1Rijnsburg, ville de 12 000 habitants située dans le centre de la partie occidentale de la Hollande, vit entièrement du commerce des fleurs. Il ne s’agit pas d’une communauté traditionnelle, isolée et marginale mais, bien au contraire, d’une ville moderne du centre du Randstad, l’agglomération urbaine qui s’étend de Rotterdam à Amsterdam. Sur environ 4 500 personnes en activité, 3 500 travaillent dans le commerce des fleurs, qu’il s’agisse de travailleurs indépendants ou d’employés d’entreprises liées à ce négoce, comme la vente aux enchères. Ce commerce est international : si quelques marchands se cantonnent au marché néerlandais, la plupart vendent leurs fleurs à travers de nombreux pays européens.
2Les habitants de Rijnsburg, même ceux qui ne sont pas impliqués dans ce négoce, se perçoivent comme des marchands : « Nous avons le commerce dans le sang », disent-ils. Leur identité de négociants, opposée à celle des horticulteurs des environs, s’exprime par cette formule : « L’écume du commerce est meilleure que la crème de la terre. » Cette association entre le commerce et l’identité locale est également symbolisée par la statue de la place centrale de la cité. Cette sculpture, Le Pionnier, est l’hommage rendu par la communauté aux premiers négociants, ceux qui, au début du xxe siècle, ont apporté la prospérité à ce qui fut jadis une ville pauvre.
3Il existe une forte compétition entre les marchands pour acquérir des clients ainsi que pour acheter les meilleurs lots de fleurs lors des ventes aux enchères. En dépit de la pression exercée par les banques et les salles des ventes sur les négociants afin de les pousser à se fondre dans de plus grandes entreprises, renforçant ainsi leur position au sein de la compétition internationale tout en bénéficiant d’économies d’échelle, aucune grande compagnie ne s’est développée à Rijnsburg. On y trouve des centaines de petites compagnies commerciales qui, dans leur majorité, sont des entreprises familiales dans lesquelles travaillent des pères, des fils, des frères, des beaux-frères et des cousins. Quasiment jamais spécialisés, ils font tous en même temps des achats, du transport et de la vente. Un lien très fort existe donc entre l’activité économique et les relations de parenté. La plupart des hommes travaillent dans l’industrie florale, se marient et s’établissent à Rijnsburg. Il en résulte des réseaux de parenté très denses et un vif intérêt pour ce type de commerce. C’est au sein de ces réseaux que les jeunes hommes acquièrent les savoir-faire et les connaissances dont ils ont besoin pour réussir. L’articulation de la parenté (avec ses notions d’obligation morale et de solidarité) et du négoce des fleurs (avec l’importance accordée à l’autonomie individuelle et à la compétition) importe pour la construction de la communauté locale. Cette organisation du commerce, fondée sur les relations de parenté, aiguise la compétition avec les négociants étrangers et les grandes compagnies de fleurs hollandaises basées à Aalsmeer, le plus grand centre floral au monde.
4Au cours du xixe siècle et au début du xxe, les fleurs sont passées du statut de biens réservés à une élite à celui de produit de consommation de masse. Originaires des colonies, de nouvelles variétés se frayèrent alors leur route vers l’Europe ; des techniques de culture innovantes rendirent possible la production de masse, tandis que de nouveaux modes de transport élargissaient les possibilités de distribution. Au même moment, l’industrialisation créait une population urbaine de petite et de moyenne bourgeoisie qui adoptait l’usage des fleurs des classes supérieures. Ils y furent poussés par le système d’éducation, par les parcelles de terrain attribuées aux ouvriers citadins pour la culture de fleurs ou de légumes, ainsi que par l’organisation d’expositions et de concours de fleurs. Celles-ci devinrent un signe de civilisation et de bon goût. Du fait de la production de masse, elles étaient abordables pour la plupart des gens. Aussi la demande de fleurs, notamment dans les centres urbains, augmenta-t-elle considérablement à la fin du xixe et au début du xxe siècle2.
