure franche entre vérités théoriques et vérités d’observation, conformément à la thèse dite de Quine-Duhem (chère, et pour cause, au cœur des historiens des sciences relativistes), pourquoi, si l’on veut décrire l’esprit de Démocrite, aller sélectionner sa thèse explicite sur la physique en tant que théorie dont seraient chargées ses croyances « quotidiennes » ? Et combien de croyances de Démocrite étaient affectées en profondeur par sa théorie physique sophistiquée 9 ?
23De la même façon, et pour des raisons évidentes, les enquêtes conduites sur l’esprit animal obligent à revenir sur la question éminemment complexe des rapports entre pensée et langage. Chacun comprend que cette dernière question est intimement liée, sans pourtant la recouvrir exactement, à celle des relations qu’entretient la pensée avec la conscience (ou avec les diverses formes de conscience). On se contentera de rappeler qu’il existe, eu égard aux rapports entre pensée et langage, deux positions en apparence irréconciliables. Nombreux sont ceux qui ont estimé, depuis qu’existent des écrits sur le sujet, et qui continuent d’estimer que l’exercice de la pensée implique la faculté de langage. Dans ce cas, évidemment, la pensée serait un attribut exclusif de l’homme, en dépit des controverses sur l’ébauche d’un langage chez certaines espèces animales. La version la plus radicale de cette position pourrait se formuler en ces termes : l’homme « pense sa parole avant de parler sa pensée 10 ». Prise au pied de la lettre, la formule signifierait que la possession du langage n’est pas seulement la condition de la pensée mais sa « matière » et, cela, doublement : la pensée penserait en paroles, la pensée penserait sur les paroles.
24Pour d’autres, moins nombreux et assurément minoritaires dans le camp des sciences de l’homme, la confusion entre l’activité de pensée et l’activité de langage est inacceptable. Le langage manifeste n’est pas, selon eux, l’abri ou le réceptacle de la pensée. Ils récusent évidemment le postulat du déterminisme linguistique selon lequel des différences de langue suffiraient à entraîner des différences dans les contenus de pensée. La version la plus extrémiste de cette prise de position en faveur de l’indépendance relative de ce qui se passe dans l’esprit eu égard à ce qui s’exprime par le canal verbal consisterait à affirmer que le langage serait à la pensée ce que l’écran est à l’ordinateur : l’écran est annexe par rapport à l’ordinateur ; le fonctionnement de l’ordinateur ne dépend pas de ce qui s’affiche à l’écran.
25Les arguments formulés à l’encontre de la thèse subordonnant le mental au linguistique sont de divers types. On les rappellera succinctement. Les travaux sur l’aphasie ont démontré qu’une pensée consciente peut exister sans langage et ils ont plutôt invalidé l’hypothèse selon laquelle les aphasiques mobiliseraient un langage interne dont la texture serait linguistique. Les recherches conduites en neurophysiologie ont vérifié le fait que l’hémisphère droit, incapable d’accomplir les performances syntaxiques et logiques constitutives de l’activité langagière, perçoit et donc reconnaît, se remémore, raisonne et planifie. Les investigations menées en psychologie expérimentale ont apporté la preuve que le développement des capacités logiques de l’enfant n’est pas parallèle à celui de ses capacités linguistiques. Enfin, selon les psychologues cognitifs, l’individu confronté à nombre de situations dans lesquelles le rappel mental et l’utilisation d’une information « pratique » conditionnent la solution du problème ne pense pas en phrases mais au travers d’images mentales, rassemblées en configurations (schemata, scripts, « modèles mentaux »).
