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Repères

Ce que peut cacher un organigramme

Dinosaures, cow-boys et casques à pointe dans un centre de la navigation aérienne
Pascale Baboulet-Flourens
p. 141-154

Résumés

L’organigramme d’une entreprise présente une organisation hiérarchisée des personnels qui n’est pas forcément la seule représentation que ces derniers ont de leurs places respectives au sein de l’institution. Dans un centre de contrôle de la navigation aérienne, l’organigramme des personnels est concurrencé par leur hiérarchisation en fonction du rapport plus ou moins direct qu’ils ont à la circulation des avions et, par-delà, au risque et au pilote d’avion. Les contrôleurs en salle, en prise directe avec la circulation aérienne, sont placés au sommet de cette hiérarchie tacite. La grandeur que cette proximité procure se répercute en cascade, ordonnant les services, aux yeux mêmes des personnels. Ce redéploiement non exprimé de l’ensemble des services du centre est possible en raison du consensus qui rassemble tous les employés (et au-delà) autour de la valorisation du transport aérien et de la sécurité.

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Texte intégral

  • 1 Certains sociologues du travail et des techniques ont récemment développé la notion d’hétéronomie p (...)
  • 2 Les rationalités parallèles, qui se traduisent par exemple par des rituels festifs, des sociabilité (...)
  • 3 J’ai mené mon enquête dans le cadre d’une étude commandée par la Direction de la navigation aérienn (...)

1L’organigramme d’une entreprise transcrit sous forme d’arborescence la hiérarchie officielle des différents services. Il traduit graphiquement la représentation institutionnelle de l’organisation productive des hommes en fonction de leur pouvoir à décider du travail à assigner aux autres. Des études ethnologiques montrent que l’organisation normative figurée sur un organigramme fonctionne tantôt dans le rapport de la norme prescrite à sa pratique (Flamant 2002), tantôt dans le rapport d’une rationalité officielle à des rationalités officieuses faisant coexister et interagir des systèmes différents (Molinié 1993)1. Dans les deux cas, ces rationalités interagissent avec la rationalité institutionnelle2. Ces hiérarchies parallèles tendent chacune à être forgées par une catégorie de personnel qui valorise son savoir-faire productif et s’approprie symboliquement son espace de travail. Elles ne bénéficient le plus souvent que d’une reconnaissance relative de la part des autres catégories. La question se pose alors de savoir si les salariés d’une entreprise peuvent s’accorder de manière consensuelle sur un mode de hiérarchisation autre que celui présenté sur l’organigramme officiel. Cette problématique, posée à partir de l’étude du fonctionnement d’un centre de contrôle aérien3, consistera d’abord à s’interroger sur les logiques qui stratifient, unifient, divisent ou fédèrent les employés de ce centre. Elle amènera ensuite à examiner l’importance dévolue à la valorisation des savoir-faire productifs et à l’existence de valeurs communes à l’ensemble des personnels.

Un centre, un organigramme

2Le crna-c a été mis en service dans les années 1980. Vingt ans plus tard, il compte environ cinq cents personnes réparties en trois services que l’organigramme officiel représente sur un même niveau : le service administratif, le service exploitation et le service technique. Chacun est dirigé par un chef de service sous l’autorité duquel se trouvent les chefs de subdivision, l’ensemble étant coiffé par la direction, composée du directeur du centre, de son adjoint et du responsable de la sécurité.

  • 4 Au moment de l’enquête, le service exploitation est le plus important des trois par son effectif. I (...)

3Le service exploitation assure en première ligne la vocation du centre : le contrôle des avions en route. C’est en son sein qu’exercent les contrôleurs, qui assurent la circulation aérienne à l’aide des écrans de visualisation des vols. Viennent ensuite le service technique, qui propose ses prestations de maintenance au service exploitation, puis le service administratif, qui offre son assistance à tous les employés du centre4. Le directeur, qui considère que les salariés de la salle de contrôle sont des « agents » au même titre que les membres du service administratif, établit toutefois une hiérarchie explicite entre les fonctions qu’ils assurent.

4Dans l’entreprise, le discours officiel sur le service rendu est largement repris par l’ensemble des employés, à cette différence qu’à leurs yeux la relation fonctionnelle constitue un critère majeur et tacite de catégorisation hiérarchique des trois groupes. Pour comprendre un tel consensus, il convient d’examiner les identités de métier et la façon dont elles se répondent les unes les autres.

L’innovation technologique au cœur des préoccupations

5Le service technique, qui assure une fonction de maintenance et d’assistance aux contrôleurs, est fortement structuré par la hiérarchisation des différents savoir-faire de son personnel. Hormis le chef de service, son adjoint et les trois ingénieurs chargés de la « qualité » et de l’« instruction », les ingénieurs et techniciens se répartissent en spécialités, ainsi figurées sur l’organigramme.