5Dans l’ouest de la Hollande, trois centres de production se développèrent à partir d’anciennes zones agricoles situées dans le voisinage des trois villes principales : Amsterdam, Rotterdam et La Haye. Les cultivateurs y produisaient les légumes destinés aux marchés urbains, mais, au début du xxe siècle, ils passèrent graduellement de cette production à celle de fleurs, plus rentable. La connaissance de l’horticulture s’était développée dans le milieu de la culture des fleurs à bulbe, dans le centre de la région, où, depuis le xvie siècle, les bulbes étaient cultivés sur une large échelle, non pour leurs fleurs mais pour leurs oignons, utilisés dans les jardins. Les producteurs les distribuaient au moyen des réseaux établis de longue date pour les légumes et qui reliaient les cultivateurs aux consommateurs en passant par des grossistes et des détaillants.
6Quand la floraison commence, les fleurs doivent être coupées et vendues immédiatement car elles se périment très rapidement. Les négociants, tirant parti de cet état de fait, et traitant avec des horticulteurs isolés qui ne pouvaient pas prendre le risque d’attendre une meilleure offre, leur proposaient habituellement des prix très bas. Ceux-ci résolurent le problème en s’organisant eux-mêmes en coopératives de ventes aux enchères qui regroupaient dans un même lieu l’offre et la demande, créant ainsi une situation où le prix des fleurs était déterminé par le marché et non par des négociations entre des producteurs individuels et des négociants. Le système de vente aux enchères se révéla en fait bénéfique pour les deux catégories. Les horticulteurs obtenaient de meilleurs prix pour leurs fleurs et les marchands pouvaient acheter un assortiment complet dans un même endroit en l’espace de quelques heures : les coûts élevés de transaction dus à la tentation d’une conduite opportuniste furent donc réduits par l’adoption des ventes aux enchères (cf. Coase 1988 ; 1994 : 6-12). Ce type de vente rendit possible la spécialisation dans la culture et le commerce et fut à la base du succès de l’industrie horticole néerlandaise.
7Chacun des trois centres évoqués contribua à son développement, mais le résultat au niveau local en fut très différent selon le contexte spécifique. Aalsmeer, près d’Amsterdam, est toujours un centre de culture important, mais l’industrie horticole est aujourd’hui dominée par des entreprises internationales gigantesques qui ne sont plus enracinées dans la communauté locale. Het Westland, près de Rotterdam, s’est spécialisé dans la culture des fleurs. Les horticulteurs sont des locaux tandis que les négociants viennent de l’extérieur. A Rijnsburg, de nos jours, si l’horticulture est de peu d’importance (seuls 10 % de ce qui est vendu aux enchères sont produits localement), le commerce des fleurs est dominé par les marchands du cru qui réalisent 80 % du chiffre d’affaires annuel de la salle des ventes.
8A la fin du xixe siècle, Rijnsburg était une ville agricole dans laquelle cinq familles détenaient la plus grande partie de la terre tandis que le reste de la population était composé de journaliers, petits locataires ou employés agricoles. Extrêmement pauvres, ils tentaient d’améliorer leur maigre revenu en colportant des légumes et des pommes de terre dans les villes voisines de La Haye et de Leyde, allant même parfois jusqu’à Rotterdam et Amsterdam. Ce sont eux qui, à la fin du xixe siècle, commencèrent à vendre des fleurs qu’ils faisaient pousser dans de petits lopins de terre ou le long des routes. Le commerce floral était facilement réalisable en termes d’investissement financier – il suffisait pour cela d’un panier ou d’une brouette et de quelques fleurs – mais du point de vue des savoir-faire et des connaissances, il était beaucoup moins aisé. Or, si les habitants de Rijnsburg manquaient d’argent, ils étaient en revanche, depuis des générations, des colporteurs expérimentés. Ils commencèrent à exercer leur négoce dans les villes voisines puis allèrent jusqu’en Angleterre et en Allemagne et, très vite, dans d’autres pays européens. Ce commerce se révéla être la voie du succès économique et de la mobilité sociale. Aussi, Rijnsburg, ville agricole pauvre et fortement hiérarchisée, devint, au cours du xxe siècle, une cité commerçante prospère et égalitaire, aux entrepreneurs capitalistes et individualistes.
