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A propos de Café Müller

Une pièce de Pina Bausch
Claudine Vassas
p. 63-76

Résumés

La pièce Café Müller, de Pina Bausch, dont l’argument de départ fait de l’association posée entre « se mouvoir, se sentir, se toucher » l’une des propositions de la chorégraphe, conjugue ce rapport selon des acceptions multiples : déplacements « à tâtons » des interprètes, toucher des corps entre eux, rôle des objets dans un décor mouvant avec lesquels ils entrent en contact, construction singulière d’un espace « tenant aux corps », recherche d’un ressenti défini par Pina Bausch comme le lieu par où l’on touche et par où l’on « est touché », en rendant ce mot de l’âme à sa spatialité de corps.

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Texte intégral

« Un corps c’est ce qui pousse les limites jusqu’au bout, à l’aveuglette, en tâtonnant, en touchant donc… » (Nancy 2000 : 127).

1À la lecture de ces lignes, des images se lèvent, des images de danse, celles de deux femmes avançant à tâtons dans la semi-obscurité d’un plateau encombré de chaises et de guéridons, yeux clos ; celles de tous ces gestes nés des mots de la chorégraphe, qui déploient, dans l’espace d’un mouvement, des états d’âme et de corps, des émotions, des sensations – » se souvenir, se mouvoir, se toucher, se sentir » –, la recherche de ce « point » défini par Pina Bausch comme le « lieu » par où l’on touche et par où l’on est « touché », en rendant ce mot de l’âme à sa spatialité de corps.

  • 1 En fait, on reverra danser la chorégraphe durant quelques minutes dans Danzón en 1995. En outre, Pi (...)

2Café Müller, soit une pièce de Pina Bausch, créée le 20 mai 1978 par le TanztheaterWuppertal, à ce jour l’une des dernières contributions dansées de la chorégraphe. Ne pas danser et en garder le désir. « Si l’envie de danser prenait fin, tout prendrait fin aussi, je crois. » Donner à voir des spectacles d’où la danse s’est absentée, pourrait-on croire, quête d’un ailleurs pour, dit-elle, « réapprendre quelque chose d’autre. Ensuite on peut peut-être recommencer à danser »1, à aimer, à parler... Comme dans le film de Pedro Almodóvar Hable con ella (Parle avec elle), qui s’ouvre sur l’image de Pina Bausch évoluant dans le silence…

3Au départ, la pièce naît d’un projet auquel étaient conviés trois autres chorégraphes. Les réunissait la définition d’un espace pouvant servir de base commune au travail de chacun : « Ils se mirent d’accord sur les éléments suivants : une salle de café, l’obscurité, quatre personnes, quelqu’un qui attend, quelqu’un qui tombe et que l’on relève, l’arrivée d’une jeune fille rousse, le silence qui se fait » (Servos 2001 : 83).

4La contribution de Pina Bausch s’est depuis détachée et développée selon son mode propre, à savoir des improvisations à partir de mots, d’images, des juxtapositions d’actions et d’états contraires assemblés selon le principe du montage sur un argument qui n’en est pas un, servi par des « personnages » qui n’en sont pas.

  • 2 Texte inclus dans le programme des tournées en Amérique du Sud, en 1980. Depuis, cette chorégraphie (...)

5Voici le texte des « Associations d’idées » de Café Müller, tel qu’il était proposé aux spectateurs lors des représentations : « Une plainte d’amour. Se souvenir, se mouvoir, se toucher. Adopter des attitudes. Se dévêtir, se faire face, déraper sur le corps de l’Autre. Chercher ce qui est perdu, la proximité. Ne savoir que faire pour se plaire. Courir vers les murs, s’y jeter, s’y heurter. S’effondrer et se relever. Reproduire ce qu’on a vu. S’en tenir à des modèles. Vouloir devenir un. Être dépris. S’enlacer. He is gone. Avec les yeux fermés. Aller l’un vers l’autre. Se sentir. Danser. Vouloir blesser. Protéger. Mettre de côté les obstacles. Donner aux gens de l’espace. Aimer2. »

  • 3 Sur quelques-unes des qualités propres à la danse contemporaine reconnues ou discutées, voir le num (...)
  • 4 Les travaux d’Erving Goffman constituent un modèle d’approche sociologique de ce code, même si The (...)

6Ces « Associations » surgissent lors des séances d’improvisation-création, Pina Bausch lançant alors des injonctions à ses interprètes, parfois de manière provocatrice. Les danseurs peuvent y répondre en puisant dans leur matériau biographique – souvenirs, émotions, sensations. À charge pour eux de recevoir ces injonctions, d’y réagir, non par des paroles, même si dans ses spectacles des mots fusent parfois, mais par l’expression d’un geste, d’un mouvement, d’un déplacement. La danse, parce qu’elle se nourrit d’» expériences de la vie réelle », ainsi que la chorégraphe le souligne, ne serait pas un langage, mais « le seul vrai langage » susceptible de toucher au plus vrai, au plus profond3. Et cela pourrait résonner ironiquement avec le mot « théâtre », entendu comme la représentation d’événements agis et parlés servis par un acteur s’appuyant d’abord sur un texte, mais pas avec le concept et l’appellation
de « Tanztheater », que la chorégraphe revendique fermement d’une création à l’autre, pour des œuvres déniant la prééminence accordée au verbe comme forme supérieure de la communication ou de son leurre. Chez Pina Bausch, la « communication » au sens social du terme est en effet le plus souvent altérée, réduite à des gestes stéréotypés – tout particulièrement ceux de la séduction4.

