1Mode gothique, films gore, actes sataniques, musique black metal, publicités diaboliques…, le Malin est encore bien présent dans notre société, notamment dans le secteur marchand. Nombres de grands magazines (Ça m’intéresse, Epok, Le Monde des religions, Le Nouvel Observateur, Marianne, Notre histoire, Panorama) se sont interrogés, ces dix dernières années, sur ce retour du Diable et sur le phénomène « Satan superstar ». Les ouvrages sur le sujet de Robert Muchembled, relayant ceux de Roland Villeneuve, ont été des succès de librairie fort bien médiatisés.
2À quoi est dû cet attachement à l’image du Diable, et pourquoi sa symbolique est-elle aujourd’hui aussi prégnante ?
3Les trois formes privilégiées de l’activité du Diable sont, selon la tradition chrétienne : la tentation, l’infestation et la possession. Le danger de la tentation fut largement exploité par l’Église. Ainsi, sur un chapiteau historié du xve siècle à la basilique de Saint-Benoît-sur-Loire, dans le Loiret, voit-on le Diable venir présenter une danseuse à saint Benoît (Chenault 2006 : i, 74). Les Tentation de saint Antoine, avec moult représentations de démons et de succubes (notamment celles peintes par Jérôme Bosch ou Pieter Bruegel), sont des plus célèbres.
4Ce thème de la tentation est souvent repris à l’occasion de campagnes commerciales, comme ce fut le cas pour une « Semaine de la tentation » organisée à Paris, au Forum des Halles, en 1992. De même, de nos jours, certaines enseignes, tel Go Sport, annoncent des « rentrées diaboliques », avec l’image d’un jeune garçon cornu. Même si une expression populaire affirme : « Le Diable ne fait pas les soldes », il semble bien que ce dernier soit devenu un élément de marketing convaincant. Si aux xvie et xviie siècles il était dangereux de vendre son âme au Diable, celui-ci se vend maintenant sans états d’âme ! Ainsi peut-on trouver aujourd’hui sur Internet un site de ventes privées dont l’url est ainsi libellé : www.vente-du-diable.com.
5L’alcool étant un des vecteurs privilégiés de la tentation, le Diable est naturellement associé aux dénominations de certains vins, et surtout de bières. En Orléanais, Le Clos de l’Enfer produit le traditionnel gris meunier ; dans les hautes Corbières, la cave coopérative d’Embres-et-Castelmaure propose une Cuvée de l’Enfer ; les Chaillées de l’Enfer se trouvent en appellation Condrieu (vallée du Rhône) ; tandis que le Vin du Diable fait la renommée de Cortaillod, en Suisse. En ce qui concerne les bières, qu’elles soient belges (Lucifer, Satan), québécoises (Eau bénite, Maudite) ou françaises (La Bière du Démon, Belzebuth), toutes ces marques arborent sur leur étiquette une représentation du Diable. La Bière du Démon, produite à Douai, promet en outre « 12° de plaisir diabolique », et la Belzebuth, également brassée dans le Nord, à Ronchin, se revendique comme « la bière la plus forte du monde » (13°). À Bordeaux, le Lucifer est un bar à bières au décor quelque peu satanique. Des têtes de diables y sont utilisées pour la décoration, la musique y est rock et hard rock. En Belgique, une brasserie située à Lochristi produit une bière d’abbaye dite Cuvée diabolique, tandis qu’une autre à Breendonk est renommée pour la Duvel, qui signifie « diable » en flamand. Enfin, depuis 2004, à l’occasion d’Halloween et de la Saint-Patrick, la firme danoise Heineken exploite elle aussi ce thème pour ses campagnes commerciales, distribuant tee-shirts imprimés et gadgets « diaboliques ».