26Tout semble même se passer comme si l’exercice de la capacité linguistique dépendait d’une activité d’interprétation, laquelle est évidemment de l’ordre de la pensée. Il ne suffit pas de parler la même langue pour se comprendre ; encore faut-il, dans bien des cas, sinon toujours, penser à ce qu’autrui pense pour capter le sens de ce qu’il veut dire. (Ce n’est peut-être pas un hasard si « signifier » est synonyme de « vouloir dire ».) Par exemple, rien dans l’expression linguistique « il est tard » n’indique que, dans certains contextes, sa signification véritable est « dépêche-toi ». Ainsi la pragmatique cognitive postule-t-elle la priorité de la pensée sur le langage en se fondant sur l’examen des mécanismes de la communication verbale. Comme toute communication, la communication verbale, en effet, n’est pas de nature exclusivement sémiotique (ou « codique »). Parce que la saisie d’un énoncé est, fréquemment selon certains, toujours selon d’autres, sous-déterminée par sa forme linguistique, la compréhension de cet énoncé implique la mise en œuvre de procédures inférentielles. Identifier la signification des phrases prononcées par un interlocuteur exige d’ajouter au sens proprement linguistique de ces phrases (« il est tard ») l’interprétation des intentions de cet interlocuteur (pousser le destinataire à se dépêcher). Selon certains philosophes, la détermination de cette signification appelle la prise en compte de ce que l’auteur d’une phrase tient pour vrai. Si je ne sais rien de ce qu’un homme croit, je ne saurais accéder au sens de ses paroles. L’ethnographe Van den Steinen a manqué la signification de la phrase de ses interlocuteurs bororo, « les hommes sont des araras », pour cause d’ignorance du fait que les Bororo ne tenaient aucunement pour vrai, justement, le fait qu’ils étaient des araras ! Dans tous les cas de figure, selon certains, et pas seulement dans la détection du sous-entendu, dans la levée des ambiguïtés, dans la perception de l’ironie, un raisonnement autonome par rapport au langage serait le préalable du décodage linguistique. De la même façon, il est rappelé que, pour apprendre à parler, le petit enfant doit disposer de pensées et d’attitudes propositionnelles. Comment acquérir l’usage d’un mot, en effet, sans croire quelque chose à propos de ce mot ? Si donc celui qui ne parle pas encore était, de ce fait, dépourvu de la capacité à former des pensées, il ne pourrait pas accéder au langage.
27L’hypothèse de l’antécédence logique, et « chronologique », de la pensée par rapport au langage – dont la vérification est, évidemment, essentielle sitôt qu’il s’agit d’évoquer la pensée animale – est à la fois conforme au bon sens et difficile, en dépit des arguments wittgensteiniens, à réfuter. Elle est conforme au bon sens : si l’adage « je ne sais pas ce que je pense tant que je ne l’ai pas dit » était empiriquement fondé, comment se fait-il que chacun ait fait l’expérience de la difficulté à trouver les mots dont il a besoin pour exprimer sa pensée ? C’est donc que cette pensée existait chez son auteur avant la phrase qui va la formuler et qu’un autre homme, peut-être, va l’aider à construire. Cette hypothèse est difficile à réfuter à partir du constat qui suit. Les entités linguistiques réfèrent à des objets du monde ; c’est pourquoi on les dit intentionnelles. Mais s’il n’y avait pas accord de « pensée » entre locuteurs d’une même langue pour conférer une référence au mot « chien », par exemple, ce mot ne serait qu’une marque : à l’oral un bruit vocal, à l’écrit un scribouillis. « Les pensées sont ce à quoi il est dû que les mots réfèrent », écrit Chisholm 11 à Sellars. (Ce dernier répond, en substance, que si, effectivement, la pensée est source d’intentionnalité, elle ne le serait pas s’il n’existait pas d’entités linguistiques pour l’exprimer. Sellars admet donc que la pensée est source d’intentionnalité.)
28Il semble, mais il semble seulement, que ces deux positions en apparence irréconciliables sur l’articulation entre pensée et langage – la première faisant du langage manifeste le domicile de la pensée, la seconde considérant le langage comme un outil au service de la pensée – sont à mettre en relation avec les deux registres de pensée sommairement évoqués plus haut : la pensée du Penseur et celle, mettons, du skieur. Nul ne songerait à nier que, si nous n’avions pas le langage, nos pensées seraient pour le moins rudimentaires ! Est-ce à dire qu’elles n’existeraient pas ?