7Dans les « jeux » de la parade amoureuse entre hommes et femmes, qu’elle excelle à mettre en scène, elle leur fait « adopter des attitudes » ; celles-ci sont répétées jusqu’à ce qu’elles soient vidées de toute signification, ou bien leur rythme est accéléré jusqu’à ce que leur sens vienne à s’inverser : la caresse s’y fait gifle, révélant alors la violence, l’incompréhension, l’isolement, mais aussi la difficulté à « aller l’un vers l’autre », à voir l’autre, à le toucher.

« Pièces » et morceaux

  • 5 De nombreuses pièces et spectacles en hommage à Bertolt Brecht et à Kurt Weill jalonnent son œuvre. (...)

8Au « théâtre », Pina Bausch emprunte encore le mot « Stück » pour désigner ses créations. Cette mention qui suivait d’abord chaque titre en devient un à part entière avec la pièce intitulée 1980, Ein Stück von Pina Bausch. Stück, plus qu’une totalité, désigne un morceau s’agençant ou non avec un autre. En cela, les « pièces » de Pina Bausch touchent à tous les genres, en même temps qu’elles rompent avec les règles et les conventions propres à chacun d’eux : fragments d’opéra, style de la revue ou du cabaret, danses de salon, servis par des musiques empruntées à des formes théâtrales et chorégraphiques venues de tous les horizons, s’y côtoient. Encore opère-t-elle des décalages entre eux et avec eux, traversant d’un même mouvement les champs du réel et de l’imaginaire par un geste lyrique ou trivial. Mais surtout, en rupture avec l’abstraction formelle propre aux années 1960, le Tanztheater se propose comme un moyen inédit – et, sur ce point, le lien revendiqué par Pina Bausch à Bertolt Brecht et à son « théâtre épique » n’est pas négligeable5– de « communiquer la réalité dont le corps fait l’expérience », avec pour corollaire le désir d’y échapper, l’ouverture d’un « espace du rêve ».

9Dans Café Müller, cette démarche est illustrée par ces figures féminines fantomatiques évoluant « avec les yeux fermés ». Qu’elles avancent en aveugle ou s’enveloppent dans de grands cercles, qu’elles butent contre les obstacles, effleurent ou caressent leur corps, qu’elles esquissent des gestes d’envol ou se heurtent à la clôture des murs, elles prennent possession de l’espace, y dessinent aussi, en creux, les chemins du désir... Désir et mémoire, dès lors que des corps entrent en mouvement. Car si l’on revient aux associations proposées (« se souvenir, se mouvoir, se toucher »), ces espaces, à prendre et à perdre tour à tour, ne sont qu’un.

  • 6 On ne compte plus ces expériences de parcours urbains dansés, de chorégraphies montées dans des usi (...)

10Ainsi entendu, le premier acte chorégraphique sera de « donner aux gens de l’espace » à l’intérieur d’un lieu clos. Et le « théâtre », salle et scène, avec ses balises – coulisses, entrées et sorties –, s’offre comme tel. Pina Bausch, à l’encontre d’autres chorégraphes qui se sont depuis longtemps affranchis de l’espace scénique conventionnel en en repoussant les limites, en le délocalisant – danses « hors les murs », dans la ville, etc.6 –, s’y confronte de l’intérieur, travaille avec et contre lui. Dans Café Müller, elle redouble son enceinte d’un espace fictionnel : la salle d’un café avec ses parois murales et ses ouvertures – trois grandes portes vitrées, deux latérales et une frontale, que les danseurs ouvrent et ferment chaque fois qu’ils entrent et sortent –, son seuil, que les danseurs franchissent après avoir tourné dans une porte à tambour.

  • 7 Laurence Louppe évoque à propos de Pina Bausch une « rythmique tactile » et un art de « représenter (...)
  • 8 Pour rendre compte de ces heurts, Louppe parle d’» espaces descellés, presque brisés, comme si leur (...)

11Devenue « pièce », la scène apparaît encombrée de chaises de bistrot – une cinquantaine –, disposées dans toutes les directions, au mépris des quelques guéridons évoquant la salle d’un café. Même si en langage théâtral il s’agit bien d’accessoires, les objets ne sont pas destinés à créer une atmosphère réaliste, le décor convenu d’un bistrot. D’ailleurs, l’entrée – « apparition » conviendrait mieux – de la première danseuse, Pina Bausch, yeux clos, cheveux dénoués, en longue chemise blanche, avançant bras tendus dans la pénombre telle une somnambule, nous place d’emblée dans un autre univers. Très vite, un personnage masculin en costume de ville et lunettes se précipite, peut-être pour « mettre de côté les obstacles » et par là libérer un couloir de circulation. Or, bien qu’il se jette au-devant d’elle puis des autres danseurs qui l’ont rejointe, afin de dégager chaises et guéridons, contre lesquels ils butent sans cesse, dans sa hâte ou par feinte maladresse, il les renverse et les redresse tour à tour, renforçant le désordre initial jusqu’au chaos total, tout en impulsant un rythme de plus en plus soutenu7. Pour la première de Café Müller, c’est Rolf Borzik, créateur des décors et des costumes, qui jouait ce personnage désigné non sans ironie comme le « décorateur », un décorateur qui, semblant d’abord opérer par retouches, finissait par défaire son décor en une sorte de changement à vue continu, ouvrant et fermant l’espace à l’intérieur duquel évoluaient les danseuses, l’obstruant dans le même temps qu’il le dégageait. Celles-ci, comme propulsées par une force incontrôlable, s’y jetaient, heurtant les chaises qui se renversaient, entraînant à leur suite les corps, le mouvement des uns se propageant aux autres8.