9Le commerce des fleurs coupées est un maillon dans une chaîne de transactions. Quelque peu schématisée, cette chaîne ressemble à ceci : horticulteur › vente aux enchères › grossiste › détaillant › consommateur. Les cultivateurs de fleurs coupées vendent celles-ci aux enchères. Flora, la vente aux enchères de Rijnsburg, est une coopérative regroupant 2 000 horticulteurs qui ont l’obligation d’y vendre leur production. Par son importance, Flora est la troisième des Pays-Bas avec un chiffre d’affaires de plus de 735 millions de florins (environ 350 millions de dollars) par an, basé à 95 % sur les fleurs coupées (les 5 % restants étant des fleurs en pots ou à planter). Les fleurs sont mises aux enchères tous les jours ouvrables entre 6 heures et 10 heures du matin. Dans la salle des ventes, six compteurs fonctionnent simultanément. Un flux constant de charrettes de fleurs passe devant chacun d’eux et le compteur affiche des informations codées sur le lot mis aux enchères, sa qualité, son assortiment, la quantité de fleurs par paquet et le nombre de charrettes contenant la même espèce de fleurs. Chaque compteur est tenu par un commissaire-priseur qui annonce au moyen d’un Interphone le nom de l’horticulteur qui vend le lot ainsi que des informations supplémentaires sur la qualité des fleurs présentées.
10Selon les jours de la semaine, il y a de 400 à 600 négociants. En poussant un des six boutons sur le bureau en face de lui, chacun d’eux peut sélectionner à tout moment le compteur et le commissaire avec lequel il veut faire affaire. Le commissaire commence la vente en fixant un prix bien supérieur à celui qui est attendu. Prix qui descend très vite pour se fixer dès qu’un acheteur presse le bouton. Avec cette technique, il est possible de vendre très rapidement un grand nombre de petits lots à de très nombreux acheteurs. Il n’y a pas de contact direct entre acheteur et vendeur, ni de marchandage. Les prix sont basés uniquement sur la loi de l’offre et de la demande. Ce qui signifie qu’ils peuvent changer d’un jour à l’autre, voire d’un lot à l’autre.
11La majorité des acheteurs présents à Flora est composée de négociants locaux spécialisés dans un certain type de commerce, appelé lijnrijden, qui s’est développé à Rijnsburg3. La traduction littérale en est « parcourir une ligne » et se réfère au fait que les marchands voyagent avec un camion chargé de fleurs afin de visiter une série de clients, surtout des fleuristes et des marchands forains. Aujourd’hui, on trouve environ 400 lijnrijders basés à Rijnsburg, dont à peu près 80 ont leur réseau de clients en Hollande, 200 travaillent en Allemagne et le reste dans différents pays européens, à l’exception des régions les plus à l’est. Un lijn standard comprend 25 à 40 clients, pour la plupart des boutiques de fleuristes, situés dans la même région. Selon la distance, ils sont visités une ou deux fois par semaine. Ces lijnrijders sont des entreprises de petite taille, avec une moyenne de cinq employés. Une de leurs caractéristiques est l’absence de division interne du travail. Un lijnrijder achète aux enchères, emballe les fleurs, conduit le camion, vend et fait la comptabilité.
12En simplifiant, la relation entre les liens de parenté et le négoce de fleurs à Rijnsburg se construit et se reproduit dans deux cadres : l’entreprise familiale et l’organisation sociale de la communauté locale.
13Comme nous venons de le voir, le négoce des fleurs à Rijnsburg est très largement organisé en petites entreprises familiales. Celles-ci remontent aux années 20 et 30, quand la division du travail entre les horticulteurs et les marchands se généralisa. Les fils des horticulteurs, qui effectuaient également la vente des fleurs, commencèrent à se spécialiser uniquement dans cette dernière activité et arrêtèrent de faire pousser eux-mêmes une partie de leur marchandise. Après la Seconde Guerre mondiale et, notamment, après la mise en place du Marché commun européen, le commerce des fleurs explosa et les vendeurs eurent besoin de forces de travail supplémentaires. Les négociants qui avaient débuté dans les années 20, alors qu’ils étaient encore jeunes, avaient maintenant des fils adultes, des beaux-frères et des cousins qui pouvaient rejoindre leur entreprise. Pour plusieurs raisons, il y avait, et il existe toujours, une préférence marquée pour les membres de sa parenté.