6La notion de spécialité est si forte que les ingénieurs la qualifient de « métier » en l’associant ainsi à un savoir-faire technique exigeant une certaine durée d’apprentissage et d’expérience. De fait, les ingénieurs frais émoulus de l’école nationale de l’aviation civile (énac) et affectés au crna soutiennent un mémoire de spécialité un an après l’obtention de leur diplôme. Le bureau des ingénieurs de même métier est situé dans une même salle, et une règle de solidarité les fait se relayer dans les tâches à effectuer ou se spécialiser dans certains systèmes selon les besoins. Les dénominations traduisent leur fort sentiment d’appartenance puisque les hommes de même métier sont génériquement désignés par le nom de leur spécialité : « ceux de cautra » ou « les cautra ». Au service technique, le métier constitue donc une unité de rattachement identitaire majeure.

7Au fil du temps, et par le jeu des comparaisons, les ingénieurs ont hiérarchisé ces métiers selon une échelle de valeurs tacite. Le plus valorisé d’entre eux est cautra. Viennent ensuite, dans l’ordre : réseaux, radar, visu, radio, téléphone et centrale énergie. Les attributions budgétaires destinées à l’installation des systèmes gérés par ces différents spécialistes et l’importance consécutive accordée par la Direction de la navigation aérienne à certains systèmes dans le processus de contrôle aérien concourent à cet ordonnancement des métiers. Mais il serait réducteur de le limiter à la seule répartition des crédits du ministère. Le rapport des ingénieurs à la technologie sous-tend également cette hiérarchie implicite. Les ingénieurs de cautra effectuent du paramétrage informatique sur des logiciels de haute technologie alors que les techniciens de la centrale énergie font de la mécanique ou de l’électricité – technologies moins récentes – sur des machines parfois anciennes. Ces deux métiers sont pensés aux antipodes l’un de l’autre. Comme l’ensemble des ingénieurs du service partagent un même goût pour l’amélioration continuelle de leurs systèmes et les défis technologiques qu’elle suppose, le niveau technologique de cautra projette ceux qui s’en occupent au sommet de la hiérarchie des spécialités. Ce goût est renforcé par la représentation que leur renvoient d’eux-mêmes des personnes extérieures à ce milieu (proches parents, amis) et qui exercent un métier technique. De l’avis des ingénieurs du centre, le niveau technologique élevé des matériels est ce qui impressionne le plus les personnes étrangères à l’entreprise.

  • 5 À l’ancienneté des matériels dont ils ont la charge s’ajoute leur plus faible niveau de formation. (...)

8Les ingénieurs ont leurs propres façons de dire cette hiérarchie. L’une fait référence à l’opposition du propre et du sale. Ainsi, la technologie informatique, associée dans les esprits à la « blouse blanche », se voit explicitement opposée aux technologies surannées de la centrale électrique, où se trouvent les « graisseux » (ceux qui doivent se salir les mains), selon le terme utilisé par certains ingénieurs du service quand ils parlent entre eux des agents de la centrale. L’autre façon de traduire cette hiérarchisation des métiers fait référence à l’étagement des lieux de travail dans l’établissement. Ingénieurs et techniciens du service technique sont réunis au rez-de-chaussée du centre, tandis que la centrale énergie, située à ce même niveau, occupe pour des raisons de sécurité une extrémité à demi enterrée du bâtiment du crna. Cette disposition topographique conduit les ingénieurs à évoquer leur supériorité professionnelle symbolique en terme de supériorité spatiale. Avec un humour grinçant dont il s’excusa par la suite, l’un d’eux indiqua que les agents de la centrale travaillaient sous terre. Ces derniers, qui, de fait, s’occupent des gaines de climatisation circulant sous la salle technique du rez-de-chaussée, se plaignent de leur emplacement : « On est en bout de chaîne », « Personne ne vient jamais nous voir »5.

9Cette hiérarchisation des ingénieurs et des techniciens de maintenance en fonction de leurs « métiers » n’est pas reconnue par la direction. Si chaque spécialité a une existence administrative, l’organigramme place toutes les spécialités sur un même plan, celui des sections. Seul fait exception cautra, constitué en subdivision.

10L’écart entre la hiérarchie figurée sur l’organigramme du service et la hiérarchie parallèle en fonction des métiers illustre la difficulté des ingénieurs des sections à appliquer les rôles prescrits par la hiérarchie administrative. En effet, les ingénieurs spécialisés qui endossent la fonction de chef de section disent souvent avoir du mal à l’exercer et n’ont généralement pas de véritables relations de pouvoir avec leurs subordonnés en raison des puissants liens de solidarité qui les unissent. L’appartenance à un même métier structure ainsi l’identité des ingénieurs au point de concurrencer les relations prescrites par la logique administrative.

Faire partie des « opérationnels »

11À l’intérieur du service technique, un autre axe structure l’identité des ingénieurs et des techniciens : celui de l’opérationnel, qui distingue les ingénieurs alternants des ingénieurs experts et formateurs et, au-delà, des ingénieurs assurant les fonctions de cadres des subdivisions et du service.