12Si, comme on le sait, en danse contemporaine il n’existe d’espace que parcouru, saisi par le mouvement, dessiné, prolongé par lui, ici on voyait par éclairs un espace fragmenté prendre corps, fugacement il est vrai, et seulement par intervalles, dans le sillage des danseurs – les chaises chutant à leur suite le comblant aussitôt.

Un espace qui touche au corps

  • 9 Depuis 2002, Pina Bausch, dans une tournée européenne, a repris cette chorégraphie avec des danseur (...)
  • 10 Ce texte est la reprise d’une communication présentée à l’occasion de la journée « Corps, espace, m (...)
  • 11 C’est à propos de l’œuvre de Claudio Parmiggiani, justement intitulée Delocazione, que Georges Didi (...)

13Cet usage nouveau est d’autant plus singulier que Pina Bausch nous a familiarisés depuis toujours avec ces objets qui ont souvent leur place dans ses chorégraphies, mais avec un rapport à l’espace et au corps bien différent. Ainsi, dans Kontakthof – autre pièce de la même année, dont le titre et l’argument renvoient aux rapports hommes-femmes tels qu’ils peuvent naître de « contacts » fugaces et violents –, les chaises alignées contre les murs circonscrivent de manière aussi large que possible le périmètre central du plateau, que les danseurs, d’abord assis sur les sièges, vont occuper et réduire en se rapprochant jusqu’à se toucher, se serrer les uns contre les autres9. Dans Arien, les chaises offrent aux danseurs qui y prennent place un espace minimal, contraignant leurs mouvements à des gestes étriqués. Les danseuses s’y livrent aux mains des hommes, qui les maquillent, les touchent, les manipulent comme d’inertes poupées. Sur sa chaise, dans le repli de son corps, le danseur s’abandonne à l’autre, ou semble s’absenter de lui- même, séparé, « sans autre contact que l’étroit pan d’espace qui le porte », écrit Jean-Luc Nancy (Nancy & Monnier 20010 : 2). Dans d’autres pièces, les chaises peuvent permettre l’esquisse d’un envol mais aussi ramener vers le sol par la chute. Dans Café Müller, leur rôle est autre. Entre les mains du « décorateur » qui les touche sans cesse, les déplace et les replace, les renverse et les redresse pour « faire de l’espace », s’opère une première forme de délocalisation11. Celle des objets certes, mais aussi celle des corps traités comme tels. Elle va avec une dislocation : leur sortie brutale hors de l’espace qui leur est assigné, leur irruption en un autre lieu, tout particulièrement leur projection violente contre les murs.

  • 12 Pour quelques regards sur ce jeu avec les limites, voir le riche numéro spécial de Artpress intitul (...)
  • 13 Explosion dans laquelle, rapporte Franco Quadri, les commentateurs ont vu une référence directe à l (...)

14Il ne s’agit pas seulement d’utiliser la paroi verticale à l’instar du sol, pratique innovante de la modern dance intégrée par la danse contemporaine et qui vise à élargir l’espace du danseur, à en repousser les limites12. Dans Café Müller, les danseuses, à certains moments, en font une surface partenaire, avec laquelle elles entrent en contact comme avec un autre corps, le caressent, s’y laissent glisser, l’épousent dans un affaissement de tout leur être comme s’y évanouissant, sur le point de s’y fondre. À d’autres, c’est pour « courir vers les murs, s’y jeter, s’y heurter » en aveugle, soit de leur propre mouvement, soit – et ce sont là des moments d’une violence presque insoutenable – parce que projetées par un autre danseur en un geste répétitif et s’accélérant, avec le seul bruit des corps frappant le mur et chutant, mouvements recommencés jusqu’à épuisement. Le mur est l’obstacle impossible à écarter, impossible à traverser, à moins qu’il ne vole en éclats. On le retrouve dans la première séquence de Palermo, Palermo, une création de 1989, lorsque « le rideau s’ouvre sur un mur, et qu’après un long moment de silence, le mur explose en laissant sur le sol des gravats et des briques éclatées dans lesquels les acteurs-danseurs vont s’empêtrer toute la soirée»13. De toute façon, chez Pina Bausch les danseurs ne s’affranchissent pas de l’espace visible, ainsi qu’on leur a si bien appris à le faire par ailleurs avec le fameux « regard porté au loin ».