14La première raison est qu’il est difficile de trouver des lijnrijders habiles. Il s’agit d’une profession qui ne s’apprend pas à l’école. Or, depuis leur âge le plus tendre, les garçons de Rijnsburg sont habitués au commerce des fleurs. Ils se rendent aux ventes aux enchères dont ils apprennent à maîtriser les complexités. A 5 heures du matin, ils déambulent avec leur grand-père, leur père, leur grand frère ou leur oncle le long des interminables rangées de fleurs destinées à la vente du jour et apprennent à reconnaître leurs diverses qualités. Ils s’assoient dans les stands et tentent d’interpréter les informations codées fournies par les six compteurs, acquérant peu à peu une compréhension de la manière dont l’offre et la demande déterminent le prix des fleurs4. Quand ils atteignent l’âge de 16 ans, ils quittent l’école secondaire et rejoignent l’entreprise d’un parent en tant qu’apprenti. La plupart du temps, il ne s’agit pas de l’entreprise paternelle (qu’ils intégreront probablement une fois qu’ils seront des négociants qualifiés), mais de celle d’un autre membre de leur famille. La plupart des négociants considèrent en effet que la relation employeur-employé est un meilleur cadre d’apprentissage que la relation père–fils. Ils pensent qu’en tant qu’employé le jeune homme apprendra à la manière forte, tandis que se former dans l’entreprise qu’il possédera un jour entraînerait des conflits sérieux car les désagréments n’y sont plus seulement confinés au monde du travail mais débordent dans le domaine privé. Ils craignent également que l’apprenti ne devienne paresseux et incompétent du fait d’un trop grand laxisme de la part de son père. Pendant cinq à dix ans, les jeunes gens vont ainsi passer leur permis de conduire poids lourds et apprendre sur le tas toutes les astuces du négoce ainsi que la manière dont fonctionne et fluctue le marché des fleurs coupées. Ils développent également les talents nécessaires aux négociations avec les clients5.
15Ensuite, selon les circonstances et le caractère de chacun, les jeunes se trouvent face à plusieurs choix. Ils peuvent soit s’associer à l’entreprise de leur père, de leur frère ou à celle d’un autre parent, soit rejoindre celle de leur beau-père ou d’un membre plus éloigné de leur parenté. D’autres, quant à eux, décident que la dure vie de lijnrijder n’est pas pour eux et deviennent acheteurs dans les ventes aux enchères, vendeurs de fleurs ou commissionnaires6.
16Les jeunes marchands n’ont pas tous une entreprise familiale qu’ils peuvent ou souhaitent intégrer. Chaque année, certains d’entre eux décident donc de fonder leur propre entreprise. Il leur est impossible de la mener seul, ce qui signifierait faire soi-même les achats, l’emballage, le transport et la vente… Généralement, des frères, des beaux-frères, des cousins ou des amis proches démarrent une affaire ensemble.
17Pour commencer une entreprise, deux choses sont nécessaires : de l’argent, pour acheter, louer ou payer à tempérament un camion et acquérir les fleurs, et des clients. Les banques ne sont pas très enclines à financer des entreprises débutantes car elles sont risquées – les faillites ne sont pas rares – et les jeunes marchands ne peuvent guère offrir de garanties. Leur habileté commerciale est leur atout principal et les banques ne souhaitent pas prendre de risques. Au sein de la communauté marchande de Rijnsburg, comme probablement dans d’autres communautés professionnelles, tout le monde se plaint donc que les banques proposent leurs services à ceux qui n’en ont pas besoin et les refusent à ceux pour lesquels ils seraient nécessaires. De ce fait, les jeunes sont fréquemment financés par des membres de leur famille. Ce qui provoque des sentiments ambivalents chez les habitants de Rijnsburg. D’un côté, ceux-ci soulignent que, depuis trois générations, le négoce des fleurs a été la voie de l’indépendance et de la richesse et que, par conséquent, la génération la plus âgée a des obligations envers les plus jeunes. De l’autre, ils savent bien qu’investir dans des relations de parenté peut mener à une perte financière et provoquer des tensions indésirables au sein de la famille. Quoi qu’il en soit, le capital de départ est le plus souvent fourni par les membres de la parenté7.