12Les premiers, aussi appelés superviseurs, sont les techniciens et ingénieurs chargés de veiller 24 heures sur 24 au bon fonctionnement des systèmes techniques, aidés en cela par des dispositifs installés dans une salle dite de « supervision ». Quarante-quatre superviseurs occupent à tour de rôle cette fonction de veille. Aux yeux de bon nombre d’ingénieurs, le statut d’« ingénieur alternant » est valorisé pour son aspect opérationnel, dénotant un savoir-être et un savoir-faire singuliers. Un opérationnel est supposé réagir vite et avec sang-froid à tout dysfonctionnement imprévu signalé par une alarme. Les interventions nécessitent d’établir un diagnostic de l’état du système concerné et exigent un savoir-faire qui, sans cesse défié par la diversité des pannes, va bien au-delà d’une simple connaissance théorique. C’est à cela que font référence les ingénieurs et techniciens du centre quand ils parlent du « temps réel », caractéristique majeure de l’opérationnel à leurs yeux. Travailler « en temps réel », c’est travailler dans un rapport au temps qui, disent-ils, n’a rien à voir avec celui des ingénieurs opérant dans les bureaux, à la formation, à l’expertise ou aux tâches d’encadrement.

13L’identité du personnel du service technique s’élabore aussi en regard d’autres catégories de personnel du crna. Elle se construit essentiellement par rapport aux contrôleurs de la navigation et, surtout, aux contrôleurs dits « en salle ».

  • 6 Il s’agit des ieeac, ingénieurs d’étude et d’exploitation de l’aviation civile, relativement peu no (...)

14Sur les quelque trois cents contrôleurs du service exploitation, une cinquantaine occupe des postes administratifs d’encadrement ou travaille en amont des tâches de contrôle aérien proprement dites, en collaboration avec des ingénieurs généralistes6 et des techniciens. Les deux cent cinquante contrôleurs restants, soit la grande majorité des agents du service exploitation, sont « en salle », c’est-à-dire surveillent la circulation aérienne. Sur l’organigramme, ils apparaissent inclus dans une des sections de la subdivision contrôle. D’un point de vue administratif, ils dépendent d’abord du chef de la salle de contrôle, puis du chef de la subdivision contrôle, ensuite du chef du service exploitation et en dernier ressort du chef de centre.

15Pour les membres du service technique comme pour les ingénieurs généralistes et les contrôleurs mutés à des postes d’encadrement au service exploitation, les contrôleurs en salle, pourtant situés à la base de la hiérarchie figurant sur l’organigramme, constituent une catégorie phare, à laquelle on prête le pouvoir d’influencer bon nombre de décisions. Cet apparent paradoxe se comprend notamment au vu de la construction en miroir des identités des personnels du centre, comme je vais le montrer maintenant en partant des contrôleurs en salle.

Tous pairs

  • 7 Il s’agit des fonctions de contrôleur radariste et de contrôleur organique. Le premier est en conta (...)

16« Les contrôleurs restent entre eux », affirment les autres personnels du centre. C’est effectivement un trait qui les caractérise. Ils travaillent dans un même site, la « salle », vaste lieu clos presque aveugle auquel ils accèdent directement depuis le parking, sans croiser les autres salariés. Ils assurent en outre des plages de travail de deux heures à deux heures et demie, réparties de façon variable la nuit et le jour. Ces horaires diffèrent de ceux des autres salariés du crna, qui commencent et terminent quotidiennement à la même heure. Cette organisation particulière du travail des contrôleurs en salle favorise un « entre-soi » dont tous n’ont pas conscience, bien qu’ils reconnaissent être animés d’un fort esprit de pairie. Ce dernier se traduit d’abord par l’idée qu’ils ont d’être interchangeables. Les contrôleurs, qui ne sont pas spécialisés dans un secteur de l’espace aérien ou l’une des fonctions relevant du processus de contrôle7, le justifient par la solidarité qui les unit : un contrôleur doit pouvoir à tout moment remplacer un de ses collègues, quelle que soit la nature de leurs responsabilités respectives.

17Cette solidarité s’exprime aussi à travers l’utilisation de termes d’adresse (le tutoiement est de rigueur et certains s’appellent « camarade ») supprimant la distance entre collègues. Dès le début de l’apprentissage, il serait mal venu qu’un élève vouvoie le contrôleur qualifié qui l’entraîne, sous peine que cela passe pour une difficulté à s’imposer et à s’intégrer.

  • 8 Ils peuvent ainsi se permettre de moins travailler, même s’ils ne sont pas occupés par des tâches d (...)