6L’image du Diable fut même utilisée, il y a une trentaine d’années, par la Sécurité routière pour une campagne de communication contre l’alcool au volant. Le Diable, juché sur un tonneau, proposait un verre de vin à un chauffeur, lequel répondait : « Non merci ! Je conduis. » S’il est le complice des bonnes occasions, le Malin est aussi celui des faillites et des dépôts de bilan, comme en témoigne la chaîne de magasins le Faillitaire, qui a pour enseigne un joyeux Diable. Car : « Le malheur des uns fait le bonheur des autres. »
7Le maître des enfers est tout naturellement lié à la maîtrise du feu, au chauffage et à la production de chaleur. Dès 1909, une célèbre publicité, œuvre de Leonetto Cappiello, vantant les mérites de la ouate thermogène (avec pour slogan : « Engendre la chaleur et combat toux, rhumatismes, points de côté »), représentait un cracheur de feu aux allures diaboliques. Le Diablotin, produit de ramonage créé au début des années 1950 par la maison Rollet, existe toujours. Rappelons que dans la littérature populaire les ramoneurs, de par leur noirceur, sont fréquemment associés au Diable. De même, le forgeron et le charbonnier, personnages capables de maîtriser le feu, sont suspects de participer du Malin, duquel ils détiennent sans doute quelques mystérieux pouvoirs. Jacques Merceron, dans un numéro du Bulletin de la Société de mythologie française, a consacré un article au « Folklore des cheminées et des ramoneurs aux États-Unis » (Merceron 1990). En Savoie, les « diables de Bessans » sont le symbole à la fois de la Maurienne et des ramoneurs (Jail 1977).
8Toujours en relation avec les cheminées, il existe des extincteurs « spécial feu de cheminée » ou « stop-flammes » appelés Diablotin. La Compagnie générale des insecticides commercialise également sous cette marque des additifs pour fuel domestique ou antisuie, des allume-feu et allume-barbecue, des produits de nettoyage pour cheminées et barbecues, etc. Il y a une cinquantaine d’années, le Diable apparaissait encore sur les publicités de l’insecticide Tupic, qui consistait alors en une bande de papier combustible. Enfin, Le Diable est toujours le nom d’un coricide à base d’acide salicylique, qui fait disparaître les cors en les brûlant.
9Outre ces produits en rapport avec le feu et les brûlures, on peut encore citer des Diablotins déboucheurs ainsi que le Diable détacheur, produit de référence de l’entreprise Delta Natura. Des pièges à rats et à souris (tapettes) ou des souricières portent le nom « Lucifer ».
10Dans le domaine des arts dramatiques, le « diablotin » désigne un petit treuil motorisé utilisé dans les cheminées… des contrepoids des scènes de théâtre, afin de lever les systèmes d’éclairage ou de décor. Il ne faut pas oublier, bien entendu, les chariots de manutention dits « diables », ni un jeu d’adresse qui fut très en vogue au début du xixe siècle, le « diable », plus communément appelé aujourd’hui « diabolo » (Allemagne 1904 : 122-130).
11Cette énumération d’ustensiles et de produits montre que le Diable, loin d’être un ennemi pour l’homme, est bien souvent considéré comme son allié. Celui qui, selon la morale chrétienne, infeste, corrompt, intoxique et pollue se retrouve, par un curieux retournement symbolique, utilisé positivement pour désinfecter, dératiser, désinsectiser, déboucher, détacher, voire soigner… Tous ces produits ou systèmes rusés, malins comme le Diable, viennent soulager la peine des hommes et des femmes tout en contribuant à reconnaître la toute-puissance de l’ange du Mal, puisque là où l’homme échoue, il est, lui, capable de vaincre. Fort de ses succès, il va jusqu’à se faire pédagogue. Il y a quelques années, en 1994, la compagnie d’assurance axa eut recours au Diable pour une campagne de prévention contre les accidents ménagers (« Aïe ! aïe ! aïe ! Diablotin »).
12Le Diable constitue par ailleurs un bon fond de commerce pour les maisons d’édition spécialisées dans l’ésotérisme et l’hermétisme (Dervy, Trajectoire, Pardès, etc.). Plus largement, comme le montre le succès d’ouvrages tels que ceux de Roland Villeneuve – La Beauté du Diable (Villeneuve 1994), Dictionnaire du Diable (Villeneuve 1998) – ou de Robert Muchembled – Une histoire du Diable (Muchembled 2000), suivi d’une version plus imagée, intitulée Diable ! (Muchembled 2002) –, il est évident que le personnage plaît au grand public.