18Les clients sont un facteur plus essentiel encore. Il y a trente ans, trouver une région avec assez de clients pour constituer un réseau rentable n’était guère difficile. De larges zones de l’Europe occidentale et centrale n’étaient pas encore desservies. Mais tel n’était plus le cas à partir des années 90 : toute l’Europe centrale et de l’Ouest étant déjà visitée par des lijnrijders, il devint plus difficile pour les débutants de se faire une place. Il leur restait à trouver un territoire où la concurrence était encore faible ou bien où les négociants déjà établis offraient des produits et des services de qualité médiocre, dont les clients pourraient, de ce fait, chercher à changer. Ce genre de renseignement stratégique n’est pas donné en public, il ne peut s’apprendre que dans le cadre des réseaux de parenté afin d’aider un jeune à démarrer. Deux frères qui souhaitent fonder une entreprise peuvent savoir que leur oncle a entendu dire que, dans la région de Copenhague ou de Francfort, les fleuristes ne sont pas particulièrement satisfaits de leurs fournisseurs et qu’il pourrait valoir la peine d’aller se rendre compte si l’on peut y mettre un pied et rivaliser avec ceux qui sont déjà en place. Il arrive également que quelqu’un sache qu’un certain négociant veut, ou doit, arrêter son affaire, et transmette cette information à des membres de sa famille qui pourraient être intéressés par les clients. Dans ce milieu, tout le monde sait que le premier marchand sur le terrain a la meilleure place. Ce genre de renseignement est également utile à ceux qui, déjà établis, souhaitent agrandir leur entreprise.
19Les réseaux de parenté des négociants en fleurs de Rijnsburg sont donc le cadre principal de la formation, de l’échange d’informations et du recrutement des forces de travail. Ce recrutement basé sur les relations familiales est considéré comme vital. Quand il n’est pas possible, les négociants se tournent à contrecœur vers de la main-d’œuvre extérieure. Celle-ci n’est pas habituée au type de travail que l’on attend d’elle. D’innombrables histoires circulent sur des employés embauchés comme cochauffeurs et qui refusaient, ou étaient incapables, de faire autre chose que conduire, comme aider à envelopper, charger et décharger les fleurs. Les marchands acceptent qu’un employé extérieur ne puisse pas acheter ou vendre de fleurs – ils ne possèdent pas les savoir-faire nécessaires –, mais le fait de ne pas pouvoir partager toutes les tâches rend le travail avec eux difficile. Ils se plaignent aussi que ce type d’ouvrier ne veut travailler que les huit heures par jour réglementaires, alors que dans ces entreprises les horaires sont la plupart du temps beaucoup plus lourds. Les travailleurs extérieurs s’attendent également à un salaire fixe avec paiement des heures supplémentaires, en accord avec les conventions collectives réglementant les horaires et les salaires, négociées par les syndicats et les organismes patronaux. Les marchands préfèrent, quant à eux, ajuster le salaire de leurs employés aux fluctuations du temps de travail et des bénéfices, comme ils le font pour leur propre revenu. Payer moins quand les affaires ne vont pas très fort, plus lorsqu’elles sont en période faste. Ainsi les ouvriers sans lien familial ont-ils tendance à négocier leurs droits et obligations avec leur employeur sur les bases syndicales tandis que les membres de la famille sont plus aptes à une auto-exploitation ; on s’attend à ce qu’ils ne marchandent pas et ne se plaignent ni des corvées désagréables, ni des heures supplémentaires ou des jours de congé, surtout lorsqu’ils sont, ou vont devenir, associés à l’entreprise. La socialisation au sein du réseau familial et le contrôle social exercé par la famille résultent en une attitude souple envers le travail et les gains qui s’accorde aux fluctuations du commerce des fleurs (cf. Plattner 1989 : 211-212).
20Une entreprise de ce type est dépendante de la relation entretenue avec les clients. Bien que les négociants soient attirés par les profits à court terme, ils sont pleinement conscients du fait qu’il leur faut investir sur le long terme8. Selon la quantité de fleurs achetées par chaque client, il faut de 30 à 40 clients pour qu’un lijnrijder soit rentable. La perte de quelques bons clients peut entraîner la faillite, d’autant qu’il est très difficile d’en trouver de nouveaux dans la même zone. Aussi les marchands investissent-ils énormément de temps et d’énergie pour satisfaire leurs clients. Ils essaient de combler tous leurs désirs quant à la qualité et à l’assortiment des fleurs qu’ils proposent et, autant que possible, de les voir aux heures et aux jours qu’ils préfèrent, même si, de ce fait, leur tournée en devient un peu moins rationnelle. Ils peuvent également se les attacher en leur faisant crédit, créant ainsi une relation de dépendance de leurs clients9.