18Chez les contrôleurs en salle, le sens aigu de la pairie se traduit aussi par le refus de toute hiérarchie administrative en leur sein, bien que l’ancienneté soit entre eux un facteur discriminant. Elle les distingue en effet selon trois statuts, que l’administration reconnaît, sans toutefois leur attribuer de valeur hiérarchique officielle : celui de « module », pour l’élève contrôleur non encore qualifié qui s’entraîne en salle ; celui de premier contrôleur (couramment appelé « pc »), pour l’élève qui a obtenu son test de qualification ; et celui de chef d’équipe, pour un pc de plus de six ans d’ancienneté, qui représente son équipe de travail auprès du chef de subdivision. Chacun de ces trois statuts comporte des subdivisions internes qui affinent encore cette hiérarchisation officieuse. Les élèves se classent ainsi par ordre d’arrivée, c’est-à-dire par le nombre de semaines passées à s’entraîner. pc et chefs d’équipe sont hiérarchisés en fonction de leurs années de pratique du contrôle, et le plus ancien des chefs d’équipe est significativement appelé « chef des chefs ». La hiérarchisation interne des contrôleurs s’accompagne d’un code de bienséance à l’égard des anciens, qui jouissent de prérogatives8. Les paroles de ces derniers font autorité auprès des plus jeunes, car l’ancienneté est perçue comme la marque d’une maîtrise accrue du contrôle.

19Les contrôleurs en salle construisent leur identité professionnelle par rapport à une deuxième considération : l’équipe de travail. Leur effectif se divise en équipes, qui sont autant de groupes susceptibles d’assurer la permanence. Chaque groupe compte environ une petite vingtaine de pc et cinq ou six élèves contrôleurs en formation (modules). Tous ressentent fortement leur attachement à l’équipe, et ils sont nombreux à utiliser la métaphore de la famille pour exprimer leur cohésion et l’intimité de leurs relations. Entre eux, l’attribution de surnoms (« Bamby », « Nono »...) est fréquente, et tout contrôleur se doit d’aider un binôme de l’équipe en cas de fort trafic ou encore de l’épauler moralement quand il a vécu un événement de contrôle stressant.

20La cohésion effective de ces microgroupes, d’intensité certes inégale, est fondée sur le recrutement par cooptation de leurs membres. Les pc se concertent pour donner leur avis sur l’acceptation définitive d’un élève contrôleur en formation dans l’équipe. Le principe de l’affinité élective est le creuset de la camaraderie qui caractérise la vie en équipe. Le bavardage et la rumeur ont un rôle de contrôle social sur les membres de ces groupes, en portant à la connaissance des autres tout manquement au savoir-vivre et au savoir-faire de l’équipe.

Des opérationnels qui se distinguent du monde de l’administration

21Les contrôleurs en salle construisent aussi leur identité par rapport à deux catégories d’acteurs extérieurs à la salle : les pilotes d’avion, avec lesquels ils échangent par radio dans la salle de contrôle – lieu névralgique et hautement valorisé dans ce centre opérationnel ; et les personnes avec lesquelles ils ont des contacts occasionnels et qu’ils désignent comme une entité unique : le « monde de l’administration ».

22Aux yeux des contrôleurs en salle, ce dernier regroupe les salariés travaillant « dans les bureaux », qu’il s’agisse des contrôleurs mutés à des postes d’encadrement, des membres du service administratif, du directeur du centre ou des membres de l’administration centrale à Paris. Cet ensemble, parfois assez flou dans leur esprit, renvoie à la hiérarchie dont ils dépendent, source de bien des contraintes pour eux. Sans le connaître vraiment, ils l’opposent au monde de l’opérationnel dans lequel ils s’incluent en s’appuyant sur un premier critère de distinction : celui de leur rapport professionnel au temps.

  • 9 Ils accomplissent les tâches de contrôle avec l’idée de devoir les effectuer dans la concentration (...)

23Quand ils abordent leur spécificité, ils évoquent ainsi leurs horaires très particuliers de travail et la temporalité de leurs actions, ces délais très courts, de l’ordre de quelques secondes, qui leur sont impartis pour effectuer un diagnostic et prendre une décision9. Ils parlent en outre du caractère « décousu » de leur temps de travail. De fait, alternent souvent pour eux les plages de travail effectif et les moments où ils attendent la montée du trafic, ou bien ils se tiennent sur le qui-vive, prêts à aider quiconque le demande : « On doit avoir l’oreille qui traîne pour répondre immédiatement à l’appel du collègue. » Ce temps irrégulier, fait de fortes concentrations et d’attentes vigilantes, constitue ce qu’ils appellent le « temps réel », renvoyant par là à la même temporalité que celle des ingénieurs opérationnels du service technique et se considérant, à l’instar de ces derniers, comme des « opérationnels », par opposition au monde de l’administration. L’expérience, qui assure la maîtrise d’un savoir-faire complexe, représente donc le seul principe de hiérarchisation qu’ils acceptent : celui de l’ancienneté.