15C’est « avec les yeux fermés » que, la première, Pina Bausch elle-même apparaît et danse, semblant repousser un espace/obstacle de ses deux bras tendus. Image si forte que Federico Fellini s’en souviendra pour E la nave va, en lui offrant le rôle de la princesse aveugle... Dans Café Müller, les regards ne sont jamais au-delà ni arrêtés : dans la marche à tâtons des deux danseuses somnambules, ils clôturent l’espace au corps ; effarés, ils se heurtent ou cherchent l’autre ; hagards, même si chaussés d’inutiles lunettes qui disparaissent et réapparaissent, ils disent l’égarement de plus en plus grand du « décorateur », échouant à « écarter les obstacles » pour ouvrir un espace de circulation stable. Très vite, le trouble se communique progressivement à tous les lieux, jusqu’à ceux marquant une entrée ou une sortie possibles, une échappée. Outre les portes latérales vitrées, qui, ouvertes, ne reflètent que l’intérieur, dans Café Müller la porte à tambour centrale, déjà évoquée, doublée par une seconde porte elle aussi vitrée, matérialise un seuil. Or, destinés à rendre visibles pour le spectateur les entrées des danseurs en marquant un temps d’arrêt lorsqu’ils les franchissent, ces passages se constituent très vite en espaces flous et indéterminés, puis au final en un hors-lieu, un hors-champ à peine entrevu. Dans le sas vitré, les danseurs transitent, hésitent, et parfois s’effacent. Dans la porte à tambour, ils s’immobilisent, ou lentement tournent une ou deux fois avant de franchir la deuxième entrée ; à d’autres moments, une folle giration les emballe, tel l’écureuil dans la roue de sa cage, et le bruit produit par ce mouvement rotatif s’ajoute aux heurts des objets. Ils y esquissent encore, en passant, des gestes déjà effectués sur scène, comme si leur corps en gardait la mémoire et les reproduisait mécaniquement. Et ce tourniquet, avec ses quatre portes vitrées constituant autant de cloisons, emprisonne parfois plusieurs corps dansant, les isole, les met à l’écart. Utilisé aussi pour ses jeux de transparence et de miroir, et pour sa capacité à accélérer ou à freiner le mouvement au gré de la giration, à le décomposer même, Pina Bausch, au final, y ramène son trio – deux hommes, une femme –,qui, en une sorte de mouvement perpétuel, y répète en les rétrécissant progressivement des gestes de marche, donnés à voir d’abord en plan rapproché puis plus éloigné, avant de les réduire dans un espace de plus en plus étroit, ni dedans ni dehors, les corps pris dans la paroi de verre.

  • 14 Avec pour corollaire celui d’» espace-temps » (Louppe 1997 : 139-154).

16Cette façon propre à la chorégraphe s’écarte des perspectives dessinées par les premiers théoriciens dans leur projet esthétique d’un corps ouvrant et « sculptant l’espace », ainsi que le rêvait Laban. Dans Café Müller, on pourrait dire, reprenant l’expression de Gilles Deleuze parlant du cinéma de Jean-Luc Godard, qu’» il y a chaque fois une construction de l’espace en tant qu’il tient au corps », qu’il touche au corps14.

  • 15 Pour Sibony, le corps dansant ouvre également l’» entre-deux corps érotique » par le jeu du fantasm (...)
  • 16 Tel que pense l’approcher Susan Buirge 1996 dans sa recherche de l’espace en danse nourrie de sa dé (...)

17Dans le champ de la danse contemporaine, où ce rapport a été décliné de maintes manières, on s’accorde à dire que l’espace est aussi ce qui se déploie « entre deux corps », même si l’on entend cela diversement. Selon Daniel Sibony, analyste de l’» entre-deux corps », corps-mémoire et corps-actuel s’appelant, se recouvrant par l’effet des traces, tout corps dansant est aussi « entre deux lieux » (Sibony 1991). Avec pour corollaire une suspension du temps, dans la mesure où par sa seule présence le corps, comme il a été dit, délocalise15. Pour Jean-Luc Nancy, qui lie dans un même mouvement de pensée les diverses acceptions d’un « toucher » pluriel, « corps désigne l’entre-deux comme mouvement qui crée et qui porte son espace avec lui, c’est une échappée » (Nancy & Monnier 2001 : 16). D’où aussi, chez les théoriciens de la danse contemporaine, cette insistance sur la production d’un espace touchant, pour finir, à une autre limite, à un « non-lieu »16.

À corps perdu

18Si l’espace n’existe que dans la mesure où il touche au corps, lui est extensif, qu’advient-il lorsqu’il n’y a plus de place pour ce dernier ?

19Chez Pina Bausch, cela va jusqu’à rendre la danse impossible, ou plutôt à rendre l’impossible de la danse. Et ce de plusieurs manières : instants fugaces où les danseuses amorcent un geste qu’elles suspendent puis rabattent dans une légère hésitation ; amples mouvements de bras spiralés se figeant, se transformant en hoquets et raidissant tout le corps en une marche convulsive ou d’automate ; moments où la jeune femme rousse en tenue de ville s’essaie à danser avec de petits gestes retenus, se faufilant dans la largeur suffisant à son seul déplacement sur une étroite ligne. Ces espaces si minces, elles les appréhendent aussi par le toucher, commencent même parfois à les tâter, à les éprouver de la paume de la main ou de la plante du pied avant de s’y engager précautionneusement et d’y dessiner avec leur corps un couloir de circulation. À l’inverse, et comme saisies d’effroi, elles s’immobilisent ou se précipitent dans toutes les directions avec des piétinements, reviennent sur leurs pas, ouvrent et ferment une porte, butent sur les objets, sur les corps. « Déraper sur le corps de l’Autre. Chercher ce qui est perdu, la proximité », propose Pina Bausch dans les « Associations d’idées », où l’» Autre » figure avec un grand « A ». C’est en cela que la danse, à ses yeux, loin de l’abstraction et de l’esthétique formelles, est un art qui peut « ouvrir un espace mental par le corps ». Mais pour que cette ouverture advienne, il faut parfois se jeter à corps perdu dans le vide ou dans le mur, embrouiller l’écheveau d’un parcours labyrinthique.