21Le maintien de bonnes relations avec leurs clients est au cœur de ces entreprises. Ce qui les rend vulnérables à la concurrence et à leurs employés. Si le lijnrijder arrive à avoir un bon chauffeur, il court toujours le risque que son employé le supplante dans son réseau. Il ne peut rien faire pour l’en empêcher. Un employé qui sert les clients, mène les négociations et maintient de bonnes relations avec eux réalisera tôt ou tard qu’il se ferait plus d’argent en exploitant lui-même la clientèle. Les négociants connaissent parfaitement ce risque. S’ils emploient un camionneur extérieur à leur famille, ils savent qu’ils doivent l’accompagner fréquemment en tournée afin de surveiller les rapports avec les clients. Ils n’aiment pourtant guère cela, surtout en prenant de l’âge, car il leur devient de plus en plus difficile, physiquement et moralement, de travailler si durement. Aussi, vers l’âge de 50 ans, essaient-ils de réduire leurs visites à la clientèle et de ne venir qu’une fois sur deux, laissant les autres visites à leurs partenaires. Ils doivent également être prudents avec des salariés « extérieurs », car les échanges se font en espèces et les prix ne sont pas fixes mais négociés. Ce qui fournit une opportunité parfaite à ces derniers de détourner une partie des gains. Le simple soupçon que tel pourrait bien être le cas gâche la relation.
22Pour un marchand, afin de survivre dans ce milieu où règnent une concurrence et un intérêt personnel forts, il est par conséquent de la plus grande importance d’avoir des employés habiles, fiables et loyaux. La confiance et la loyauté faisant partie des obligations morales que doivent posséder les membres d’une même famille, les négociants en fleurs de Rijnsburg préfèrent nettement travailler avec eux.
23Pour que les entreprises familiales marchent et se développent, il faut qu’existent des réseaux familiaux assez larges pour y recruter des ouvriers-partenaires et qu’ils soient basés dans des localités spécifiques. Les devoirs liés à la parenté sont difficiles à respecter, particulièrement dans la vie quotidienne, si les membres d’une même famille vivent éloignés les uns des autres. Afin de déterminer la façon dont les liens locaux et la mobilité géographique influencent la formation de réseaux de parenté, j’ai regardé le degré d’endogamie géographique des mariages ainsi que le choix de la résidence après le mariage et, enfin, la manière dont ces données étaient reliées à la structure du travail.
24Dans un échantillon de 400 couples, dont soit l’homme, soit la femme, soit les deux étaient nés à Rijnsburg entre 1920 et 1970, 46 % des mariages étaient caractérisés par de l’endogamie locale. Ce taux élevé ne peut cependant pas s’expliquer par l’isolation du village : comme je l’ai déjà noté, Rijnsburg est situé au centre de la partie ouest, à forte densité de population, des Pays-Bas, et depuis le début du xxe siècle ses négociants voyagent à travers toute l’Europe.
25Le premier facteur qui renforce l’endogamie locale est la religion : les habitants de Rijnsburg sont, à une écrasante majorité (90 %), membres d’Eglises protestantes très proches les unes des autres. Ces Eglises organisent des cours préparant à la confirmation ainsi que des clubs de jeunes, où garçons et filles de 15 à 22 ou 23 ans sont en contact étroit.
26Un deuxième facteur est l’école : la plupart des enfants vont à une des deux écoles secondaires locales. Celles-ci procurent une formation professionnelle de base et préparent leurs élèves au marché local du travail plutôt qu’à une scolarité plus poussée. Ceux qui ont des ambitions scolaires plus élevées fréquentent les écoles des villes voisines. La préférence pour des écoles locales, reliée au choix d’une carrière dans l’industrie florale, fait se tourner vers leur communauté les garçons et les filles en âge de sortir. Aux Pays-Bas, on constate une préférence marquée pour les mariages entre partenaires de même niveau scolaire (Uunk & Ultee 1996). Les écoles secondaires de Rijnsburg garantissent une telle similarité.