La hiérarchisation des trois services

24Point d’opérationnel au service administratif. Les secrétaires et comptables qui le composent se présentent comme les « permanents de la maison », suivant leur propre expression. Face aux mouvements de personnel que connaissent la direction et les deux autres services, ils font remarquer qu’ils bougent peu et insistent sur leur rôle dans le bon fonctionnement du centre. S’ils trouvent légitime leur position d’exécutants auprès des contrôleurs et des ingénieurs, ils confient regretter l’attitude de certains contrôleurs, qu’ils qualifient d’« enfants gâtés ». Les contrôleurs leur apparaissent généralement privilégiés et pas toujours soucieux de leur manifester leur reconnaissance (remerciements, salutations) comme il conviendrait. Ils s’y résignent toutefois, en continuant de le déplorer et sans oser se plaindre ouvertement. Une autocensure similaire les amène à se tenir à l’écart d’activités pratiquées durant les temps de pause : « On aimerait bien utiliser le baby-foot, nous aussi, durant la pause de midi », confie une secrétaire, tout en admettant peu après que la direction ne s’y oppose pas. À la différence des ingénieurs en maintenance, qui se pensent dans une relative proximité avec les contrôleurs et réagissent diversement à leur « entre-soi », le personnel du service administration accepte l’écart et l’accentue même parfois, en se tenant lui-même en retrait – selon une façon de faire s’accordant à sa position dans la hiérarchie tacite des services partagée par l’ensemble des personnels.

  • 10 Le rattachement à l’opérationnel étant un trait identitaire qui traverse les services exploitation (...)

25Cette hiérarchie répercute celle des fonctions attribuées à chacun : les membres du service administration secondent ceux des services exploitation et technique, ces derniers secondant ceux du service exploitation. Dans cette logique, chaque catégorie tend à se penser par rapport à celle qu’elle sert et non par rapport à celle qui la sert. C’est ainsi que les contrôleurs se pensent par rapport aux pilotes et non aux agents des services technique et administratif. Aussi l’« entre-soi » des contrôleurs en salle n’est-il pas toujours bien perçu par les personnels des autres services, quand bien même il s’explique par une organisation particulière du travail10.

26En outre, la hiérarchisation par service résulte d’un amalgame qui tend à assimiler les divers agents d’un service aux opérationnels phares de ce service. Le terme « contrôleur » englobe ainsi de façon générique tous les membres du service exploitation. Cet amalgame, fondé sur un des paradigmes de l’organigramme, le service, fait écran aux principes qui séparent et réunissent autrement les personnels. Les identités de ces derniers se construisent plus précisément en cascade par rapport à leur proximité au risque et à l’avion, comme il ressort de l’examen de la notion d’opérationnel.

Le risque : face cachée de la sécurité ?

27Dans l’esprit des personnels du centre, un critère particulier donne au métier de contrôleur ses lettres de noblesse : l’incidence immédiate que les décisions des contrôleurs peuvent avoir sur l’avion. Ces derniers assurent effectivement la circulation aérienne en direct, par l’analyse instantanée qu’ils font de la configuration des vols sans cesse en évolution. Eux-mêmes ont fortement conscience de ce qu’ils appellent leur « responsabilité », et c’est bien l’idée de risque, même s’ils n’emploient pas le mot, qui sous-tend maints raisonnements et catégorisations internes.

28Dans leur cadre de travail quotidien, leur façon de penser la survenue des événements à risque vise à prévenir la dimension aléatoire de leurs apparitions. Certains contrôleurs ont la réputation d’attirer les cas de navigation difficiles en cumulant des configurations singulières de vol et des contextes tout aussi singuliers. Les cinq ou six contrôleurs qui ont cette réputation le savent et l’acceptent. Loin d’être rejetés, ils sont au contraire utilisés par leurs collègues, qui leur attribuent une sorte de rôle protecteur, de paratonnerre contre l’événement à risque.

29La notion de risque est aussi présente dans les critères qui définissent la compétence d’un contrôleur et sur lesquels se fonde le test de qualification que l’élève contrôleur doit réussir pour devenir pc. Pendant son entraînement au test, l’élève est rompu à la gestion de fortes charges de trafic. On l’instruit de la nécessité d’avoir confiance en soi, de savoir prendre des risques tout en connaissant ses limites, d’être en mesure de détecter et de résoudre des trajectoires de vol conflictuelles de façon autonome. Présente dans le cadre de la formation initiale, la notion de risque se retrouve dans le maintien de compétence que se composent librement les pc en s’entraînant périodiquement à contrôler avec une charge de trafic importante.