13Le Diable est en effet un excellent argument de vente si l’on compte le nombre de romans (notamment policiers) qui y font allusion. Ainsi, les éditions Fleuve Noir, la collection « Série noire » de Gallimard ou encore les éditions Le Masque regorgent-elles de titres diaboliques : La Femme du Diable, Le Baiser du Diable, Les Griffes du Diable, Les Ailes du Diable, L’Escalier du Diable, La Trinité du Diable, Le Festin du Diable, L’Amazone du Diable, L’Anaphase du Diable, La Charité du Diable, La Chignole du Diable, Le Parfum du Diable, L’Arme du Diable, L’Héritage du Diable, La Maîtresse du Diable, La Dette du Diable, Le Sourire du Diable, La Cache du Diable, Le Havre du Diable, etc. Pour la plupart d’entre eux, tel La Danse avec le diable, de Kirk Douglas (1990), il faut bien sûr prendre ce terme de « diable » au second degré : celui-ci n’est nullement un personnage du roman.
14À propos de danse, Robert Muchembled, dans Une histoire du Diable, mentionne les « livres du Diable » édités dès le xvie siècle en Allemagne protestante, dont certains étaient destinés à combattre le démon de la danse (Muchembled 2000 : 156). La danse – comme le montrent les enquêtes diocésaines du xixe siècle – a longtemps été considérée par l’Église comme un instrument du Diable. Il n’est donc pas étonnant qu’elle lui soit associée dans de nombreux ouvrages. Outre Satan conduit le bal. Roman pamphlétaire et philosophique des mœurs du temps, de Georges Anquetil, daté de 1925, qui inspira la même année une chanson (paroles de Danerty et Barencey, musique de Roger Dufas), ainsi que l’ouvrage de Kirk Douglas, Gunther Schwab avait déjà publié en 1963 une interview fantastique du « prince du monde » intitulée La Danse avec le Diable, titre également retenu en 1976 par Pierre Salva pour l’un de ses trente romans policiers, où il est question de Diable et d’enfer ! En référence à la « Ronde du veau d’or », extraite de Faust, le célèbre opéra de Charles Gounod (1859), on peut encore citer Et Satan conduit le bal, film de Grisha Dabat, produit par Roger Vadim en 1962.
15Le Diable fait également recette dans la bande dessinée contemporaine. On peut le constater avec Les Chemins de Malefosse, série d’albums de Daniel Bardet et François Dermaut, ainsi qu’avec ceux de Gérard Dewamme, Jean-Claude Servais ou Didier Comès, qui s’intéressent aux croyances maléfiques, aux superstitions et à la sorcellerie (Muchembled 2000 : 315-318).
16À noter une maison d’édition, Au Diable Vauvert, qui a peu à voir avec le démon mais, tout simplement, s’est installée en Provence, à… Vauvert. Au gré de ses publications, cette maison s’amuse à montrer le Diable sous différents aspects, qui peuvent aller d’un homme fort sexué à une femme quelque peu débauchée (Rey 2000).
17L’emploi des termes « diable », « diaboliser », « diabolique », « enfer » et « infernal » est permanent dans les supports de communication actuels. L’affiche du film Hitcher, sorti en France en mai 2007, garantissait au public « une soirée en Enfer » en compagnie d’un tueur psychopathe, tandis que le sous-titre de Die Hard 4 (sorti en juillet 2007) promettait un « Retour en enfer ». Dans un tout autre genre, une récente campagne publicitaire en faveur des pompiers volontaires prenait pour slogan « Aller en enfer. Chercher quelqu’un. Revenir avec ». Visiblement, tout le monde n’a pas la même perception de l’enfer, mais la mort ou le feu en sont rarement absents. « L’enfer est ici, il est vécu chaque jour par les sans-papiers, les sans-logis, tous les exclus, que l’on compte par millions même en France, l’un des pays les plus riches et les plus privilégiés au monde. L’enfer était hier en Bosnie, il est aujourd’hui en Algérie, en Afrique : au Zaïre, des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants ont disparu sans qu’on puisse agir pour les protéger de ces nouveaux puissants qui se sont emparés du pays », écrit l’évêque Jacques Gaillot dans un ouvrage intitulé La Dernière Tentation du Diable (Gaillot 1998 : 138).