29Il est trivialement évident que Pascal n’aurait jamais pensé ses Pensées, ni Lichtenberg ses aphorismes, ni Oggotoméli son système du monde s’ils n’avaient disposé de la faculté de langage. Il est tout aussi indispensable, malgré les apparences, à une créature de posséder l’aptitude linguistique pour nourrir en elle le simple désir de manger une côtelette de porc. La raison en est que, selon toute probabilité, seule la maîtrise du langage permet de découper aussi finement les contenus intentionnels des représentations mentales. A la différence du chien, son maître – parce qu’il parle et interprète, on y reviendra – est susceptible de mobiliser le concept de côtelette (et, par conséquent, ceux d’échine, de travers, de rognon, de filet mignon, etc.) et le concept de porc (et, par conséquent, ceux de bœuf, de veau, de biche, de sanglier, etc.). C’est une côtelette de porc qu’il désire manger et non une escalope de veau ! Maintenant toutes les activités humaines intelligentes ne supposent pas, à chaque instant, une segmentation aussi précise de ce qui se trouve ou se passe dans le monde. Les états intentionnels d’Homo sapiens ne sont pas nécessairement dotés, en toutes circonstances, d’un contenu toujours plus riche que ceux prêtés, en matière de désir de nourriture, au chien qui vient flairer son écuelle et dont on se dit volontiers qu’il mobilise des concepts canins du type « ça se mange » ou « ça ne se mange pas », « c’est bon » ou « c’est mauvais ». Admettons, en tout cas, qu’il est difficile de refuser d’accorder la pensée au chien sous le prétexte qu’il ne possède pas, faute de langage, un réseau conceptuel aussi richement ramifié que celui permettant à un homme de penser : « Ma bru m’a mis dans ma gamelle aujourd’hui un reste de saucisse cévenole aux herbes revenue à l’huile d’olive. »
30Si une pensée pleinement accomplie – c’est-à-dire, avouons-le sans ambages, distinctivement humaine – paraît supposer le langage, ce n’est pas uniquement parce que le langage permet de former des représentations du monde dont l’abondance de contenu sémantique, entre autres qualités, est sans commune mesure avec celle des représentations qu’autorise la maîtrise d’un code de signaux. C’est aussi parce que le langage joue un rôle déterminant dans la fabrication d’un monde objectif. Selon nos usages conceptuels, en effet, c’est un présupposé de la pensée elle-même qu’il existe un certain type d’objectivité et de vérité. Nul organisme ne saurait être crédité de la pensée si, dans le même temps, on n’accordait pas à cette pensée une visée d’objectivité, autrement dit la capacité au détenteur de cette pensée de faire la différence entre l’illusion et la réalité, entre l’erreur et la vérité. Et c’est pourquoi, paradoxalement mais en bonne logique, l’aptitude à se tromper est un indice déterminant dans la détection d’une pensée chez une créature.
31Il nous est impossible d’attribuer de la pensée à un missile sol-air qui, dûment programmé pour exécuter sa tâche, abat immanquablement sa cible. Supposons qu’une fois il la rate ; on ne dira pas que le missile s’est trompé mais qu’il n’a pas fonctionné correctement. Prenons maintenant le cas d’un organisme élémentaire. Il ne sera pas davantage crédité d’être détenteur d’une pensée à moins qu’il ne manifeste ouvertement le fait, non pas tant que son instinct est faillible – un détraquement n’est pas une erreur – mais qu’il n’est pas entièrement agi par son instinct. Repérer, par exemple, de l’hésitation ou de la surprise chez cette créature, s’il se pouvait, serait pour nous un élément de preuve. On admettrait alors qu’elle est susceptible d’abriter de la pensée, si fruste soit cette dernière. Pour paraphraser une formule connue, l’instinct est moins absence de pensée que la pensée absence d’automatisme. Un organisme qui pense est un organisme exposé par là même à l’erreur et non pas au dysfonctionnement. C’est, par conséquent, un organisme qui, d’une manière ou d’une autre, pense selon la forme « penser que… », laquelle implique la capacité à repérer une erreur et à la corriger, et pas exclusivement selon la forme « penser comment… », laquelle est difficile à évaluer sémantiquement. « Penser que… », ou penser propositionnellement, appelle la maîtrise de la notion d’objectivité (voir Joëlle Proust infra).
32Il en résulte qu’un être ne peut être dit véritablement pensant que dans la mesure où il exhibe l’aptitude, au travers de ses agissements, à opérer la séparation entre le contenu de ses représentations (subjectives) et la cible (pour dire vite : objective) de ses représentations. Or le langage remplit une fonction apparemment irremplaçable dans la disposition que manifeste un être à ne pas confondre l’idée qu’il se fait d’une chose et cette chose. Est-il possible à une créature dépourvue de langage de maîtriser la distinction subjectif-objectif ? Il semble bien que la maîtrise de cette distinction passe par la capacité linguistique. En effet, une créature incapable de communiquer avec d’autres, « seule » donc même en compagnie, paraît inapte à mobiliser en elle la notion de monde objectif, laquelle est, à l’échelle de l’homme, le produit d’un concours social sur la construction du monde et sur les critères d’objectivité et de vérité. A moins de professer une version proprement métaphysique du réalisme de l’objectivité et de la vérité, force est de constater qu’est objectif pour nous ce qui est inter-subjectivement décrété comme tel rationnellement (ce qui n’exclut aucunement la possibilité d’une erreur collective, comme le montrent les aléas de la poursuite de la vérité dans le domaine scientifique). Pour prendre un exemple trivial, c’est parce qu’il y a accord subjectif entre des pairs linguistiques et culturels sur ce qu’est, par convention, une côtelette de porc que je suis en mesure de me tromper sur le contenu de mon assiette – je croyais que c’était une côtelette de veau – et de reconnaître mon erreur.