  • 17 Servos (2001 : 302-303), et mêmes remarques que dans la note 6, même si le mot « sentiment » est pl (...)
  • 18 On compte parmi les chorégraphies de Pina Bausch plusieurs mises en scène d’opéra, parmi lesquelles (...)

20En réponse à une question relative à la création de l’espace scénique dans ses pièces, Pina Bausch dit encore : » J’essaie de savoir où ont lieu mes sentiments 17. » Ce point, ce lieu, elle essaie de le toucher chez ses interprètes et, en retour, chez les spectateurs : « Sur scène on doit reconnaître des hommes et des femmes, non des danseurs ou des danseuses. » En cela, elle n’est pas « expressionniste », au sens où l’ont entendu les théoriciens de ce courant et ceux qui croient en reconnaître chez elle l’héritage. En dépit des mots et des gestes très violents, des heurts des objets, des halètements des corps, qui chez elle supportent les mouvements – mais aussi grâce au lyrisme de la musique d’opéra et d’une voix qui transporte, ouvre un espace sonore aérien (dans Café Müller, la plainte amoureuse de Didon18) –, Pina Bausch touche, trouble, émeut.

  • 19 Voir à ce propos Nancy & Monnier (2001), qui développe tout au long cette idée maîtresse.
  • 20 Les dernières pages (107-129) du Corpus de Jean-Luc Nancy reprennent le texte de sa conférence inti (...)

21Si, faisant nôtre la proposition forte de Jean-Luc Nancy, nous reconnaissons avec lui que « le dedans du danseur est dans le dehors, dans la capacité à ouvrir un espace »19, cette ouverture chez Pina Bausch advient par le « toucher » et le « sentir », mots clés de son travail. Un « se toucher » ou un « se sentir » non réduits au repliement sur soi ou à l’appel désespéré d’une réciprocité, mais « expérience de «se sentir», de toucher à soi » (Nancy 2000 : 107-129)20. Mots qui résonnent, en dépit de ce qui les sépare, avec les mots du philosophe Maurice Merleau-Ponty interrogeant l’énigme du corps quand il écrit : « Un corps humain est là, quand entre voyant et visible, entre touchant et touché, entre un œil et l’autre, entre la main et la main se fait une sorte de recroisement, quand s’allume l’étincelle du sentant sensible, quand prend ce feu qui ne cessera pas de brûler jusqu’à ce que tel accident du corps défasse ce que nul accident n’aurait suffi à faire... » (Merleau-Ponty 1964 : 21).

22En cela, les mots choisis et proposés par Pina Bausch ne peuvent être ramenés au seul registre des affects, même si la thématique amoureuse est omniprésente dans le petit texte « Associations d’idées ». Entre « une plainte d’amour », qui l’ouvre, et « aimer », qui le clôt, s’interpose tout un espace heurté, brisé, juxtaposant actions physiques et états d’âme aux mouvements désordonnés, chaotiques. Des intentions (« vouloir blesser »), des aspirations (« vouloir devenir un »), sont prises dans une accumulation de verbes d’action à l’infinitif, qui à la fois les dépersonnalisent et les rendent au mouvement des corps, puisque c’est bien en termes de directions et de déplacements dans l’espace qu’elles se traduisent.

23Pour Pina Bausch, les mots de l’amour et l’écriture de la danse font signe dans le même champ d’images : « Déraper sur le corps de l’autre. Chercher ce qui est perdu, la proximité. Être dépris. » Quand tous les duos et trios de Café Müller offrent autant de figures du désir et de l’attraction érotique, avec leurs embrassements et leurs corps à corps intenses, ils montrent en même temps des étreintes violentes dont on se dégage par un glissement, des approches et des esquives, des fuites, des évanouissements... On se noue à bras-le-corps et on se délie, on s’abandonne à l’autre et où se « reprend » en autant de tensions que de dessaisissements. Prises et déprises, touchers et lâchers se répétant jusqu’aux ultimes images de Café Muller, qui ne conduisent pas vers un achèvement mais vers un éloignement... aux limites du visible. Là, reprises comme en écho et ralenties, les formes s’effacent, rendues à l’obscurité initiale.

Le corps désaffecté

  • 21 Peut-être s’agit-il de cette « qualité exceptionnelle », si rare chez le danseur, vers laquelle cel (...)
  • 22 Louppe s’exprime ici à propos de Merce Cunningham. Discutant cette idée dans leur dialogue, Mathild (...)