30Les contrôleurs se répartissent en trois « générations », selon la formation qu’ils ont reçue et leur respect des procédures opérationnelles. Ceux de plus de quarante-cinq à cinquante ans, qui ont la réputation d’avoir un rapport plus créatif, moins discipliné aux procédures, sont qualifiés par leurs collègues et se qualifient eux-mêmes de « dinosaures », terme qui renvoie à un passé révolu et lointain mais chargé d’une indéniable grandeur et d’une force certaine. Viennent ensuite les contrôleurs qui se sont progressivement détachés de ces façons de faire pour mettre en place des méthodes de contrôle et de formation jugées plus rigoureuses. Enfin la « génération » uniquement issue de cette nouvelle formation. Quand ils parlent d’eux-mêmes, les contrôleurs en salle distinguent deux catégories : les « cow-boys » et les « casques à pointe ». Chacune de ces appellations, critiques sans être dévalorisantes, renvoie à un rapport différent au risque encouru par un contrôleur chaque fois qu’il déroge aux consignes et aux procédures pour des raisons non justifiées par le trafic. Celle de casque à pointe qualifie une attitude de respect rigoureux de la procédure et se veut une allusion au stéréotype de la discipline allemande. Cette expression moqueuse, initialement lancée par certains dinosaures qui souhaitaient narguer leurs collègues de la génération suivante, plus respectueux de la règle, fut reprise par ces derniers, qui la revendiquent aujourd’hui, tout comme l’attitude qui lui correspond. L’image du cow-boy renvoie quant à elle à la figure de l’homme viril, solitaire, un rien sauvage et endurci, mais fidèle à un code d’honneur. À l’image du personnage de western, il sait se battre et se tirer de situations difficiles, et il peut lui arriver de se mettre « hors la loi » d’un point de vue procédural. Entre casques à pointe et cow-boys prévaut aujourd’hui un antagonisme respectueux. À la différence des premiers, les seconds placent immédiatement après le principe de sécurité celui de la qualité du service à rendre au pilote. Ils se font un point d’honneur à le satisfaire et à lui proposer des aménagements de vol, une route aérienne raccourcie par exemple, en justifiant ce choix par la satisfaction qu’ils retirent à ne pas faire leur métier de façon mécanique, « comme un automate ». Mais ils avouent que ces dérogations leur « compliquent souvent la tâche » en ce qu’elles impliquent des coordinations supplémentaires et une attention accrue, puisqu’il faut suivre avec vigilance ces vols aux trajectoires éloignées des routes habituelles.

  • 11 Dans les milieux des chasseurs et des anciens combattants de la Première Guerre mondiale, les homme (...)

31Significativement, chez les cow-boys, arriver à contrôler un grand nombre d’avions traversant le secteur aérien dont on a la charge (« faire passer beaucoup d’avions ») est l’objet d’une compétition entre collègues masculins : « Entre nous, les garçons, c’est un combat de coqs. On en parle et on rivalise. C’est à qui fera passer le plus d’avions. Alors que les femmes ne le recherchent pas... » Les casques à pointe ne se reconnaissent pas dans cette course à la performance, mais en mesurent l’impact symbolique sur le travail et la vie en salle. Quand ils parlent d’eux-mêmes, les cow-boys se qualifient de « machos » en faisant allusion à la connivence masculine qui se trouve au fondement de leur goût pour le «challenge». Cette connivence se lit aussi dans les champs sémantiques choisis par les cow-boys quand ils décrivent leur manière d’être en équipe, empruntant ses qualificatifs au vocabulaire de la faune sauvage : « Nous, on est comme des loups, on est une meute. » Par cette expression entendue plusieurs fois, les contrôleurs traduisent la grande cohésion de leur équipe, mais aussi leur tendance à fonctionner hors de la norme quand ils assurent la sécurité du transport aérien11.

32Minoritaires au crna-c, les cow-boys, d’âges différents, ont généralement été formés par des dinosaures. En outre, le milieu des contrôleurs est plutôt masculin, et si tous les hommes ne se rangent pas parmi les cow-boys, les contrôleuses, elles, sont proportionnellement plus nombreuses parmi les casques à pointe. Ces deux attitudes correspondent à des façons de concevoir son identité professionnelle en intégrant différemment la notion de risque, familière aux contrôleurs. Si ceux-ci ne l’évoquent pas ouvertement comme un élément constitutif de leur identité de métier, préférant parler de sécurité ou de responsabilité, le risque structure bel et bien les relations qu’ils construisent entre eux. Il est donc un élément constitutif de l’opérationnel, comme s’il était la part obscure de la sécurité dont ils ont la charge.

Faire partie du « tour »

33Les ingénieurs en maintenance ont le même rapport au risque, bien qu’ils ne soient pas en prise directe avec l’avion et que les systèmes techniques dont ils s’occupent soient doublés de systèmes redondants (systèmes secours), aussitôt activés en cas de dysfonctionnements. Comme chez les contrôleurs, le risque n’est pas explicitement exprimé par les ingénieurs, alors qu’il sous-tend nombre de leurs attitudes et de leurs expressions verbales. Les ingénieurs en maintenance y pensent en permanence à travers l’appréhension de la « grosse panne », celle « qui mettra le bazar en salle de contrôle » parce qu’elle privera les contrôleurs d’un système nécessaire au suivi des avions. Afin de se tenir prêts à réagir, ils prennent l’habitude d’effectuer leurs tâches sur une plage de temps concentrée, en s’efforçant de ne pas être interrompus. Ils empruntent au vocabulaire culinaire l’expression « avoir quelque chose sur le feu », signifiant qu’ils ont une opération en cours, et disent parfois que les solutions techniques sont leur « cuisine ». Bien qu’ils pensent l’apparition de ces pannes en terme de probabilité chiffrée, ils expriment leur chance de survenue en utilisant la terminologie d’un registre causal relevant d’une rationalité autre que celle des mathématiques : un lieu, une personne ou des mots sont censés attirer l’infortune, un dysfonctionnement aux conséquences graves.