33Le fait important ici est qu’un être apte à distinguer entre ce qu’il pense et ce à quoi il pense a acquis cette aptitude moins parce qu’il est un locuteur que parce qu’il est l’interprète d’autres locuteurs, un membre d’une communauté de locuteurs ayant institué des normes publiques d’objectivité et de vérité. Toutefois, pour être interprète, encore faut-il être locuteur ; d’où la conclusion selon laquelle une pensée véritable, c’est-à-dire susceptible d’être « notée » sémantiquement, vraie ou fausse, semble exiger la maîtrise du langage 12. Mais est-ce bien le cas ? Est-ce en fonction d’un seul critère social qu’est attribuable aux comportements d’une créature la propriété d’objectivité ?
34Tels sont, résumés à l’extrême, quelques-uns des enjeux fondamentaux, à caractère anthropologique, des enquêtes conduites sur l’esprit animal. Elles amènent à penser, au sens étroit du terme, à propos de nombre de préjugés entretenus sur la pensée, à propos de sa définition justement, de ses rapports avec la conscience, de ses relations avec le langage et, du même coup, de la manière dont les anthropologues utilisent le discours de leurs informateurs pour restituer leurs pensées. Et si Homo sapiens ne pensait pas seulement comme il pense penser ?
35Dans ses Investigations philosophiques, Wittgenstein écrit : « Si un lion pouvait parler, nous ne pourrions le comprendre. » Cette phrase a fait l’objet d’innombrables commentaires. Il est, en effet, possible que, si un lion pouvait parler, nous soyons dans l’incapacité d’entendre un mot de ce qu’il nous dit. Il vit dans un autre monde subjectif, conceptuel et, supposons-le, objectif que nous. Impossible de savoir de l’intérieur quel effet cela fait d’expérimenter la condition léonine, même si ce lion parle. Impossible de nous brancher à son réseau conceptuel, même lorsqu’il parle. Impossible de détecter ce qu’il tient pour vrai et donc de saisir le sens de ce qu’il viendrait à nous dire, quand bien même son rugissement serait linguistique. On pourrait imaginer aussi que nous pourrions comprendre ce qu’il nous dit mais que ce qu’il nous dit ne nous apprendrait rien sur l’esprit des lions ordinaires : parler (mais aussi ordonner, interroger, raconter, bavarder, espérer) ne fait pas partie, en effet, de l’histoire naturelle des lions ordinaires. L’esprit de ce lion, miraculeusement équipé de langage, serait radicalement différent de celui de ses congénères. Apporter le langage à ce lion, ce serait pour la première fois pourvoir le lion d’un esprit. Pourtant, est-ce bien vrai ? Et comment le savoir ?
36Chacun voit bien où est le problème. Accéder à l’esprit animal, si tant est qu’il existe, implique de définir préalablement ce qu’est cette « chose » dont l’on souhaite détecter la présence ou l’absence au sein d’une autre espèce que la nôtre. Or de l’esprit, nous n’avons – ou nous croyons n’avoir – qu’un seul exemplaire à notre disposition : l’esprit humain. Toute la question est de savoir si, du fait de cette situation unique en son genre, toute approche de l’esprit animal n’est pas condamnée à l’anthropomorphisme, lequel consiste à n’identifier un esprit chez l’animal que pour autant qu’il présente, à l’état rudimentaire, quelques-uns des traits qu’il manifeste chez l’homme (à la manière dont tout un chacun procède à l’égard de son animal préféré). En d’autres termes, est-il possible, dans le domaine des enquêtes sur l’esprit animal, d’éviter la confusion entre le problème ontologique, celui de l’existence ou non d’un esprit animal, et le problème épistémologique, celui de l’accès à la connaissance de cet esprit ?