24C’est en cela aussi que les chorégraphies de Pina Bausch nous touchent, nous émeuvent. Ses danseurs, lorsqu’ils se déplacent, ne suivent jamais une trajectoire jusqu’au bout. Leurs chemins sont tantôt résolus, tantôt hésitants, ils s’interrompent brusquement, ponctués de retours, d’arrêts, de chutes, de lignes brisées, suspendus aussi comme une respiration. De là des interprètes oscillant entre personnes et personnages, tantôt dépouillés, dévêtus, les cheveux dénoués pour les femmes, tantôt en tenue de ville avec sac à main, perruque, chaussures, avec des corps parfois raidis, mécaniques ou somnambuliques, tour à tour légers et pesants, souvent s’abandonnant, inertes, se laissant manipuler comme des poupées de chiffon. D’où, s’accordant avec le « être dépris », l’impression parfois que le geste, en opposition avec l’intention, serait « désaffecté », comme on le dit d’un lieu qui a perdu sa destination première21. De là aussi des mouvement qui paraissent ne pas appartenir en propre aux danseurs : un premier l’effectue une ou plusieurs fois, comme le découvrant, et le laisse inachevé. Un deuxième le reprend en un autre point de l’espace, mais comme à son insu. Un troisième éventuellement, comme s’il le rencontrait, se met à le répéter puis semble s’en défaire, s’en écarter et se diriger vers un autre geste. Plus que des mouvements qui se communiqueraient d’un corps à l’autre – très présents aussi dans Café Müller –, plus qu’un mouvement qui circulerait en une sorte de jeu de relais très subtil et très esthétique comme on le rencontre chez Anne Teresa De Keersmaeker, autre chose se passe... On peut rapporter à Pina Bausch ce que Laurence Louppe note très justement à propos de la danse contemporaine, et dont la chorégraphe serait l’une des représentantes majeures : « Le mouvement s’invente et se produit dans le corps mais pratiquement il échappe au corps et reste presque mouvement, un mouvement qui porte son espace avec lui et peut même transiter d’un corps à l’autre » (Louppe 1997)22.

  • 23 On se reportera à Nancy (2000 : 22-32), qui reprend ces termes en autant de variations.

25Les corps sont ainsi mis en rapport dans l’espace du mouvement lui-même, et pas seulement dans les corps à corps qui les soudent parfois, rendus à l’ouvert, dans une sorte de porosité… d’» extension », dans le sens que lui donne Nancy : « Ce qui donne lieu au passage de la limite... Cela seulement peut fermer ou dégager de l’espace pour des «interprétations»23. »

  • 24 C’est en cela que j’ai ponctué ces pages par les mots de Pina Bausch.

26Interprétations, comme « entre-deux », faisant signe du côté d’un « jeu » articulant ce qui de l’espace au corps se communique, passe. « Une chose avec le souffle », dit encore Pina Bausch24.

  • 25 Bien que Merleau-Ponty appuie sa pensée sur la peinture, une relecture de L’Œil et l’Esprit dans la (...)
  • 26 Sur le pouvoir de métamorphose de la hantise et le « sentir », voir Merleau-Ponty (1964 : 13, 80) e (...)

27Aucune œuvre, aucune création ne se laisse réduire aux mots que nous faisons peser sur elle. Les gestes des corps dansant qui nous mobilisent dans une immédiateté et une intensité absolue de la vision, plus que toute autre image peut-être, nous échappent dans l’instant même où ils s’effectuent. Le mouvement y prend corps et se dissout dans l’espace qui le fait naître. Mais de cette instabilité il garde la trace qui en est le prolongement et l’inscrit dans le temps. Car, ainsi que le dit Merleau-Ponty (1964) : « Ces prises sur l’espace sont aussi des prises sur la durée25. » Là sont le « lieu du corps » et le « lieu de l’œuvre », où « se réveillent les corps associés… qui me hantent, que je hante… »26.

28Toute image de corps dansant éveille ces « corps associés », dans un même espace-temps où « se souvenir, se mouvoir, se toucher, se sentir », expériences touchant à la « vie réelle », sont par la scène chorégraphique rendus au lieu du rêve.

29#Notes Romains#

30Cette projection a été renouvelée en 2003 et en 2004 au cours d’un séminaire du Centre d’anthropologie, intitulé « Autour du corps : frontières et limites disciplinaires », devant une vingtaine d’étudiants. La projection et l’échange qui a suivi m’ont permis de consigner les réactions des spectateurs et de mesurer l’impact émotionnel de cette chorégraphie, qui, au sein de l’œuvre de Pina Bausch, occupe une place charnière (Aslan 1998 : 35-45).

31Le mot « Kontakthof », qui signifie « lieu de rencontres », ne doit pas laisser croire que la pièce serait une illustration de la théorie du « contact-improvisation » développée par Steve Paxton, selon laquelle une communication entre inconscients opèrerait par le biais d’un contact établi entre les corps : « Savoir qu’on touche et qu’on est touché accompagne la conscience (awareness) que le même processus est en train de se dérouler à l’intérieur de la personne avec qui on danse » (cité par Gil 2000 : 70).

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Bibliographie

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Vassas C., 2004. « Accords et désaccords », Terrain, n° 42, « Homme/femme », pp. 5-16.