27Le troisième facteur est la tendance à se marier au sein de sa propre classe socio-économique (Segalen 1993 : 143-148 ; Uunk & Ultee 1996). Les gens préfèrent un partenaire possédant des expériences, des attentes, des ambitions et des goûts semblables. Rijnsburg, en termes de classe socio-économique, est hétérogène : on y trouve de riches entrepreneurs comme de simples ouvriers, des négociants opulents comme des marginaux. Néanmoins, la structure socio-économique locale, basée sur le commerce des fleurs, présente des caractéristiques particulières telles que l’importance de la direction d’entreprise et l’absence d’une hiérarchie économique et sociale clairement définie. Une mobilité sociale et économique rapide (dans les deux sens) est favorisée par une telle structure : on peut s’enrichir très vite dans cette profession, comme on peut tout perdre en l’espace de quelques mois. Cette mobilité est forte, qu’il s’agisse d’un individu ou de générations successives. Il n’est pas rare que quelqu’un commence sa carrière en tant qu’employé dans l’affaire de son oncle, devienne ensuite l’acheteur d’une compagnie d’export avant de démarrer sa propre entreprise, puis de la perdre et de se retrouver employé à temps partiel en salle des ventes. Dans un tel cadre, les gens développent des ambitions, des connaissances et des goûts similaires qui influencent le choix d’un conjoint. De ce point de vue, la stricte division du travail entre hommes et femmes est importante. Les hommes étant chargés de gagner de l’argent et les femmes de s’occuper de la maison, différentes qualités sont requises pour le choix d’un conjoint10. En ce qui concerne les hommes, ce n’est pas tant leur statut économique présent que leur potentiel qui importe. Quant aux femmes, on attend d’elles qu’elles soient capables de soutenir leur mari en tenant bien leur foyer. Le négoce est une activité stressante qui implique de longues heures de travail et oblige à passer trois ou quatre nuits par semaine hors de la maison. Lorsqu’ils reviennent de tournée, les négociants souhaitent se retrouver dans un havre de paix. Ils attendent également de leurs femmes qu’elles se débrouillent avec les rentrées irrégulières typiques de leur métier. Les marchands ne m’ont jamais dit explicitement qu’ils choisissaient une femme de Rijnsburg parce qu’elle possédait ces qualités, mais, lorsqu’un homme marié à une femme venant d’une autre ville éprouve des problèmes maritaux ou financiers, ils remarquent généralement que les femmes venant d’ailleurs ne peuvent pas satisfaire aux exigences de ce type d’activité. Celles de Rijnsburg le peuvent car elles y baignent depuis leur enfance.
28Le lien entre la profession et l’endogamie locale se reflète dans mon échantillon de 400 mariages : 159 mariages sont endogamiques d’un point de vue local (40 %), 124 hommes de Rijnsburg ont épousé une femme venant d’ailleurs (31 %) et 117 femmes du village ont épousé des hommes de l’extérieur (29 %). Cette dernière catégorie est en dehors du cadre de cet article car la grande majorité de ces couples s’est installée hors de Rijnsburg. Si on met en relation les 283 hommes qui sont nés à Rijnsburg avec leur type de mariage et leur profession au sein ou en dehors de l’industrie florale11, nous obtenons le tableau suivant, où la profession est la variable indépendante12.
29Le tableau ci-dessus montre que les hommes de Rijnsburg travaillant dans l’industrie florale se marient beaucoup plus fréquemment localement que ceux qui travaillent en dehors. Ces chiffres indiquent également que le contexte socio-économique local influence le choix du conjoint. Les gens ne disent pas qu’ils se marient parce qu’ils partagent des conditions sociales et économiques, des goûts et des ambitions mais qu’ils le font par amour. Mais, bien que l’amour soit vu comme le résultat de rencontres dues au hasard et que le choix d’un conjoint semble libre, celui-ci n’est pas indépendant de la structure sociale et économique.