37Cette livraison de Terrain se compose de trois parties. La première, incluant les articles de Joëlle Proust, de Frédéric Joulian et de Véronique Servais, traite directement ou indirectement de la façon dont il convient de penser la pensée, propriétés mentales ou comportements intelligents, si l’on veut se placer dans la position d’argumenter rationnellement en faveur (ou, éventuellement, à l’encontre) de l’attribution d’une pensée à l’animal. La deuxième partie, réunissant les contributions de Gregg Solomon et de Deborah Zaitchik, ainsi que de Rita Astuti, est consacrée aux contenus et à la portée cognitive des théories innées, ou des savoirs intuitifs le plus souvent tacitement possédés, dont disposent les êtres humains à propos du règne animal et, par conséquent, de la frontière entre humains et non-humains. Le premier de ces deux articles évoque la « théorie de l’esprit », c’est-à-dire l’aptitude à comprendre autrui et à prédire ses comportements à partir des croyances et des désirs à lui attribués (psychologie populaire), et les schèmes ontologiques spontanés appliqués au vivant, plantes, animaux et hommes (biologie populaire). Le second article replace l’activation de ces modules cognitifs dans un contexte ethnographique et s’interroge sur la manière dont des enfants malgaches, et leurs parents, abordent la séparation entre animaux et êtres humains. La troisième partie du numéro illustre le postulat selon lequel l’animal est bon à penser (au sens étroit du terme) : « Dis-moi comment tu penses que l’animal pense et je te dirai comment tu penses l’homme et la société. » C’est ainsi que sont abordées, par Jean-Louis Labarrière, la conception de l’intelligence animale élaborée en Grèce ancienne par les philosophes et ce qu’elle révèle des approches hellènes de l’humanité, ainsi que, par Harvey Feit, les idées développées par les Cris de la baie James sur les relations entre l’homme et l’animal en tant qu’elles reflètent une manière de penser leur état de société et son devenir.
38La première partie de ce numéro de Terrain appelle quelques rapides commentaires. En effet, les articles qui la composent répondent, chacun à sa façon, à la question évoquée plus haut de l’accès à l’esprit animal.
39Il existe dans la philosophie contemporaine de l’esprit, dont Joëlle Proust est une spécialiste, et dans les sciences cognitives en général deux stratégies d’approche dans l’investigation des phénomènes mentaux : une approche dite ascendante et l’autre dite descendante (Jacob 1997). L’approche ascendante accorde la priorité à l’étude des constituants et des mécanismes élémentaires au travers desquels un être vivant met en œuvre une activité de connaissance. Ceux qui adoptent cette approche s’efforcent de décrire les processus d’extraction et de mobilisation d’information, ainsi que l’élaboration de la réponse à la solution posée par un problème, en allant du stade le plus fruste au stade le plus sophistiqué. Ils prennent, par conséquent, pour point de départ les performances assurément modestes de créatures pour y détecter, à l’état naissant, le « noyau dur » de l’esprit humain. Ils s’intéressent aux conditions minimales auxquelles doit répondre une structure organique pour mériter l’appellation d’esprit. Ce qui est visé, dans le cas des travaux de Joëlle Proust par exemple, au travers d’enquêtes conceptuelles, est une explication naturaliste, c’est-à-dire conforme avec les démarches et compatible avec les données des sciences de la nature.
40L’approche descendante privilégie la définition et la description de tâches cognitives complexes. Ceux qui choisissent cette perspective prennent pour point de départ l’être humain dont l’enceinte mentale abrite bien plus que de simples états représentationnels et des cartes cognitives et dont le système de cognition intègre la conscience de soi, la faculté de langage et, par conséquent, non seulement la possession d’une vaste gamme d’attitudes propositionnelles mais encore la capacité à en attribuer à autrui et, donc, à l’interpréter.
41Les tenants de l’approche ascendante soulignent la continuité de la pensée humaine avec la pensée animale tandis que, le plus souvent, les adeptes de l’approche descendante insistent sur la rupture opérée entre les deux. Donald Davidson, refusant que l’on puisse attribuer des croyances aux êtres sans langage, est un représentant typique de cette approche. Les premiers repoussent, par conséquent, la tentation anthropomorphique au contraire des seconds qui estiment impossible d’éviter d’y céder dans la mesure où, disent-ils, ce qui fait que l’esprit n’est pas une « chose » comme les autres est précisément la manière dont on peut en connaître. D’où le fait que les partisans de l’approche ascendante tendent à élaborer une définition théorique de l’esprit comme dispositif représentationnel (les états mentaux portent sur quelque chose, ils exhibent de l’intentionnalité) et que ceux qui ont fait le choix de l’approche inverse construisent une théorie de l’esprit en tant que dispositif de représentations conscientes (les états mentaux sont consciemment éprouvés et non pas seulement vécus, les croyances ne sont des croyances que pour autant que leur dépositaire dispose du concept de croyance et peut donc faire retour sur ses propres croyances).