18Depuis que l’ayatollah Khomeyni, en 1979, qualifia l’Amérique de « grand Satan », puis que Ronald Reagan, en 1983, associa l’Union soviétique à « l’empire du Mal », la diabolisation dans les discours politiques trouve désormais de vifs prolongements. Dès 1998, Oussama Ben Laden appelait « chaque musulman à attaquer les troupes sataniques américaines et leurs démons alliés », tandis que George Bush déclarait en 2002 que « Iran, Irak, Corée du Nord, ces États et leurs alliés terroristes constituent un axe du Mal » (Sauvaget 2005).
19En France, au soir du premier tour de l’élection présidentielle, le 22 avril 2007, Jean-François Copé, porte-parole du gouvernement et membre du groupe ump, invité par France 2, reprochait aux représentants de la gauche d’avoir « diabolisé » le candidat Nicolas Sarkozy. Il est vrai que celui-ci était souvent apparu, sur les affiches électorales maquillées ou sur Internet, paré de deux petites cornes (voir http://sarkozix.canalblog.com). Dans le numéro de l’hebdomadaire Marianne daté du 9 mai 2007, le journaliste Thomas Vallières accuse le sociologue Laurent Mucchielli de s’être échiné tout au long de la campagne présidentielle « à diaboliser toute prise en compte du réel au nom d’une conception idéologique de ce réel par lui recomposé ».
20Le Diable, de par ses influences néfastes et sa dangereuse séduction, est fréquemment associé au fascisme. Certaines sectes sataniques, tel le Temple de Set, ne cachent pas qu’elles sont « spirituellement » attachées au nazisme. De ce fait, les partis d’extrême droite, proches eux aussi de cette idéologie, se trouvent fréquemment considérés comme les suppôts du « prince des ténèbres ». Jacques Gaillot, dans l’ouvrage déjà cité, met en évidence les relations existant entre les profanateurs du cimetière de Toulon en 1996 et des mouvements d’extrême droite (Gaillot 1998 : 61-65). « Le parti du Diable » est un surnom souvent donné au Front national, certains journalistes utilisant même le néologisme « lepénisé » à la place de « diabolisé ». Durant la dernière campagne électorale, le candidat Sarkozy, du fait de ses relations ambiguës avec Jean-Marie Le Pen, fut parfois présenté comme « l’associé du Diable » (http://gaule-tv.blogspot.com, à l’entrée du 25 août 2006).
21Cet attachement aux ténèbres et à Satan est d’ailleurs symboliquement entretenu par le Front national, notamment avec l’utilisation de la couleur noire – qui rappelle en outre les tristement célèbres chemises des milices mussoliniennes. Les documents diffusés par le fn lors de la campagne pour les élections législatives de mai 2007, sous des enveloppes de plastique totalement noires et sans aucune marque d’identification extérieure, en témoignent. Par ailleurs, on a pu constater que les groupes de musique trush metal, heavy metal ou black metal qui se revendiquent du culte satanique sont souvent très proches de mouvements d’extrême droite. « Les «metalleux» qui croient au Diable sont une minorité », soutient néanmoins Olivier Bobineau, sociologue des religions, et qui étudie le metal. « C’est le mal de nos sociétés que le metal dénonce » (Francq 2005).
22Les actes sataniques, ou qualifiés comme tels, sont toujours d’actualité, comme l’ont prouvé les dégradations qui ont touché plusieurs lieux ou monuments religieux dans le sud du Finistère en mai et en juin 2007 (ces dégradations ont touché des calvaires, des fontaines, des cimetières et des chapelles). La plupart des satanistes se disent athéistes actifs et violemment anticléricaux. On peut le vérifier en consultant les commentaires transmis par des internautes à un site consacré à l’athéisme, suite à un sondage réalisé sur le sujet (http://atheisme.free.fr/Votre_espace/Comment_satanistes.htm). Les auteurs des dégradations bretonnes, qui marquaient leur passage d’un abm (d’abord interprété « Aryan black metal »), ont déclaré agir au nom du tabm (True Armorik black metal), qu’ils définissaient eux-mêmes comme un « groupuscule extrémiste et anti-ecclésiastique » (Le Télégramme de Brest, daté du 24 mai et des 18, 21 et 22 juin 2007). Interpellés, ils ont toutefois nié toute influence sataniste ou néo-nazie, revendiquant, en revanche, le fait d’être des adeptes des anciens cultes celtes (Le Télégramme de Brest daté du 26 juin 2007).