30Ces mariages endogamiques aboutissent à des foyers où les hommes et les femmes sont reliés à Rijnsburg. Aussi existe-t-il des réseaux denses de parenté et beaucoup de gens sont-ils apparentés par le sang ou par alliance. Le sens de la parenté dans la vie quotidienne dépend largement du fait que les gens vivent ou non dans la même localité après leur mariage. Si les personnes apparentées vivent les unes près des autres, elles peuvent respecter les obligations familiales dans la vie quotidienne. Dans mon échantillon de 400 couples dont l’un au moins des époux était né à Rijnsburg, 259 (65 %) s’étaient installés dans cette ville. Les interrelations et la densité des réseaux de parenté peuvent se lire dans la distribution des noms de famille. Douze noms de famille incluent environ la moitié de la population. Quelques noms sont particulièrement communs à Rijnsburg : l’annuaire téléphonique liste par exemple 232 Van Egmond, 215 De Mooy, 181 Heemskerk, 130 Van Delft, 105 Ravensbergen et 104 Van de Mey. Par comparaison, le Bottin du village adjacent de Oegstgeest (20 000 habitants) ne compte que 7 Van Egmond, 20 De Mooy et 15 Heemskerk.
31Les gens qui ne travaillent pas dans les fleurs ont fortement tendance à quitter Rijnsburg, tout particulièrement ceux qui ont une éducation plus poussée, car il y a très peu de travail pour eux sur place. Aussi le caractère de « communauté liée au commerce des fleurs » en est-il renforcé. Pour reprendre les mots d’un fonctionnaire : « Les gens des fleurs restent, les diplômés partent. » La parenté, l’économie locale et l’identité locale sont articulées d’une manière qui confirme l’observation de Harris selon laquelle « les maisonnées et les entreprises tendent à se regrouper et les relations au sein du foyer, de la famille et de la parenté deviennent mêlées et forment un champ social dense qui constitue le noyau de ce qu’on peut appeler une localité » (Harris 1990 : 87).
32Par comparaison avec les entreprises beaucoup plus grandes d’Aalsmeer, celles de Rijnsburg peuvent s’adapter de manière bien plus souple aux circonstances. En période de récession, les négociants ont la possibilité de diminuer leur activité sans trop de pertes car leurs coûts de fonctionnement sont faibles. Il est plus facile à une petite entreprise familiale d’ajuster ses revenus à des bénéfices moins élevés qu’à une grande de baisser les salaires de ses employés. La flexibilité permet aux négociants de saisir une opportunité qui se présente, comme la chute du mur de Berlin en 1989. En l’espace de quelques jours, ils avaient établi des réseaux de clientèle dans des villes comme Rostock et Leipzig. Les grandes compagnies ont besoin de plus de temps pour établir de nouvelles relations d’affaires et mettre en place l’infrastructure nécessaire à la distribution de grandes quantités de fleurs.
33Le fait que les entreprises des lijnrijders soient familiales contribue à leur succès ainsi qu’à leur intégration au sein des réseaux de parenté locaux. Ce dernier atout leur permet d’obtenir des prêts sans intérêt pour démarrer ou développer leur affaire. Un négociant en faillite déclarée sera aidé par sa famille à redémarrer une entreprise ou à trouver un autre travail convenable. C’est ce qui explique que les jeunes de Rijnsburg soient prêts à prendre le risque de créer une entreprise. La famille vaut une assurance.
34L’absence d’implication et de contrôle de l’Etat dans le négoce des fleurs renforce le rôle de la famille et de la parenté. Aucune formation, aucun diplôme, aucune accréditation ne réglemente ce commerce. Tous ceux qui le souhaitent peuvent donc s’y essayer mais, pour en vivre, des connaissances et des savoir-faire spécifiques sont indispensables. Le système d’apprentissage au sein des réseaux familiaux remplace une formation institutionnelle et des diplômes.
35Le succès des négociants de Rijnsburg sur le marché européen est le résultat d’un renforcement mutuel des réseaux de parenté et du commerce floral. Ces réseaux étant localisés, les membres de la parenté restent en contact étroit, communiquent quotidiennement et sont en mesure de respecter les notions d’obligation morale et de solidarité familiale. Notions qui trouvent leur expression dans le négoce des fleurs au sein d’entreprises familiales ainsi que dans la formation et le recrutement de travailleurs au sein du réseau de parenté.