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Notes

1 En fait, on reverra danser la chorégraphe durant quelques minutes dans Danzón en 1995. En outre, Pina Bausch avait joué le rôle d’Yvonne dans l’opéra Yvonne, princesse de Bourgogne d’après la pièce de Witold Gombrowicz en 1974Les propos de Pina Bausch sont extraits de Hoghe (1987 : 35) et des entretiens figurant en annexe de Servos (2001).

2 Texte inclus dans le programme des tournées en Amérique du Sud, en 1980. Depuis, cette chorégraphie régulièrement reprise est donnée sans modifications par Pina Bausch (Hoghe 1987 : 69).

3 Sur quelques-unes des qualités propres à la danse contemporaine reconnues ou discutées, voir le numéro de Terrain intitulé « Danser » (Terrain 2000), en particulier les contributions de Laurel Georges, José Gil et Alain Mons. Que les théoriciens aient établi que la danse n’était pas un langage, comme le rappelle José Gil dans cet ouvrage (Gil 2000 : 60-61), n’est pas essentiel pour moi. On s’accorde plus souvent sur son « silence » (Fabre-Vassas 2000 : 5-22). Il ne s’agit pas ici de nourrir le débat sur ce point mais, partant des mots de Pina Bausch, de les faire entendre et de les écouter en les mettant en perspective avec son travail, et singulièrement cette pièce de 1978, Café Müller.

4 Les travaux d’Erving Goffman constituent un modèle d’approche sociologique de ce code, même si The Arrangement Between the Sexes, paru en 1977, n’a été traduit en France qu’en 2002 (voir Vassas 2004 : 13-14).

5 De nombreuses pièces et spectacles en hommage à Bertolt Brecht et à Kurt Weill jalonnent son œuvre. Rappelons le lien initial attachant cette forme de théâtre à la danse, puisque la théorie du Tanztheater a été forgée d’après Rudolf Laban, le premier grand théoricien de la danse. À propos de ce dernier, voir Louppe (1997 : 133, 261).

6 On ne compte plus ces expériences de parcours urbains dansés, de chorégraphies montées dans des usines, des entrepôts désaffectés, etc., qui marquent particulièrement les années 1980 et se poursuivent bien au-delà. Inversement, de plus en plus de chorégraphes travaillent aujourd’hui avec des structures contraignantes et des parois verticales (Sacha Waltz, Meg Stuart).

7 Laurence Louppe évoque à propos de Pina Bausch une « rythmique tactile » et un art de « représenter » le chaos (Louppe 1997 : 193).

8 Pour rendre compte de ces heurts, Louppe parle d’» espaces descellés, presque brisés, comme si leur précipitation dans l’espace objectif «chu d’un désastre obscur», portait encore les stigmates d’une reconstitution impossible » (Louppe 1997 : 190).

9 Depuis 2002, Pina Bausch, dans une tournée européenne, a repris cette chorégraphie avec des danseurs non professionnels de plus de soixante-cinq ans, ce qui apporte à cette pièce une nouvelle dimension émotionnelle, ainsi qu’on a pu le constater lors de la représentation donnée à Toulouse au tnt, en 2004.

10 Ce texte est la reprise d’une communication présentée à l’occasion de la journée « Corps, espace, mixité » organisée par le Centre d’anthropologie et l’université Paul-Sabatier en mai 2002. Elle a été accompagnée de la projection de la pièce de Pina Bausch, diffusée par Mezzo à partir d’un film réalisé en mai 1978 par Trend film Video film gmbh, de Cologne. La distribution de Café Müller était alors la suivante : Pina Bausch, Malou Airaudo (les deux femmes aux cheveux dénoués, pieds nus, en chemise), Nazareth Panadero (la jeune femme avec une perruque rousse, en vêtements de ville et chaussures rouges à talons hauts), Jan Minarik (le « décorateur »), Jean Laurent Sasportes (l’homme à lunettes) et Dominique Mercy (danseur interprète de Pina Bausch). Le décor et la mise en scène étaient de Rolf Borzik, créateur du rôle du « décorateur ».

11 C’est à propos de l’œuvre de Claudio Parmiggiani, justement intitulée Delocazione, que Georges Didi-Huberman met en évidence la force de ce geste : « En déplaçant les objets pour «faire de l’espace», comme on dit – premier acte de delocazione, donc » (Didi- Huberman 2001 : 18).

12 Pour quelques regards sur ce jeu avec les limites, voir le riche numéro spécial de Artpress intitulé « Médium Danse » (Artpress 2000) et le dossier « La danse, lieu frontière » (Artpress 2001). On assiste parfois à des reptations ou à des acrobaties murales purement divertissantes, loin de la force donnée au sol ou aux murs par une Carlotta Ikeda ou une Meg Stuart – pour donner deux exemples différents.

13 Explosion dans laquelle, rapporte Franco Quadri, les commentateurs ont vu une référence directe à la chute du mur de Berlin ou à la situation précaire de la Sicile, avec les façades de ses palazzi pericolanti menacées d’écroulement (Quadri 1995 : 145).