23Par-delà ces motivations « anti-christianistes », il est probable que se cache une volonté de transgression des interdits, valorisante pour l’individu qui commet de tels actes, puisque c’est une façon de (se) prouver qu’il est capable de s’attaquer à un ordre établi, à un lieu sacré. Cette démarche n’est pas propre aux sociétés occidentales. Monique Jeudy-Ballini et Claudie Voisenat expliquent comment, en Mélanésie, les nouveaux convertis aux Églises fondamentalistes se détachent des cultes traditionnels « en se rendant dans des lieux interdits ou en adoptant des comportements traditionnellement réprouvés par les esprits », et comment « ils érigent la transgression en stratégie expérimentale et démonstrative » (Jeudy-Ballini & Voisenat 2004 : 13). Il est intéressant de noter que pour les déprédations récemment commises en Bretagne, la presse locale a immédiatement exploité la « piste sataniste », dont elle a fait ses gros titres. Si cette piste s’est révélée fausse, elle aura du moins servi à alimenter les peurs et les fantasmes des populations concernées, tout en augmentant substantiellement les ventes de journaux.
24La profanation des cimetières est aussi certainement une façon de juguler ses propres peurs face à la mort, de dépasser ses angoisses, d’affirmer : « La mort ne m’effraie pas et son décorum – caveaux, sépultures, croix – ne m’impressionne pas, puisque je peux les briser. » On constatera que ces actes sont souvent l’œuvre d’adolescents voire de préadolescents. C’est ainsi qu’en 1988, le cimetière d’un village d’Eure-et-Loir, près de Dreux, fut entièrement saccagé par deux jeunes garçons âgés de neuf et douze ans (La République du Centre, datée des 29 février et 3 mars 1988). Leurs mobiles n’étaient nullement satanistes, en revanche leur ambition de traumatiser la population locale fut satisfaite. Ce type de comportement peut être mis en perspective avec ce que Philippe Ariès nomme « la mort inversée » et le changement des attitudes face à la mort dans les sociétés occidentales au xxe siècle (Ariès 1977 : 177). Si, jusqu’au xviiie siècle, la mort était l’accomplissement normal et accepté du destin, elle est aujourd’hui inconvenante et surtout innommable (Ariès 1977 : 80). La mort est devenue taboue. « Ne chantez pas la mort, c’est un sujet morbide », écrivait Jean-Roger Caussimon dans un très beau texte qui fut mis en musique par Léo Ferré en 1979. Il est d’autant plus gratifiant dès lors, aux yeux de l’adolescent, d’oser s’attaquer à ce tabou, de bousculer les interdits, d’endommager ou de détruire tout monument qui sacralise la mort. Ce jeu morbide se retrouve dans les entames corporelles et les scarifications que les adolescents s’infligent parfois. David Le Breton écrit à ce sujet : « L’interdit de la mort appelle la transgression de ceux qui n’ont rien à perdre et tout à gagner, il alimente la puissance de ceux qui prennent le risque de l’enfreindre » (Bromberger, Duvet, Kaufmann, Le Breton, Singly & Vignarelle 2005 : 113). Rien n’empêche bien sûr de doubler ces actes de justifications satanistes. Ainsi, les quatre jeunes profanateurs du cimetière de Toulon en juin 1996 se proclamaient, pour leur part, adeptes du culte de Lucifer.
25Au terme de ce rapide inventaire, on ne peut que constater l’actualité du Diable, mais aussi son étonnante ambivalence. Mauvaise conscience de l’homme, il semble bien être un mal utile et nécessaire. Le Diable est celui par qui le mal peut arriver, le vecteur de l’infestation et de l’intoxication, mais, a contrario, il est celui qui vient à bout du feu, des insectes dangereux et des animaux nuisibles. Il peut faire du bien : la débauche, l’alcool, la luxure procurent des plaisirs – certes éphémères et rarement sans contrepartie, comme le veut tout pacte signé avec le Diable. Le Diable, c’est aussi l’enfer et la mort, que l’homme a toujours cherché à braver. Pour les uns, il est l’apôtre, le véhicule, la justification du mal. « Il y a le mal sur terre et Satan est bien le maître du mal », déclare un sataniste (http://atheisme.free.fr). Pour les autres, il est le libérateur, celui qui va aider à dépasser peurs, angoisses et fantasmes.