34C’est ainsi qu’ils qualifient de « calme » une plage de travail où ne s’est produite aucune grosse panne, en supposant les incidents latents plutôt qu’absents. L’anecdote suivante l’illustre. Entrant en salle de supervision un 1er mai, vers 17 heures, j’interpellai les superviseurs d’un ton badin : « Alors, rien ne s’est passé ! » L’un d’eux me reprit d’un ton sec : « Ne dis rien ! La vacation n’est pas finie. » Une fois la plage de travail achevée, à 20 heures, je rappelai que rien n’était arrivé. Le même interlocuteur répondit alors en plaisantant : « Oui, mais c’est parce que j’ai touché du bois ! » Il faut donc s’abstenir de dire que tout va bien tant qu’une plage de travail n’est pas terminée, sous peine de « porter la poisse », l’évocation risquant en somme d’être une invocation.

35Précisément, certains ingénieurs opérationnels ont la réputation de porter la poisse, leur présence passant pour avoir un rapport causal avec certains incidents. C’est ce qui amène en particulier l’un d’entre eux à envisager de quitter le « tour », c’est-à-dire à ne plus faire partie de la quarantaine d’ingénieurs superviseurs qui « tournent » en maintenance opérationnelle. Certains lieux peuvent également avoir mauvaise réputation durant un temps. Une patte de lapin fut ainsi suspendue quelques jours au-dessus de la porte de la salle réseaux, en raison de pannes qui s’étaient produites en série, avant d’être retirée à la demande de l’encadrement. Entre plaisanterie et scepticisme, il s’agit en quelque sorte de circonscrire la survenue du risque autrement que par l’approche mathématique et en l’associant à des éléments que l’on imagine plus maîtrisables.

36Si le risque de « grosse panne » est pensé collectivement, la panne, quand elle survient, est aussi gérée collectivement. À l’annonce d’un incident, les ingénieurs de la spécialité concernée affluent en salle technique depuis leur bureau pour proposer d’épauler leur collègue en supervision. Il est remarquable de constater la vitesse à laquelle la nouvelle se répand et les collègues accourent. Tout jeune ingénieur nouvellement « entré dans le tour » redoute la première nuit passée seul dans la chambre jouxtant la salle de supervision, tandis que ses deux collègues de spécialités différentes dorment dans des chambres plus éloignées. S’il peut les réveiller en cas de dysfonctionnement grave ou relevant de leur champ de compétence, il est de toute façon privé de l’assistance des ingénieurs de sa section, présents uniquement durant la journée. Quand les ingénieurs opérationnels en fin de carrière s’entretiennent entre eux de leur métier, leurs souvenirs les plus marquants renvoient souvent à ceux portant sur des incidents graves.

  • 12 . En 2003, 78 % des contrôleurs et 97 % des ingénieurs sont des hommes au crna-c. Cette proportion (...)

37Cependant, si leur rapport au risque sous-tend bien des comportements et des dires, ingénieurs et techniciens opérationnels du service technique n’ont pas de contact direct avec les pilotes des avions, et leurs décisions n’ont pas le même impact que celles des contrôleurs sur la circulation aérienne. La hiérarchisation des personnels intègre cette gradation du risque comme elle intègre le rapport de proximité au pilote de l’avion. Elle se traduit par l’emboîtement de relations de domination symbolique qui, dans ce milieu à forte prédominance masculine12, sont exprimées en des termes relevant du registre de la valence des sexes. Ainsi, tandis que les ingénieurs, qui se reconnaissent subordonnés aux contrôleurs, évoquent leur fonction de superviseurs en utilisant des métaphores empruntées au registre de la cuisine, les contrôleurs, qui exercent le métier phare du centre, parlent de leur travail avec un esprit de bagarreurs (cow-boys, casques à pointe). Ils pensent leurs relations avec certains pilotes en terme de négociations, voire de luttes pied à pied quand le trafic est chargé, mais ils sont nombreux à craindre que les pilotes ne trouvent leur voix féminine quand ils leur parlent au micro.

38La gradation du risque et le rapport de proximité à l’avion, masqués de quelque manière par la référence au service, constituent donc un principe fondamental de la hiérarchisation des personnels du centre, selon une représentation qui concurrence le modèle normatif officiel. Cette représentation officieuse est cohérente d’un point de vue anthropologique. Par-delà l’idée de sécurité, élément central du discours institutionnel, transparaît la notion de risque, largement pensée par les hommes au travail. Outre le rapport au risque, c’est le rapport au transport aérien qui est porteur de distinctions et valorise les personnels en contact immédiat avec l’avion. Ce dernier renvoie à un certain élitisme, dont fait aussi partie la haute technologie des systèmes dont s’occupent les ingénieurs du centre. Ces rapports sont collectivement retravaillés à l’envi selon l’appartenance à un service, à un « métier » ou à une catégorie auto-instituée (« génération », « casque à pointe »). Le milieu masculin de la maintenance et du contrôle influe sur les registres de leur expression.

39Les employés du crna s’entendent donc à recomposer implicitement la hiérarchie de l’ensemble des personnels autour de la mission opérationnelle centrée sur la sécurité aérienne. Ce redéploiement tacite et total est possible en raison du consensus qui rassemble tous les employés autour de cette mission qu’ils jugent primordiale.