42L’article de Joëlle Proust, « L’animal intentionnel », illustratif de l’approche ascendante, reprend sous une forme résumée quelques-uns des éléments formant la trame de l’argumentation présentée dans son ouvrage Comment l’esprit vient aux bêtes. Essai sur la représentation. Elle y définit, dans le cadre d’un travail philosophique étroitement articulé aux résultats livrés par diverses disciplines scientifiques, la genèse du mental : quelles sont les conditions d’émergence d’un esprit ? Nous y renvoyons le lecteur. Au terme de son ouvrage, revenant sur le fait que la capacité représentationnelle, entendue dans un certain sens, lui avait paru constituer la propriété de base du mental (et la condition de possibilité de l’esprit-conscience), Joëlle Proust évoque les raisons pour lesquelles elle a éliminé d’autres critères comme, par exemple, la capacité à manipuler des outils. Elle s’en explique en affirmant que la manipulation d’outils n’est pas « un signe nécessaire du mental », qu’elle n’implique pas « des capacités proprement mentales » et que, pour savoir si un animal fait un usage proprement cognitif de l’outil, l’observateur doit déjà disposer d’un critère du mental.
43Frédéric Joulian, d’une certaine manière, répond dans son article (et dans d’autres publications) à ces objections – peut-être pas à la dernière – en se fondant, il convient de le préciser, sur une autre « philosophie » de la cognition qu’on pourrait désigner, nous semble-t-il, à l’aide du terme de « cognition incarnée ». Joulian souscrirait sans aucun doute aux propositions du biologiste Alain Prochiantz (1997) selon qui la pensée n’est pas déposée dans le cerveau comme « de la confiture dans un pot » dans la mesure où elle réside tout entière dans le rapport (adaptatif) qu’un organisme entretient avec son environnement. Ce rapport ne saurait donc être « localisé ». Joulian emprunte, de ce fait, un itinéraire très différent de celui de Joëlle Proust : il sélectionne des concepts (comme celui de tradition ou de technique du corps) renvoyant à des propriétés manifestées dans des comportements qu’on pourrait croire spécifiquement humains. D’une certaine manière, son approche pourrait être dite descendante, et prêter le flanc à l’accusation d’anthropomorphisme, à ceci près que ses conclusions provisoires, l’existence d’une « conscience réfléchie », d’« intentions », de « savoirs spécialisés et collectifs » dûment transmis chez les chimpanzés, estompent la frontière généralement admise entre les possesseurs du seul esprit-représentation et les détenteurs de l’esprit-conscience. Ne suppose-t-on pas, généralement, que la conscience, chez l’animal, revêt une forme non réflexive et qu’il n’est pas conscient d’être conscient ? Joulian neutralise donc l’imputation d’anthropomorphisme!
44La contribution de Véronique Servais se place sur un tout autre plan. La question posée, du moins aux chercheurs scientifiques, est au fond celle-ci : lorsque l’homme étudie l’animal, le dauphin en l’occurrence, peut-il le considérer comme un pur aliud, doté d’une autre manière de vivre au sens biologique, et non pourvu, d’une certaine façon, d’un autre mode d’exister ? Est-il en mesure d’en objectiver absolument les comportements ? C’est tout le problème que pose la communication interspécifique dont Véronique Servais examine différentes modalités, y compris les modalités commerciales et new age. Au terme de cette ethnographie de la communication entre l’homme et le dauphin, elle suggère la nécessité pour l’observateur d’effectuer un effort de réflexivité afin d’éviter d’attribuer à l’animal, pur aliud ou variété inférieure ou même supérieure d’alter ego, des propriétés relevant finalement de la relation instaurée avec lui.
45Il n’est guère besoin, nous semble-t-il, d’introduire au lecteur les autres articles de ce numéro – ils parlent pour eux-mêmes – sinon pour dire que, chacun dans son registre propre et au travers du sujet traité, ils font écho les uns aux autres. Un point, toutefois, mérite d’être souligné, qui est plus directement en rapport avec les préoccupations de l’anthropologie « disciplinaire » dont, nous l’avons dit, l’un des grands problèmes est, ou devrait être, celui de savoir si les hommes, chez qui l’ethnographe enquête pour en rapporter la pensée, pensent bien ce qu’ils affirment penser ou, si l’on préfère, pensent bien au sens large ce qu’ils pensent au sens étroit du mot.