26S’il peut rassurer, il est aussi celui qui fait peur – il est même parfois la peur en personne. Serge Bouchard, auteur québécois, écrit avec beaucoup d’humour : « Or, le Diable existe, la preuve de son existence est facile à établir. Il est pointu, piquant, perçant, acéré, tranchant, anguleux et mal intentionné. L’humanité se dépatouille comme elle peut avec les forces du maléfice. Nous avons peur de l’eau, du cancer, du sida, de la nourriture, de l’air, du soleil, du voisin, du quidam, nous vivons dans l’angoisse de la solitude, du non-amour, du mauvais temps, nous déprimons en décembre, nous paniquons aux premières rides, nous démissionnons aux premières cicatrices, nous voulons vivre cent dix ans pour encore reculer devant la porte de sortie, nous ne savons plus vivre, ni commencer, ni durer, ni finir. Nous avons peur comme jamais les humains n’ont eu peur avant nous. Et c’est cela le Diable, un petit peu de peur, une intime panique » (Bouchard 2005 : 124-125).
27L’utilisation du Diable dans le langage publicitaire et commercial montre bien que le personnage est désacralisé (si tant est que le Diable puisse être sacré !) et totalement récupéré par la société de consommation. Il a perdu de sa superbe, et l’influence qu’il a pu exercer jadis sur les mentalités ainsi que la terreur qu’il engendra aux Temps modernes sont aujourd’hui bien loin. Robert Muchembled montre comment, après un siècle particulièrement tragique (1550-1650), au cours duquel le Diable fut dramatiquement instrumentalisé par l’Église, celui-ci est revenu peu à peu, le romantisme aidant, à sa représentation antérieure, c’est-à-dire celle d’un être un peu roublard, parfois rusé et pas toujours aussi malin que l’on veut bien le dire !
28Toutefois, y compris dans nos sociétés occidentales, le fait de donner à voir des images du Diable n’est-il pas toujours une façon de conjurer la peur, en ce qu’il représente notamment la peur du mal et de la maladie ? Sachant que « mal, maladie et malheur ne sont pas des notions a prioriidentiques » et que « l’ambiguïté du terme mal, qui peut s’entendre au sens physico-biologique ou au sens moral et chrétien, pose à elle seule le problème historique du passage d’une perception de la maladie à une conscience du mal » (Augé & Herzlich 1984 : 9-10). Ce lien est particulièrement prégnant en Afrique. Marc Augé notait en 1983 qu’au Bénin, tout comme dans l’Égypte ancienne, un des itinéraires thérapeutiques qui peut être nommé thérapie magico-religieuse ou magico-irrationnelle est d’abord étiologique et opère « par l’expulsion du démon ou de l’ancêtre qu’elle tient pour la cause du mal » (Augé & Herzlich 1984 : 14, 43). Birgit Meyer montre qu’au Ghana les images du mal ne sont pas de vulgaires représentations, mais possèdent également un potentiel de fusion partielle avec le mal qu’elles décrivent, en appelant à agir adéquatement contre lui, et « que le fait même de peindre le mal contient toujours la tentative de le dénoncer, comme si l’acte pur de représentation visuelle pouvait neutraliser le pouvoir – et l’effroi – de ce qui est représenté » (Meyer 2007 : 32- 43).
29Aujourd’hui, en Europe, chez une majorité de personnes, c’est beaucoup plus l’image du diablotin sympathique, invitant d’un coup d’œil complice à la consommation, qui prédomine plutôt que celle de l’horrible Satan, « prince des ténèbres » et « maître du monde ». Celles-ci s’en amusent même, voire le ridiculisent. Ce n’est évidemment pas le cas de tout le monde, certains le prenant très au sérieux… trop, sans doute. Ainsi, questionne Isabelle Francq : « Les crimes satanistes ont augmenté de façon alarmante ces dernières années. À force de tenter le Diable, les nouvelles générations ne finissent-elles pas par faire le jeu d’idéologies de haine, qui sont à l’œuvre et gagnent du terrain ? » (Francq 2005). En somme, le Diable sait bien préserver ses mystères autant que son ambiguïté.