14 Avec pour corollaire celui d’» espace-temps » (Louppe 1997 : 139-154).

15 Pour Sibony, le corps dansant ouvre également l’» entre-deux corps érotique » par le jeu du fantasme. Par ailleurs, la danse contemporaine, ayant opéré le « lien du corps à son image », déploie un « effet-miroir », mais dans le même temps vise « l’irreprésentable à travers les seuls corps et leur présence » (Sibony 1995 : 157, 167-172). Aujourd’hui, cet effet-miroir est exacerbé dans de multiples directions et peut aller jusqu’à un éclatement (Terrain 2000 : 120).

16 Tel que pense l’approcher Susan Buirge 1996 dans sa recherche de l’espace en danse nourrie de sa découverte du bugaku, et dont la chorégraphie Matomanoma (« L’intervalle de l’intervalle »), créée à Kyoto en 1993, témoigne.

17 Servos (2001 : 302-303), et mêmes remarques que dans la note 6, même si le mot « sentiment » est plus ouvert puisqu’il touche aussi à sens, sentir…, « ressentir » comme elle le dit aussi.

18 On compte parmi les chorégraphies de Pina Bausch plusieurs mises en scène d’opéra, parmi lesquelles Iphigénie en Tauride, et Orphée et Eurydice de Glück, créées respectivement en 1974 et 1975, montées avec Rolf Borzik en 1978, transmises et représentées à l’Opéra Garnier en 2005.Odette Aslan précise que dans Café Müller « la musique consiste en quatre extraits de Henry Purcell (Pina Bausch utilise pour chacun la totalité d’un numéro qu’elle répète en boucle). La «Plainte de Junon» au Ve acte de The Fairy Queen («O let me ever, ever weep…») accompagnée au violon ; la «Mort de Didon» à la fin du IIIe acte de Didon et Énée («When I am laid in earth / No trouble, no trouble in thy breast / Remember me but ah ! forget my Fate my wrongs Create», soprano, aria sur basse contrainte) ; la voix d’homme dans le «Ballet des quatre saisons» à la fin du IVe acte de The Fairy Queen («Now Winter comes Slowly…»), basse avec violons et viole ; et l’«Air de la Nuit» au IIe acte («See, even Night herself is here…»), soprano, violons et viole ». Ces arias « opératisent » sa chorégraphie en la traversant d’un souffle lyrique, en créant délibérément un espace poétique et émotionnel, en rompant avec le silence de certains moments et la violence des bruits provoqués par les chocs des corps projetés et des objets qui chutent. La récurrence de ces figures de femmes en proie au désespoir et à la folie amoureuse, qui culmine dans son film La Plainte de l’impératrice, invite à s’arrêter sur ces moments dansés proposés par Pina Bausch et sur la gestuelle qui les accompagne (grandes oscillations du buste et mouvements spiralés des bras, propres à son « style »). Je conduis dans cette direction une recherche sur l’esthétique du corps tragique dans les chorégraphies de Pina Bausch, à qui me semble tout particulièrement convenir le titre et le concept de danseuse « des solitudes » développé par Georges Didi-Huberman dans son dernier ouvrage (Didi-Huberman 2006).

19 Voir à ce propos Nancy & Monnier (2001), qui développe tout au long cette idée maîtresse.

20 Les dernières pages (107-129) du Corpus de Jean-Luc Nancy reprennent le texte de sa conférence intitulée « De l’âme », prononcée lors d’un colloque sur « Le corps » en avril 1994 et publiée dans les actes : Le Poids du corps, Le Mans, Éditions de l’École régionale des beaux-arts du Mans, 1995

21 Peut-être s’agit-il de cette « qualité exceptionnelle », si rare chez le danseur, vers laquelle celui-ci ne peut tendre « qu’en accédant à la conscience nulle du pantin ou à celle infinie du dieu » (Kleist 2003 : 24). Voir aussi dans Agamben (2004 :113-119) le chapitre intitulé « Les corps à venir. Lire ce qui n’a jamais été écrit ».

22 Louppe s’exprime ici à propos de Merce Cunningham. Discutant cette idée dans leur dialogue, Mathilde Monnier et Jean-Luc Nancy lui donnent une application beaucoup plus générale, y décelant une propriété du corps lui-même à « faire passer son propre mouvement » (Nancy & Monnier 2001 : 15, 17). C’est en cela qu’elle me semble convenir tout particulièrement à la démarche de Pina Bausch.

23 On se reportera à Nancy (2000 : 22-32), qui reprend ces termes en autant de variations.

24 C’est en cela que j’ai ponctué ces pages par les mots de Pina Bausch.

25 Bien que Merleau-Ponty appuie sa pensée sur la peinture, une relecture de L’Œil et l’Esprit dans la perspective d’une « pensée en danse » est très stimulante.

26 Sur le pouvoir de métamorphose de la hantise et le « sentir », voir Merleau-Ponty (1964 : 13, 80) et Didi-Huberman (2001 : 137-146). Sur le « souffle » et la danse comme image de rêve « voyante » et « touchante », voir Didi-Huberman(2005 : 71).

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Pour citer cet article

Référence papier

Claudine Vassas, « A propos de Café Müller »Terrain, 49 | 2007, 63-76.

Référence électronique

Claudine Vassas, « A propos de Café Müller »Terrain [En ligne], 49 | 2007, mis en ligne le 15 septembre 2011, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/terrain/6011 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/terrain.6011

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Claudine Vassas

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