46La psychologie cognitive a établi, par voie expérimentale, la présence chez tous les hommes d’un savoir intuitif inné, et largement implicite, sur le monde : physique intuitive, psychologie intuitive, biologie intuitive (dont les rapports avec la précédente dans les modalités d’appréhension du vivant font l’objet de débats), etc. Ce savoir inné encourt évidemment de profondes modifications tout au long du développement individuel, sans cesser de manifester son existence, et ces modifications sont, non moins évidemment, en étroite relation avec le contexte culturel, au sens anthropologique du mot, au sein duquel l’enfant est socialisé (Solomon et Zaitchik infra). Ici, en Occident, notre physique intuitive, par exemple, subit les assauts scolaires de la physique scientifique ; il n’en reste pas moins qu’elle ne disparaît pas pour autant de notre esprit, comme en témoignent les difficultés d’un collégien moyen pour acquérir les rudiments de cette physique scientifique. Il est faux de croire que le nourrisson naît pourvu seulement de quelques réflexes et de la capacité à absorber passivement tout ce que sa culture déposera dans sa tête. Son esprit n’est pas un réceptacle vide ; et l’apprentissage n’est, en aucune façon, une alternative à l’innéité. Sans mécanismes de pensée innés et sans matériaux « théoriques » sur lesquels l’apprentissage s’exerce, il n’y aurait pas d’apprentissage possible. Il suffit de songer, à cet égard, aux procédures de l’apprentissage linguistique qui fait usage de ce que certains nomment l’« instinct de langage » : une langue humaine est un système remarquablement complexe, maîtrisé par l’enfant au terme d’une mise en contact relativement brève et sans effort ; c’est donc que cet enfant y était destiné. On pourrait appeler cet ensemble de mécanismes et de contenus « théoriques » innés la culture humaine ; elle est la condition et le terreau des cultures au sens anthropologique du terme.
47Qu’il y ait d’importantes différences, assignables à l’apprentissage culturel, entre les innombrables représentations humaines de l’animal et de ses attributs est une chose ; que des hommes puissent former n’importe quelle représentation de l’animal en est une autre. La pensée, dans l’acception large du terme « pensée », à propos de l’animal est, comme toute pensée à propos de n’importe quel objet du monde, soumise à des contraintes liées à l’appartenance à la culture humaine. Ces contraintes ne pèsent pas de la même façon sur la pensée des hommes au sens étroit du terme. Rien ne vient interdire à des individus, à des représentants d’une culture donnée, de produire une « théorie » contredisant du tout au tout ce qu’ils savent bien de manière tacite, voire même explicite. Malgré ce qu’ont affirmé des générations d’anthropologues jusqu'à Leach, tous les hommes ont su et savent que l’enfant naît de l’union physique entre des individus de sexe opposé. Rien n’interdit à ces mêmes hommes d’élaborer un discours, dit alors « symbolique », sur la venue au monde. Il en est de même à propos de l’animal : tous les hommes, d’instinct de culture humaine, savent un certain nombre de choses sur l’animal mais tous les hommes n’en traitent pas, y compris au sein d’une même culture, dans les mêmes termes. Après tout, si l’historien veut savoir comment on se représentait l’animal dans une société révolue, il ne se penchera pas seulement sur les contes, les légendes ou les poésies.
48Chaque homme, ici du moins où le chat a sa place, pense au sens large que le chat est conscient, à la différence d’une table ou d’un arbre (malgré Ronsard) et à l’égal de l’homme, mais qu’un chat n’est pas conscient comme un homme l’est, ne serait-ce qu’en raison de son défaut de langage. Maintenant il est loisible à tout un chacun d’affirmer, par exemple, comme nous l’avons entendu de la bouche d’un éminent enseignant, donc – admettons-le – de penser au sens étroit du terme, que son chat est métaphysicien. Il n’empêche que cet enseignant ne mettra pas sous les yeux de son chat la Phénoménologie de l’esprit et qu’aucun homme, dans son état normal, ne demandera à son chat de transmettre un message oral au concierge.
49Ce que nous voulons dire par là est extrêmement simple, voire simpliste : on ne saurait considérer qu’un discours explicite tenu ici ou là sur l’animal et son monde, quel que soit le registre dont relève ce discours, exprime toutes les représentations que se fait de cet animal et de son monde l’auteur, individuel ou collectif, de ce discours. Cette dualité des représentations est mieux admise d’autres disciplines que par l’anthropologie, laquelle a toujours à se déprendre de l’idée selon laquelle le savoir possédé par les membres des sociétés étudiées est dans son entier linguistiquement encodé. Prenons un exemple portant non point sur les animaux mais sur les dieux. Les Romains disaient et, en un certain sens, pensaient, comme les Egyptiens avant eux, que leurs souverains étaient des dieux et ils les honoraient en tant que tels. Ces souverains, de leur côté, s’arrangeaient fort bien de l’existence d’un culte impérial. Dans le même temps, les Romains n’ignoraient aucunement – sans avoir besoin de se le confirmer – que, d’une part, leurs empereurs étaient mortels à la différence des dieux et que, d’autre part, les dieux ne se laissent pas voir et appartiennent à une autre classe ontologique que les êtres vivants ordinaires. La meilleure preuve en est qu’on n’a jamais trouvé un seul ex-voto à la divinité d’un empereur, vivant ou mort (Veyne 1976). Et, pour sauter bon nombre de siècles, quand l’empereur Hirohito déclara à la radio, le 1er janvier 1946 : « Je ne suis pas un dieu », il ne provoqua dans le tréfonds des Japonais aucun émoi ontologique. Les Romains et les Japonais se représentaient, d’une certaine façon et en raison de leur appartenance commune à la culture humaine, leurs empereurs comme étant des hommes et, d’une autre façon et en raison de leur appartenance à des cultures singulières, sous les traits de dieux. Il en est de même, on est prêt à le jurer, des représentations concernant les animaux.