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Bibliographie

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Notes

1 Certains sociologues du travail et des techniques ont récemment développé la notion d’hétéronomie pour exprimer l’idée que des normes façonnées par l’individu au travail coexistent de façon relativement autonome avec les normes institutionnelles (Dubey 2006 ; Bidet, Borzeix, Pillon, Rot & Vatin 2006). Si ces réflexions ont le mérite de souligner à nouveau la plasticité des modèles et l’importance de l’acteur social, elles sous-estiment cependant la dimension symbolique et collective de la pensée de ce même acteur social.

2 Les rationalités parallèles, qui se traduisent par exemple par des rituels festifs, des sociabilités syndicales et des représentations tacites, ne sont plus considérées comme relevant des marges de l’entreprise, mais elles sont désormais traitées par l’ethnologue comme constitutives de l’institution même (Althabe 1991 ; Althabe et Sélim 1998 ; Jeudy-Ballini & Flamant 2002 ; Abélès 2002).

3 J’ai mené mon enquête dans le cadre d’une étude commandée par la Direction de la navigation aérienne. Elle totalise cinq mois de terrain entre avril 2002 et novembre 2003 dans l’un des cinq centres de contrôle en route de la navigation aérienne (crna) que compte le ministère de l’Équipement (le crna-c). Chacun des cinq crna qui se partagent l’espace aérien français a en charge le contrôle des avions volant au-dessus de sa zone, à l’exception des secteurs d’approche des aérodromes, gérés par les tours de contrôle situées en bordure de piste. Pour des raisons déontologiques, l’appellation de crna-c est fictive. Des travaux pionniers sur les contrôleurs aériens en France (Moricot & Poirot-Delpech 1990 ; Gras, Moricot, Poirot-Delpech & Scardigli 1991 ; Poirot-Delpech 1996) ont engendré des recherches universitaires rarement publiées.

4 Au moment de l’enquête, le service exploitation est le plus important des trois par son effectif. Il regroupe près de 390 membres, contre 90 pour le service technique et une vingtaine pour le service administratif.

5 À l’ancienneté des matériels dont ils ont la charge s’ajoute leur plus faible niveau de formation. Ils sont techniciens, à la différence des ingénieurs de maintenance.

6 Il s’agit des ieeac, ingénieurs d’étude et d’exploitation de l’aviation civile, relativement peu nombreux au crna, et occupant des fonctions d’encadrement.

7 Il s’agit des fonctions de contrôleur radariste et de contrôleur organique. Le premier est en contact direct avec le pilote et prend les décisions finales avec une vision relativement courte du trafic (il donne au pilote des directives de navigation comme l’altitude à prendre ou le cap à tenir), alors que le deuxième prépare le travail du premier, prévoyant le nombre et les trajectoires des avions qui vont traverser le secteur aérien contrôlé au cours des vingt minutes à venir.

8 Ils peuvent ainsi se permettre de moins travailler, même s’ils ne sont pas occupés par des tâches de coordination ou de gestion. Le classement selon l’ancienneté régit aussi le placement des membres d’une équipe lors des repas pris en commun.

9 Ils accomplissent les tâches de contrôle avec l’idée de devoir les effectuer dans la concentration temporelle, afin d’achever ce qu’ils ont entamé avant toute interruption.

10 Le rattachement à l’opérationnel étant un trait identitaire qui traverse les services exploitation et technique, on pourrait penser que les superviseurs et les contrôleurs en salle se reconnaissent des points communs ou développent une sociabilité commune. Mais la plupart des contrôleurs manifestent à l’égard des superviseurs du service technique un relatif désintérêt. Ils les méconnaissent et limitent le monde de l’opérationnel aux seuls contrôleurs en salle.

11 Dans les milieux des chasseurs et des anciens combattants de la Première Guerre mondiale, les hommes peuvent utiliser des métaphores liées aux animaux sauvages à propos d’actes valorisants. La référence à un bon côté du monde sauvage (dont le loup fait partie) renvoie symboliquement à une bonne humanité pensée au masculin. Cette tendance semble ne pas se limiter à ces milieux particuliers mais traverser l’ensemble de la société (Hell 1985 ; Fabre 1993 ; Baboulet-Flourens 2001).

12 . En 2003, 78 % des contrôleurs et 97 % des ingénieurs sont des hommes au crna-c. Cette proportion semble équivalente dans les autres crna.

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Pour citer cet article

Référence papier

Pascale Baboulet-Flourens, « Ce que peut cacher un organigramme »Terrain, 49 | 2007, 141-154.

Référence électronique

Pascale Baboulet-Flourens, « Ce que peut cacher un organigramme »Terrain [En ligne], 49 | 2007, mis en ligne le 15 septembre 2011, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/6471 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.6471

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Auteur

Pascale Baboulet-Flourens

Laboratoire interdisciplinaire « Sociétés Solidarités Territoires » (lisst), Centre d’anthropologie sociale, Toulouse

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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