50L’article de Rita Astuti (infra) illustre exemplairement le compromis, muet, qui se négocie chez les Vezo, comme chez tous les hommes, entre ce qu’on sait ou croit, d’une certaine manière, et ce qu’on sait ou croit, d’une autre manière et qui sont, l’un et l’autre, inextricablement liés dans les représentations publiques. Les articles de Jean-Louis Labarrière et de Harvey Feit (infra) traitent, quant à eux, exclusivement de ce qui est pensé au sens étroit du terme et, par conséquent, ouvertement exprimé. C’est évident à propos des représentations élaborées par les philosophes de la Grèce ancienne sur l’intelligence animale et dont Labarrière montre qu’elles vont bien au-delà de la célèbre formule « l’homme, entre bêtes et dieux ». Après tout, il est de la nature de la philosophie que ses produits soient des pensées conscientes, conscientes de l’être et linguistiquement exprimées (même si ces pensées ne sont pas les seules représentations qu’abrite l’esprit d’un philosophe) ! Au reste, comme les Occidentaux en font l’expérience depuis des siècles pour des raisons assurément culturelles, les investigations hellènes ont ceci de particulier qu’elles semblent contemporaines à ces lecteurs occidentaux, lesquels risquent à chaque instant de succomber au péché d’anachronisme en faisant aujourd’hui, par exemple, d’Aristote le contemporain de Davidson. Il est tout aussi manifeste que les représentations des Cris de la baie James à propos des animaux chassés, évoquées par Harvey Feit, appartiennent à la sphère de la pensée au sens étroit du terme : ils se servent, en toute conscience, de l’animal pour penser bien autre chose que lui mais ils n’en pensent pas moins, et depuis toujours, au sens large du terme, qu’un animal est un animal (à la façon dont on dit qu’un chat est un chat). Une chose est, en effet, ce que Feit appelle leur « vision du monde », livrée, précise Feit, au cours de « conversations et parfois de méditations » à voix haute et dans laquelle, par exemple, les animaux « apprennent » leurs chasseurs ; une autre, les représentations organisant sur-le-champ leurs expériences quotidiennes, lesquelles pour prendre après coup et sur le long cours un sens culturel, et donc arbitraire, doivent bien être rattachées sur le mode explicite à cette vision du monde.
51Est-ce avancer une conception étroitement rationalisante et ethnocentrique des cultures humaines que rappeler le poids de l’appartenance à la culture humaine ? Est-ce du même coup rétrécir la sphère de la culture, dans l’acception classique du mot, et de sa variabilité ? Il ne le semble pas. On peut se demander, en effet, avec Jacques Bouveresse (1996) si ce qui circonscrit l’espace de la culture, dans son acception anthropologique et donc pluraliste, n’est pas la présence d’un excédent des questions par rapport aux réponses disponibles. La pensée culturelle se déploierait là où l’évidence fait défaut, là où règne l’incertitude. Et c’est dans ce champ de l’expérience, recouvrant d’ailleurs une bonne partie des questions « philosophiques » traditionnelles, que les hommes manifestent, avec le plus d’intelligence et de créativité, ce qui les différencie les uns des autres. De ses enquêtes, l’anthropologue rapporte ces réponses, ou ces esquisses de réponses, qu’il soumet à interprétation comme l’historien procède à l’égard d’un texte.
52A supposer qu’on adopte ce point de vue, il faudrait en tirer deux conclusions. La première est que la question de la nature de l’animal et de la frontière entre l’homme et lui est l’une de ces questions à laquelle il est impossible d’apporter une réponse assurée. Elle est donc essentiellement culturelle ; et c’est pourquoi les sociétés humaines, passées et présentes, pensent l’animal et son for intérieur selon les modalités sculptées par Rodin et formulent leurs pensées en des termes si différents. La seconde conclusion serait que la capacité à chercher des réponses à des questions qui restent ouvertes est distinctivement humaine, c’est-à-dire liée à l’appartenance à la culture universelle, en d’autres termes à l’espèce humaine. Il faut être un homme pour se poser des problèmes auxquels on ne trouve pas de solution ou dont la solution est toujours « discutable ».